Au Sénégal, Bassirou Diomaye Faye et l'héritage de Mamadou Dia

Au Sénégal, Bassirou Diomaye Faye et l’héritage de Mamadou Dia

Le nouveau président sénégalais est connu pour être un admirateur de Mamadou Dia, le président du Conseil sénégalais de 1960 à 1962, écarté du pouvoir par Léopold Sédar Senghor puis effacé de l’histoire officielle. Depuis quelques années, la jeunesse sénégalaise se réapproprie cette figure qui symbolise les combats pour un développement juste et contre le néocolonialisme.

Mamadou Dia, ici peint sur un mur en hommage aux manifestants tués en mars 2021 (quartier de la Médina, à Dakar).
© Jules Crétois

« Vous avez devant vous un diaïste convaincu ! » sourit Ousmane Barro, militant et l’un des membres fondateurs des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef). Rencontré au siège du parti, à Dakar, quelques mois avant que celui-ci soit fermé par les autorités en août 2023, le quadragénaire déroule : « Vous avez vu les photos qui accueillent les militants et les visiteurs ? » En effet, dès la cage d’escalier, puis de nouveau à l’entrée des locaux, le portrait de Mamadou Dia, premier président du Conseil du Sénégal, décédé en 2009, est inratable. « Nous avons baptisé le siège “Keur Mamadou Dia” Maison Mamadou Dia », en wolof]. Nous n’avons pas organisé de cérémonie inaugurale, mais beaucoup de militants l’appellent comme ça, ou “Keur Maodo”, un surnom de Dia. »

Mamadou Dia n’a été président du Conseil du Sénégal indépendant que pendant deux ans, de 1960, date de l’indépendance, à 1962, année durant laquelle son opposition croissante avec le président Léopold Sédar Senghor culmine avec son arrestation. Sa biographie est plus austère, moins séduisante que celle du « poète-président ». Pourtant, avec l’élection présidentielle sénégalaise, qui s’est tenue le 24 mars, il semble que Dia ait pris, dans la mémoire collective au moins, une sorte de petite revanche sur son ancien compagnon, dont le nom n’est que peu prononcé parmi la jeunesse et dont le bilan est de plus en plus décrié.

Le candidat de Pastef, Bassirou Diomaye Faye, a remporté l’élection présidentielle et a été investi le 2 avril. Lui-même est connu chez ses camarades pour être un admirateur de Mamadou Dia. Tout comme Ousmane Sonko, le leader charismatique de l’organisation, empêché de participer au scrutin à cause de ses multiples condamnations et nommé Premier ministre par le nouveau chef de l’État. « Ousmane Sonko glisse des références à Dia dans ses discours. Il le lit et le connaît bien », assure Ousmane Barro.

Une figure qui rassemble largement

Ousmane Barro et d’autres militants ont contracté il y a une dizaine d’années une passion pour ce leader politique sénégalais, que le militant de Pastef s’amuse à qualifier de « premier souverainiste sénégalais ». « Pour ma part, j’étais étudiant en sciences politiques. Plutôt à gauche à l’époque, panafricain, j’avais été comme d’autres assez naturellement attiré par cette figure de lutte, plus ou moins gommée de l’histoire officielle, avec une pensée assez radicale. Depuis, je remarque que de plus en plus de jeunes redécouvrent cet homme. »

Le portrait de Mamadou Dia s’étale maintenant aussi dans les rues de la Médina de Dakar, à côté d’une fresque qui rend hommage à des manifestants tués en mars 2021 lors d’un mouvement de protestation contre le président Macky Sall.

Ces dernières années, les institutions ont également fait quelques gestes afin de réhabiliter un nom longtemps marginalisé dans le patrimoine officiel. En 2019, Macky Sall a par exemple annoncé que le « building administratif », un important bâtiment d’État dans le quartier de Dakar-Plateau, porterait dorénavant le nom de Mamadou Dia.

Si Dia suscite un engouement particulier dans la jeunesse de gauche ou anticolonialiste, sa figure semble aujourd’hui rassembler plus largement. En juillet 2022, une fondation à son nom a été créée. On y retrouve des personnalités comme Moustapha Niasse, Premier ministre en 2000 et président de l’Assemblée de 2012 à 2022, ou Moustapha Kassé, doyen à la faculté Cheikh-Anta-Diop de Dakar (Ucad).

Politique autogestionnaire

« Avec cette fondation, nous voulons redonner du souffle à la pensée diaïste », explique Roland Colin, chercheur français et ancien conseiller de cabinet de Dia quand ce dernier était au gouvernement1. La pensée diaïste, c’est surtout son action. Malgré un exercice du pouvoir éclair, de 1957 à 1960 alors que le Sénégal n’est pas encore indépendant, puis de 1960 à 1962 à la tête du Conseil, la ville de Dakar lui doit par exemple son statut de capitale, en lieu et place de Saint-Louis, la capitale coloniale.

À la tête du gouvernement, Mamadou Dia se montre audacieux. Il lance une politique « d’animation rurale », avec comme horizon un « développement par en bas des campagnes », explique Roland Colin. « Pour commencer, chaque village pouvait disposer d’un éducateur pour analyser sa situation et évaluer ses besoins. » Mais les bases posées pour lancer une « politique autogestionnaire et une planification étatique », inspirées par la pensée socialiste, ne tardent pas à effrayer les hommes forts du pays nouvellement indépendant.

Les marabouts, particulièrement les Mourides, impliqués dans l’économie de l’arachide, apprécient peu Dia, qui compte en finir avec la monoculture de l’arachide et avancent des positions réformistes sur le plan islamique. De nombreux députés, dont il exige qu’ils se tiennent éloignés de toute forme d’affairisme, partagent cette méfiance. Le nouvel homme fort du pays dérange aussi les Français, toujours très présents dans l’économie. D’autant plus que les idées progressistes de Dia en matière de politique rurale font des émules dans les cercles dirigeants de la région, comme au Niger. Roland Colin se souvient d’une réunion houleuse avec le Français Henry Gallenca, président de la Chambre de commerce au Sénégal. « Il avait lâché à Dia : “Vous socialisez ce que vous voulez, sauf ce qui est lucratif”... » Entre l’entourage de Senghor et Dia, la tension monte.

Un homme réservé et rigoureux

C’est le premier qui a incité le second à se lancer en politique. Pendant longtemps, Mamadou Dia, né en 1910 ou en 1911, passé par l’école coranique puis par la célèbre École normale William-Ponty, véritable fabrique à élites africaines, se consacre à sa vie d’instituteur. Pétri d’idéaux nationalistes, il se laisse convaincre de rejoindre la lutte. Avec Senghor, ils fondent un journal à la fin des années 1940, La Condition humaine. La revue parle de l’Afrique, de culture et d’éducation populaire. Les historiens s’accordent pour dresser le portrait d’un homme réservé, qui laisse sans difficulté Senghor jouer le premier rôle.

Senghor et Dia ont longtemps fonctionné comme un duo. Le premier, un intellectuel remarqué, dialogue avec ses pairs d’Afrique (et les dirigeants français), donne les grandes orientations et dessine les horizons théoriques. Le second, souvent décrit comme rigoureux, s’épanouit dans la vie partisane, les questions administratives et économiques. Le poète maîtrise le français à la perfection, l’ancien instituteur peut détailler sa pensée dans plusieurs langues sénégalaises.

La solidité du duo s’est illustrée à plusieurs moments décisifs. Ainsi, en 1960, lors de l’éclatement de la Fédération du Mali – État éphémère qui unissait le Mali et le Sénégal – à la suite des dissensions entre Sénégalais et Maliens, Dia ne laisse pas ses proximités idéologiques réelles avec le Malien Modibo Keïta l’éloigner de son ami Senghor. Keïta, d’ailleurs, ne volera pas à son secours lorsque qu’il connaîtra une marginalisation brutale.

Manque de sens politique

L’entourage de Senghor tâche de marginaliser Dia et, en 1962, le torchon brûle. Le 8 décembre, ce dernier prononce un discours à l’Assemblée nationale dans lequel il défend une planification économique socialiste. Les milieux d’affaires sont exaspérés. Le 14 décembre, des députés, déjà échaudés par l’austérité financière imposée par Dia, déposent une motion de censure contre son gouvernement. Dia réplique en ordonnant à des gendarmes d’évacuer l’Assemblée. Las, le bras de fer vire à la défaite pour le président du Conseil. Le 18, il est arrêté, en même temps que d’autres ministres, notamment Valdiodio N’diaye, son bras droit et ministre de l’Intérieur.

Dans « Mamadou Dia et les relations franco-sénégalaises (1957-1962) », thèse qu’il a soutenue à l’université Cheikh-Anta-Diop, l’historien et journaliste marocain Maâti Monjib revient sur cette crise. Il explique comment Dia a péché par manque de sens politique, ouvrant trop de fronts à la fois, s’aliénant toutes les élites de l’époque, et restant tout du long, écrit-il, « persuadé que Senghor et lui peuvent trouver un compromis et, en fait, subjugué par Senghor ». L’historien explique : « En appelant à la gendarmerie, Dia passe pour l’auteur d’une tentative de coup d’État. Alors qu’on sait aujourd’hui que c’est lui qui a été victime d’une entente pour le piéger, et le sortir coûte que coûte du pouvoir. »

Jugé en 1963, Mamadou Dia est condamné au bagne, à Kédougou, dans le sud-est du pays, non loin de la frontière malienne. L’historienne Elara Bertho écrit dans sa biographie de Senghor (Léopold Sédar Senghor, PUF, 2023) : « Les idéaux socialistes de Dia ne demeurent plus que dans les discours de Senghor qui s’éloignent de plus en plus des réalisations pratiques. »

« Un humanisme musulman et africain »

La libération de Dia en 1974, deux ans avant le rétablissement du multipartisme – qui demeurera très encadré –, est aujourd’hui considérée comme le premier chapitre de l’ouverture démocratique sénégalaise. L’homme sort affaibli de ses années de privation de liberté. « Il souffrait d’un glaucome et à sa sortie, mal soigné, il avait plus ou moins perdu la vue », explique Roland Colin, qui aura mené des négociations tout du long pour sa libération. Il lance le Mouvement pour le socialisme et l’unité, une petite organisation politique d’inspiration panafricaine qui n’aura qu’un poids relatif.

Mais depuis sa maison, à Dakar, il reçoit de nombreux jeunes attirés par ses options socialistes et autogestionnaires abandonnées par le Sénégal. Parmi eux, Aminata Touré, alors militante de gauche, Première ministre sous Macky Sall (2013-2014), qui a soutenu Bassirou Diomaye Faye. Il continue ainsi d’exercer une influence jusqu’à son décès. C’est là qu’il gagne son surnom de « Maodo », tiré du mot peul signifiant « aîné ».

Il soutient Abdoulaye Wade, président du Sénégal de 2000 à 2012, figure de l’alternance démocratique sénégalaise après des décennies de domination du Parti socialiste. Wade avait été un de ses avocats lors de son procès en 1963, aux côtés du Français Robert Badinter. Pendant une rencontre organisée en 1994 autour de la pensée de Mamadou Dia, Wade, après avoir notamment vanté ses réflexions sur l’islam, s’exclame : « Le diaïsme est un humanisme musulman et africain. »

Une influence « silencieuse mais profonde »

« Socialisme africanisé, souverainisme, développement égalitaire, citoyennisme… Ce que Dia théorise à cette époque, on l’a retrouvé assez vite chez des intellectuels sénégalais de la génération d’après, notamment chez des économistes, comme Ndongo Samba Sylla. Dia a eu une influence silencieuse mais profonde », assène Roland Colin.

Dialo Diop, aujourd’hui dirigeant au sein de Pastef et proche d’Ousmane Sonko, ajoute : « Toutes ses réflexions sur le réformisme islamique, la revivification d’un message religieux de combativité sociale, qui ont commencé dès sa jeunesse et se sont poursuivies au bagne, où il étudiait de près les questions religieuses, intéressent de nombreux jeunes. »

Diop a été enfermé dans le même bagne que Dia, alors qu’il était un jeune militant révolutionnaire. Selon lui, « ce qui frappe, c’est que Mamadou Dia s’était attaqué à des chantiers qui ne sont toujours pas résolus de nos jours, par exemple concernant la politique agraire. C’est parce qu’il avait posé des questions encore ouvertes de nos jours qu’il attire encore. » Le sort de Mamadou Dia symbolise aussi une histoire réelle, en butte à un récit national lissé et aseptisé. La crise de 1962 demeure taboue. Elle entache une histoire politique qui aurait été un long fleuve tranquille et qui a placé le Sénégal, à tort ou à raison, comme une « exception démocratique » dans la région.

Derrière Dia, d’autres figures précieuses

Aujourd’hui, cette histoire complexe trouve un nouvel écho, et les essais pour l’éclairer se multiplient. En 2021, Amina N’Diaye Leclerc a ainsi produit un documentaire sur son père, Valdiodio N’Diaye, un procès pour l’histoire (voir des extraits ci-dessous). L’ancien ministre de l’Intérieur (de 1957 à 1962), un très proche de Mamadou Dia avec qui il a été enfermé, est connu pour avoir accueilli très froidement le général Charles de Gaulle à Dakar en 1958, et passe parfois pour « le plus grand oublié de l’histoire du Sénégal »

« Dia, ça n’est pas seulement Dia, c’est toute une époque », dit doctement Dialo Diop, qui précise : « Avec lui, il y a d’autres grands noms de notre histoire et de notre combat. » Parmi eux, Ibrahima Sarr, qui a été ministre du Travail de Dia, l’artisan du premier code du travail sénégalais et qui sera aussi envoyé à Kédougou. « Une figure politique très précieuse », s’enthousiasme Diop. Ibrahima Sarr, cheminot et syndicaliste, avait pris part à la grève des cheminots du Dakar-Niger en 1947, un moment important du combat anticolonial au Sénégal. « Certains jeunes ne savent pas que c’est de lui qu’Ousmane Sembène parle à travers son héros dans le roman Les Bouts de bois de Dieu » (Le Livre contemporain, 1960), un classique de la littérature contemporaine sénégalaise qui connaît un regain d’intérêt depuis plusieurs années. « À travers Mamadou Dia, c’est tout un pan de notre histoire qu’on soulève et redécouvre », sourit Ahmadou Djibril, jeune militant panafricain passé par l’Ucad, enthousiasmé par la victoire de Bassirou Diomaye Faye. 

Les échos diaïstes sont très présents dans les documents de Pastef. Le parti victorieux à la présidentielle de mars promeut dans son « Appel aux patriotes » une « éthique du travail », qui occupait déjà beaucoup Mamadou Dia et qu’il « a tenté d’introduire dans les mœurs de l’administration non sans rencontrer des résistances », comme l’écrit Maâti Monjib. « La nécessité de “démarchandiser” la politique » figure aussi au premier rang des promesses électorales de Pastef. Ousmane Barro souligne que ces formes de patriotisme sont en partie inspirées par le diaïsme.

Invoquer Mamadou Dia risque-t-il de devenir un moyen de se démarquer à peu de frais de l’establishment politique ? Et s’il jouit d’une telle popularité dans les mémoires, n’est-ce pas aussi que l’Histoire ne lui a pas laissé l’occasion de montrer un visage moins avenant ? Dia, en vérité, possède aussi des parts d’ombre. À propos de son manque de sens politique, l’historien Maâti Monjib souligne qu’il n’avait pas manqué de se mettre à dos les militants les plus radicaux du syndicalisme sénégalais et les sympathisants communistes en les marginalisant de façon autoritaire au profit de courants plus proches de lui. Des forces qui lui feront défaut par la suite.

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :

FAIRE UN DON

1Il est notamment l’auteur de Sénégal notre pirogue, au soleil de la liberté, Présence africaine, 2007.