Atmosphère festive et mélancolique dans Aurélien
d’Aragon.
Man Ray, Le Masque de l’inconnue de la Seine, illustration pour Aurélien de Louis Aragon, CGP, 1966.
Victor KOLTA
UFR Lettres, Arts et Sciences Humaines.
Dossier de séminaire Atmosphériques, 2019-2020.
Sous la direction de Mme Paule Petitier.
Introduction
Aurélien (1944) est le quatrième roman du cycle du Monde réel, composé de
six volumes, entrepris par Aragon pendant sa période réaliste. L’auteur peint
l’atmosphère de la Première Guerre Mondiale dans les quatre premiers, puis celle de
la Seconde dans les deux derniers. Quant à Aurélien, il traite de la période de l’entre-
deux guerres, période que l’historiographie française appelle les Années folles. En
effet, celles-ci se caractérisent par une atmosphère particulière dont peut s’entourer la
fête : décors raffinés, vêtements élégants, jeux de couleurs et de lumières, de
séduction suscités par la danse, la musique, les excès de nourriture et d’alcool. Ce
roman est certainement un « roman d’atmosphère », à la manière de Balzac ou de
Zola, où les descriptions détaillées des milieux, des décors et des personnages
permettent de mettre en avant une atmosphère collective des bars et salons, autant
qu’individuelle, où le protagoniste erre dans Paris en traînant son mal-être.
Néanmoins, Aurélien présente une atmosphère festive qui court à tout moment
le risque de l’évanescence. La magie du sentiment festif ne tient pas uniquement à
l’ambiance euphorique et peut apparaître dans un contexte où l’effervescence liée à
l’excitation des sens n’existe pas. Un sentiment mélancolique habite Aurélien qui
n’arrive pas forcément à se fondre dans l’atmosphère environnante : son intériorité se
trouve détachée de l’extériorité atmosphérique, telle qu’une « dialectique du dehors et
du dedans 1 ». Dès lors, Aurélien devient par moment un roman d’absence
d’atmosphère, de son abstraction, en raison de sa dimension ontologique. Celle-ci vise
à expliciter la dualité de l’atmosphère entre espace vide et espace de rassemblement,
au sein desquels le personnage reconnaît présence, absence, plénitude et solitude et en
recueille l’essence.
Il est bien aisé de commenter l’atmosphère, mais qu’en est-il de sa
disparition ? Ce paradoxe permet donc de poser la question suivante : comment est-il
possible d’écrire l’absence d’atmosphère ? Il est possible d’approfondir ce paradoxe
en développement d’abord l’enchantement mélancolique de l’atmosphère puis son
effacement.
1
Gaston BACHELARD, Poétique de l’espace, P.U.F, 3e édition, 1961, p. 191.
2
I – L’enchantement mélancolique de l’atmosphère
A) Repérage lexicographique
Un premier repérage lexicographique est indispensable car il permet, à travers ses
différentes occurrences, d’approfondir les différents usages du mot atmosphère, ses
synonymes, tel qu’ambiance. En effet, le premier mot apparaît quinze fois dans le
roman tandis que le deuxième est inexistant. Il est certain que le mot atmosphère
donne plus de précision selon le contexte, tandis que le mot ambiance rend compte
d’une impression totalisante, d’où son exclusion totale. Le mot atmosphère est
constamment lié à une épithète qui le qualifie, comme par exemple au chapitre XI, au
Lulli’s bar, à Montmartre :
« […] l’orchestre qui jouait un tango à côté, bruit des danseurs, clameurs de gaîté, et la
voix de Lulli qui dans l’entrée criait par moments : « Ollé ! Ollé ! » avec un geste
approprié, histoire d’encourager l’atmosphère espagnole2 ».
L’usage est ici d’un ordre intuitif. Il est totalisant dans la mesure où il permet
d’élaborer la synthèse de ce qui vient d’être décrit. Il englobe, pour résumer, les
caractéristiques sonores d’un orchestre espagnol entendu au bar. Cet usage est
symptomatique de l’identification de l’atmosphère environnante et se fonde sur les
sens du corps – l’ouïe – en tant que médiateur avec le monde extérieur, notamment le
langage préverbal de la musique. Cela dit, au même chapitre, l’usage du mot
atmosphère diffère :
« – Rigolez, rigolez... entre les bras de la Seine comme un noyé... A la longue, cela
devient une obsession... J’ai vu trop de morts dans ma vie... A cette image de fleuve qui
se mêle à mes rêves, comme l’image des avalanches, je suppose, aux rêves des
montagnards, il faut opposer quelque chose... une atmosphère de la fête3 ».
En effet, il s’agit ici d’« opposer », de manière schématique, deux atmosphères
différentes, celle de la guerre, de la mort, puis celle du bar et l’exubérance de la vie.
L’usage est parfaitement axiologique : il assigne une valeur négative à la guerre,
opposée à une valeur positive de la trêve, mêlée aux rêveries d’Aurélien (comme par
exemple dans Édouard de Madame de Duras). On comprend également que le Lulli’s
est un « lieu de fuite4 » qui permet d’échapper à une atmosphère mortifère au profit
d’une atmosphère protectrice.
2
Louis ARAGON, Aurélien, Gallimard [1944], coll. « Folio », 1986, p. 112.
3
Ibid., p. 113.
4
Carine TRÉVISAN, Aurélien d’Aragon, un « nouveau mal du siècle », Belles Lettres, Annales
Littéraires de l’Université de Besançon, N°611, 1996, p. 108.
3
Le mot ambiance, quant à lui, beaucoup plus moderne5 que le mot atmosphère,
n’apparaît guère, et subit une sorte de glissement synonymique déplaçant sa
sémantique au mot décor qui apparaît trente-quatre fois dans le roman. Le décor, la
couleur locale, sont développés dans le but d’exposer l’atmosphère propre à chaque
lieu6 de la ville et cela dans le but d’explorer le genius de ses « forces naturelles7 ».
En effet, il s’agit pour Aragon de substrats qui « ajoutaient leur caractère de « décor
logique8 ». Leur autonomie n’exclut pas leurs saturations de rêveries, réminiscences et
souvenirs, comme le présente la description des quartiers de Paris :
« Puis après le palais, les arcades cédaient très vite, et la rue devait alors abandonner
l’imagination pour la raison, des maisons de part et d’autre, des maisons comme toutes
les maisons […] Le trafic des Halles à travers la rue. L’échappée d’arbres encore
offerte quand on passe à hauteur du Châtelet, vers la rive gauche et ses rêveries. Puis
c’est fini. Passé l’Hôtel de Ville, la rue va s’étrangler, se poursuivre par la rue Saint-
Antoine lourde de souvenirs, grosse de menaces ».
Le décor, omniprésent tout au long du roman, a un rôle crucial qui est celui de
maintenir l’association entre le sujet et l’objet et par là même mettre en évidence la
présence d’une atmosphère particulière à chaque lieu. Le décor de l’atmosphère est
saturé par des « rêveries », « souvenirs » et « menaces » qui lui sont propres mais qui
dépendent également du moi des personnages. Le récit issu de la biographie des
personnages permet donc de lier le vécu et le perçu, le senti, pour mettre en évidence
l’autonomie de l’atmosphère. Cela dit, il arrive que le roman soit par moments
saturés, voire encombrés de décors, aussi charmants qu’étouffants Aurélien, et
provoquent la dissociation entre le sujet et l’objet, et donc le flottement de
l’atmosphère environnante :
« La musique, les chansons, les costumes, les plumes de couleur, les girls, les décors
changeants, tout s’enchaînait si mal, faute de l’attention nécessaire aux articulations
artificielles des tableaux, que Leurtillois était comme un homme qui sans cesse croit
avoir passé une page du roman qu’il lit. Il y avait en lui le plus grand désordre9 ».
La comparaison métalittéraire met en exergue l’esthétique immersive de l’atmosphère
du roman, jusqu’à provoquer l’effet inverse de l’artificialité qui – comme un
simulacre – fait passer l’illusion pour le réel. L’atmosphère d’Aurélien est donc celle
5
Jean-Paul THIBAUD, « Petite archéologie de la notion d’ambiance », Communications, 2012,
N°90, p. 156.
6
Aline BROCHOT & Martin DE LA SOUDIÈRE, « Pourquoi le lieu ? », Communications, Vol.
87, N°2, 2010, pp. 5-16.
7
Christian NORBERG-SCHULZ, Genius loci : paysage, ambiance, architecture, Mardaga, 1981,
p. 108.
8
Aurélien, p. 87.
9
Aurélien, Ibid., p. 201.
4
de la porosité, du brouillage, de la frontière entre sujet et objet ou la dissolution de
l’un des deux. La manière la plus explicite est celle du sentiment océanique, ou la
communion du protagoniste avec un Paris personnifié qui « dans la nuit battit comme
un cœur10 ». Le décor est donc une exception du récit puisqu’elle constitue un entre-
deux atmosphérique, non entièrement constitué du sujet, ni des propriétés de l’objet11.
B) L’atmosphère des Années folles
Roger Caillois met l’accent dans son ouvrage, L’Homme et le sacré12, sur le temps
consacré aux festivités qui créent une « exaltation religieuse continue comme une
longue fête 13 ». Cependant, la fête n’est que très rarement, voire plus du tout, cet
événement spécial et tant attendu : la répétition de l’événement tend à banaliser son
effet. Le Lulli’s est pour Aurélien ce même antre nécessaire à la survie de ses nuits
noctambules. Tous les soirs, il y échoue machinalement : « Il y était venu la veille, et
le lendemain pouvait encore l’y ramener. L’y ramener comme la mer une sorte de
noyé, une manière d’algue14 ». Il y vient de manière inconsciente et instinctive : « Il
aimait à traîner dans ces lieux de lumière où la vie ne s’éteint pas, quand les autres
sont endormis. Il avait ici ses habitudes15 ». L’atmosphère de ce bar exerce une sorte
de « prééminence du sacré16 » qui, paradoxalement, à forcer de se répéter enchante
Aurélien de manière mélancolique :
« Cette atmosphère à couper au couteau. La foule des gens qui arrivent, les portes
ballantes à l’entrée, l'empressement des chasseurs, les marchandes de fleurs, et la
grande salle dans sa lumière bleue, pour une valse, des clartés accrochées à la peau des
femmes, aux paillettes des robes, les hommes noirs, les plastrons, les nappes couleur du
projecteur... La lumière varie avec le disque tournant là-bas... le voilà mauve... Sur le
carré de parquet, entre les tables et les bouteilles de champagne, la masse des danseurs
piétine et glisse, alanguie, avec des mines...17 ».
On comprend davantage les deux valeurs du mot atmosphère. Il est souvent réduit à
sa valeur littérale – « couche qui environne un corps » – et prend une valeur
métaphorique d’ambiance des années 1920 – « le milieu au regard des impressions
10
Ibid., p. 96.
11
Gernot BÖHME, Aisthétique. Pour une esthétique de l’expérience sensible, Les Presses du
réel, coll. « Perceptions », 2020.
12
Roger CAILLOIS, L’Homme et le sacré, Gallimard [1950], coll. « Folio Essais », 1988.
13
Ibid., p. 132.
14
Aurélien, p. 84
15
Ibid.
16
L’Homme et le sacré, p. 132
17
Aurélien, p. 449.
5
qu’il produit sur nous, de l’influence qu’il exerce18 ». L’atmosphère est propice à la
projection du personnage, de son état d’âme ou stimmung19, et permet par là même de
passer de la valeur littérale à la valeur métaphorique, comme lorsqu’Aurélien
découvre que Bérénice est en compagnie de Paul Denis, contemple le ciel de Paris
scandé par cette note lapidaire : « Il faisait assez froid. Un ciel gris sans maille20 ».
Cette indication se lit comme une description de l’atmosphère ainsi qu’une notation
caractérielle d’Aurélien. Toutefois l’atmosphère aussi festive soit-elle au dedans
prend une tournure négative au dehors. Elle est réduite par moments au sens
étymologique du terme. Le gris des nuages est à son tour perçu comme un « mur vaste
et vide d’un firmament implacable21 », où le ciel « pèse comme un couvercle ». Les
attributs de l’atmosphère déploient l’isotopie de l’enfermement baudelairien (« Spleen
IV », Les Fleurs du Mal). La sensibilité aux climats « fabrique moins un temps
qu’une ambiance22 » au sens atmosphérique du terme. Aurélien s’avère appartenir à
l’« œuvre de nuages23 », écrit Aragon dans la postface des Beaux Quartiers.
18
Carine TRÉVISAN, op. cit., p. 114.
19
Georg SIMMEL, « Philosophie du paysage », La Tragédie de la culture, trad. de S. COMILLE
& P. IVERNEL, Rivages, 1988, p. 372.
20
Aurélien, p. 158.
21
Aurélien, p. 101.
22
Roselyne WALLER, « Le gris dans Aurélien », Journée d’études du 3 décembre 2016 sur
Aurélien de Louis Aragon, publication en ligne de l’Université du Maine, p. 5.
23
Beaux Quartiers, Denoël, 1936, Folio, 1972, p. 627)
Louis ARAGON, Les Beaux Quartiers, Gallimard, coll. « Folio », 1972, p. 627.
6
II – Du désenchantement, ou l’effacement de l’atmosphère
A) L’atmosphère grise
Dans la préface d’Aurélien, Aragon explique qu’il se donnait la tâche de « sous-
écrire24 » le réel, y compris sa dimension atmosphérique. L’atmosphère apparaît ainsi
comme une « substance sans contours ni consistance définie 25 ». En effet, il faut
attendre le chapitre VI du roman pour saisir l’année, 1922, où se situe l’action, puis
1923 au chapitre LXI, et 1924 au chapitre LXXVIII : détail dissimulé qui contribue à
créer et instaurer une atmosphère. Les repères les plus mentionnés sont ceux du
calendrier des saisons mais ils permettent de mal saisir le temps écoulé (comme par
exemple dans L’Étranger de Camus) : « Jeudi, il était libre » (VI), « un dimanche
matin de décembre au-dessus de l’avenue du Bois » (X). Les notations de saisons et
variations atmosphériques sont données de manière allusive, comme l’arrivée d’un
« air de printemps26 ». L’atmosphère est réduite à une valeur symbolique et cyclique,
d’un Noël « lointain27 » et le Nouvel An se chevauchent, plongés dans l’atmosphère
nocturne où le tiers de l’action prend place28. Les variations atmosphériques, souvent
données de manière allusive, sont contradictoires et prouvent par là même leur
instabilité. Bérénice s’empare de cette inconstance : « Oh, le joli hiver de Paris, sa
boue, sa saleté et brusquement son soleil !29 », soleil qui apparaît constamment en
demi-teinte. Le climat d’Aurélien est souvent mis en parallèle avec des couleurs mais
« la palette chromatique des indications atmosphériques est extrêmement pauvre30 » :
« Le ciel n’était plus bleu, sans qu’on eu pût dire quand il avait cessé de l’être, il s’était
imprégné d’une buée d’orages […] Bérénice leva ses yeux vers le ciel décoloré. Le
monde avait une moiteur insupportable31 ».
Ce climat qui va sans cesse en se détériorant joue sur une seule couleur et ses
camaïeux, le gris. Il va jusqu’à infecter toute l’atmosphère du roman et devient donc
un véritable signe. Il est la couleur d’une atmosphère instable placée sous l’égide de
l’entre-deux, sans « référents32 », par sa connotation funèbre et mélancolique.
24
Louis ARAGON, Préface à Aurélien, p. 13.
25
Carine TRÉVISAN, op. cit.
26
Aurélien, p. 503.
27
Aurélien, p. 379.
28
Suzanne RAVIS-FRANÇOIS, « Temps et mémoire dans Aurélien », Revue d’Histoire
littéraire de la France, No1 Aragon, 1990, p. 7.
29
Aurélien, p. 85.
30
Carine TRÉVISAN, op. cit., p. 115.
31
Aurélien, p. 532.
32
Michel PASTOUREAU, Le Petit livre des couleurs, Panama, coll. « Essai », 2005, p. 116.
7
Cette atmosphère instable devient le truchement de l’intériorité d’Aurélien. Son
traitement produit un effet de « dé-différenciation du sujet33 » et son objet, de leur
fluctuation permanente. Ce traitement est mis en exergue à travers la métaphore de
l’océan et de l’eau, substance incolore et insipide :
« L’eau. Il passa sous la douche. Les pieds sur le grillage où nageait un bout de savon.
On ne sait jamais régler ces trucs-là du premier coup, on se brûle, on se glace. Le
maître nageur le guignait du coin de l’œil. Aurélien se frotta consciencieusement.
L’eau... Sous la pluie cinglante devenue d’une température égale, il écoutait la chanson
de l’eau. Pourquoi tout ce qui touchait à l’eau avait-il donc pour lui ce charme prenant,
cette poésie ? L’eau...34 ».
Cette fluidité inhérente à son être est la marque de « la confusion entre le moi et du
non-moi35 », c’est-à-dire du sujet et de son objet. L’homologie que ressent Aurélien
est peut-être due à une « fascination exercée par l’écoulement36 » de l’eau rythmée
comme une rengaine. Cela dit, le modèle atmosphérique basé sur l’odorat tel que le
décrit Tellenbach dans Goût et atmosphère (1985) est le noyau sensible d’Aurélien.
L’odorat, symbolisé par le parfum de Bérénice, permet de se poser la question de
l’indistinction du sujet et de l’objet. Aurélien est en effet en proie à « la hantise » du
parfum « qui fait régner » Bérénice :
« Et comme cette statue de Condillac qui n’avait encore de sens que l’odorat était tout
entière odeur de rose, lui, qui ne sent point les frites, est odeur de foin coupé, et rien
d’autre... Jamais il n’avait eu d’hallucination de ce genre... Il songe à ces mirages du
désert... Ici, dans la foule, c’est un parfum qui est comme l’eau fraîche de
l’illusion...37 ».
L’allusion à Condillac est loin d’être anodine. Dans son Traité des sensations (1754),
au Livre I, chapitre 1, l’auteur imagine une statue dotée des cinq sens. D’abord
l’odorat et l’odeur d’une rose qui vient habiter cette statue, odeur que cite Aurélien
comme signe d’identification entre ce qu’il ressent et ce qu’il est allant jusqu’à
l’incorporation. Aragon met à l’œuvre la théorie de Condillac : c’est à la place des
odeurs parasitaires, de « frites », « foin coupé » et autres mélanges, qu’Aurélien
parvient à se remémorer l’odeur du parfum de sa bien-aimée, de manière presque
proustienne. Cette expérience est réitérée lors d’un dialogue omis avec Simone, où
Aurélien parvient à masquer, en s’appuyant sur l’ouïe, à faire abstraction de sa voix
pour écouter, comme dans une rêverie éveillée, la voix de Bérénice :
33
Carine TRÉVISAN, op. cit., p. 120.
34
Aurélien, p. 181-182.
35
Carine TRÉVISAN, op. cit., p. 113.
36
Alain CORBIN, Le Ciel et la mer, Flammarion, coll. « Champs Histoire », 2005, p. 93.
37
Aurélien, p. 223.
8
« La joie de perruche de Simone, qui raconte sa nuit précédente, un type gentil, mais
alors gentil, et pas exigeant... Elle parle, et il aime qu’elle parle, c’est la vraie solitude,
où monte la romance profonde, inentendue, la chanson de Bérénice....38 ».
B) L’effacement de l’atmosphère
Dans cette atmosphère grise, comment est-il possible d’écrire la disparition de
l’atmosphère même ? Au niveau du repérage lexicographique, le mot atmosphère
disparaît pendant plus de 400 pages, à précisément du chapitre XX au chapitre XLI.
Cette disparation peut être expliquée de deux manières : la première remonte à la
focalisation interne sur le personnage d’Aurélien et la deuxième fait abstraction de
l’atmosphère afin de donner libre cours à « l’épiphanie du visage 39 » de Bérénice
assimilé à l’Inconnue de la Seine. En effet, c’est à partir de la rencontre des deux
amants, au chapitre XII, de l’échec de faire danser Bérénice qu’Aurélien ajoute que :
« Mais l’atmosphère n’y était plus.
Ce n’était ni le même lieu ni la même femme ni le même rêve40 ».
Ainsi, pendant plus de 400 pages, Aragon projette cette idée d’effacement de
l’atmosphère reconnaissable et inscrite dans la mémoire. Aurélien est frappé par le
processus psychique de la défamiliarisation :
« Qui n’a pas éprouvé ce sentiment étrange […] Il avait suffi d’un changement léger de
la coiffure, d’une robe différente, ou de l’atmosphère d’un lieu public pour rendre
méconnaissable celle qu’on croyait déjà à jamais fixée dans la mémoire41 ».
Ce type atmosphère qu’on pourrait juger de délétère peut être source d’hallucination
physique liée à la température du corps comme dans les romans policiers : un lieu
inconnu inspire la froideur du corps. Aurélien se sert donc de son imagination ainsi
que de sa mémoire pour se prévenir de ce froid apparent, constamment associé au
temps qu’il fait au dehors, par rapport au dedans :
« Qu’est-ce que cela prouvait ? Ça ne cherchait d’ailleurs à rien prouver. Il pensa à
d’autres femmes, à toutes les autres femmes. Ces heures de l’après-midi sont lourdes.
Si cela avait été le printemps, il se serait promené sur les boulevards. Il imagina
vaguement des maisons qu’il connaissait, l’atmosphère chaude des couloirs, les
femmes qu’on y trouvait. Il laissa flotter un peu son esprit, hésitant des Ternes à
Montmartre, du quartier de Lorette au Palais-Royal. A côté de la Madeleine...42 ».
Selon le compte rendu de Mme Paule Petitier du livre de Gernot Böhme, on
retrouve l’exemple du froid cité par G. Böhme pour montrer comment dans certains
38
Ibid.
39
Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Le Livre de Poche, p. 73.
40
Aurélien, p. 130.
41
Aurélien, p. 141.
42
Aurélien, p. 171.
9
cas, on ne perçoit une chose que par la façon dont on en est affecté. Le froid n’est
d’abord que ce qu’on éprouve (chair de poule, frissons, contraction du corps..), l’état
dans lequel cela nous met. En allemand « j’ai froid » se dit « es mir kalt » (où « mir »
est un datif, quelque chose comme « il y a du froid pour moi »). Dans ce cas, le sujet
n’est pas un moi qui serait déjà individué et qui ferait face en tant qu’instance
indépendante à un objet perçu. Cela dit, il peut y avoir une évolution. Quand je dis
« je ressens le froid », le sujet est distinct de sa perception. Pourtant même dans ce
cas, le froid ne désigne pas un objet, mais plutôt une qualité « répandue de manière
indéterminée dans l’étendue », on ne peut le condenser en un objet.
Après cette longue omission du mot atmosphère ainsi que les déambulations
parisiennes d’Aurélien, il s’avère que le retour du mot marque une nouvelle
conception de l’atmosphère devenue inhérente au sujet. Elle s’attache indéniablement
à la capacité du sujet à se constituer une sorte de réceptacle des atmosphères
rencontrées, qu’elles soient physiques ou métaphoriques :
« Il avait traîné à Montmartre jusqu’à ne plus tenir debout. Des fantômes absurdes
flottaient dans sa mémoire avec l’atmosphère étouffante du Lulli’s, le bar trop éclairé
d’El Garron où il avait retrouvé Simone avec un Argentin, des nègres au tabac-bar du
carrefour Pigalle-Fontaine, et à l’aube le sandwich-poulet dans la pâtisserie avec des
filles debout, la marchande de fleurs qui dormait sur la table, et l’ouvreur de portières
du Château Caucasien qui, par distraction, chipait dans son panier les dernières
violettes...43 ».
Les expériences sensibles d’Aurélien sont mêlées à sa capacité mnésique qui consiste
désormais à convoquer différentes images atmosphériques auxquelles s’ajoutent
plusieurs sens. Or, cette technique converge davantage vers l’hypothèse de Gernot
Böhme selon laquelle il existe une expérience première de la perception, en amont de
la distinction des cinq sens. Il compare la manière dont un arbre nous apparaît lorsque
l’on est à quelque distance de lui et qu’on le regarde et la façon dont on le perçoit
quand on est assis sous son ombre. Cette expérience phénoménologique est présente
dans Aurélien, à travers le masque de plâtre de l’Inconnue de la Seine, non loin de la
statue imaginaire de Condillac :
« Il baissa les yeux et, par la porte de la pièce, il vit le masque au mur. Comment avait-
il pu lui trouver la moindre ressemblance avec Bérénice ? Il ne le voyait plus, mais
tout, même la dissemblance, le ramenait à Bérénice44 ».
43
Aurélien, p. 350.
44
Aurélien, p. 233.
10
L’analogie identificatrice perd sa force, par la superposition de la « ressemblance » et
la « dissemblance », du réel et de l’irréel. Cette expérience phénoménologique est
réitérée à plusieurs reprises : d’abord de manière concrète, par Aragon et Man Ray
eux-mêmes avec plusieurs photographies mises en scène du masque de plâtre (comme
par exemple la photographie de couverture). Ensuite, de manière romanesque, elle
enchante Aurélien et suspend le cours du temps et de l’atmosphère y compris en
présence de sa sœur Amandine. Aurélien, ensorcelé, envoûté, parvient à attribuer à
l’objet inanimé une vie fictive et des caractéristiques anthropomorphiques comme des
lèvres, « la structure du front, les pommettes », et un « sourire ».
Conclusion
La lecture d’un roman aussi volumineux que celui-ci nous permet de constater
une part grandissante de théâtralité. Cependant il règne sur les personnages une
45
« atmosphère d’immobilité », soulignée par l’emploi récurent des verbes à
l’imparfait de la description ou au présent gnomique. Ils donnent l’impression que
l’atmosphère est inexistante ou flottante, d’où cet effet d’absence ou d’effacement.
L’atmosphère dans Aurélien est la « la manifestation de la co-présence entre sujet et
objet46 ». Si le sujet perd ses repères au point de perdre l’objet de son expérience
sensible, il sombre dans cet état d’apathie où l’objet peine à rejoindre son sujet, et
inversement.
45
Anne LECERF, « La théâtralité dans Aurélien », Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet,
N°6, 1998, p. 84.
46
Gernot BÖHME, « Atmosphere as an Aesthetic Concept », Daidalos, No42/43, 1998, p. 112-
115.
11