Quand je ne serai jamais grande | L'aut’journal

Quand je ne serai jamais grande

2024/05/15 | Par Olivier Dumas

Avec l’audacieuse proposition théâtrale Carré de cendres, l’inventive Isabel Rancier plonge dans la musique et les mots rebelles de l’insondable Brigitte Fontaine.

Biographie de Fontaine

Chanteuse, comédienne, écrivaine et poétesse « à l’allure d’extraterrestre » née en 1939, Brigitte Fontaine amoureuse des mots, a commencé à chanter à son premier jour d’école. Elle quitte sa Bretagne natale pour Paris à 17 ans pour devenir actrice. En 1966, elle coécrit une première œuvre pour le théâtre, en plus de lancer son premier album dont elle signe tous les textes.

Quatre ans plus tard, son troisième album, Comme à la radio, enregistré avec l’Art Ensemble of Chicago rompt avec la chanson française traditionnelle par ses influences variées (dont la world music) et la propulse à l’avant-plan de l’avant-garde musicale française et même internationale.

Récemment, a été lancé le documentaire Brigitte Fontaine, réveiller les vivants.
Six décennies ont vu la publication d’ouvrages variés (romans, essais ou poésie) et de nombreux albums. Sa personnalité publique (qualifiée parfois « d’outrancière ») étonne et dérange. Beaucoup d’artistes lui témoignent d’un respect infini.

Itinéraire et influences d’une touche-à-tout

La polyvalence caractérise aussi le parcours d’Isabel Rancier, chanteuse, comédienne, photographe, metteure en scène et réalisatrice, depuis sa formation au Collège Lionel-Groulx (théâtre musical et interprétation), et codirectrice du Théâtre du Frêt depuis 2017.

Ma première rencontre avec elle s’est déroulée dans un bar de la rue Rachel à Montréal, lors du solo Pourquoi pas moi de Vincent Rivard en août 2010. Son énergie débordante m’avait interpellé. Dans un autre bar, L’Escogriffe, elle a orchestré en 2013 la pièce Délire à deux d’Eugène Ionesco. Parmi ses prestations théâtrales, mentionnons deux brillantes productions Petite fête chez Barbe bleu de Joël da Silva et Les Trois petits vieux qui ne voulaient pas mourir (dans laquelle elle jouait masquée) du Théâtre du Frêt.  

Avec Catherine Huard et Valérie Dumas, elle a orchestré un tour de chant des plus relevés du répertoire de l’autrice-compositrice-interprète française Anne Sylvestre.    

Sa fascination pour « l’univers déjanté et provocateur » de Brigitte Fontaine perdure depuis des années. « Un ancien copain me l’a fait découvrir. Par la suite, j’ai organisé des Cabarets rouges. J’y intégrais de ses chansons. Je les trouvais tellement puissantes. Brigitte Fontaine pose un regard à la fois tendre et cruel sur le genre humain. »

Allumer le feu

Des années de travail ont été nécessaires pour concevoir un objet théâtral qui conjugue (et en teste les limites) le mouvement, la voix et la musique. L’œuvre de Brigitte Fontaine exprime différents « prismes de la femme, expose de nombreuses couleurs et de paroles féministes (malgré son rejet de tous les « istes » sauf celui d’artiste) ». La sœur Isabel Rancier l’a fortement encouragé pour son projet. « Elle a allumé le feu. »  

Carré de cendres/Dans le sillage de Brigitte Fontaine comporte 17 chansons ou textes de poésie (en intégralité ou en extrait), en en trois lieux différents. « J’ai imaginé un parc la nuit pour ajouter une dimension mystérieuse et y montrer toute l’insouciance rattachée au monde de l’enfance. »

Isabel Rancier a conçu cet univers symbolique avec la pianiste (et chercheuse de son) Fabienne Lucet qui partage la scène avec elle. « Fabienne travaille dans les entrailles du piano et crée dans des ambiances sonores théâtrales, évocatrices. Elle est douée. Elle s’illustre maintenant comme compositrice de films documentaires. »

La créatrice suit des cours de chant avec l’autrice-compositrice-interprète Marie-Claire Séguin (ici conseillère au chant). « J’ai d’abord suivi avec elle des stages à Petite-Vallée en Gaspésie (lieu d’un important festival sur la chanson). J’ai beaucoup grandi comme artiste grâce à elle. Elle m’a aidé à trouver mes propres couleurs, à m’épanouir. »    

Rancier adore les constats radicaux de Brigitte Fontaine, notamment dans l’hymne prophétique Comme à la radio. Cette dernière « porte une vision poétique personnelle sur le monde. Comme elle, je suis éprise de liberté et je cherche à m’émanciper des carcans (de la société) auxquels doivent correspondre une femme. À la télévision, elle s’amuse avec l’image (parfois poussée à l’extrême) qu’elle projette. »

Carré de cendres
« Qui dit cendre dit feu, créer et rester allumée avant de crever »

 
Sur la scène du Théâtre Outremont, nous apercevons un piano et un coin de miroir. Au centre, l’espace évoque un parc avec un bout de rond-point, du sable et une balançoire. La cendre du titre évoque également « un moyen de connexion ancestrale, une connexion entre le ciel et la terre ».  

Fabienne Lucet crée rapidement une atmosphère enveloppante au spectacle. Isabel Rancier surgit et attaque avec aplomb La Femme à barbe.

Avec humour, son « accompagnatrice » se permet quelques notes de musique classique. Elle se déplace même lors de la représentation, avec une sorte de carrosse garni d’une multitude de fleurs, comme une musicienne ambulante.    

Une créatrice comme Pauline Julien a eu droit ces dernières années à des récitals collectifs et à des pièces de théâtre (dont Je cherche une maison qui vous ressemble de Marie-Christine Lê-Huu). Sous la direction de Brigitte Haentjens, la compagnie Sibylline a monté Parce que la nuit autour de la vie et de l’œuvre de Patti Smith.

Ici, Isabel Rancier se donne encore plus de liberté. Son Carré de cendres focalise sur la plume de Fontaine sans jamais mentionner son nom ou des informations biographiques. Point nécessaire de connaître le répertoire ou l’artiste qui marie « la révolte, la fragilité et l’humour » pour apprécier cette proposition singulière.

L’exubérance côtoie les réflexions plus philosophiques derrière la fantaisie. « Quand je serai grande, je ne serais jamais adulte », lance l’actrice-interprète à plus d’une reprise. Celle-ci s’éclate sur Dancefloor (que Fontaine avait chanté avec Grace Jones). Elle nous invite aussi « à déboucher un magnum pour me calmer les nerfs » (Le Magnum) et refuse la bienséance : « Je vous encule avec mon look de libellule ».

Puiser dans un tel répertoire permet à Isabel Rancier de transgresser ses limites corporelles, plus d’une fois elle se lance presque dans le vide avec sa balançoire.

Celle-ci puise dans diverses périodes de sa prolifique carrière, des années 2000 (Mendelssohn), 1990 (Conne), sans oublier des plus anciennes (Comme à la radio).  

Le meilleur moment de la soirée demeure celui où Rancier et Lucet reprennent ensemble C’est normal, morceau d’humour noir (traitant habilement des inégalités sociales), crée en 1973 par Fontaine et son acolyte de toujours, Areksi Belkacem. Quelle complicité lorsque le tandem lance à tout de rôle des phrases aussi absurde que dérangeantes : « Des fois y a des fuites, alors ça s'accumule/Puis si y a une étincelle, ça explose, c'est normal/Et qui dit explosion, dit détonation. »

Isabel Rancier apporte ses couleurs personnelles dans ses interprétations autant chantées que parlées. Elle nous permet de découvrir ou de redécouvrir la poésie décapante et la richesse langagière des textes de Brigitte Fontaine. La profondeur de ceux-ci tranche avec son image délurée ou faussement provocatrice.

Espérons que ce Carré de cendres rejaillira le plus souvent possible.

Note : Carrée de cendres a été présenté le 25 avril au Théâtre Outremont