Les Assassins de l'ordre de Marcel Carné (1971) - Analyse et critique du film - DVDClassik
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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Assassins de l'ordre

L'histoire

Dans la région d’Aix en Provence, un ancien repris de justice (Roland Lesaffre) est réveillé aux aurores par deux policiers qui l’emmènent pour une garde à vue musclée. Il n’en ressort pas vivant. Sa veuve porte plainte ; le juge d’instruction Level (Jacques Brel) est immédiatement chargé du dossier au grand dam de son fils qui devait partir avec lui aux sports d’hiver. En le mettant sur l’affaire, le procureur de la république lui demande d’être prudent en lui rappelant les liens très étroits entre la police et la justice. Mais le médecin légiste est formel : la mort du suspect est due aux coups et blessures reçus durant l’interrogatoire. L’instruction ne va pas être de tout repos pour Level, au contraire semée d’embuches, car le magistrat intègre se rend vite compte que la police non seulement couvre les inspecteurs impliqués, mais intimide, dissimule voire même menace les témoins qui voudraient être trop bavards. Le juge Level ne veut pas baisser les bras quitte à lutter seul contre tous…

Analyse et critique


Pour beaucoup, Marcel Carné c’est surtout et avant tout des classiques du cinéma et des multiples rediffusions télévisuelles tels Drôle de drame, Le Quai des brumes, Le Jour se lève et Les Enfants du paradis ; soit ses films des années 30 et 40 en collaboration avec Jacques Prévert. Mais Marcel Carné n’a pas brillé durant sa carrière qu’avec les apports du poète aux scénarios et aux dialogues. Sans minimiser les immenses réussites qui ont découlé de ce brillant duo d’artistes, d’autres œuvres plus tardives du cinéaste ne déméritent vraiment pas, à commencer par deux excellentes adaptations de Georges Simenon avec La Marie du Port et Trois chambres à Manhattan, le chaleureux, tendre, humain et authentique L'Air de Paris, puis plus tard Les Tricheurs ou encore le film qui nous concerne ici, Les Assassins de l’ordre, qui tous démontrèrent que le cinéaste possédait encore bien du talent sur le tard même si son style paraissait pour beaucoup avoir bien vieilli au sein d’un cinéma voulant à tout prix se libérer du carcan d’un certain classicisme.


Avec pour illustres prédécesseurs des films américains tels par exemple Bas les Masques (Deadline USA) de Richard Brooks ou en Italie les films de Francesco Rosi, Elio Petri ou Damiano Damiani, des œuvres dénonçant les institutions par l’intermédiaire de journalistes ou magistrats intègres décidés à aller jusqu’au bout pour faire éclater quelconques vérités difficiles à entendre, Les Assassins de l’ordre est, avec certaine réalisations d’André Cayatte, l’un des premiers films français à s’aventurer sur le terrain du film-dossier, presque en même temps que ceux de Costa-Gavras, Yves Boisset ou José Giovanni. D'ailleurs écrit par un collaborateur d’André Cayatte, Jean Laborde, ex-chroniqueur judiciaire pour France Soir et l’Aurore, écrivain à ses heures perdues sous le pseudonyme de Raf Vallet pour la série Noire, inspiré par une affaire réelle s’étant passée à Chambéry durant les années 40, l’avant dernier film de fiction de Carné aborde le sujet épineux et courageux pour l’époque des brebis galeuses dans la police, des violences policières conduisant en l’occurrence à la mort du prévenu passé à tabac. Le film en profite pour aborder les questions de la légitimité de la violence, de la justice à deux vitesses ("Faut-il qu'il y ait deux justices, l'une pour les policiers et l'autre pour les non policiers ?"), du danger pour la bonne santé de la démocratie des collusions justice/police, les institutions ayant tendance à couvrir leurs pires errements… Carné n’entre cependant pas dans la brèche de l’engagement politique car son intention n’est pas de dénigrer telle ou telle institution mais, avec une grande sincérité, de pointer du doigt certaines de leurs dérives qui se poursuivent d'ailleurs encore de nos jours.


Mais comme le dit à la fin du film le personnage de magistrat intègre qu’interprète Jacques Brel, même s’il ne parvient pas à gagner la bataille engagée : "aucune cause n’est perdue d’avance. Ce qui est important c’est de faire un pas, même si c’est un tout petit pas". Pas facile de mener une croisade et de parvenir à faire triompher la vérité lorsque l’on est pris entre des coupables soutenus par leur hiérarchie pour éviter les vagues, un procureur ne voulant pas enfoncer ses 'collègues' de la police ("ne pas oublier que la police est la meilleure alliée de la Justice"), un jeune avocat dévoré d’ambition préférant ne pas trop se battre pour sa cliente dans le but d’obtenir une place au soleil promise par la partie adverse, un ténor du barreau cynique (très bon Charles Denner), tenace dans la défense des accusés, prêt à toutes les compromissions pour acheter le silence de son adversaire à la barre (le jeune avocat décrit juste avant). S'il était besoin de le prouver à nouveau, Jacques Brel se révélait un excellent comédien dramatique, semblant sincèrement convaincu par son rôle de Don Quichotte de la justice, préfigurant d’autres chevaliers blancs des films d’Yves Boisset tels ceux interprétés par Patrick Dewaere dans Le Juge Fayard ou Miou-Miou dans La Femme flic. Des hommes et des femmes opiniâtres et foncièrement honnêtes qui se décarcassent pour faire éclater la vérité, prêts à risquer leur vie et (ou) leur réputation pour arriver à leurs fins ; des hommes et des femmes idéalistes mais pourtant vulnérables et faillibles, souvent dépassés par la situation, ce qui permet de les rendre plus humains et avec qui on a alors plus de facilités à s’identifier.


Un film à charges, digne et nécessaire pour sa dénonciation des dérives et connivences institutionnelles, pour sa remise en cause de l’impunité et du pouvoir abusif de la police, un réquisitoire admirable mais non dénué de défauts, le principal étant un manque de naturel et de spontanéité dans l’interprétation dû soit à des dialogues trop écrits soit à une direction d’acteurs plus tellement d’actualité, très certainement un mélange des deux. En effet, même si le casting est prestigieux, le jeu des comédiens parait souvent théâtral, seul Jacques Brel, Michael Lonsdale et surtout Paola Pitagora (dans le rôle de l’épouse de Jacques Brel) parvenant à passer au travers la ‘récitation’ de dialogues également parfois un brin pontifiants. Et comme on pourrait également le dire pour beaucoup de films-dossiers français, un manque de nuances et de subtilité existe, ce qui n’est pas nécessairement un défaut mais sert au contraire la puissance dramatique du pamphlet à condition évidemment que ces ‘exagérations’ ne soient pas outrées, ce qui est en l’occurrence le cas ici. Le choix de l’utilisation d’une musique électronique sans lyrisme renforce la force et le côté menaçant du film.


Mais une fois habitué à cet aspect formel un peu factice, peu facilité non plus par une esthétique assez télévisuelle, le film demeure constamment captivant grâce surtout au don de conteur du cinéaste qui nous plonge directement dans le vif du sujet, au ton dépouillé de l’ensemble, à sa manière de ne pas trop se détourner de son intrigue principale - lorsqu’il le fait c’est pour suivre avec justesse la vie quotidienne, décrire les dilemmes et problèmes de conscience de son personnage principal -, le cinéaste s’intéressant également à nouveau à la jeunesse de son époque en essayant de la comprendre, ce qui est tout à fait louable. Sans trop de démagogie, sans opportunisme ni racolage, Marcel Carné ne fait que constater une situation peu glorieuse et narrer la lutte contre des moulins à vent à laquelle se livre son héros qui ne cesse d’essayer de faire comprendre à ses proches que c’est en se révoltant moralement contre toutes injustices que viendra le salut du genre humain. Malgré un style un peu vieillot pour l’époque et un certain manque d’envergure cinématographique, une mécanique fluide, claire et implacable aboutissant à un final très amer – qui pourrait se résumer par cette phrase du dialogue : ''La justice n'est que l'équilibre entre les mensonges, la balance finit toujours par s'incliner du côté où la pression est la plus forte'' - pour un film efficace dans son cheminement dramaturgique, utile pour la cause défendue. Ce plaidoyer pour plus de justice est une œuvre de fin de carrière qu’il serait bon de revisiter pour constater que Carné aura été un cinéaste intéressant tout du long.


En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 13 mai 2024