Anthony Delon et Paul Belmondo : leurs pères, la famille, leurs 400 coups
En 1997, Jean-Paul Belmondo et Alain Delon posaient pour un duel au sommet. Aujourd’hui, comme un clin d’œil, leurs fils, Anthony et Paul, leur rendent hommage, en avant-goût des 75 ans de Paris Match. Et se confient.
Paris Match. Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?
Anthony Delon. On avait 17 ans, c’était à l’Élysée Matignon. Une attirance fulgurante. [Il rit.]
Paul Belmondo. Deux aimants ! On se sentait libres à 100 % mais, en fait, nos pères gardaient un œil sur nous. À l’Élysée Matignon, ils nous savaient en sécurité parce qu’ils connaissaient Armel Issartel, le propriétaire, et qu’eux aussi s’y étaient pris des murges. Un soir, Jean-Paul et sa bande avaient tout cassé. Aujourd’hui, les photos d’un tel désastre inonderaient les réseaux sociaux. À l’époque, Issartel n’a jamais voulu entendre parler de réparations : “J’ai passé une des plus belles soirées de ma vie”, disait-il. Belmondo, Delon, Bardot, Johnny… Ils ont connu un âge d’or. On leur pardonnait tout. Désormais, on ne pardonne rien.
Vos pères ont été à la fois amis et rivaux, avez-vous le même lien ?
P.B. Nous sommes très différents. Comme eux. Et nous n’avons pas besoin de nous dire les choses pour nous comprendre. Mon père aimait beaucoup Alain, mais ils n’étaient pas inséparables. Il l’aimait parce qu’ils avaient grandi ensemble, au sens de devenir grands. Alain était là dans tous les moments importants. Les 18 ans de ma sœur, la remise de la Légion d’honneur, les premières de théâtre, mon mariage. Son enterrement. Quelques mois après sa mort, Alain m’a appelé pour me dire qu’il lui manquait. Avec Anthony, c’est pareil. On est amis en permanence, sans avoir besoin de se donner rendez-vous.
A.D. Il n’y a jamais eu de rivalité entre nous, sauf pour une princesse… mais c’était un malentendu ! Lorsque mon père me parlait de Jean-Paul, c’était pour revenir sur leur “course en tête”, comme il disait, tantôt l’un, tantôt l’autre. Mais il ne manquait jamais de préciser qu’ils s’appréciaient beaucoup. Jean-Paul était plus facile d’accès, je pense. Je le croisais souvent au Stresa, un restaurant près des Champs-Élysées. Il me demandait : “Tu vas bien ? Tu tournes en ce moment ?” Un jour où je l’avais rencontré avec sa bande, rue Marbeuf, je lui avais dit : “J’ai cru que vous vous prépariez à monter sur un braco…” Il m’a répondu du tac au tac : “Ouais, on casse une croûte et on y va !”
On a failli mourir ensemble dans un accident d’hélico !
P.B. La chose la plus touchante qu’Alain m’ait confiée, c’était un soir au théâtre Marigny : “Tu as vu, je suis dans la loge de ton père. Là où il a joué Kean et Cyrano…” Et puis il m’a serré dans ses bras : “Tu lui diras que, moi aussi, je suis un acteur de théâtre.” Parce que lui n’était pas passé par le conservatoire, il avait été choisi dans la rue.
Vous vous voyez aussi souvent qu’eux ?
P.B. Davantage.
A.D. On s’appelle, c’est vrai, on s’envoie des messages pendant les Grands Prix de F1… Plus jeunes, on partait aussi en vacances, on faisait des balades sur des Harley-Davidson. Et le Paris-Dakar 1989, tu te souviens ? On avait dormi à la belle étoile sur le toit d’un hôtel à Agadez et, à l’aube, on avait été réveillés par le chant du muezzin et les cris d’une femme qui accouchait suivis de ceux de son nouveau-né.
P.B. Et on a failli mourir ensemble dans un accident d’hélico !
A.D. Un peu par ta faute…
P.B. C’est vrai, j’ai voulu descendre pour aller pisser. L’appareil s’est tourné face au vent, la turbine a lâché, les patins ont cassé, et on a failli partir en tonneaux.
Anthony m’a présenté Luana, ma femme. C’est la chose la plus importante qu’il a faite pour moi
A.D. Paul était derrière, adossé à 200 litres de kérosène, on aurait pu exploser. Tu imagines, les titres des journaux !
P.B. Et après, on a fini dans la voiture du pilote Jean-Louis Schlesser, à 170 km/h dans le désert, sans casques, pas attachés… Il fallait vraiment être totalement barges. Dans la série des souvenirs, Anthony m’a présenté Luana, ma femme. C’est la chose la plus importante qu’il a faite pour moi.
A.D. Et les vacances sur le bassin d’Arcachon ? Paul, un soir, étendu bras en croix, paumes en l’air, sur le deck. Je lui demande ce qu’il fait, il me répond : “Je prends l’énergie de la Lune.” Ça m’a fait rigoler. Mais maintenant, moi aussi, je me connecte à l’Univers.
Nous sommes trois gardiens de sa mémoire, mon frère, ma sœur et moi
Paul, vous êtes-vous essayé à l’analyse, au bouddhisme, au chamanisme, comme Anthony ?
P.B. Je crois à l’énergie terrestre, mais je suis plutôt réfractaire au reste. Et puis, je suis trop vieux. Si j’entrais en analyse, je n’en sortirais que mort…
A.D. Ah ah ! Ça veut dire que tu en as besoin, mais que tu as peur…
P.B. Il y a certainement beaucoup de choses de moi sur lesquelles il faudrait se pencher. Trop, peut-être. Je me connais bien, je suis lucide.
Anthony a écrit sur sa relation avec son père et vous, Paul, vous avez consacré un documentaire au vôtre. Vous considérez-vous comme les gardiens de leur mémoire ?
P.B. Moi qui suis totalement dyslexique, je suis absolument admiratif des livres d’Anthony. J’ai fait ce documentaire sur mon père davantage pour lui que pour m’interroger sur notre relation. Je voulais qu’il nous laisse la propre version de sa vie, vraie ou pas, mais la sienne. À présent, j’essaye juste de faire respecter celui qu’il était : discret, pudique.
A.D. Delon fait partie intégrante du patrimoine français et, en ce qui me concerne, comme mon ami Mathias Moncorgé [le fils de Jean Gabin], je ferai en sorte qu’il garde sa place au Panthéon des grands acteurs français. Nous sommes trois gardiens de sa mémoire, mon frère, ma sœur et moi.
Mon père m’a élevé dans l’esprit de compétition. Au tennis ou à la boxe, il fallait marquer des points
Est-ce difficile de vous voir autrement que comme les fils de vos pères ?
P.B. Anthony, je le vois comme Anthony, pas comme le fils d’Alain.
A.D. Et moi je vois Paul comme le fils de Jean-Paul. Il a la même tête, avec le nez moins écrasé. [Il rit.]
P.B. Normal, j’ai fait moins de boxe que lui. Quand j’avais 10 ans, il m’emmenait voir des combats ou bien il me montrait les films qu’il avait tournés avec sa super-8 au bord des rings : Monzon, Valdez, Bouttier et même Cassius Clay. J’aimais bien, mais pas assez pour devenir boxeur, ce dont il avait rêvé pour lui-même. Il m’a élevé dans l’esprit de compétition. Au tennis ou à la boxe, il fallait marquer des points. À vélo, il fallait sprinter. Avec les petites voitures, il fallait arriver le plus près du mur.
A.D. Avec ma mère, c’était pareil : quel que soit le défi, il fallait qu’elle le relève. Je suis né avec cet esprit de compétition. Dès qu’il y a un enjeu, ça m’excite. Mon père avait lui aussi le goût de la boxe. Il ne la pratiquait pas, mais produisait des combats. J’avais 8 ans quand il a organisé son premier championnat du monde : Bouttier contre Monzon.
Je n’aurais pas détesté avoir Alain Delon comme père
Vous considérez-vous comme des enfants gâtés ?
P.B. Gâté oui, je ne peux pas dire le contraire. À 5 ans, j’ai rencontré Prévert, Chaplin, de Funès. Mais c’est vrai que, parfois, on a envie de marcher sans sentir un regard. Quoique, au fin fond de la Lozère, on m’aurait vite oublié. Cette notoriété, si je l’ai entretenue, c’est qu’elle n’est pas désagréable.
A.D. J’avoue que j’étais un peu jaloux de Polo. Il m’est arrivé de lui envier son père, un chef de clan soudé qui s’occupait de ses enfants, les faisait voyager à travers le monde. Chez moi, c’était différent, l’esprit de clan était une utopie.
Avez-vous eu de bons pères ?
A.D. Je suis père de trois enfants et j’ai appris que, dans ce domaine, chacun fait ce qu’il peut. Ce que je sais en revanche, c’est que, lorsque j’en avais le plus besoin, le mien a su me donner l’amour qui m’a permis de me construire. Même s’il fallait manger de la cervelle d’agneau une fois par semaine pour devenir intelligent… Je ne sais pas si ça a marché ! Lorsqu’il m’est arrivé d’avoir besoin de lui, il a répondu présent. Nos rapports ont eu des hauts et des bas, du fait de nos caractères, de son rapport à l’amour. Mais, dans les épreuves, nous étions toujours là l’un pour l’autre. Debout, face au vent. Ces derniers mois, je pense, ont prouvé ma fidélité. Ma mère et Mireille [Darc] connaissaient la vérité des liens qui nous unissent. Complexes mais sans failles.
P.B. Je n’aurais pas détesté avoir Alain Delon comme père.
A.D. Chiche ! [Il rit.]
P.B. Même si j’imagine que ça a dû être difficile… C’est vrai, à tous les moments de ma vie, j’ai pu me reposer sur un socle familial solide. Mon père était souvent absent, mais lorsqu’il était là, il se consacrait à nous à 100 %. Et tous les dimanches, je déjeunais avec mes grands-parents.
A.D. Quelle chance, j’aurais aimé connaître mon grand-père…
Ma troisième fille, Alyson, que j’ai reconnue sur le tard, se cherche encore. Elle n’a pas eu une vie facile… Mais c’est son chemin.
Vous efforcez-vous d’être des pères différents de ceux qu’ils ont été ?
P.B. J’essaye de ne pas reproduire les mêmes erreurs. Je pense avoir été plus sévère sur l’école, le travail… Il faut dire aussi que mes enfants ont une mère formidable qui m’a beaucoup aidé à les élever.
A.D. Moi aussi, j’ai été aidé par la mère de mes filles, jusqu’à notre séparation. Quand elle est partie aux États-Unis, il y a dix ans, c’est moi qui les ai gardées, la petite avait 13 ans, la grande 18. Elle a fait des études de droit qui l’ont structurée, suivies d’un master en communication et aujourd’hui elle a un très joli job. Liv, la plus jeune, entame un master en communication et marketing. La troisième, Alyson, que j’ai reconnue sur le tard, se cherche encore. Elle n’a pas eu une vie facile… Mais c’est son chemin. J’espère qu’elle comprendra un jour le pourquoi.
L’école m’emmerdait. J’avais besoin de vivre ma vie sans contraintes, sans ordres de qui que ce soit
Vos enfants se connaissent ?
A.D. Loup, mon aînée, un peu, surtout Victor. Et Liv est assez amie avec Giacomo. Ils se sont rencontrés, comme nous, par le biais d’amis.
Vos pères ont en commun d’avoir arrêté l’école à 14 ans. Les études n’ont pas été non plus votre priorité ?
P.B. Je suis quand même allé jusqu’au bac, même si je ne l’ai pas décroché. Mon père n’était pas du genre à m’engueuler pour un mauvais bulletin. Il ne s’inquiétait pas pour mon avenir. Moi, j’étais beaucoup plus soucieux de celui mes enfants. Tous ont fait des études.
A.D. L’école m’emmerdait. J’avais besoin de vivre ma vie sans contraintes, sans ordres de qui que ce soit.
Faire quelque chose ensemble ? On se l’est toujours dit. Et ça se fera, au bon moment, j’en suis certain
Êtes-vous nés pour vous inscrire dans une lignée d’acteurs ?
P.B. Mon père m’y a poussé. J’ai commencé comme assistant sur des tournages et j’en garde de très bons souvenirs, surtout des instants partagés avec lui. Mais au fond, je voulais être pilote, c’était ma passion. C’est lui d’ailleurs qui m’avait embarqué à 10 ans sur un circuit de F1, m’asseyant sur ses genoux pour être près du volant. Quand j’ai arrêté les circuits, en 2006, je me suis naturellement tourné vers le métier d’acteur.
A.D. Mon père n’en parlait jamais. L’idée d’une dynastie lui est venue bien plus tard. Plus jeune, ce qui m’intéressait, c’était la mode. Quand j’ai créé ma ligne de cuir, à 18 ans, j’étais heureux. Et puis, j’ai eu des problèmes, mon gérant s’est pris trois balles de 45 dans ma voiture et on connaît la suite.
P.B. Je me souviens de cette époque. Face à ceux qui te critiquaient, je te défendais. Mon père ne m’aurait pas poursuivi en justice.
J’en ai aussi fait des conneries, mais ça s’est moins vu. J’étais quand même plus sage que toi
Accepteriez-vous de jouer le remake d’un de leurs films ensemble ?
P.B. Il y en a eu peu, à part “Borsalino” et “Une chance sur deux”. Dans “Paris brûle-t-il ?”, ils n’ont pas de scène ensemble. Donc ça ne pourrait être que “Borsalino”.
A.D. C’est la référence !
P.B. Ils sont à l’apogée de leur carrière, de leur beauté, de leur talent : les deux plus grandes stars françaises, voire européennes, à l’affiche. Et ça donne un film culte. Mais nous aspirons à nos propres histoires. Faire quelque chose ensemble ? On se l’est toujours dit. Et ça se fera, au bon moment, j’en suis certain.
A.D. J’ai commencé à faire du cinéma quand Francesco Rosi m’a proposé un rôle. C’était pour gagner ma vie, puis la passion est venue. Il ne faut pas toucher à leur filmographie. Il faut trouver le bon projet, ni commercial ni opportuniste, comme on nous l’a proposé tant de fois… Toi, si tu devais choisir un film de mon père, lequel prendrais-tu ?
P.B. “Le clan des Siciliens”. Je n’ai jamais compris pourquoi personne n’en avait fait un remake.
A.D. Parce que tu ne peux pas réunir autant d’acteurs de ce calibre ! Moi, des films de Jean-Paul, je prendrais “Un singe en hiver” et “Peur sur la ville”.
P.B. Le premier rôle de flic de mon père. Avant, il n’avait joué que des voyous ! Tiens, il m’avait emmené voir la première de “Zorro”, interprété par le tien.
A.D. Mais moi, je n’y étais pas ! Alors qu’il avait tourné le film pour moi ! J’avais dû faire une connerie…
P.B. J’en ai aussi fait des conneries, mais ça s’est moins vu. [Il rit.] J’étais quand même plus sage que toi. Même si je suis incapable de rester chez moi à ne rien faire.
Ça peut surprendre, mais mon père aimait les blagues potaches, accrocher un saut d’eau au-dessus de la porte, nous préparer des lits en portefeuille...
A.D. Ma mère avait la connerie dans le sang, mon père aussi. Ça peut surprendre, mais il aimait les blagues potaches, accrocher un saut d’eau au-dessus de la porte, nous préparer des lits en portefeuille, monter gratter sur le toit pour nous faire peur quand on était en vacances à Douchy avec les cousins. Jean-Paul était aussi champion en la matière.
Lequel des deux était le plus voyou ?
A.D. Jean-Paul à mon avis ! Déconneur, je veux dire…
P.B. Mon père avait une image de voyou mais, au contraire d’Alain, il venait d’un univers bourgeois où il avait été choyé. Quels sacrés personnages ! Producteurs, distributeurs, tellement libres qu’ils osaient tout.
Les histoires de famille sont toujours compliquées, plus encore quand elles concernent des hommes de caractère
Pour vous, comme pour le public, ils sont immortels ?
P.B. Sur l’écran, parfois j’ai le sentiment qu’il me fait signe. Quand il est mort, l’ascenseur est subitement tombé en panne. On a dû le descendre péniblement par l’escalier, comme s’il voulait rester parmi nous. Au crématorium : deuxième panne d’ascenseur. Et le jour où l’on partait disperser ses cendres dans sa maison d’enfance à Piriac-sur-Mer, impossible de trouver un taxi. Il a fallu prendre le métro, avec lui dans mon sac, et passer par la station de métro Bir-Hakeim, celle de la légendaire scène de “Peur sur la ville”… Il voulait la refaire ? Je crois à ces signes-là.
A.D. Quand ma mère est partie, le four s’est allumé. Il y a eu deux ou trois signes comme ça. Je sais que les gens qui nous ont aimés ne nous quittent jamais.
Jean-Paul a fini sa vie sans compagne, avec son chien adoré. Alain est reclus à Douchy. Le crépuscule des stars est-il toujours tragique ?
P.B. Peut-être. Les histoires de famille sont toujours compliquées, plus encore quand elles concernent des hommes de caractère, aussi exposés. Mon père n’a pas fini sa vie seul, bien au contraire. Il y avait toute sa famille. Frère, sœur, enfants et amis très proches se sont relayés auprès de lui tout comme sa chienne qui est restée à ses côtés jusqu’à la fin, refusant même de sortir. Je sais quelle situation Anthony traverse, j’ai vécu la même chose. Il m’arrive de lui envoyer des petits mots, simplement pour lui dire que je suis là. Quant à Alain, je pense qu’il a surtout besoin de paix.
A.D. Oui, comme tous les hommes de son âge, c’est vrai qu’il a besoin de tranquillité. Il le mérite maintenant. Bien dit, mon Polo… Jean-Paul est parti entouré de sa famille. Il n’y a pas de fatalité, on a toujours la vie que l’on mérite, pour le meilleur comme pour le pire. “Comme on fait son lit on se couche”, disaient nos ancêtres.