C'est un retraité, un petit garçon aussi. Avec une voix de vieux sage, aux intonations joyeuses de l'innocence. L'événement fut si marquant que Michel de Robert de Lafregeyre a cinq ans pour toujours.

Au printemps 1949, le bambin et son frangin Patrice, à peine plus grand, sont envoyés par leur mère aux ­Farfadets, maison  d'enfants à Châtelaillon. Le temps d'une colonie de vacances, a priori. Quand sonnent les au revoir avec les nouveaux copains, la journaliste ne se présente pas pour récupérer ses deux fils, conçus hors mariage durant la guerre, de pères différents.

Abandonnés et livrés à eux-mêmes 

Les semaines et les mois défilent, toujours pas de mère, mais une découverte traumatisante. Patrice, 7 ans, retrouve le propriétaire de la pension pendu dans le garage. Il tente de le décrocher et l'homme tombe au sol, gît dans son sang. Les enfants paniquent, craignent d'être grondés, et alors, s'enfuient dans un bois de Charente-Maritime. Où ils vécurent, survécurent, durant sept années.

On comprend qu'on n'est rien pour personne, mais tout l'un pour l'autre.

"Ça paraît incroyable, mais il faut comprendre qu'on n’intéresse personne. On n'existe pour personne. Personne ne nous a trouvés, parce que personne ne nous a cherchés, c’est surtout ça...", lâche d'une voix brisée Michel de Robert de Lafregeyre. Leur disparition n'avait même pas été signalé à la préfecture. "Très vite, on reporte l’amour qu'on éprouve pour notre notre mère sur l’autre. On comprend qu'on n'est rien pour personne, mais tout l'un pour l'autre", résume-t-il, bouleversant.

Vidéo du jour

Si un cinéaste s'était lancé dans l'invention d'un tel scénario, il lui aurait été rétorqué : "Trop gros, on ne peut pas y croire". Assurément. Mais quand Michel de Robert de Lafregeyre a livré son histoire à son ami réalisateur Olivier Casas, celui-ci ne pouvait pas ne pas en faire un film. Après quatre ans d'échanges, d'enquête sur les traces de cette enfance peu ordinaire - au cours de laquelle ils retrouvèrent le jeune pompier volontaire qui avait ramassé le directeur et l'acte de décès de ce dernier -, Frères s'est dévoilé dans les salles obscures mercredi 24 avril.

Il fut impossible pour l'ancien architecte joué par Yvan Attal d'assister au tournage. Ç'eût été trop remuant. L'interviewé garde un souvenir "terrible", "très dur", du premier visionnage du film mis en boîte, qui, en même temps, "lui a fait beaucoup de bien". Il fut notamment impressionné, parfois "glacé", par l'interprétation de Mathieu Kassovitz, qui a saisi certaines expressions, certains regards, "ce côté loup solitaire" de son aîné.

"Les acteurs et le réalisateur ont surtout capté notre complicité, notre fratrie, cet amour tellement fort qu'il nous a permis de nous en sortir. Seuls, on serait morts. On tenait l'un pour l'autre", affirme le septuagénaire, ému.  

Jours heureux, nuits glacées

À chaque avant-première du film d'aventures intergénérationnel aux plans somptueux, à la fois drame intime d'une grande délicatesse, il a dû se remémorer leurs années 50. Une autre étape de cette aventure de cinéma qui semble lui avoir coûté. Pas évident de raconter l'enfance à deux, parce qu'il est seul désormais. "Mais ce projet est un tel hommage à mon frère que ça me donne la force", glisse-t-il. Son "Pat" a mis fin à ses jours en 1993, à 49 ans. Jusqu'à sa perte, "Mic" n'avait jamais raconté leur passé à un tiers.

"On ne voyait pas l'intérêt d'en parler aux autres. C’était notre histoire. La thérapie se faisait entre nous deux. Il me livrait tous ses souvenirs et accueillait les miens. On avait besoin de se raconter. On partageait notre mémoire, on riait ensemble en se rappelant des moments magiques de liberté. On était tellement heureux quand on montait dans les arbres, jouait dans la rivière, courait dans les blés au printemps...", énumère-t-il, un sourire retrouvé dans la voix.

On fait plus que donner la chaleur de son corps à son frère, on le serre contre soi pour qu'il vive encore. Il faut sentir cette différence.

"Bonheur total" aussi quand Patrice trouve une casse automobile et ramène des bidons, des outils tranchants et des fils de cuivre, à son petit frère. Celui qui s'amuse d'être surnommé "MacGyver" par ses amis aujourd'hui, pour sa débrouillardise préservée, s'occupe à l'époque de construire une cabane, tailler des couteaux, ou former des matelas avec des feuilles, tandis que Patrice se "dépatouille" pour trouver à manger.

"À cette époque, dans toutes les maisons de campagne alentours, il y a des poulaillers et des potagers. Et puis, on a rapidement appris à voir tout ce que la nature peut donner. Un roncier, par exemple : il suffit de retirer des ronces les épines, de les torsader, et ça fait une ficelle incroyablement solide. Et des mûres à manger ! C'est sûr que de temps à autre, on crache et c'est mauvais, mais on apprend à connaître tout ça", poursuit-il au présent, tant les souvenirs sont vifs.

Celui qui lui revient le plus vite à l'esprit, l'image la plus tenace ? Les nuits froides, à dormir dans les bras l'un de l'autre, "sur le fil rouge, entre la vie et la mort". "On fait plus que donner la chaleur de son corps à son frère, on le serre contre soi pour qu'il vive encore. Il faut sentir cette différence."

"Commencé par le meilleur" : la douloureuse réintégration

Hormis ces rudes hivers, "la vie en forêt n'était que du bonheur", promet Michel de Robert de Lafregeyre. D'où cette terrible phrase de Patrice, alors devenu médecin, avant de mettre un terme à son existence : "On a commencé par la fin, par le meilleur." Quelques mots qui disent "tout de ce qu'il ressent, de sa difficile intégration dans la société" après pareille enfance. 

Le retour à la vie "normale" fut extrêmement brutal pour les frères, reconnus en 1956 par leur grand-mère dans un village où ils travaillaient pour un ostréiculteur. Leur mère vient les récupérer et "c'est comme un tranchoir", formule Michel. "Vous êtes dans une vie, et en une seconde, vous basculez dans une autre."

Il fallait nous réintégrer. On passe de la liberté à la prison. Ce fut très violent.

"Il fallait nous réintégrer. On arrive dans cette famille de précepteurs à Paris..." Des trémolos surgissent, alors il marque un silence. "Évidemment, on a des vêtements chauds et de quoi se nourrir, mais pour nous, on passe de la liberté à la prison. On est enfermés dans une chambre. De 6 heures du matin à 8 heures du soir, on ne fait qu’apprendre à lire et à écrire. Des pages de lettres et de calculs pour rattraper le temps... Ce fut très violent, parce que ce qui est considéré comme le pire fut pour nous le meilleur, et inversement."

Michel de Robert de Lafregeyre n'a pas vécu l'après aussi difficilement que Patrice, qui pensait aussi : "Ma mère, ça a été un fiasco, mon père, je ne l'ai jamais retrouvé, et je ne peux avoir d'enfants, à quoi bon ?", liste avec ses mots celui qui reste. En vieillissant, les frères ont souffert des carences alimentaires de leur enfance, et Patrice a été diagnostiqué stérile. Michel, lui, "a mis dix ans à avoir un fils" et avec son ancienne épouse, ils ne sont pas parvenus à avoir un second enfant, bien qu'ils aient "tout fait pour". "Je voulais absolument une fille", confie-t-il le cœur lourd, mais apaisé par une attention du réalisateur. "Dans le film, mon personnage est père d'une petite fille, ça m'a beaucoup touché."

Des sept années en pleine nature à la suite en apparence plus confortable dans les chics arrondissements parisiens, sa vie extraordinaire défile sur grand écran, jusqu'à ce qu'il devienne tout noir. Entre 1945 et 1947, en Europe, 90 000 enfants se sont retrouvés sans parents ni identité. 340 000 ont été séparés de leur famille. 

"Malheureusement, nous avons mis un couvercle sur tout ça...", soupire Michel de Robert de Lafregeyre, qui a tenu à ce que ces estimations apparaissent avant le générique final. Et l'hommage à son frère regretté s'étend alors à toutes ces jeunes vies chamboulées.

Frères d'Olivier Casas, avec Mathieu Kassovitz et Yvan Attal, en salle le 24 avril 2024