(PDF) Roses a credit | Miller Stefy - Academia.edu
БИБЛИОТЕКА ДЛЯ ДОМАШНЕГО ЧТЕНИЯ выпускается для студентов институтов и факультетов иностранных языков и филологических факультетов университетов deuxième édition, revue et corrigée MOSCOU VYSŠAJA ŠKOLA 1979 ИЗДАТЕЛЬСТВО ВЫСШАЯ ШКОЛА МОСКВА 1979 Триоле Э. Т67 Розы в кредит : Роман (с учебным аппаратом)./ Сост. и автор коммент. Тихомирова Н. И. ; На фр. яз. – 2Vе изд., испр. и доп. – М. : Высш. школа, 1979. – 127 с. (БVка для чтения стуV дентами яз. вузов). На тит. л. загл. : Elsa Triolet. Roses à crédit. ОТ СОСТАВИТЕЛЯ В своем романе « Розы в кредит » Эльза Триоле затронула проблему, которая достигает особой остроты в наши дни и которой Жорж Перек посвятил свой роман « Вещи ». Это проV блема отношения человека к вещам в современном капиталистическом обществе. Приобретение вещей, которые общество как будто бы и производит на благо человеку, часто приводит к тому, что вещи становятся единственным смыслом жизни, они фактически порабощают человека, обедняют его духовный мир. В этом трагедия героини романа Мартины Донель. Предлагаемый для самостоятельного домашнего чтения роман Эльзы Триоле « Розы в креV дит » по своему словарному составу больше всего подходит к тематике, изучаемой на первом курсе специальных языковых вузов и факультетов иностранных языков. Роман частично сокращен, но не адаптирован. Поскольку роман рекомендуется для чтения первокурсникам, он снабжен подробным комV ментарием, включающим в себя не только реалии, но и всю идиоматику романа, а также объV яснение наиболее трудных для понимания фраз. Во второе издание книги внесены незначительные дополнения в раздел комментариев и необходимые исправления. Текст романа в настоящем издании представлен в более полном виде. Il faisait nuit noire quand la porte de la cabane s’ouvrit et sur le pas de la porte apparut la mère Marie Peigner. – AmenezVvous, criaVtVelle dans la nuit. Ils sortirent de derrière les fagots. Marie les comptait au fur et à mesure1 qu’ils passaient la porter – Un, deux, trois, quatre, cinq... C’est encore Martine qui manque ! Elle veut ma mort, cette garce ! Les quatre garçons et la fille s’assirent autour de la table. Une lampe à pétrole, une suspension, se balançait auVdessus de leurs têtes. Sur la cuisinière en fonte un potVauVfeu fumait doucement, et cela sentait le feu, le bois et la soupe. Les gosses avaient entre quinze et trois ans, tous pareillement les mains noires, le nez qui coulait et les cheveux tirant sur le roux2. L’aînée, souffreteuse, avait une bouche aux coins tombants. Les trois garçons qui la suivaient ressemblaient à trois grenouilles de bonne humeur, et seul, le toutVpetit ressemblait à sa mère, une petite femme aux cheveux crépus autour du visage encore lisse, le front bombé, le nez petit, et une bouche au sourire permanent. Elle servait le potVauVfeu à la ronde dans des assiettes. Les gosses la regardaient faire immobiles et muets. La soupe était grasse, il y nageait de bons morceaux de viande et de légumes. Pendant un moment on n’entendait que mâcher et avaler. Pour la deuxième tournée un incident était venu faire diversion3 : un rat monté par un des pieds de la table. – Un rat ! criaient les gosses, pendant que le rat courait entre les assiettes, les verres, les morceaux de pain. – Tapez ! criait Marie, mais tapez donc, bon Dieu !... C’est l’aîné des garçons qui eut le privilège d’assommer le rat. Martine apparut juste comme Marie, sa mère, tenant le rat crevé par la queue, ouvrait la porte pour la jeter dehors. Martine eut juste le temps de faire un bond de côté pour ne pas recevoir le rat en pleine figure. Martine s’adossa à la porte. – AssiedsVtoi... dit sa mère. Et mange. – J’ai pas faim... Martine alla vers la cuisinière. – J’ai froid, ditVelle. – tu vas manger. Il y a un potVauVfeu, tu vas te régaler. C’est le premier potVauVfeu comme il faut depuis la Libération4. Martine alla s’asseoir à côté de sa sœur aînée. Outre la cuisinière il y avait dans la pièce la place pour le buffet et une carcasse de fauteuil, tous ressorts dehors. La porte qui donnait sur la deuxième pièce était ouverte. Les gosses ramassaient avec du pain ce qui restait du jus dans leurs assiettes et commentaient l’incident du rat. Martine passa les deux mains sur ses cheveux qui pendaient en mèches noires et droites. – Mange... dit sa mère. Martine prit la cuillère et regarda la soupe dans l’assiette, la couche épaisse de graisse, un morceau de bœuf, un os... – Mange, dit sa sœur aînée à voix basse, tu vois que la mère n’est pas contente. Martine enfonça la cuillère dans la graisse, la porta à sa bouche et s’écroula, la tête en avant, dans la soupe. Il y eut un remueVménage, comme pour le rat. – Alors ! criait la mère, vous ne voyez pas qu’elle est malade ? 1 au fur et à mesure que... – по мере того как... les cheveux tirant sur le roux – волосы рыжеватого оттенка 3 un incident était venu faire diversion – одно происшествие отвлекло их внимание 4 la Libération – Освобождение – так во Франции называется период после освобождения страны от гитлеровской оккупации 2 On déposa Martine sur le grand lit défait. Qu’estVce que tu as, mais qu’estVce que tu as, ma petite ? répétait Marie penchée auVdessus de MarV tine. Martine ouvrit les yeux. Elle vit le visage de sa mère qui ne bougeait pas, son sourire... Je veux m’en aller... ditVelle. AuVdessus d’elle le visage de Marie ne changea pas d’expression. – La maman de Cécile me prendrait... J’apprendrai pour être coiffeuse... continua Martine. Marie se mit à rire. – Tu commenceras par te faire une permanente à toiVmême. Et décolorer tes cheveux peutVêtre. Sacré Martine ! Ça vaVtVil mieux ? – Non, fit Martine. Je veux partir. – Non ! cria Marie. Et puis tu vas rendre à Dédé ses billes, Tu les lui as encore volées ! Une pie, voilà ce que tu es, une pie voleuse, il te faut tout ce qui brille, je t’ai vue, de mes yeux vue, enterrer mon petit flacon d’eau de Cologne ! Et le ruban de Francine, c’est toi qui le lui a pris, c’est sûr I Une pie ! Une pie ! – Une pie ! glapirent les gosses, apparaissant dans la porte, une pie noire ! une pie voleuse ! Ils s’étaient peu à peu introduits dans la pièce, sautillant, criant. Tant d’événements les avaient déV chaînés, ils étaient en transes. – Assez ! Marie distribua des claques, et les enfants disparurent à nouveau derrière la cloison. Martine se glissa hors du lit et alla s’asseoir près de la cuisinière. – Allons, dit Marie, assez de bêtises. Tu te feras coiffeuse ou ce que tu voudras, après l’école. La maîtresse dit que tu étudies bien. Dire que moi, ta mère, je n’ai jamais pu apprendre à lire, ni à écrire. Je ne suis pourtant pas plus bête qu’une autre. Et ta sœur aînée, c’est moi, toute crachée1, à quinze ans, ni lire, ni écrire ! Tu ne veux pas un peu de soupe chaude, dis, Martine ? Elle prit Martine dans ses bras, posa des baisers sonores sur ses cheveux noirs, ses joues pâles, ses épaules. Martine se’ laissait faire, un corps sans vie, les narines pincées, les yeux clos. Un corps de filletteV femme, long et lisse. Sa robe de laine foncée, étroite et courte, semblait l’empêcher de bouger, de respirer. Marie la lâcha : – Tu veux coucher avec moi ? Je te fais une petite place, demandaVtVelle. – Je suis malade, maman, j’ai froid, je vais me remuer, je te réveillerai. Voici les billes à Dédé, elles m’ont fait bien plaisir. Elle tira deux billes d’une poche profonde. – GardeVles, grosse bête... je lui donnerai autre chose. Marie fourra les billes dans la poche de MarV tine. – Tu ne vas tout de même pas passer la nuit près de la cuisinière, malade comme tu es, tu risqueV rais de tomber dessus... – Je pourrai aller coucher chez Cécile... Marie leva la main : – Tu resteras à la maison ! Je vais m’expliquer avec la coiffeuse... C’est déjà à cause d’elle et de sa Cécile qu’on m’a prise ma grande et qu’on l’a mise dans un préventorium2 ! Elle n’a pas besoin des allocations3, la coiffeuse, ça se voit, cela lui est égal qu’on enlève vos enfants ! qu’on arrache une fille à sa mère... Marie peu à peu s’était remise à crier. Martine se leva, adossa sa chaise au mur, en prit une autre, la mit en face pour étendre ses jambes. Marie criait. A côté, on n’entendait plus bouger les gosses : ils dormaient dans le noir ou préféraient se taire. Martine se demandait si Marie criait depuis longtemps. Engourdie par la chaleur elle ne l’écoutait pas et déjà Marie se calmait. La baraque plongée dans l’obscurité respirait, ronflait, traversée par le trottinement des rats... MarV tine ne dormait pas : en cette saison, les nuits sont longues. Elle pensait au fils Donelle, Daniel, fils de Donelle Georges, l’horticulteur, qui avait des plantations de rosiers à une vingtaine de kilomètres 1 c’est moi, toute crachée – вылитая я on l’a mise dans un préventorium – ее поместили в преванторий – лечебное заведение, куда помещают больных в начальной, не заразной стадии туберкулеза 3 elle n’a pas besoin des allocations – ей не нужны пособия (имеются в виду пособия, выдаваемые многодетным семьям) 2 2 du pays. Daniel Donelle faisait depuis toujours partie du monde familier de Martine, comme la forêt, l’église, les pavés de la rue Centrale. Daniel avait des cousins dans leur village. Pour Martine, Daniel était le plus beau. Daniel faisait ses études à Paris, où il habitait chez sa sœur, Dominique, mariée avec un fleuriste, boulevard Montparnasse1. En 1944 les Boches l’arrêtèrent pour vérification de papiers sur la route2. Ils trouvèrent sous le beurre et les œufs, dans le panier attaché au porteVbagages de son vélo, du matériel suspect : de l’encre d’imprimerie et des tampons vierges3. Le maire avait beau affirmer4 qu’il avait demandé à DaV niel de lui rapporter ce matériel pour les besoins de la mairie. Daniel était condamné à mort avec ses dixVhuit ans, sa force et son rire. Il avait failli devenir5 un jeune martyr, mais grâce à la Libération ne fut qu’un jeune héros quotidien. Quant à Martine, guerre ou pas, occupation ou pas, et aussi loin qu’elle pouvait se souvenir des jours de sa vie, elle y trouvait l’attente de Daniel. C’était ainsi depuis toujours. Martine vivait avec l’image de Daniel en elle, et lorsque cette image se matérialisait, qu’elle voyait Daniel apparaître en chair et en os6, le choc était si fort qu’elle avait du mal à7 garder l’équilibre. Martine sur ses chaises dans le noir pensait à Daniel Donelle. La cuisinière refroidissait. Martine ne dormait toujours pas et maintenant elle avait froid. Elle s’était installée sur les chaises pour ne pas coucher avec sa mère, dans ses draps lavés deux fois l’an. Mais rester toute une longue nuit sur deux chaises, quand on ne dort pas, c’est dur et c’est long. Elle se serait bien couchée sur la table, mais il y avait des rats qui s’y promenaient à cause des restes, on les entendait courir... Ils frôlaient Martine au passage. Martine les yeux ouverts dans le noir pensait à Daniel Donelle. La mère ne devait pas dormir elle non plus, parce qu’elle dit soudain : – Après tout tu peux aller coucher chez Cécile. Le père peut revenir cette nuit, ivre comme touV jours. Dans le noir Martine attrapa sa veste et se dirigea vers la porte. Elle entra dans une autre nuit pleine d’air, de pluie et courut sur la grande route. Quelle heure pouvaitVil bien être ? Et s’il était trop tard pour frapper chez Cécile ? Elle ne verrait l’heure que sur le cadran de l’église, et encore si le clair de lune venait dessus... Mais aux premières maisons du village elle sa rassura : Puisqu’il y avait encore de la lumière chez le père Malloire, il ne pouvait être bien tard. Les rues étaient vides, mais ici et là, c’était éclairé... chez le gazier, chez le notaire. L’horloge se mit à sonner. Dix heures I C’était la liV mite... Martine arriva à la maison de la coiffeuse. Elle frappa à la fenêtre. La porte s’ouvrit et dans l’ombre apparut la coiffeuse : – Martine... C’est à cette heure que tu viens ? Il n’y a rien de cassé ?8 – Maman m’a dit qu’elle aimait mieux que je file, vu que9 le père allait venir ce soir. – Bon... entre, ma fille. Le père... On l’appelait le père, bien que Marie Vénin l’eût épousé quand elle avait déjà ses deux aînées, de pères différents et tous deux inconnus. Le mariage était le résultat de tractations entre le curé du village et le maire. On disait que le maire était le père de l’aînée des gosses ; il était coureur, or, il y a quinze ans, il n’y a pas à dire, Marie était 1 boulevard Montparnasse – один из бульваров Парижа les Boches l’arrêtèrent pour vérification de papiers sur la route немцы остановили его на дороге, чтобы проверить документы 3 l’encre d’imprimerie et les tampons vierges – типографскую краску и штемпельные подушечки, не бывшие в употV реблении 4 le maire avait beau affirmer – напрасно мэр утверждал 5 il avait failli devenir – он чуть не стал 6 en chair et en os – собственной персоной 7 elle avait du mal à... – она с трудом... 8 Il n’y a rien de cassé ? – Ничего не случилось ? 9 vu que – изVза того, что ; ввиду того, что... 2 3 une fort belle fille, qui faisait courir les hommes. Le maire obtint du Conseil municipal qu’on accordât à Marie un terrain au bout du village. Il était entendu qu’elle prendrait pour époux Pierre Peigner, le bûcheron. Pierre Peigner était travailleur, bien qu’un peu porté sur le boisson1. Il accepta la femme avec les deux gosses. Il reconnut les deux aînées, tant il était épris de Marie, heureux d’avance de tout ce que la vie allait bientôt lui apporter d’inattendu, et le bienVêtre, et une femme bien à lui. Une femme qui ressemblait à une grande fleur de soleil, avec ses cheveux dorés autour d’un visage hâlé et rond. Elle était coquette, et si elle se lavait rarement, elle mettait une fleur dans ses cheveux jamais peignés, un collier autour du cou. Que pouvaitVil rêver de mieux, Pierre Peigner, enfant de l’Assistance ?2 Pour commencer, il bâtit une cabane en vieilles planches, comme le font les bûcherons près d’une coupe de bois, le temps de la coupe3. Il se mit à défricher le terrain, à bêcher, à semer, à planter, et lorsque le maire, qui venait de temps en temps faire une petite visite aux jeunes mariés, lui a reproché que la cabane ne fût pas bien réjouissante à voir, Pierre Peigner lui dit avec indignation qu’il ne pouV vait s’occuper de tout à la fois, que ce n’était là qu’un début, qu’il fallait lui laisser le temps de soufV fler, que tout allait être refait convenablement avec de jolies couleurs, que Marie planterait des fleurs, et que même, s’il voulait savoir, il y aurait un jet d’eau et une allée avec du gravier. Il y avait de cela des années. La première fois que Pierre Peigner avait surpris Marie avec un homme, tout changea. Pierre comprit qu’il n’y avait rien à faire : il pouvait crier, sortir son couteau, lever et abattre les poings, rien n’aurait pu contrecarrer la passion que Marie avait pour les hommes. Pierre allait coucher dans le bois, il buvait. Un beau jour il revint pour annoncer qu’il voulait diV vorcer. Ils divorcèrent au grand étonnement de tout le village où cela ne s’était jamais vu. Après quoi Pierre Peigner revint chez Marie et continua à travailler le bout de terrain et à rapporter à Marie l’argent qu’il gagnait ici et là. Mais il avait des idées sur l’honneur et il ne voulait pas que les gosses que Marie pourrait avoir portassent son nom. La baraque en vieilles planches ne devint jamais une jolie maison, il n’y eut ni fleurs, ni jet d’eau, ni gravier... Mais dans cette cabane sans eau, ni lumière, avec les rats qui passaient sur les visages des dormeurs, Marie était heureuse. Les enfants de Marie étaient des enfants bien élevés, bien sages et bien polis, ils disaient toujours « Bonjour, Madame », « Merci, Monsieur ». Marie avait la main leste et dure et les enfants étaient haV bitués à obéir à ses ordres. La première excursion indépendante que la petite Martine fit dans les grands bois environnants se termina par une fessée magistrale. Partie tôt le matin, elle s’était perdue, et elle était restée dans les bois toute la journée, la nuit qui suivit, le jour et encore la nuit. Quand on la trouva elle dormait sur la mousse au pied d’un grand chêne. Dans le village on ne l’appelait plus que MartineVperdueVdansVlesVbois. Les gens s’étonnaient : une petite fille bien courageuse. Deux jours et deux nuits seule dans les bois ! Une autre, on l’aurait trouvée épuisée de faim, en larmes. Elle, point du tout ! Quand elle a été réveillée dans le noir par tous ces gens avec les chiens et les lanternes, elle a tendu les bras à l’inconnu qui se penchait sur elle et s’est mise à rire. On avait parlé de son aventure dans les journaux locaux, et même dans les journaux de Paris. La fessée qui suivit cet exV ploit, Martine s’en souviendrait ! Elle était mémorable, et ne parut pourtant que naturelle à Martine, comme toutes les autres claques et fessées reçues. Comment Martine auraitVelle deviné que de se promener dans les bois et dormir sous un arbre entraînerait une pareille raclée. Pourquoi la mère tout en la fessant pleuraitVelle et riaitVelle en même temps ? Tandis que les gens du village semblaient au contraire contents de ce qu’elle avait fait, et, quand, avec ses cinq ans, traînant un cabas plus gros que sa petite personne, elle venait aux commissions4, c’était souvent qu’on lui donnait une sucette, un fruit, une tablette de chocolat, et des sourires, et des tapes amicales, et des caresses. Elle était si genV tille, si mignonne, bronzée, avec ses mèches noires et plates qui pendaient droit autour d’un étrange petit visage, comme on n’en voyait point dans le pays. Gentille, gentille comme un petit animal exotiV que, et réfléchie avec ça, une vraie petite femme ! Un jour de grande chaleur, lorsque sa mère lui avait 1 un peu porté sur le boisson – любил немного выпить enfant de l’Assistance – приютский ребенок 3 le temps de la coupe – зд. на время рубки 4 elle venait aux commissions – она приходила за покупками ; aller aux commissions, aller faire les commissions – хоV дить за покупками 2 4 ramassé toutes ses mèches sur le sommet de la tête, en chignon comme une dame, avec des épingles à cheveux, le village entier a ri, amoureux de cette MartineVperdueVdansVlesVbois. De qui tenaitVelle ?1 On se mettait à rêver au père, on n’avait pourtant pas souvenir d’avoir vu passer dans les parages2 quelqu’un venant des colonies, un jaune, un noir... De qui tenait cet enfant ? Martine grandissait. Elle ne comprenait pas pourquoi les draps sales, les rats la faisaient vomir de temps en temps. Sa longue promenade dans les bois s’expliquait par le fait que Martine se sentait toujours mal dans la cabane et avec sa famille. Martine ne ressemblait pas à ses frères et à sa sœur et c’était peutVêtre pour cela qu’ils l’évitaient. Ils jouaient sans Martine, ne partageaient rien avec elle, et la traitaient en étrangère3. Martine ramasV sait tout ce qui brillait, ce qui avait de la couleur, ce qui était lisse et verni, billes, galets, boîtes de conserves bien lavées... Elle ne donnait jamais ces choses à ses frères. En même temps il lui arrivait de donner les jouets que la commune distribuait à la Noël4, et que la mère allait chercher à la mairie. Marie n’y menait pas les enfants : se donner la peine de les laver, de les nettoyer. Elle distribuait enV suite les jouets aux enfants. Lorsque Martine recevait, par exemple, un petit nécessaire de couture, elle le donnait à sa sœur Francine, et ne demandait rien en échange. Francine savait coudre des bouV tons aux culottes des petits, elle savait moucher ses petits frères et leur donner des taloches, une vraie mère, même si elle n’avait jamais su apprendre ni à lire, ni à écrire. Martine, à l’école, apprenait tout, sa mémoire était fabuleuse, mais il aurait été vain de lui demander de donner la bouillie au plus petit, pendant que la mère allait aux commissions, la bouillie, elle l’oubliait... L’année où Fancine allait déjà à l’école – et Marie avait naturellement compté sur Martine pour remplacer l’aînée auprès des petits – fut désastreuse. Martine n’avait pas plus d’esprit de responsabilité que le plus petit des petits dans ses langes, elle laissa les gosses s’ébouillanter gravement, lâcher le chien qui ne revint jamais, noyer le chat dans le puits... A vrai dire, à peine la mère avaitVelle le dos tourné que Martine s’enfuyait. Elle n’avait ni fibre maternelle, ni fibre familiale. Et toujours première en classe, tous les prix... Tellement en avance sur les autres enfants que cela creusait un fossé entre eux et elle. Non qu’on la maltraitât5, elle ne restait pas seule dans un coin... Simplement, elle ne formait pas corps avec eux6. Et pourtant, ce que Martine apprenait avec cette facilité surprenante ne l’intéressait point. D’une part, elle ne pouvait faire autrement que de retenir les choses qu’elle apprenait, elles lui collaient à la mémoire, et d’autre part, elle avait le goût du travail proprement fait, elle ne pouvait supporter les ratures, les pâtés d’encre, les coins retournés des cahiers, des livres lui faisaient mal. Les siens étaient si bien tenus qu’on les aurait crus tout neufs, sortant de la papeterie. La maîtresse d’école était dans le pays depuis un quart de siècle, et elle permettait aux enfants PeiV gner et Vénin de faire leurs devoirs après la classe, à l’école, parce qu’elle ne connaissait que trop bien Marie et la cabane. Mais il y avait des moments où Marie disait aux gosses : « Vous rentrerez tantôt, qu’estVce que c’est que ces façons de rester à l’école après la classe ! D’ici là que j’aille dire deux mots7 à la maîtresse... » Alors, rentrée dans la baraque, Martine devenait embêtante : elle prenait toute la place sur la table, y étalait un vieux journal pour poser ses cahiers, et il ne fallait pas que les petits s’avisassent de la pousser, de faire trembler la table... Martine faisait régner la terreur, et si, elle, elle ne criait pas, elle avait la main aussi leste et aussi dure que la mère. Du reste, elle faisait ses devoirs en un clin d’oeil8 et se mettait aussitôt dans un coin à ne rien faire, yeux fermés, ou partait traîner dans les rues du village. Ses cahiers et ses livres, elle les plaçait sur le haut du buffet où ils semblaient le plus en sécurité. Le 1 De qui tenaitVelle ? – зд. на кого она была похожа ? dans les parages – в этих краях 3 la traitaient en étrangère – с ней обращались, как с чужой 4 les jouets que la commune distribuait à la Noël – игрушки, которые коммуна дарила к рождеству. Коммуна – адмиV нистративное деление Франции. 5 non qu’on la maltraitât – не то, чтобы с ней плохо обращались 6 elle ne formait pas corps avec eux – зд. она не была похожа на них 7 d’ici là que j’aille dire deux mots – зд. вот, я сама схожу, скажу ей пару слов 8 en un clin d’œil – в мгновение ока 2 5 jour où elle découvrit que les rats les avaient dans la nuit grignotés Martine ne dit rien. Elle posa les cahiers sur la table et les regarda. Mais lorsque les trois petites grenouilles, ses jeunes frères, curieux de constater ce que les rats avaient fait aux cahiers, grimpèrent sur le banc et la table et renversèrent dessus une bouteille d’huile, Martine devint folle à lier1. Elle criait, elle hurlait, tapait des pieds. C’était un extraordinaire déchaînement de désespoir et de rage. Enfin elle se jeta sur le lit de sa mère. Marie lui apporta un verre d’eau... Soudain, très calme, Martine se leva, prit ses cahiers et ses livres, déchiV rés, pleins de taches grasses, les déchira en petits morceaux et jeta le tout dans le feu de la cuisinière. Elle qui n’était jamais en retard, elle arriva à l’école quand la classe avait commencé. Tout le monde la regardait : elle gagna sa place et dit calmement : « J’ai perdu mon cartable avec tous les liV vres et les cahiers... » Elle était pâle. La maîtresse soupçonnant quelque drame dans la cabane, dit simplement : « Bon, je suppose que ce n’est pas de ta faute... On tâchera de t’en procurer d’autres... Je continue la dictée... » La voisine de Martine, une petite blonde, Cécile Donzert, la fille de la coiffeuse, lui souffla : « Je t’en donnerai un, le cahier d’avantVguerre, un beau... viens à la maison après la classe... » Ce fut là le début d’une amitié pour la vie. Mme Donzert, la coiffeuse, n’accepta pas d’emblée que sa fille fréquentât la fille de Marie Vénin. Elle avait pourtant de la sympathie pour la petite MartineVperdueVdansVlesVbois, depuis que celleVci, encore avantVguerre, toute petite, était venue lui acheter une savonnette. Mme Donzert le lui avait, en fait, donné, ce savon à la violette que Martine avait longuement choisi, ce n’était pas avec les trois sous qu’elle lui tendait, qu’elle aurait pu acheter quoi que ce fût, mais c’était pain bénit3 que d’introduire un savon dans la maison Marie Vénin. Seulement lorsqu’il s’agit d’accueillir cette fille devenue grande, chez soi, à la maison... Mme Donzert était une catholique fervente et une brave femme, elle pensa que c’était son devoir d’aider la fille d’une pécheresse – cette malheureuse enfant qui étudiait si bien – à devenir une femme honnête malgré le milieu dont elle sortait. Il n’y avait rien à craindre pour Cécile, la plus sage, la moins cachottière des fillettes. Ce premier soir, Mme Donzert avait donné à Martine le beau cahier d’avantVguerre que Cécile lui avait promis, et l’avait gardée à dîV ner. Martine avait alors onze Depuis, en trois ans, elle était devenue comme la fille adoptive de la maison. Et même elle appelait Mme Donzert : « M’man Donzert », ce qui lui était venu tout naturellement et exprimait bien leurs rapports... La toute première fois que Martine avait pénétré dans la maison à étage de Mme Donzert, elle en avait perdu la parole pour la journée. Aucun Palais de « Mille et une Nuits »4 n’a jamais bouleversé ainsi un être humain. Lorsque Cécile s’était mise à ramener Martine de plus en plus souvent et à insisV ter pour que Martine restât manger et coucher, Mme Donzert avait imposé une règle : il fallait que Martine prît tout d’abord un bain. Mme Donzert se méfiait de ce qu’elle pourrait apporter de la caV bane de Marie, bien que la petite semblât toujours bien propre. Lorsque Martine vit pour la première fois la baignoire, et que Cécile lui dit de se tremper dans toute cette eau, elle fut prise d’une émotion qui avait quelque chose de sacré, Comme si elle allait être baptisée... « Le confort moderne » lui arriva dessus d’un seul coup, avec l’eau courante, la canalisaV tion, l’électricité... Elle ne s’y habitua jamais tout à fait et chaque fois que Mme Donzert lui disait : « Va prendre ton bain... » elle éprouvait une petite émotion délicieuse. Le soir où sa mère lui avait conseillé d’aller coucher ailleurs, vue l’arrivée possible du père, Martine avait frappé à la fenêtre, la coiffeuse avait ouvert et dit : – Entre, ma fille... Cécile est en train de prendre son bain... Ça va être ton tour. Je vais vous monV ter une infusion5 quand vous serez au lit. AssiedsVtoi donc ! Martine s’assit sagement à côté de la coiffeuse devant la table de la salle à manger. Mme Donzert 1 Martine devint folle à lier – Мартина обезумела les fonts baptismaux – купель 3 c’était pain bénit – зд. это было святое дело 4 Le Palais de « Mille et une Nuits » – дворец из « Тысячи и одной ночи » (из сказок Шехерезады) 5 une infusion – настой из разных трав и цветов, который французы обычно пьют подогретым на ночь 2 6 épluchait un journal de mode1. Ses mains roses et blanches tournaient délicatement les pages : – Tiens, ditVelle, c’est joli ça... le petit tailleur. Il t’irait bien... Elle jeta un regard sur Martine : ta robe te serre. S’il y a assez dans les coutures, il faut l’élargir. – C’est parce que je l’ai lavée, M’man Donzert, elle a rétréci... – C’est plutôt toi qui as gonflé2, ma fille ! Cécile apparut dans un peignoir rose, toute rose elleVmême, avec les yeux bleus de sa mère. – MarV tine, dépêcheVtoi, on monte ! Les murs de la salle de bains étaient blancs, le carrelage par terre, le tabouret en tube métallique... Martine trempa avec délectation dans l’eau chaude. Elle savonna une jambe, puis une autre. L’émail de la baignoire était lisse, lisse, l’eau était douce, douce, le savon tout neuf faisait de la mousse nacrée. Une éponge rose et bleu ciel... Le globe laiteux éclairait chaque recoin de la salle de bains. Mme Donzert criait d’en bas : « Martine, tu vas t’enlever la peau, à force de frotter... Assez ! » La sortieVdeVbain, posée sur le radiateur était chaude, bleu ciel. Martine, ses cheveux noirs ramassés en chignon sur la tête descendit l’escalier et alla se mettre sur un petit canapé à côté de Cécile, devant le feu. Elles balançaient leurs pieds nus et bavardaient à perV dre haleine3. Ces deuxVlà, jamais elles ne se disputaient, et jamais il n’y avait eu entre elles le moindre nuage. Mme Donzert posa les tasses sur le plateau : – On monte, ditVelle. Les deux lits jumeaux étaient faits. Des taies brodées de la main de Cécile, elle adorait broder. Mme Donzert leur fit promettre qu’elles n’allaient pas bavarder la moitié de la nuit, à leur habitude. Non, juste le temps de prendre l’infusion. Elles éteignirent. Puis elles se mirent à parler de Daniel. Il n’y avait pas de Daniel dans la vie de Cécile, d’un an l’aînée de Martine. Jusqu’à présent elle partageait les émotions de Martine. Daniel était chez son père et se préparait au concours de l’École d’Horticulture de Versailles4 – on y recevait sans le bac5, mais le concours était si difficile qu’il en falV lait savoir plus que pour passer le bac, et avec des connaissances spéciales que le lycée, de toute faV çon, ne vous donnait pas. Martine rapportait toutes ces nouvelles, mot pour mot, du bureau de taV bac6, où elle avait entendu le gardeVchampêtre parler devant le zinc7. Elle y était venue acheter des allumettes pour sa mère. Les jeunes filles parlaient toujours : quand Daniel arriveraitVil au village ? Son oncle était mort, ses cousins travaillaientVils à la pépinière. Il n’y avait rien pour l’attirer au village. La baignade seule peutV être, il fallait attendre l’été. Elles parlaient, elles parlaient. C’était la fin des études pour Martine, l’institutrice avait essayé de la persuader de continuer, si elle avait le brevet supérieur8, elle aurait plus de chances de réussite dans la vie... Non, Martine ne voulait pas en entendre parler et puisque M’man Donzert était d’accord, Martine resterait chez elle et y apV prendrait le métier de coiffeuse. Quand Martine avait quelque chose en tête... Maintenant qu’elle avait terminé l’école et qu’elle alV lait travailler au « salon de coiffure », sa mère n’avait plus rien à dire, c’était régulier. Mme Donzert vint en personne à la cabane et dit à Marie qu’elle aimerait prendre Martine en apprentissage : MarV 1 Mme Donzert épluchait un journal de mode – зд. Мадам Донзер перелистывала журнал мод c’est... toi qui as gonflé – ты пополнела (раздалась) 3 à perdre haleine – до изнеможения 4 l’École d’Horticulture de Versailles – Высшая школа садоводов в Версале. Версаль – город в 23 километрах от ПаV рижа. Известен Версальским дворцом – бывшей резиденцией королей Франции. 5 le bac – сокр. от baccalauréat – экзамены, которые сдают после окончания среднего учебного заведения для поV лучения первой ученой степени – степени бакалавра 6 le bureau de tabac – табачный магазин 7 le zinc – стойка (в баре, в кафе) 8 le brevet supérieur – аттестат, который выдавался по окончании специальных курсов после начальной школы 2 7 tine serait logée, nourrie et habillée, ensuite on verrait, selon ses dispositions... Elle aurait ses dimanV ches pour aller voir la famille. Mme Donzert, assise devant la table, dans la cabane, essayait d’avaler le café que Marie avait fait spécialement pour elle. Francine, l’aînée, revenait du sana1. A la voir si pâle, la poitrine creuse, des rides comme une vieille, on se demandait pourquoi on ne l’y avait pas gardée ? Elle tenait par la main le dernierVné, un petit frère qui ne savait pas encore marcher, les quatre autres, avec sur le dos des loques, restaient à distance, épiant Mme Donzert avec curiosité. Ils étaient sales, mais ne semblaient pas malheureux, et on avait envie de rire en les regardant, tant ils étaient drôles avec leurs faces de grenouilles réjouies. Jamais Mme Donzert n’avait vu un pareil intérieur, une pouV belle était un jardin parfumé à comparer à ce lieu. Martine, la malheureuse enfant, ne lui en fut que plus chère. Marie et la marmaille accompagnèrent Mme Donzert jusqu’au portillon. « Fais bonjour à Madame... »2 disait Francine au toutVpetit. Il remua une petite main dans la direction de Mme DonV zert. Mme Donzert sortit de cet univers toute bouleversée. « C’est entendu, ditVelle à Martine, ta mère m’autorise à te prendre en apprentissage. Tu pourras aller lui dire bonjour le dimanche... » Et elle monta se changer. C’est ainsi que Martine passa d’un univers à l’autre. Elle faisait maintenant de droit partie de la maison3 de Mme Donzert. La coiffeuse était veuve. Une photo agrandie de son mari occupait la place d’honneur auVdessus de la cheminée. Il était menuisier dans le pays et gagnait bien sa vie. Parisienne, elle avait d’abord souffert de se trouver comme ça dans la paix des champs, mais Cécile était née et elle s’était habituée à ce calme. Après la mort de son mari, elle avait vendu l’atelier qui se trouvait à quelques pas de la maison, remis à neuf son salon de coiffure, fait venir un appareil moderne pour la permanente, si bien que même les Parisiennes en villégiature venaient se coiffer chez elle. Pendant les mois de vaV cances, le salon ne se désemplissait pas et l’aide de Martine n’était pas de trop. Dès ce premier été, elle avait appris à faire le shampooing sur les têtes de Mme Donzert et de Cécile, mais Mme Donzert ne prenait pas de risque, et elle laissait Martine d’abord s’habituer au salon, à la clientèle, lui faisait balayer les cheveux coupés, nettoyer et astiquer émail et nickel – et dans l’astiquage Martine était inéV galable – il fallait voir comment tout cela brillait ! Elle savait aussi sourire à la clientèle, silencieuse et affable, habillée d’une blouse blanche. Mme Donzert, qui croyait faire une bonne action, avait fait une bonne affaire. Cécile tenait le ménage, faisait la cuisine, elle n’aimait pas s’occuper du salon, et allait suivre des cours complémentaires à R. : il lui fallait le brevet supérieur, si elle voulait ensuite apV prendre la sténodactylo à Paris. Mme Donzert faisait des affaires d’or ; elle dut installer le deuxième lavabo pour les shampooings et acheter un autre séchoir. Bientôt elle fut obligée de confier à Martine même les permanentes sinon la coupe... et Marine se débrouillait fort bien. Tous les mois, Mme Donzert se rendait à Paris. Il lui arrivait de rester coucher chez une cousine. Il fallait renouveler les stocks du savon, et acheter ce dont ses filles et elleVmême pouvaient avoir beV soin. Elle disait et pensait mes filles, au pluriel, ne distinguant plus entre elles, les habillant souvent pareil, admirant autant sa petite blondeVtendre que Martine. Cécile ressemblait à sa mère, sauf qu’elle était toute mince, mince comme sa mère avait dû être à son âge, tandis que maintenant Mme DonV zert était grassouillette, gourmande et n’aimait pas se priver4. Et elle et Cécile étaient des cordons bleus5. Cécile avait un petit amoureux qui, lui aussi, allait à R... pour son travail, et ils faisaient tous les jours le chemin ensemble, en car ou à pied. Mme Donzert trouvait qu’ils étaient trop jeunes pour se marier, ce qui était vrai. L’amoureux avait dixVhuit ans et était compagnon chez un maçon, mais les parents avaient de quoi6, son père était entrepreneur maçon. Le petit devait apprendre le métier pour être patron : c’est indispensable pour savoir ensuite faire faire le travail aux autres. Cécile avait le droit 1 le sana от sanatorium – санаторий – во Франции это лечебное заведение для больных туберкулезом fais bonjour à Madame – скажи « до свидания » мадам. Bonjour часто употребляется французами и в значении « до свидания ». 3 elle faisait maintenant de droit partie de la maison – теперь она с полным основанием вошла в семью 4 n’aimait pas se priver – зд. она любила поесть 5 (elles) étaient des cordons bleus – они обе умели вкусно готовить 6 les parents avaient de quoi – родители были самостоятельными, имели деньги 2 8 de fréquenter Paul. Martine n’avait pas d’amoureux, elle pensait à Daniel et continuait à vivre dans l’attente. Elle n’avait pas eu à attendre la reprise de la baignade. Tout d’abord Daniel faisait des visites régulières chez le docteur Foisnel : être condamné à mort à dixVhuit ans, cela vous secoue l’organisme. Deux fois par semaine, Daniel venait chez le docteur pour des piqûres et il rencontrait toujours sur son chemin, à l’entrée du village assise sur une borne, MartineVperdueVdansVlesVbois. Ce n’était pas sorcier de deviner pourquoi elle était là... Pourtant, Daniel passait sur son vélo, avec un sourire dans sa direcV tion et même pas un bonjour. Pour le retour il arrivait à Martine de le rater, ou le docteur le gardait à dîner, ou il filait sur Paris... A le voir comme ça sur son vélo, on n’aurait pas cru vraiment qu’il avait besoin de piqûres ! Changé, c’est vrai, un homme, mais toujours robuste, comme il l’avait été gamin. Il était net, luisant et solide, comme sa moto neuve – car bientôt il eut une moto. Martine l’entendait venir de loin sur la route, et c’était merveilleux et effrayant. En été le promis de Cécile avait beaucoup de travail, toujours sur un chantier ou un autre, et elles allaient à la baignade toutes les deux, sans garçons. Naturellement làVbas, elles en rencontraient, mais on savait qu’elles étaient sérieuses et personne ne leur manquait de respect. La baignade se trouvait entre R... et le village : c’était un grand étang dans le bois. La municipalité de R... avait fait construire les cabines. Pendant les vacances, surtout le dimanche la baignade était envahie. Des voitures arrêtées, des tentes de campeurs, des gens qui mangeaient sur l’herbe, leurs chiens qui couraient ici et là. Et après leur départ partout des papiers gras, des boîtes de conserves laissés par les piqueVniqueurs. On pouvait aller au bal à R... il y avait un dancing en plein air, mais Mme Donzert ne voulait pas que les petites y allassent seules, elles y allaient seulement quand Mme Donzert les accompagnait elleV même ou la pharmacienne, une femme sérieuse. Depuis l’été 1946 il y avait deux innovations : l’embrasement du château historique1, un château auquel on était si habitué qu’on ne le remarquait plus et qui devenait dans cette robe de bal qu’on lui mettait pour un soir, beau, solennel, inaccessible derrière sa grille forgée. Les indigènes, les touristes, les estivants, accrochés à cette grille regardaient longuement cette apparition lumineuse. L’autre innovation était l’élection de Miss Vacances au cours du bal : un jury, élu parmi les personnalités de l’assistance, s’était trouvé composé d’un châtelain – pas celui de ce château historique là, mais d’un autre non moins historique – d’une vedette de cinéV ma, qui avait acheté une ferme aux environs de R... d’un membre du Conseil municipal de R... d’un des députés du département, etc. Les jeunes filles de R... et d’ailleurs ne rêvaient pas de monter sur l’estrade à côté de l’orchestre, alors on allait les pêcher parmi le public. C’est ainsi qu’un soir Martine, traînée de force, se trouva parmi d’autres, auprès du jury souriant, et devant le public riant et applauV dissant chaque nouvelle candidate qui apparaissait làVhaut... Chaque candidate devait sortir du rang et faire quelques pas sur l’estrade, accompagnée des commentaires du speaker à son micro. Le public, ravi de la nouveauté du jeu, s’amusait énormément, et les garçons au fond de la salle faisaient un chahut qui couvrait l’orchestre lorsque les filles qu’ils connaissaient depuis toujours appaV raissaient l’une après l’autre dans les feux de la rampe. Martine remporta la victoire. Elle avait une robe blanche, une jupe plissée. Sans fards ses traits se dessinaient nettement de loin. Mme Donzert et Cécile dans la salle regardaient Martine, bouleversées, émues, le cœur battant. Cécile n’était ni enV vieuse, ni jalouse. Mais le comble de cette soirée inoubliable fut la rencontre... C’était à la sortie, tard, comme Martine seule, à la grille devant le château embrasé, attendait le pharmacien qui devait les ramener au village et cherchait sa voiture, pendant que sa femme et Mme Donzert plus fatiguées de regarder danser les filles que si elles avaient dansé ellesVmêmes, s’étaient assises quelque part sur le banc, et que Cécile était ailleurs avec son amoureux. Cela arriva au moment même où l’embrasement s’éteignit : la silhouette de Daniel surgit dans la nuit à côté de Martine... Il avait comme toujours sa moto à la main, il souriait. – Martine, ditVil tout bas, je me perdrais bien dans les bois avec toi... 1 l’embrasement du château historique – освещение старого замка, так называемое представление « Звук и Спет » (Son et Lumière), когда с помощью специального освещения и звукового сопровождения (музыки, песен, шумов) воспроизводится история замка. 9 Martine ! Martine ! criaitVon. Où esVtu ? On t’attend ! Daniel enfourcha sa moto, leva le bras en siV gne d’adieu... La moto fila dans un bruit de tonnerre. Martine et Cécile travaillaient beaucoup au salon de coiffure. Le dimanche elles allaient faire un tour du côté de la baignade, après six heures, à la fraîcheur. Martine espérait toujours rencontrer DaV niel. Depuis deux ans elle se nourrissait encore de cette rencontre après le bal.) « Martine, j’aimerais me perdre dans les bois avec toi... » Depuis elle l’avait vu quelques fois traverser le pays, s’arrêter chez son ami, le docteur, qui ne lui faisait plus de piqûres. Il n’apparaissait pas plus souvent en hiver qu’en été, il travaillait beaucoup à la pépinière, chez son père, et il avait brillamment passé son concours pour entrer à École d’Horticulture... Il allait donc partir pour Paris tout à fait. Martine avait ses informateurs : a pharmacienne qui savait bien des choses et aussi Henriette, la petite bonne du docteur avec laquelle Martine avait été en classe. Les jeunes filles sortirent du village. Elles marchaient se lisant qu’elles n’auraient pas dû mettre leurs ballerines neuves, le chemin étant poussiéreux par cette chaleur. Il y avait beaucoup de promeV neurs allant tous dans la même direction, celle de la baignade. C’était dimanche. L’étang brillait à terre comme une coulée de métal chauffée. Des voitures, des caravanes se teV naient entre les arbres, il y avait quelques tentes d’un orange tout neuf. Martine et Cécile s’assirent sur un énorme tronc d’arbre. En face il y avait un petit pré tout vert. Il y était interdit de camper. Là paisV saient les vaches du père Malloire. Soudain, sortant de la baignade, des jeunes gens en slip, des jeunes filles, juste avec un petit quelV que chose sur le corps, surgirent dans le pré parmi les vaches. Assises sur leur tronc d’arbre, Martine et Cécile assistèrent à la corrida qui se déroulait de l’autre côté de l’étang... – Ce sont les vaches du père Malloire, dit Martine, pourvu qu’ils n’y touchent pas, cela donnerait du mauvais... Justement, trois ou quatre garnements étaient en train de se hisser sur le dos des bêtes... Le père Malloire et son fils, un gaillard comme le père, apparurent... Du coup, les bords de l’étang se couvrirent du monde. Dans le pré tout le monde gueulait, mais on pouvait distinguer entre toutes la voix du père Malloire. Voilà d’un coup de poing il avait envoyé à terre un des garçons de la bande, mais quatre lui sautèrent dessus, de dos, pendant que son fils se battait avec un autre... Quelqu’un du pays partit à moto chercher les gendarmes, mais la bande décampa soudain laissant le père Malloire et son fils sur le terrain... Martine et Cécile, nerveuses, reprirent le chemin du village. Comme cela aurait été beau si Daniel était apparu pour les défendre lors d’une attaque de ces voyous... pensait Martine. Cécile était en froid avec son Paul1 qui commençait à trouver le temps de chastes baisers un peu long. Le lendemain Mme Donzert demandait à la pharmacienne : – Comment va le père Malloire ? – Deux côtes cassées... Il est fou de rage et ses vaches n’ont plus de lait. On a pris deux voyous à l’arrêt du car : ce son des Parisiens, des mineurs2, des garçons de bonnes familles’ Le fils d’un avocat et le fils d’un rentier ! Tous les deux probablement ivres et morts de peur. Même pas des campeurs, ils n’avaient rien à faire dans le pays. Ils sont venus dans une voiture « empruntée ». – Des fascistes, dit le pharmacien apparaissant dans la porte de l’arrièreVboutique où il était en train de faire ses mixtures. – Il détestait ce pays où on lui avait fait tant de misères quand il était renV tré de captivité. Ils ont toutes les caractéristiques de fascistes. 1 2 Cécile était en froid avec son Paul – Сесиль поссорилась со своим Полем. des mineurs – несовершеннолетние 10 Mme Donzert leur avait promis de rentrer dimanche pour déjeuner et Martine et Cécile l’attendaient à l’arrêt de l’autocar. – Il est en retard, dit Cécile. Elle parlait du car. Martine pensait à Daniel ; il était en retard. Ne devaitVil pas déjeuner chez le docteur. Martine en avait été informée par Henriette, rencontrée chez la boulangère. Henriette, très pressée, avait pris trois baguettes : du monde chez le docteur, des gens de Paris et Daniel... – Tu crois qu’il viendra chercher les invités du docteur au car ? – PensesVtu2, ils viendront en voiture. Cécile savait bien de qui parlait Martine. Martine continuait à vivre son histoire, bien que d’histoire, il n’en eût pas... – Le voilà... dit Cécile. L’autocar sortait sa grosse gueule de derrière la maison du notaire. Il en descendit plus de monde qu’il ne pouvait en contenir ! Les gens du pays disaient : « Bonjour, petites... Bonjour, MesdemoiselV les... » Les Parisiens se retournaient admiratif. Enfin apparut Mme Donzert. Elle avait une robe à fleurs, neuve, son visage était radieux. Les filles lui prirent son sac à provision, sa valise, un carton... eh bien elle était chargée ! « Des surprises... Ah quelle course, je suis morte... mes pieds... j’en peux plus !... » Dans la fraîcheur de la maison, les volets fermés, ses filles s’affairaient autour d’elle, lui enlevaient les chaussures, lui apportaient à boire, lui préparaient une douche... Mais Martine ne pouvait rester déjeuner, il lui fallait passer chez sa mère. Il s’agissait d’aller lui faire une visite de temps en temps, sans quoi, il arrivait que Marie commençait à crier qu’on la privait de l’affection de sa fille, qu’elle ne l’avait pas vendue en esclavage ; bref, il valait mieux que Martine y allât... Mme Donzert n’avait pas essayé de l’en dissuader, elle avait dit même avec une certaine précipitation : « Va, ma fille, Cécile te gardera le déjeuner au chaud, ne te presse pas... » La rue était déserte. C’était l’heure du déjeuner. Martine était seule dans la rue. Seule dans la vie. M’man Donzert n’était pas sa mère, sa mère n’était pas une mère, et Daniel n’avait pas paru. Le gros vieux chien de l’entrepreneur de maçonnerie, couché devant la porte, ouvrit un œil à son passage. De la petite maison remise à neuf par des Parisiens, arriva une bouffée de rire. Dans le potager du père Malloire, des soleils regardaient leur confrère céleste. Sa maison était la dernière du pays, après la rue devenait une route goudronnée, et commençaient les champs. Il faisait une de ces chaleurs ! A la liV sière de la forêt stationnait une petite quatreVchevaux3 abandonnée : les passagers devaient piqueV niqueur quelque part sous les arbres... Voici le tournant... Martine avait ralenti le pas : on ne savait jamais ce qui pouvait vous attendre dans la cabane. Elle regardait autour. Rien n’avait bougé ici depuis le temps où MartineVperdueVdansVlesVbois avait habité sous ce toit de tôle rouillé... Pas trace d’enfants, mais Martine perçut un chuchotement, elle revint sur ses pas. Ils étaient là sous le toit de l’appentis. La grande sœur qui tenait dans ses bras le dernierVné, les grenouilles de bonne humeur, cinq en tout maintenant au lieu de quatre... Tout ce monde était assis sur la poutre. – ChtVtVt... firentVils ensemble. – Il y a du monde ? chuchotaVtVelle. La grande sœur montra du doigt le vélo adossé à la cabane. Et elle demanda : – Tu viens manger ? – Je préfère partir... Tu diras à la mère que je suis venue... Martine tourna le dos à la famille. Ni bonjour, ni au revoir, personne ne dit rien. Martine continua à marcher sur le petit chemin. Puis elle tourna, prit un sentier, s’enfonça dans la grande forêt. Mme Donzert n’était pas pressée de la voir, après tout elle n’était pas sa fille, elle n’était qu’une étrangère... Martine avait abandonné le sentier et s’en allait sur les mousses... des branches 1 les pages glacées – глянцевые страницы pensesVtu – еще бы 3 une quatreVchevaux – малолитражка 2 11 sèches craquaient sous ses pas. Elle se sentait malheureuse. Avoir une mère pareille !... On ne lui en tenait pas rigueur1 au village, au contraire, on la plaignait, à la voir si propre, si travailleuse... Mais si cela n’avait pas été pour Daniel, elle aurait quitté le village, elle serait partie pour Paris, où personne n’aurait su d’où elle venait, ni quelle mère elle avait. Mais quel espoir pouvaitVelle avoir de jamais renV contrer Daniel à Paris, d’autant plus qu’il habiterait sûrement Versailles... ici au moins pendant les jours qu’il passerait au pays, il y avait une chance, une toute petite chance... Non, elle n’avait pas beV soin de se dépêcher, personne ne l’attendait, sa mère elleVmême ne criait que pour la forme, lorsV qu’elle laissait passer les dimanches sans venir, elle criait parce qu’elle ne voulait pas qu’on dise au village : voilà Martine devenue une demoiselle, elle ne fréquente plus sa famille. MartineVperdueVdansV lesVbois, assise sous un immense hêtre, sanglotait et remuait autour d’elle les faînes sous lesquelles il pouvait y avoir des champignons : c’était ici un endroit à cèpes. Partir pour Paris... Qu’estVce que Paris ? Elle n’y avait jamais été, il y avait des gens au pays qui, bien qu’à soixante kilomètres de Paris, n’y étaient jamais allés... Martine n’avait jamais été au cinéma, elle n’avait jamais vu la télévision... La radio, ça oui, chez M’man Donzert elle laissait la radio ouverte tout le temps à tremper dans la musique et dans les mots d’amour... Mais venait M’man Donzert et elle coupait la musique et les mots d’amour avec l’indifférence du temps qui passe. Le silence qui s’ensuivait était odieux comme de recevoir un seau d’eau froide sur le dos, comme d’être réveillé au milieu d’un rêve. Pour Martine cette musique était un vernis qui coulait, s’étalait, rendant toute chose comme les images en couleurs des magazines sur papier glacé. Mme Donzert était abonnée à un journal de coiffure et elle achetait des journaux de modes où l’on voyait des femmes très belles, et du nylon à toutes les pages. Sur le papier glacé, lisse, net, les images, les femmes, les détails étaient sans défauts. Or, dans la vie réelle, Martine voyait surtout les défauts... Dans cette forêt, par exemple, elle voyait les feuilles trouées par la vermine, les champignons gluants, véreux. Elle voyait tout ce qui était malade, mort, pourri. La nature était sans vernis, elle n’était pas sur papier glacé, et Martine le lui reV prochait. Dans la chambre qu’elle partageait avec Cécile, les murs étaient tapissés de photos de vedetV tes. Il y avait aussi aux murs de leur chambre des pages arrachées à des magazines avec des images de meubles, d’arrangements de jardin... C’était là leur monde idéal, féerique. ‘Martine avait cessé de pleurer : elle regardait ses ongles. Si elle quittait le village pour Paris, elle y apprendrait les soins de beauté2, elle se ferait manucure. Martine n’aimait pas la coiffure, le shamV pooing. Les ménagères du village avaient les cheveux sales. Elles se les faisaient laver avant la permaV nente, et peutVêtre jamais entre deux. Martine lavait ses cheveux à elle à l’eau de pluie de préférence, et elle les avait brillants, noirs comme le vernis d’une voiture neuve, et les gardait plats, collant à la petite tête ronde. Tout son visage était net, lisse, sur le front droit, le trait horizontal des sourcils comme dessinés à l’encre de Chine, soigneusement, chaque poil, et aussi les cils, pas très longs et très fournis, très noirs. Tout dans son visage était régulier. Martine se leva et se dirigea vers le village. Elle fit un grand détour et rentra tard et affamée. Mme Donzert et Cécile dans la cuisine étaient en train de fabriquer une tarte aux fraises. Elles avaient les yeux rouges et cependant elles riaient, tout excitées... Martine en oublia sa faim : – Qu’estVce qu’il y a ? Il est arrivé quelque chose ? M’man Donzert s’affairait sans répondre, et c’est Cécile qui dit en rougissant : – Maman se marie... Martine appuya les deux mains contre sa poitrine : – Seigneur Dieu ! criaVtVelle, qu’estVce qui nous arrive ! Elle s’effondra sur une chaise et se mit à sangloter. – Mais qui estVce qui m’a donné des filles pareilles ! A peine l’une aVtVelle cessé de pleurer, voilà l’autre qui] commence. On dirait vraiment un malheur ! Elles pleuraient maintenant toutes les trois. Mme Donzert se mariait avec un coiffeur de Paris ; elle l’avait connu encore jeune fille, mais alors elle avait épousé Papa tandis que le coiffeur était resté célibataire, et, finalement, voilà, c’était le destin... Mme Donzert vendrait le salon de coiffure et déV ménagerait, à Paris. – Et qu’estVce que je vais devenir, moi ? dit Martine, plus tard, quand elles étaient toutes les trois 1 2 On ne lui en tenait pas rigueur – ее за это не корили elle y apprendrait les soins de beauté – она научится ухаживать за лицом 12 installées autour de la tarte brûlante. Elle se remit à pleurer. Mme Donzert allait vendre... Plus de saV lon de coiffure, de shampooing, plus de radio, plus de M’man Donzert et de Cécile ! – Martine, cesse de pleurer ! J’irai voir ta mère et si elle te laisse partir, je t’emmène avec nous. Martine, ma chérie mais ne pleure donc pas comme ça ! Il n’y a rien de fait1, voyons ! Viens, on va déballer ensemble les surprises... M’man Donzert était comme ça, pas tellement tendre, mais attentive et efficace : ces jupes qu’elle avait apportées de Paris, elle savait bien qu’elles allaient distraire les petites malgré l’émotion... M’man Donzert les laissa à tourner devant l’armoire à glace, elle avait besoin de s’étendre un peu se reposer après les fatigues de Paris, les émotions... Parfumés, aérés, silencieux, capitonnés, polis, aimables, souriants, fleuris, étaient les salons de l’Institut de Beauté. Les femmes sorties des mains des masseuses, manucures, coiffeurs étaient comme repeintes à neuf. Martine, manucure, était au cœur même de son idéal de beauté, elle vivait à l’intérieur des pages satinées d’un magazine de luxe. L’Institut de Beauté était la pierre précieuse tombée au centre de Paris et qui faisait des ronds de plus en plus larges, de plus en plus faibles, pour s’effacer dans les faubourgs où son étincellement n’avait pas cours2. Martine avait appris très vite à se retrouver à Paris, elle était devenue une Parisienne, y cherchant, y trouvant ce qu’elle cherchait : le neuf, le brillant, le poli, le tout à fait propre. Martine disait qu’elle aimait l’impeccable. Impeccable, surtout, était le mot qu’elle employait souvent. Martine elleVmême était impeccable. L’Institut de Beauté habillait ses employées de bleu ciel, des blouses que l’on changeait tous les jours, et tout le personnel féminin portait des chaussures blanches sur de hautes semelles de liège. Les cheveux de Martine se prêtaient à toutes les coiffures, et c’était elleVmême qui soignait ses ongles. L’Institut avait des liens avec une maison de couture, Martine apV prit à acheter en solde3, elle avait la « taille mannequin » et sa jeunesse, sa beauté facilitaient les choV ses, chacun était content de la rendre plus belle encore : tout lui allait, à cette Martine ! A la voir pasV ser dans la rue, c’était la Parisienne elleVmême. Dans ce Paris, il ne marquait à Martine qu’une seule chose : la présence de Daniel. Ici, à Paris, il n’y avait plus rien, aucun espoir, comme la mort. Elle ne pouvait même plus retourner au village, les choses s’étant très mal passées avec sa mère quand MarV tine était venue lui dire qu’elle voulait partir avec M’man Donzert à Paris, pour toujours. La Marie s’en était allée crier des malédictions sous les fenêtres de M’man Donzert, et Martine étant mineure, il lui aurait fallu se résigner à rester au village... La nuit qui avait suivi la terrible scène devant le salon de coiffure, Martine était rentrée à la cabane : sa mère dormait... elle l’avait secouée : « Je te préviens, ditV elle, je viendrai me pendre ici – et elle montrait le gros crochet de la lampe à pétrole – et je laisserai une lettre que c’est toi qui m’as acculée à cette extrémité4... Parce que jamais, tu m’entends, jamais, je ne reviendrai vivre dans cette cabane... » Marie s’est mise à pleurer d’une petite voix fine ; Martine attendait. « Va, dit enfin Marie, va fille dénaturée, mais ne t’avise pas de te montrer dans les paraV ges... » Elle ne pouvait pas revenir au pays dans ces conditions. Non, il fallait inventer quelque chose, agir... Il n’y avait pas pour Martine d’autre homme dans ce vaste monde que Daniel Donelle. Elle était à Paris, mais Paris sans Daniel... Elle avait des moments de désespoir, Comme ce soir où elle marchait sous les arcades sombres, froides et désertes, entre la rue SaintV Florentin et la rue Royale5. Il pleuvait très fort. Martine se sentait sombre, froide, déserte comme ces arcades avec leurs barreaux de fer. Elle revenait du travail. Elle était fatiguée ; elle avait froid, ses bas étaient éclaboussés et mouillés... Martine attendait que la pluie se calmât un peu pour se jeter dans la bouche du métro, mais combien de temps pouvaitVelle attendre, la pluie semblait avoir redoublé. Les autobus passaient tellement pleins qu’ils semblaient avoir du mal à avancer. D’habitude Martine preV 1 il n’y a rien de fait – пока еще ничего не случилось son étincellement n’avait pas cours – его блеск (роскошь) там не имел(а) значения 3 acheter en solde – покупать по сниженным ценам 4 c’est toi qui m’as acculée à cette extrémité – это ты довела меня до такой крайности 5 la rue SaintVFlorentin, la rue Royale – центральные улицы Парижа в районе площади Согласия 2 13 nait l’autobus, mais ce soirVlà ce n’était guère possible, elle aimait mieux descendre dans le métro. AlV lonsVy... Martine allait suivre les arcades pour sortir dans la pluie, quand un regard venant parVdessus les barres de fer l’arrêta comme un éboulement : droit en face d’elle, tête nue, visage ruisselant, DaV niel Donelle, un journal à la main, la regardait. – Martine... ditVil d’une voix venant de loin, venez prendre un grog, on sera plus heureux. Martine marchait sous les arcades noires et Daniel, parallèlement sur le trottoir. Ils se trouvèrent face à face, au coin de la rue SaintVFlorentin. Daniel avait pris le coude de Martine pour traverser et entrer dans le premier tabacVbar1. Ils trouvèrent une petite place au fond. – Si on dînait ensemble ? Quand on rencontre une payse à Paris... – Il fallait Paris... Daniel avaitVil saisi tout ce que cela voulait dire : « Il fallait Paris » ? – On dîne ensemble, répétaVtVil affirmatif. – On m’attend. – Qui ? – Mme Donzert... – Téléphonez. Martine se leva pour aller au téléphone. Elle ouvrit la porte sur laquelle était écrit : Téléphone... Machinalement, mécaniquement, Martine fit le numéro. Son cœur battait effroyablement : « Cécile, ne m’attendez pas... J’ai rencontré Daniel... » Elle raccrocha sans écouter les cris de Cécile. Ils prenaient toujours le petit déjeuner ensemble, dans la cuisine, sur une table vert d’eau, toujours propre. Le café dans une belle cafetière, beurre, confiture, pain grillé. Cécile et Martine prenaient en plus des jus de fruits, M. Georges, des œufs sur le plat, une tranche de jambon. La radio ronronnait doucement, chantait ou parlait, on ne distinguait pas très bien. – L’homme heureux que je suis, – dit M. Georges, dépliant le journal dans une grande odeur de café et de pain grillé,VrV vous souhaite, Mesdames, une bonne journée... M’man Donzert, autrement dit Mme Georges préparait les tartines pour son mari, l’œil sur MarV tine, silencieuse. Cécile regardait Martine et l’heure ; elle travaillait dans une agence de voyages, comme sténodactylo. A eux quatre, ils gagnaient bien leur vie, et M. Georges payait facilement les traites de cet appartement et de la boutique de coiffeur pour hommes qui se trouvait au rezVdeV chaussée de la même maison, une maison toute neuve, à la porte d’Orléans2. Mme Donzert, pardon, Mme Georges tenait la caisse3 de la boutique, et il y avait deux garçons. Elle aurait préféré continuer son métier de coiffeuse, mais le local ne s’y prêtait pas, et elle n’aurait pour rien au monde voulu contrarier en quoi que ce fût son mari. – Bon, dit M. Georges, pliant son journal. On descend, M’man Donzert ? Fillettes, fillettes dépêV chezVvous... Il ne pleuvait plus ce matin. Cécile et Martine prenaient l’autobus ensemble. Il y en avait toujours plusieurs, c’était le terminus, et elles choisissaient toujours les mêmes places. Le contrôleur leur souV riait. Cécile ne posait pas de questions. La veille, il était déjà trop tard quand Martine était rentrée et s’était assise sur le bord du lit de Cécile... Elle avait des yeux démesurés, qui ne voyaient rien. Tout ce que Cécile avait pu tirer d’elle était qu’elle avait rencontré Daniel et dîné avec lui dans une brasserie près de la gare SaintVLazare. Elle s’était couchée sans faire sa toilette, chose extravagante, jamais arriV vée depuis qu’elles partageaient leur chambre. Et c’était Cécile qui avait eu du mal à s’endormir en écoutant la respiration régulière de Martine. Cécile était à nouveau fiancée... Depuis Paul, celui du village, elle avait eu d’autres fiancés et toujours les fiançailles se trouvaient rompues pour une raison 1 un tabacVbar – кафе à la porte d’Orléans – Орлеанские ворота – площадь на юге Парижа. Ворота не сохранились, осталось лишь название. 3 Mme Georges tenait la caisse – Мадам Жорж сидела за кассой 2 14 ou pour une autre. Cette fois c’était Jacques, un ouvrier de chez Renault1, que Cécile avait rencontré chez une cousine de sa mère. M’man Donzert avait rêvé d’un autre gendre, mais puisque Cécile y teV nait... – Tu déjeunes avec Jacques ? demanda Martine, pour dire quelque chose avant de descendre : elles ne s’étaient pas dit un mot de tout le trajet, comme si elles avaient été fâchées. Jamais ni à l’école, ni depuis, il n’y avait pas eu une fâcherie entre elles2. – Oui... A. ce soir Martine ? – Oui, oui... à ce soir... Elle ne revoyait donc pas Daniel ce soir. Mme Denise, une femme très grande, mince et majestueuse, habillée de beige, les cheveux blancs, le visage jeune, allait et venait dans les salons, l’œil à tout et à la pendule : les premières clientes alV laient arriver. Mme Denise était la directrice, le bras droit du grand patron qui n’apparaissait que raV rement. Les employées se changeaient au vestiaire, et transformées en anges bleus gagnaient rapideV ment leurs cabines, y mettaient de l’ordre dans les pots, tubes, flacons, coton, gaze, crèmes, fards... Tout le reste était aspiré, aéré, lavé, essuyé, le linge changé, avec dans les placards des tas de servietV tes, peignoirs, etc. Martine entra dans la cabine quand la cliente étendue se reposait après le massage. Elle avait deV vant elle, sur le coussin, une main nue. Des doigts presque pointus, roses au bout. Le reste de la femme couchée sur le dos, enveloppée dans un grand drap éponge, était invisible, le visage couvert d’une serviette mouillée. A son chevet, Mme Dupont, l’esthéticienne, tripotait ses pommades, onV guents, lotions... C’était le silence, la détente... – Vous me les taillez en amande, n’estVce pas ? dit la femme. Et à nouveau le silence... – Je vous remets le même vernis ? – Mme Dupont, libérezVmoi un œil, s’il vous plaît !... Mme Dupont enleva la serviette et la femme apparut... Elle apparut avec l’éclat bleuVfoncé de ses yeux, dans toute sa beauté. Elle sourit à Martine, sûre de son effet. C’est avec vénération que Martine mettait le vernis sur ces ongles taillés en amande. Elle avait de la chance de travailler ici, dans cet Institut de Beauté et si Daniel... Elle s’abîma dans ses rêV ves qui avaient maintenant une réalité vivante, effrayante comme toute réalité qu’on ne façonne pas comme un ongle, en amande, une réalité impossible à vernir... un homme qui agissait à sa guise. Les mains défilaient devant Martine souriante, affable. Il y eut le déjeuner, au réfectoire. Elle mangeait toujours souriante, mais prétextant un mal de tête3 pour ne pas être obligée de prendre part aux conversations. – Vous êtes pâlotte, Martine... lui dit Mme Denise qui avait un faible pour cette fille si jolie et si précise dans son travail, une employée modèle. – Vous avez beaucoup de rendezVvous aujourd’hui ?4 – Toute la journée... – Vous travaillez trop bien, tout le monde vous demande !... Elle était bien habituée à son travail, Martine, à la maison, aux femmes autour d’elle, à Paris... Et si Daniel... Le soir toute la famille était réunie autour du bifteckVfrites5. On avait mangé une omelette flamV bée6 et M. Georges s’installa dans la pièce commune pendant que les femmes lavaient la vaisselle, mettaient de l’ordre dans la cuisine. VideVordures, eau chaude, il n’est pas resté longtemps seul à lire le journal, Mme Donzert est venue très vite s’installer à côté de lui et a sorti son tricot d’une corbeille à ouvrages ; Martine faisait des ongles à Cécile et la radio chantonnait. 1 un ouvrier de chez Renault – рабочий завода Рено. Рено – одна из самых крупных автомобильных фирм ФранV ции 2 il n’y avait pas eu une fâcherie entre elles – они никогда не ссорились 3 prétextant un mal de tête – под предлогом головной боли 4 Vous avez beaucoup de rendezVvous aujourd’hui ? – У Вас сегодня много клиенток ? 5 un bifteckVfrites – бифштекс с жареной картошкой 6 une omelette flambée – воздушный пирог 15 – Tu te rends compte, Martine, que tu as déjà gagné deux manches1 ? Je veux dire, dans ta courte vie... dit M. Georges, M’man Donzert regarda son mari parVdessus les lunettes : Georges était un homme plein de tact, mais les jeunes filles, c’est délicat, se rendaitVil compte de ce que cette rencontre de la veille représenV tait pour Martine ? – ...deux manches. La première, quand M’man Donzert t’a recueillie, continua M. Georges....La deuxième, quand M’man Donzert t’a emmenée à Paris. C’est elle ton destin et ta bonne étoile. Songe, la petiteVperdueVdansVlesVbois, la voilà dans un grand immeuble moderne à Paris ! Elle est belle, elle a du travail dans un Institut de luxe... Ne rate pas la manche suivante, fillette... M’man Donzert plia son tricot : elle était trop énervée pour continuer à tricoter. En vérité toute la maison était inquiète de ce qui avait bien pu arriver à Martine la veille au soir, et personne n’osait lui en parler directement, pas même Cécile. Mais cette rencontre à Paris avait quelque chose de surnatuV rel. Le rêve d’une jeune fille romanesque, un rêve qui aurait dû fondre devant un quelconque homme réel, M’man Donzert commençait à trouver ce rêve anormalement tenace. JusqueVlà, elle se disait seulement que l’homme réel tardait à paraître et que la passion de Martine pour ce Daniel, auquel elle n’avait jamais parlé, ressemblait à de la folie. Toutes les fillettes commencent par s’amouracher au hasard, il leur faut un objet pour rêveries amoureuses, puis vient l’homme réel. Mais cette Martine, qui continuait à attendre, avec une patience fervente et têtue, et ce Daniel qui passait sans un regard pour elle... Alors M’man Donzert aurait voulu lui parler, la prévenir... de quoi au juste ? Où cela pouV vait la mener... mais quoi cela ? Il n’y avait rien à dire contre Daniel, jusqueVlà il n’avait pas profité de la situation, au contraire. Il était d’une famille respectable et l’on disait que son père était fort riche, quand même il continuait à vivre dans sa vieille ferme sans l’aménager. Qu’avaitVil donc de si inquiétant, ce Daniel ? Probablement la passion que Martine lui vouait. D’ailleurs de luiVmême, qu’en savaitVon ? Qu’il ait été héroïque pendant la Résistance, c’était beau, ça... Maintenant il était un étudiant attardé, il avait quand même vingtVtrois ans et il venait d’entrer à École d’Horticulture, à Versailles... Alors, quand estVce qu’il commencerait à gagner sa vie ? Le père Donelle passait pour quelqu’un qui avait fait un nœud si serré aux cordons de sa bourse2 qu’il était difficile à défaire. Et puis le fait que Martine avait toujours voué à ce Daniel un pareil culte ne voulait pas dire que lui, de son côté aurait du sentiment pour elle, et il serait capable d’en profiter et de la laisser tomber... Cette Martine, une sotte, une folle ! M’man Donzert pensait que c’était aussi sa faute à elle de ne pas avoir su, en bonne catholique, inculquer à Martine le sens du péché pour ainV si dire. – Martine a toujours été raisonnable, dit M’man Donzert. Elle n’est pas faite, avec les goûts qu’elle a pour épouser un ouvrier. Elle n’y songe pas. Moi, je suis d’une famille d’ouvriers, et mon premier mari était un ouvrier, mais je comprends bien que mes filles veulent s’élever auVdessus de notre condition. – Maman, dit Cécile, personne ne veut s’élever auVdessus de toi. Jacques est un ouvrier et c’est très bien comme ça... – Ça, on le saura après si « c’est très bien comme ça... », dit M’man Donzert impatientée, mais Martine, encore moins que toi est faite pour épouser un ouvrier. Vous êtes des princesses. D’ailleurs il n’en est pas question, du moins pour Martine. Tu sais bien, Martine, comment tu es, tu tournes de l’œil quand tu vas dans des cabinets qui ne sont pas propres... Et il te faut changer des serviettes tous les jours... Et le lit I Tu as les reins rompus si tu n’as pas un sommier et un matelas extra. – La Princesse sur le petit pois... Curieux... curieux... dit M. Georges et il ajouta : – ConnaissezVvous ce conte, Mesdames ? Une ReineVmère pour marier son fils voulait une vraie princesse... alors les filles qui se présenV taient, les candidates fiancées, elle leur faisait passer une épreuve : elle les gardait à coucher, et sur un beau lit faisait échafauder des matelas, l’un plus moelleux que l’autre... Il y en avait tant et tant, que la fille qui voulait épouser le prince et se disait princesse authentique, se trouvait tout en haut, sous le 1 tu as déjà gagné deux manches – ты уже выиграла два тура qui avait fait un nœud si serré aux cordons de sa bourse – он так крепко завязал свой кошелек, т. е. он не любит давать деньги 2 16 ciel de lit1 en satin bleu... Or, entre le sommier et tous les matelas, la ReineVmère glissait un petit pois, un seul tout petit pois. Le lendemain matin elle venait réveiller la jeune fille et lui demandait : « AvezV vous bien dormi, Princesse, le lit estVil bon ? » Et toutes les prétendantes répondaient : « Oh, oui, Madame la Reine, Votre Majesté, j’ai fort bien dormi, ce lit est du duvet... » Alors la ReineVmère diV sait : « AllezVvous en ! Vous n’êtes pas une vraie princesse ». Enfin, un jour, arrive au Palais une filV lette... Elle portait une robe de coton et des sabots, ses longs cheveux tressés faisaient deux fois le tour de sa tête, son tour de taille égalait son cou, et elle avait les yeux comme deux soleils... « Je suis une princesse lointaine, ditVelle à la Reine, et je veux, Madame, me marier avec votre fils, parce que je l’ai toujours aimé, depuis que, toute petite, j’ai vu son portrait... » – Dans Match2 ? fit Cécile rieuse, mais les autres lui firent : ChtVtVtl – « Comme vous y allez3 ! répondit la ReineVmère. Mon fils est encore plus beau que son portrait dans Match, et vous, ma fille, vous n’êtes qu’une gardeuse d’oies ! Je veux pourtant vous faire passer la nuit au Palais, histoire de rire4... » On conduisit la petite avec sa robe de coton et ses sabots dans la chambre somptueuse, où le lit était déjà fait, avec tous ses matelas, ses beaux draps en dentelles et le petit pois glissé entre le sommier et les matelas. Les femmes de chambre déshabillèrent la petite, défiV rent ses grands cheveux d’or qui tombaient jusqu’à terre. Habillé de ses cheveux seuls, l’enfant monta l’échelle qu’il fallait appuyer contre le lit, pour se hisser à son sommet... Le téléphone, grossier comme toujours, vint couper la parole à M. Georges. Martine laissa tomber la main de Cécile... VasVy, toi, ditVelle très bas. Cécile courut dans le petit vestibule : – Allô ! Allô ! Oui, oui, Jacques, c’est moi... Mais la porte se fermait, elle l’avait repoussée du’ pied, et sa voix disparut : elle devait parler très bas... – Depuis le temps qu’elle fréquente ce garçon, il serait temps qu’il fît sa demande officiellement5... dit Mme Donzert. Décidément M’man Donzert était très nerveuse ce soirVlà. Tout le monde se taisait, attendant CéV cile. Elle ne fut pas longue, et s’asseyant à nouveau devant Martine, pâle et immobile, lui tendit sa main : – Alors, Père, continue... – Bon... M. Georges réfléchit un instant et continua : – La voilà donc sous le ciel du lit, toute petite dans ses grands cheveux... On tire les rideaux du lit, on éteint les lumières et tout le monde s’en va. La nuit descend sur le Palais... Une longue nuit noire. Le matin, la ReineVmère, entourée de toutes ses femmes d’honneur, fait son entrée dans la chambre à coucher. On ouvre les rideaux de satin blanc, brodé d’étoiles d’argent, qui tombent du ciel de lit, et l’on découvre un lit tout défait, les draps de travers, les couvertures qui pendent, et làVhaut, làVhaut la petite, les cheveux emmêlés sur les oreillers bouleversés, toute pâle, les cernes autour de ses yeux immenses... Avant qu’on ait pu lui poser une seule question sur la raison de tout ce désordre la voilà qui éclate en sanglots, et on entend sa petite voix : « Je vous demande pardon, Majesté... mais j’ai pasV sé une nuit atroce, je n’ai pas fermé l’œil, j’ai mal partout. Je ne sais ce qu’il y a dans ce lit, on dirait un pavé, un roc, juste au niveau des reins, c’est simplement horrible... Cela n’aurait pas été pire si j’avais couché sur un tas de cailloux !... » – « Dans mes bras ! s’écria la ReineVmère, voilà une vraie prinV cesse ! Je te donne mon fils, le Prince, pour mari. Soyez heureux ! » Le Prince vint saluer la Princesse, ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants... – C’est bien beau ça, mais je n’ai pas de prince à ma disposition pour en donner un à chacune de mes princesses sur le petit pois... dit tristement Mme Donzert. Et elle se leva pour aller à la cuisine ; c’était l’heure de l’infusion qu’on avait l’habitude de prendre avant de se mettre au lit. Elle cria aux deux filles : – ReposezVvous, mes enfants, ne bavardez pas trop tard... Cécile et Martine couchaient dans la 1 le ciel de lit – балдахин Dans « Match » – ParisVMatch – ПариVМатч – иллюстрированный журнал 3 Comme vous y allez – зд. какая дерзость 4 histoire de rire – смеха ради, чтобы посмеяться 5 Depuis le temps qu’elle fréquente ce garçon, il serait temps qu’il fît sa demande officiellement. – Сколько времени она уже встречается с этим молодым человеком, пора бы ему сделать предложение официально. 2 17 même chambre comme au village. Elles se déshabillaient les robes aussitôt pendues dans le placard, le linge de chacune sur une petite chaise Louis XV laqué, gris et recouvert d’un satin vert d’eau : on aimait beaucoup le vert d’eau dans la maison. Et puis comme Martine préférait le bleu ciel et Cécile le rose, cela faisait une moyenne1. Les couvreVlits étaient également verts d’eau en satin artificiel, mateV lassés. Aux murs il y avait les mêmes images qu’au village, des stars et starlettes. Il y avait une table de chevet entre deux lits, un petit fauteuil crapaud au chevet de chacune. Elles avaient chacune sa coifV feuse toute en miroir, et sur laquelle, en ordre parfait, étaient alignés des produits de beauté2. Et il y en avait ! Elles se servaient à. la boutique de M. Georges, et puis, il y avait l’Institut de Beauté, d’où Martine rapportait toutes les nouveautés dans ce domaine. Quand Martine avait terminé ses ablutions, Cécile était, comme d’habitude, déjà au lit. Elle éteiV gnit. – Je n’ai pas voulu le dire tout à l’heure... quand M. Georges racontait l’histoire de la princesse... dit Martine, mais je ne suis pas très bien couchée. Et toi ? – Moi, ça va... – Je me suis renseignée pour le matelas à ressorts... Quand je serai mariée, j’aurai un matelas à resV sorts... Tu dors Cécile ?... Cécile dormait. Martine retourna à Daniel. Ils avaient pris rendezVvous pour le samedi suivant, làV bas, sous les arcades. Daniel habitait au foyer de l’école à Versailles. Il ne lui avait pas proposé de la revoir tout de suite, le lendemain... Il était raisonnable, il faisait ses études raisonnablement, il n’avait pas l’intention de sécher des cours3 pour elle. Il voulait bien la voir le samedi parce que même s’il renV trait tard, il pouvait dormir le lendemain. Elle, elle était prête à ne plus jamais dormir de sa vie, pour ne pas en perdre une miette ; pour voir Daniel, entendre sa voix, sentir ses lèvres sur sa main... Il n’avait même pas essayé de l’embrasser. Mais il fallait que Martine dormît pour Daniel, de quoi auV raitVelle l’air ce samedi prochain... Et Martine s’endormit aussitôt. Daniel Donelle se rappelait bien MartineVperdueVdansVlesbois, assise sur une borne, à l’entrée du village : elle attendait, et il savait bien que c’était lui qu’elle attendait. Même à Paris, lorsqu’il l’avait rencontrée, sous les arcades, place de la Concorde, à la façon dont elle l’avait regardé sans un bonV jour, on aurait pu croire que Daniel était en retard pour un rendezVvous qu’ils s’étaient donnés ici même ; et qu’elle boudait à cause de ce retard. Elle l’aurait sûrement suivi dès le premier soir, seuleV ment l’idée ne lui en était pas venue. Une jeune fille si jeune fille, sans coquetterie, et une payse parV dessus le marché4. Au village, cette enfant amoureuse qu’il voyait grandir, lui inspirait une sorte de respect. Pourtant, une nuit, devant le château embrasé, elle lui avait paru admirable. Alors troublé il lui avait dit : « Martine, je me serais bien perdu dans les bois avec toi... » Heureusement quelqu’un avait appelé : « Martine !... » et le charme rompu il avait pris la route. Dans cette brasserie, près de la gare SaintVLazare où ils étaient allés le soir de leur première renV contre sous les arcades, il avait voulu lui parler de cet instant. Curieux5, ce n’était pas si simple... Il parla d’abord de la fête, de l’élection de Miss Vacances, et comment Martine l’avait emporté sur touV tes les candidates... Martine trouvait cette histoire ridicule. Pourquoi donc ridicule, ce n’est pas gentil qu’une bonne centaine de garçons, entre autres, vous assimilent au beau temps, à la liberté, au grand air, au ciel ? – Les vacances, c’est les papiers gras. – Des papiers gras, les vacances ? Daniel était scandalisé : Retenir des vacances les papiers gras ! D’ailleurs nos propres papiers gras sont des souvenirs de bons sandwichs, d’un déjeuner sur l’herbe... Martine l’avait regardé curieusement : – Vous avez de la chance de sentir ainsi. Moi je suis née dégoûtée. 1 cela faisait une moyenne – зд. получалось среднее, средний промежуточный цвет des produits de beauté – косметические средства, косметика 3 sécher les cours – пропускать лекции 4 une payse parVdessus le marché – и к тому же землячка 5 curieux – зд. странно 2 18 Daniel n’avait pas insisté... Il était un peu dégoûté de cette fille. – Ce soir, ditVil, ce n’était pas les vacances des papiers gras... Il y avait eu le château, blanc de luV mières, et, soudain, la nuit... J’étais près de vous... – Je me souviens. Oui, elle l’aurait suivi, dès ce premier soir. Et lorsque, une nuit, auVdessus de la Seine, dans le noir et le froid, il l’eut embrassée, il se sentit tomber verticalement dans une passion profonde et noire comme la nuit. A l’entrée de cette nuit, à l’orée d’une sombre forêt, il y avait un appât et un danger mortel : Martine. Daniel Donelle avait le goût du risque et de l’aventure, cette fille l’attirait. Martine l’avait suivi dans une chambre d’hôtel dès qu’il le lui avait demandé. Depuis ils se voyaient souvent. De plus en plus souvent. Il fallait la jeunesse et la robustesse de Daniel pour suffire à ses deux passions : Martine et les études. Car il avait la chance d’être amoureux de la science ; mais il ne pouvait, ni ne voulait dominer aucune de ses deux passions et vivait comme un possédé. Une fille qui se donne à vous avec cette confiance, sans rien demander, ni avant, ni après, ni proV messes, ni mots d’amour... Elle était à lui et n’en faisait pas mystère. Une fille si jeune, si belle, jamais Daniel n’avait connu une créature aussi parfaite de la tête aux pieds ! Ils n’avaient pas beaucoup de temps de se parler, leurs rendezVvous étaient brefs. Parfois un diV manche ils sortaient dans les rues de Paris, marchaient sans but ; pressés de rentrer. Ils n’avaient pas toujours où rentrer, l’hôtel était cher, même quand il était médiocre. Daniel avait un copain de la RéV sistance qui était Parisien, étudiant à la Faculté des Lettres, en train de passer sa licence1 et qui habiV tait chez ses parents,’ mais avait une chambre indépendante, à un autre étage. Quand ce copain ne l’occupait pas luiVmême, il en donnait la clef à Daniel. Il y avait un litVdivan large et bas, et en l’absence d’une table de chevet, à côté, sur le carrelage, des paquets de cigarettes vides, des allumettes usées, des livres et des feuilles de papier couvertes d’une écriture serrée... Des livres, il y en avait un peu partout, saupoudrés de cendres et aussi des affaires qui traînaient, le pantalon de pyjama en boule, les pantoufles chacune à un bout de la pièce, une cravate fripée sur le dossier de l’unique chaise. Il y faisait froid en hiver, et assis côte à côte ils attendaient que le petit radiateur ait un peu réchauffé l’air... Pendant les fêtes de Pâques, ils avaient eu à leur disposition l’appartement de la sœur de Daniel, la fleuriste, partie avec les enfants chez le père Donelle. Ici il fallait faire disparaître toute trace de leur passage, Dominique, sa sœur, aurait peutVêtre trouvé mauvais que Daniel amenât « des femmes » chez elle. Au printemps, c’était la campagne, les arbres du parc à l’HayVlesVRoses2. Ils se parlaient, peutVêtre un peu chacun pour soi, il y aurait eu trop à dire, toute une vie... La cabane de Martine, la prison de Daniel, ce jeune passé trop lourd, ils l’évitaient, mais déjà le présent seul... Comment, par exemple, introduire Martine dans la passion que Daniel avait pour la génétique ? DaV niel cherchait à obtenir par des croisements une rose qui aurait le parfum des roses anciennes, et la forme, le coloris des roses modernes... Martine s’étonnait : il y avait des roses anciennes et moderV nes ? Jamais elle ne se serait doutée de cela ! Daniel aurait voulu lui montrer tout de suite, les dessins et les catalogues récents des rosiéristes, elle aurait vu que les roses se démodaient comme les robes, exactement. Tous les ans, au mois de juin, les rosiéristes, comme les couturiers présentent leur nouV velle collection... Mais la création de roses nouvelles était une affaire scientifique... c’est àVdire lui, Daniel, comme en général ceux qui ont fait des études, considérait que l’on peut obtenir des nouV veaux hybrides non pas à tâtons, mais scientifiquement. Son père à lui n’avait pas le temps de s’occuper de créations nouvelles, il se contentait de reproduire les créations des autres... C’est une grande famille, les Donelle : il y a Dominique et les petits, elle est veuve depuis trois ans, et sans son mari, les affaires ne marchent pas ; il y a les trois cousins, ceux du village, que Martine connaît, eux aussi travaillent dans les pépinières et il faut assurer leur vie... Daniel devenait distrait, il y avait quelV que chose qui n’allait pas ? Oh, non, c’estVàVdire que, lui, aurait voulu profiter du fait que son père avait ces grandes plantations de rosiers pour faire des expériences, et si son père avait des objections 1 en train de passer sa licence – он как раз сдавал экзамены па получение степени лиценциата (вторая ученая стеV пень во Франции, после степени бакалавра) 2 l’HayVlesVRoses – известный розарий, находящийся недалеко от Парижа в южном направлении 19 c’est que les expériences coûtaient cher, mais Daniel en serait venu à bout1, s’il n’y avait pas le cousin Bernard, tu sais l’aîné, eh bien, lui est contre les expériences, parce que c’est un réactionnaire... Mais parlons d’autre chose, veuxVtu ? Martine comprenait tout ce que disait Daniel, même lorsqu’il se lançait dans des histoires compliV quées des chromosomes et de gènes... seulement, elle s’ennuyait ! C’était visible. De ce que Daniel lui racontait, l’intéressait seulement les éléments qui lui permettaient de comprendre les conditions de vie de Daniel, des rapports familiaux, et ceci dans la mesure où son avenir en dépendait. Bernard, pensait Martine, l’aîné des cousins en voulait à Daniel2, parce que les Boches dans lesquels il avait mis sa confiance avaient perdu la guerre, les cochons, et que Daniel, au lieu d’être fusillé, était devenu un héros ! Et lorsqu’ils n’étaient pas ensemble, elle s’endormait en pensant à ce Bernard qui voulait emV pêcher Daniel de découvrir la rose très parfumée, et lui bouchait l’avenir. Elle le haïssait. Elle pénétrait dans le monde de Daniel bien plus facilement que lui dans le sien. Il se perdait dans les noms de ses amis de l’Institut de Beauté, confondait Mme Denise et Ginette, bien que Mme DeV nise la directrice fût une femme très distinguée, les cheveux blancs, le visage jeune, toujours impeccaV ble... et que Ginette ne fût qu’une petite manucure comme Martine, c’est elle d’ailleurs qui lui avait appris le métier lorsque Martine était entrée à l’Institut de Beauté. Mme Denise était d’une bonne famille... Maintenant elle a un ami, représentant d’auto, ancien coureur3, un type très chic, sûr qu’ils vont se marier... Daniel s’ennuyait : que Mme Denise se marie ou non, lui était indifférent, il faut dire. Cécile et Mme Donzert réveillaient son attention, parce qu’il les connaissait un peu. Martine partageait la chambre de Cécile... L’appartement avait trois pièces, salle de bains et cuisine très modernes... un taV pis dans l’escalier, l’ascenseur... impeccable ! Mais maintenant on construisait des maisons encore plus modernes. Cécile n’avait pas d’appartement pour se marier avec Jacques, ni d’argent pour en acheter un, même pas à crédit. M. Georges et M’man Donzert n’avaient pas fini de payer le leur. Quand il eut entendu ces histoires une fois, deux, etc... elles perdirent de leur intérêt, même tomV bant des lèvres de Martine. Daniel les arrêtait en l’embrassant. Le monde de Martine était si petit, et elle ne voulait point l’agrandir. Et, par exemple, elle ne lisait jamais. Daniel avait fini par s’en aperceV voir, il voulut savoir pourquoi. – Les histoires des autres m’embêtent, ditVelle tranquillement, j’ai déjà assez de mal avec la mienne. Daniel était stupéfait, il ne trouva rien à dire... Martine semblait ne pas savoir ce que c’était que l’art. Curieux, Daniel l’avait emmenée à une exposition dans une galerie de tableaux, il y avait des œuvres classiques et modernes. Qu’allaitVelle aimer làVdedans ? – Rien, dit Martine, j’aime mieux la toile sans peinture dessus, lisse, propre... Daniel était encore stupéfait. Formidable, cette négation de l’art, à l’état pur ! Martine était quelV qu’un d’exceptionnel. Et combien étrange était l’emportement avec lequel elle disait : « C’est beau ! » devant une devanture où étaient exposés des objets pour orner les intérieurs. Martine aimait ce qui était neuf, poli, verni, net, lisse, « impeccable » ! Daniel avait découvert cela et la taquinait làVdessus. Il lui disait qu’elle était une affreuse, une adorable, une parfaite, une impeccable petite bourgeoise ! Dans ses goûts esthétiques bien sûr... Parce que pour la force des sentiments, la liberté, elle était une femme véritable. Alors son ignorance de l’art, sans précédent, son goût de la camelote en même temps ne jouaient aucun rôle... Daniel était en extase devant ce que Martine avait pour lui d’inédit, et, par là même, de mystérieux... Dire que même dans la nature Martine était touchée par l’impeccable, par le ciel, le soleil, la lune. Une fois Daniel lui demanda : – Alors, si je perdais mes cheveux, ou si je prenais du ventre4... ou s’il m’arrivait un accident, ou si, simplement, il y avait la guerre et que je rentre défiguré ?... – Toi... Toi tu es le commencement et la fin. Toi tu pourrais te rouler dans l’ordure... Je te laverais, répondit Martine. 1 Daniel en serait venu à bout – Даниель справился бы, осилил бы l’aîné des cousins en voulait à Daniel – старший двоюродный брат сердился на Даниеля, питал неприязнь к ДаV ниелю 3 ancien coureur – в прошлом гонщик 4 si je prenais du ventre – если я обзаведусь брюшком 2 20 C’est cette petite conversation qui décida de tout. Daniel était un personnage romanesque, un saV vant, mais aussi un paysan. Comme les paysans, ses aïeux, il construisait sa vie de façon qu’elle tînt, avec des gros murs, du chêne, des poutres énormes... L’amour de Martine était fait d’un matériau imV périssable, tel qu’on en concevait jadis. M’man Donzert pleura. De soulagement, d’attendrissement. Depuis un an que cela durait, la maiV son était écrasée sous le poids d’un secret, le poids du silence sur ce que chacun savait. Et voilà que Martine annonçait son mariage avec Daniel Donelle ! M. Georges baisa les mains de toutes les femV mes et Cécile, les joues en feu, les yeux humides, regardait Martine comme si elle ne l’avait jamais vue. A l’Institut de Beauté aussi, l’annonce des fiançailles avait fait sensation... Mme Denise fit apporter du Champagne. Il y avait déjà trois ans que la petite Martine était entrée dans la maison et l’on n’avait qu’à s’en Jouer. Mais qui était l’heureux élu ? On grillait de curiosité.2 Étudiant ? Il sera ingénieurVhorticole. Il s’occupera de roses ?... C’est extraordinaire ! Et c’est une famille où c’est comme ça de père en fils ! Son fiancé apprenait à créer des roses nouvelles comme on crée des robes, expliquait Martine. Dieu, que c’est étrange... On trouvait aussi que Daniel Donelle était un joli nom. Et à quand le mariage ? Déjà cet été ? « Vous m’inviterez bien à la noce ? » dit Mme Denise au comble de la gentillesse. Le lendemain, Martine reçut une immense corbeille de roses venant du fleuriste le plus chic de PaV ris, avec une carte portant les signatures de tout le personnel de l’Institut de Beauté. Depuis toujours Martine rêvait avoir pour mari Daniel. Lui ou personne. Mais c’était son seul rêve chimérique. Tous les autres rêves de Martine étaient modestes et réalisables. Maintenant qu’elle avait Daniel, elle rêvait d’un petit appartement moderne dans une maison neuve, aux portes de Paris. Comme Daniel devait, après École d’Horticulture, travailler chez son père à la pépinière, cet apparV tement n’avait aucun sens, disaitVil. Mais Martine insistait : ne pas avoir de logis à Paris, voulait dire s’enterrer à la campagne pour toujours ! Il fallait, pour ne pas la désespérer qu’ils aient un apparteV ment bien à eux, ni à M. Donelle père, ni à M’man Donzert, à eux. Il fut décidé en conseil de famille que M’man Donzert, M. Georges et Cécile achèteraient pour Martine un appartement, cela serait leur cadeau de mariage. Et Daniel regardait avec stupéfaction pleurer Martine qui avait raté un apparteV ment, le dernier qui était disponible, dans une maison qui lui plaisait. Pleurer pour un appartement ! Voyons, toi, perdueVdansVlesVbois, qui ne pleures jamais, pour un appartement ! Quelle fille étrange ! Elle rêvait d’un mariage à l’église... « Écoute, Martine, disait Daniel, tu ne dis pas cela sérieuseV ment. Déjà la mairie, c’est bouffon3, mais alors l’église ! Voyons, si tu étais croyante ! Tu vis comme une païenne, selon la nature, ma douce enfant, qu’estVce qui te prend maintenant ? Tout cet argent à des curés, quand on pourrait se payer un petit voyage, une lune de miel4 un peu plus longue, écoute, je n’ose pas demander au paternel de l’argent pour une noce ! » Au dîner chez M’man Donzert, où Daniel avait été invité au titre officiel de fiancé il avait trouvé à ce sujet une entente parfaite : Cécile parlait sans arrêt de sa robe de demoiselle d’honneur5, rose, bien sûr, ah, mais cette foisVci Martine serait en blanc et non en bleu ciel ! Le voile irait divinement à MarV tine... Et lorsque Daniel, courageusement, proposa un mariage civil seul, et le départ immédiat, sans noces et banquet... Mme Donzert posa sa fourchette et se précipita dans la cuisine, pour cacher ses larmes. M. Georges se mit à parler de l’attitude qu’un galant homme devait avoir visVàVvis des femV mes... Puisque les femmes rêvaient à la solennité de l’église, un galant homme se devait de leur donV ner cette joie... 1 l’UniVPrix – универсальный магазин умеренных (стандартных цен) On grillait de curiosité. – Сгорали от любопытства. 3 c’est bouffon – это смешно, это комедия. 4 on pourrait se payer un petit voyage, une lune de miel – можно было бы позволить себе небольшое путешествие, медовый месяц 5 sa robe de demoiselle d’honneur – платье подружки невесты 2 21 Le repas de noces, après l’église et la mairie, eut lieu dans une auberge sur une route nationale2. La rapidité avec laquelle Martine avait fait son choix parmi tous les restaurants laissait supposer qu’il y avait belle lurette3 que ce choix était fait. En effet, un jour que Ginette avait emmené Martine dans cette auberge, encore bien avant que celleVci n’eût rencontré Daniel sous les arcades, Martine s’en était dit qu’elle aurait aimé revenir ici pour le repas de ses noces avec Daniel. Une maison pimpante neuve, en plein sur la nationale. Les voitures arrivaient l’une après l’autre et se garaient dans une sorte de cour. La quatreVchevaux des jeunes mariés, cadeau de M. Donelle père, était déjà là. Puis est arrivé le car avec les amies de Cécile, des dactylos et des étudiants de École d’Horticulture, des copains de Daniel. Le père de Daniel descendait de sa vieille Citroën4 familiale, accompagnée de Dominique, la sœur de Daniel et les deux enfants de celleVci... Le nez en l’air, M. Donelle se mit au milieu de la route pour regarder l’auberge. Il était grand, maigre, courbé comme la première moitié d’une parenthèse, la poitrine rentrée, habillé de vêtements flottants, foncés, comme pour un enterrement. – ImaginezVvous, criaitVil, que cette maison m’intéresse ! Ravi d’y venir... Depuis le temps que je passe devant quand je vais à Paris... Une vieille, brave maison. Et comme enseigne, c’est trouvé ! « Au coin du bois... » – Papa, tu vas te faire renverser par une voiture à rester au milieu de la route... Dominique, sa fille, lui ressemblait, grande et un peu voûtée, avec une lourde chevelure noire, mais probablement aussi réservée que son père était bavard. M’man Donzert et M. Georges, le pharmacien et la pharmacienne arrivèrent aussi. M’man DonV zert, très excitée, traversa la salle pour aller au jardin : on mangeait dehors. – Les enfants sont déjà là, monsieur Donelle, j’ai vu leur voiture, un petit bijou... Je me dépêche, j’aimerais voir comment cela se passe pour le déjeuner... – Tout est en ordre, Madame, vous serez satisfaite, et la jeune mariée aussi, dit le patron qui se teV nait au milieu de la salle et saluait les invités. La salle était sombre et fraîche. Le patron salua très bas Mme Denise, impeccable avec ses cheV veux blancs et sa robe de chez Dior5, accompagnée de son ami, un ancien coureur d’auto. Sa voiture blanche, décapotable, était une merveille. Mme Denise avait pris dans leur voiture Ginette et son peV tit garçon Richard. Ginette habillée de couleurs pastel, était tout poudre de riz, crèmes et parfums. Au fond de la salle il y avait une porte qui menait au jardin. C’était là qu’était dressée la table. Le repas fut excellent, mieux que ça, succulent, abondant. On était quelque chose comme quaV rante à table... Il faisait une chaleur ! M’man Donzert avait enlevé ses chaussures sous la table, clanV destinement. Les jeunes filles et les jeunes gens s’étaient sauvés dans la salle fraîche, avant la bombe glacée6 et les fruits : on allait les servir à l’intérieur... En attendant ils faisaient marcher le pickVup. L’ombre de la maison recouvrait maintenant un tiers du jardin, les trois garçons qui servaient à table avaient installé dans cette ombre des transatlantiques7, des tables, et l’on pouvait un peu se reposer après le repas dans la fraîcheur, avec café et alcools... Mme Denise était très contente de sa journée, elle avait eu bien raison de faire ce geste, d’assister au mariage d’une gentille employée, et elle ne s’était guère attendue à y trouver un homme aussi disV tingué que M. Donelle. La sœur du marié n’était pas mal non plus. Sans parler du repas ! Daniel était certainement un garçon bien élevé, un peu intimidant même... Assez attirant. – Vous avez un beau métier, monsieur Donelle... ditVelle au père de Daniel, sirotant un café déliV cieux. 1 le « who is who » англ. – биографический словарь une route nationale – автодорога (государственная, в отличие от частных, за проезд по которым взимается плата) 3 il y avait (il y a) belle lurette – давнымVдавно 4 une Citroën – машины фирмы Ситроен. Ситроен – одна из крупнейших автомобильных фирм Франции. 5 sa robe de chez Dior – ее платье от Диора. Диор – один из наиболее фешенебельных и дорогих домов моделей Франции. 6 la bombe glacée – мороженое, приготовленное по специальному рецепту 7 les transatlantiques – шезлонги 2 22 – C’est un métier qu’on a chez nous dans le sang, Madame... Daniel et ses cousins sont la quaV trième génération des Donelle rosiéristes... – Rosiériste de père en fils... quand on est quelque chose de père en fils, monsieur Donelle, on est aristocrate, ditVelle. Et votre fils va continuer cette lignée aristocratique ? – Aristocratique ? M. Donelle regarda Mme Denise avec un petit sourire. Il y a eu quelques hortiV culteurs qui ont appartenu à la noblesse, mais ils ont perdu leurs prérogatives de gentilshommes parce qu’ils se sont mis dans le négoce1. Mais les dynasties de rosiéristes ne possèdent ni titres, ni parV ticules2... Notre Gotha3 c’est celui des Roses ou – ne soyons pas trop ambitieux ! – notre « who is who » des roses... Mme Denise ressentit une surprise agréable : cet homme parlait l’anglais... – L’antiquité, Madame, nous a transmis peutVêtre une dizaine de variétés de roses décrites... auV jourd’hui nous en avons quelque chose comme vingt mille. Il y a des hommes qui ont donné leur vie à l’obtention de roses nouvelles... Ce sont des créateurs et mon père en était un... Chaque rose nouV velle est portée sur un registre, sur un catalogue avec son nom à côté du nom de celui qui l’a créée, et la date de sa création. – C’est inouï ! s’exclama Mme Denise. – Et vous dites qu’à ce jour il y a vingt mille roses enregistrées ? demanda le pharmacien. – Mais oui, Monsieur, et on lit le nom de Donelle assez souvent à côté du nom de la rose... Mon père en a créé un grand nombre, il a obtenu beaucoup de prix. C’était un maître en matière d’hybridation... il n’a jamais fait d’études spéciales et pourtant au Congrès International de Génétique il a été très écouté... Daniel tient de son grandVpère, mais c’est un scientifique. Il veut créer les roses nouvelles scientifiquement. On verra bien... C’est chez lui une passion telle qu’à la place de Martine, j’en serais jalouse... Les garçons apportaient du Champagne. Cette noce était décidément réussie. Dans la salle on s’amusait beaucoup, il en venait des rires et des cris et des applaudissements. On dansait une java4. Le patron luiVmême était entré dans la danse. Il s’était permis d’inviter la jeune mariée. – C’est vraiment épatant chez vous... dit Martine en dansant. – Il n’y tient qu’à vous5, Mademoiselle, pardon, Madame, d’y revenir aussi souvent que possible. – Certainement, Monsieur... Mais on ne se marie pas tous les jours. Je vous suis très reconnaisV sante, à vous et Ginette, d’avoir si bien fait les choses. La java s’arrêta et les jeunes crièrent d’un seul cœur : « Assez ! » et ensemble : « ChaVchaVcha6 ! ChaVchaVcha !... » Martine retourna dans les bras de Daniel, qui attendait les mains dans les poches et s’amusait beaucoup à regarder les autres faire les fous7. – C’est drôle, dit Martine : les maris ne savent jamais danser. C’estVil que8 les bons danseurs ne se marient pas ? – Je te comprendrais aussi bien, mon cœur, si tu disais : estVce que les bons danseurs ne se marient pas ? Qu’estVce qu’on vous apprend à votre Institut de Beauté ?... – N’empêche que tu danses comme un pied9 ! – Très juste ! Je t’aime, ma fée, ma danseuse. Si on partait tout de suite... J’ai vu que la porte derV rière les lavabos donne sur le large10... 1 ils ont perdu leurs prérogatives de gentilshommes parce qu’ils se sont mis dans le négoce – они потеряли свои двоV рянские привилегии, потому что начали торговать 2 ni titres, ni particules – ни титулов, ни дворянских имен. (Имеется в виду частичка de, которая ставится перед дворянскими фамилиями). 3 notre Gotha – наш Готский альманах – генеалогический справочник, опубликованный на немецком и французV ском языках в период с 1863 по 1944 гг. 4 une java – ява (танец) 5 il n’y tient qu’à vous – все зависит от вас 6 chaVchaVcha – чаVчаVча (танец) 7 faire les fous – валять дурака 8 c’estVil que – разг. Неправильная форма вопроса. Вместо : estVce que. 9 tu danses comme un pied – ты танцуешь, как чурбан. 10 la porte... donne sur le large – зд. дверь выходит на простор (в поля) 23 Personne ne semblait avoir vu leur disparition. Le pickVup continuait à s’époumoner. Tout le monde avait trop mangé, trop bu... Les départs commençaient à s’organiser. Mme Donzert remerciait l’ami de Daniel qui voulait bien les ramener à Paris. Lé pharmacien partait maintenant dans l’autre sens, il rentrait au village. – On a passé une belle journée... Mme Denise montait dans la voiture de son ami. Il ne restait devant l’auberge que la vieille Citroën de M. Donelle. Martine seraitVelle une autre fois dans sa vie heureuse comme elle le fut ce soir, cette nuit et le lendemain encore ? Ce bonheur n’était pas à crédit, comme l’appartement et la quatreVchevaux, ce bonheur ne devait rien à’ personne, ou plutôt, elle l’avait payé elleVmême pendant tant et tant d’années et maintenant il lui appartenait, on ne pouvait plus le lui reprendre. Ils avaient traversé des pays qui leur paraissaient étranges parce qu’ils surgissaient soudain au sortir des arbres et des baisers... Ils n’avançaient pas vite, même lorsqu’ils avançaient parce que Daniel conduisait d’une main, il ne savait peutVêtre pas danser, mais il savait conduire, les maris savent conduire, hein, Martine ? et vous embrasser... La vallée de la Seine autour d’eux était sonore. Pour Martine c’était un vrai voyage, elle qui n’avait jamais rien vu d’autre que son village et Paris. Ils soupèrent dans le jardin d’un hôtel isolé dans la campagne, quelque part près du Louviers2. Il était plus de dix heures du soir, mais le temps était si doux, à rester dehors sans fin. Martine et DaV niel, avant de se mettre à table marchaient dans le parc de l’hôtel... Martine était saoule de bonheur, et elle se mit à rire comme une folle, parce que sur la table prépaV rée pour eux, si bien ordonnée, servie, fleurie, une pie se promenait ! Une vulgaire pie noire qui était en train de mettre son bec partout, et lorsque le garçon tenta de la chasser, la pie se mit à pousser des cris, attrapa la nappe dans son bec et tira dessus. Toute une affaire pour la chasser ! Le patron s’approcha, le sourire complice : – Cet oiseau est insupportable, ditVil, mais il amuse tant les clients ! Et nous aussi ! On s’y est attaV ché... Il faut seulement le surveiller. Et il emporte tout ce qui brille, méfiezVvous, Madame ! Daniel regardait rire Martine et trouvait que la pie était un oiseau fantastique. – Ah, disait Martine, ah !... Cette pie noire et voleuse... Quand j’étais encore MartineVperdueVdansV lesVbois, ma mère, la Marie, m’appelait une pie noire et voleuse, parce que je fauchais tout ce qui était lisse et brillant !... Les billes de mes petits frères... Ça me faisait un plaisir ! de les tripoter dans la poV che de ma blouse... Ma mère criait : une pie noire et voleuse ! Et tous les petits frères reprenaient en cœur : une pie ! Et voilà qu’on me met une pie sur la table, la nuit de mes noces ! Crevant !3 – Crevant n’est pas le mot, je t’assure, mon Martinot – Daniel versait à boire – une pie, ce n’est ni crevant, ni impeccable... C’est une sorcière comme toi... DonneVmoi tes petites mains Martine... Je te tiens... Daniel tenait les mains de Martine, solidement. A d’autres tables on se disait d’autres contes... Des couples étaient venus ici dans ces grosses voiV tures qui les attendaient au fond du vaste garage, brillant dans les pénombres de leur vernis impeccaV ble, les hommes avaient de quoi se payer la voiture, la femme, et les poulets froids en gelée, et le vin délicieux. Tout était ici fraîcheur et plaisir... les femmes belles, les hommes soignés... La seule perV sonne de mauvaise humeur était la pie. Martine et Daniel se levèrent. Une chambre minuscule, toute tapissée d’une étoffe à fleurs. La fenêtre ouvrait sur le ciel et les parfums de la nuit. Le matin, ils découvrirent devant eux une pelouse, et plus loin, à l’infini4, la verdure des champs... Martine à nouveau éprouva un bonheur aigu devant l’excellence du petit déjeuner, les tasses fines, les petits pots de confitures, les croissants... Et il y avait des roses sur le plateau. Martine les serra contre sa chemise, pas du nylon, de la soie pure : pour sa nuit de noces, Martine avait voulu de la soie et des 1 une place forte – крепость Louviers – главный город округа Эвре 3 Crevant. фам. – зд. сдохнуть можно 4 à l’infini – до бесконечности, насколько хватит глаз 2 24 dentelles... – Dieu, ce que tu es belle ! – dit Daniel la regardant stupéfait, comme on est stupéfait, lorsqu’on se lève le matin, de la beauté d’un jardin avec les oiseaux et la rosée. Ils allaient maintenant tout droit à la ferme familiale des Donelle pour y passer les vacances de lune de miel : après toutes les dépenses faites on ne pouvait guère en faire d’autres. Daniel était un peu ému à l’idée d’introduire Martine dans le monde de son enfance. Ils approchaient : la ferme isolée grandissait à vue d’oeil1. Rien que des murs... En pierre grise, une forteresse rectangulaire avec trois tourelles, deux rondes et une carrée. La partie du mur donnant sur la route était très haute, devenait maison, percée de quelques fenêtres et d’un portail en bois. A côté portail il y avait une porte vernie avec une plaque du cuivre : « Donelle, horticulteur ». Ils étaient arriV vés. – N’aie pas peur, mon Martinot, disait Daniel pour la centième fois, toi qui n’aimes pas le désorV dre... Le portail s’ouvrit. Un jeune ouvrier très blond enleva son chapeau de paille. Il referma le portail derrière eux et disparut] dans la maison. Daniel rangea la voiture à côté de la Citroën paternelle. Les chiens aboyaient et bondissaient. La coeur était pavée, jonchée de paille, de paniers, de vieux journaux... Près du vieux puits, c’était une large mare où barbotaient des canards. Des poules suivies de poussins cherchaient leur bonheur entre les pavés où poussait l’herbe... Des chats... ils étaient couchés ici et là au soleil... M. Donelle père était heureux d’accueillir les enfants. Dominique serra la main de Martine et dit rapidement « Soyez la bienvenue...2 », poussant devant elle la petite Sophie qui portait un gros bouV quet de roses. Cela se passait dans la Salle à manger sombre à cause de la glycine. Elle devait être humide. Les papiers peints du plafond pendaient en lambeaux. Il y avait un buffet en bois sculpté3 et des chaises recouvertes d’un cuir sombre. Aux murs des agrandissements de photos de famille, un baromètre, et un paysage représentant un village, avec, dans le clocher de l’église une vraie petite pendule ! – Voyons, ma fille, aimesVtu le croupion ? Parce que si tu l’aimes, il est à toi, on ne refuse rien à une jeune mariée ! M. Donelle découpait les poulets d’une main de maître. Ils étaient assez nombreux à table : outre M. Donelle, Dominique et les enfants, Martine et Daniel, il y avait aussi les trois cousins que Martine connaissait du village. Martine n’aimait pas le croupion, et elle n’avait plus faim après le pâté maison4, le saucisson et jambon maison, le melon... La tarte réconcilia Martine avec la très vieille femme bouV gonne qui faisait la cuisine et servait à table. On l’appelait la mèreauxVchiens, et des chiens, il y en avait !... Ils étaient couchés autour de la table, bien élevés, sans mendier, obéissant au doigt et à l’oeil. De temps en temps on leur jetait un morceau de viande, de pain trempé dans le jus et ils ne dispuV taient même pas. Les trois cousins regardaient Martine à la dérobée5, parlaient peu. Bernard, celui qui avait aimé les Allemands, disaitVon se portait à merveille. Les deux autres, Pierrot et Jeannot avec leur bonne tête ronde, ressemblaient à Daniel. Au café, tout le monde semblait un peu absent, et avec la dernière gorgée avalée, chacun fila comme un chien détaché : le travail !... Daniel et Martine, eux, étaient en vacances, ils pouvaient aller se reposer. Daniel avait pris le bras de Martine, il allait la mener dans la chambre, la leur, on s’était mis à table à peine arrivés, et elle n’avait encore rien vu... La chambre de Daniel était au bout du couloir. Une grande pièce basse de plafond. Des rayonnaV ges avec des livres... Une grande vieille table de ferme en face d’une fenêtre donnant sur les champs. Un fauteuil défoncé... Un lit d’acajou presque noir et une table de chevet du même bois. Le plancher était fait de grosses planches grises d’âge. Cela sentait très fort les roses rouges : il y en avait partout. Telle était la chambre de Daniel. Telle était la maison où il était né. Il fallait que Martine s’y plût. 1 la ferme... grandissait à vue d’œil – ферма росла на глазах soyez la bienvenue – добро пожаловать 3 en bois sculpté – из резного дерева 4 le pâté maison – домашний паштет 5 à la dérobée – украдкой 2 25 Martine s’approcha de la fenêtre qui donnait sur la cour. – J’imagine cette ferme aménagée... dit Martine, rêveuse. Elle tourna le dos à la fenêtre, vint près de Daniel. – Tu aimes ma maison, Martine ? ditVil ému. – Je t’aime, toi. Il s’écarta un peu : – Moi je n’aime pas les fermes aménagées... – Bon, c’était clair : Martine n’aimait pas la maison de son enfance. Il ne lui ferait pas partager son passé. C’était pourtant une belle maison ! Mais elle, elle aimait la « ferme aménagée » comme sur les images de la Maison Française1 brillante et satinée. Tant pis.2 – Et où se laveVtVon ? demanda Martine se regardant dans la petite glace, au mur. – Dans la cuisine, mignonne, auVdessus de l’évier, il n’y a pas de salle de bains. Il faut que je t’explique : mon père n’aime pas le confort moderne. Il y a un château d’eau3 pour les roses, toute l’eau qu’on veut pour les arroser, et dans la maison pour nous autres, c’est toujours l’eau de puits et, si on a la pompe, c’est que Dominique, quand elle est rentrée ici avec ses enfants, après la mort de son mari, a menacé d’envoyer le linge à laver à la ville... Il y a eu un scandale. Envoyer son linge sale auVdehors, le laver en public ! Alors le père a cédé, on a eu la pompe. – Il est avare, ton père... – Non, il n’est pas avare, mon Dieu ! Pas pour les roses... Mais donner un coup de téléphone pour cette pompe, avoir des ouvriers dans la maison, ça l’embête, quoi ! Il aime mieux installer un local climatisé pour conserver les rosiers arrachés, que le chauffage central pour nous autres. Avare ! Ça m’ennuie que tu puisses croire que mon père est avare... Je suis sûr qu’il n’a aucune idée de ce qu’il possède... – C’est compliqué ce que tu me racontes... – Martine, ses jupes sorties des valises, sur les bras, inspectait la pièce : où allaitVelle les mettre ? Daniel regardait Martine mettre ses vêtements sur les cintres qu’elle avait apportés avec elle et les pendre à des clous dans le mur. Les tiroirs de la grosse commode étaient ouverts, elle y rangeait des choses fines, jolies... – Tu n’es pas fatiguée, ma chérie ? Si ? On fait la sieste ?... La sieste se prolongea. Ils passèrent le reste de la journée dans leur chambre. Personne ne vint les déranger. Le soir ils traversèrent l’étage désert pour descendre l’escalier de pierre dans le vestibule et sortir sur la route goudronnée. La nuit embaumait, il faisait beau. Lorsqu’ils revinrent sur leurs pas4, la ferme, de loin, parut à Martine très grande, un château fort5 du moyen âge. – On dirait un château inhabité, murmuraVtVelle, pas de lumière... – Tout le monde dort... On se lève avec le soleil... Les rangées parallèles de rosiers s’en allaient devant eux, très loin, ils étaient en pleine floraison. Il y en avait de déjà fanées, les bords des pétales desséchés... Martine se dit qu’une roseraie, ce n’est jaV mais impeccable. – C’est ici, dit M. Donelle, que grandVpère a planté ses premiers rosiers, c’est là que tout a comV mencé... Depuis la Rose des Mages6 nous nous sommes compliqués... – Père, il fait chaud, dit Daniel, qui avait l’impression que Martine s’ennuyait. – Bon, bon... Je disais que grandVpère avait planté ici même les premiers rosiers. On n’a qu’à renV trer si vous trouvez qu’il fait trop chaud. J’essaie de t’intéresser à la question, Martine... Il faut bien, puisque d’une façon ou d’une autre Daniel s’occupera des roses... Un membre de la famille Donelle qui ne s’intéressait pas à la culture des roses, cela ne s’est encore jamais vu !... Tu iras voir tout de 1 La Maison Française – иллюстрированный журнал tant pis – тем хуже 3 le château d’eau – водокачка 4 Ils revinrent sur leurs pas – они вернулись обратно 5 un château fort – укрепленный замок, крепость 6 La Rose des Mages – Роза Волхвов (сорт роз) 2 26 même comment les hommes làVbas greffent ces quelques milliers de petits églantiers ? Et ton mari qui est une tête brûlée1, au lieu de se contenter du pain quotidien que lui donnent ces rosiers, s’est fait chercheur d’or... Créer les roses nouvelles revient aussi cher qu’une écurie de courses ! – Tu dois ton commerce à grandVpère. – Daniel avait une voix blanche.2 – Tu n’aurais pas ton pain quotidien, s’il n’y avait eu d’abord un chercheur d’or : grandVpère... Martine, saisie, regardait Daniel. Elle savait que cette question de la création de roses nouvelles était une question malade entre eux, mais elle ne savait pas que c’était aussi grave. – GrandVpère s’amusait sur des rosiers qui ne lui coûtaient pas cher... Tes hybrides, à toi, c’est une distraction pour les rois, mon fils ! Si tu as de l’influence sur lui, Martine, tu lui feras peutVêtre passer son goût de la génétique... Il m’abîme très scientifiquement mes meilleurs rosiers, il en fait des sujets d’expérience... Ah, je t’assure que j’aurais préféré qu’il joue aux cartes, à la roulette ! Au moins il n’abîmerait pas la marchandise I – Père... Daniel était rouge foncé – père, je ne sais pas ce qui te prend... Qu’estVce qu’il t’a raconté hier soir, Bernard ? Qu’estVce qu’il a fait ?... Viens, Martine, tu vas attraper mal... Daniel mit sa main sur le bras de Martine. – On se verra au déjeuner ! leur cria M. Donelle. Martine suivit Daniel dans le sentier, parmi les herbes folles3. Le dos athlétique de Daniel, sa nuque hâlée, la tête ronde aux cheveux coupés ras... quelle tendresse elle avait pour cette tête ronde... Les chiens les reçurent par un ensemble d’aboiements mal orchestrés : ils ne connaissaient pas enV core Martine, bien sûr, depuis la veille qu’elle était là... A la porte de la cuisine Daniel dit : « Je vais faire un tour4... », et elle n’insista pas. Martine monta dans sa chambre, celle de Daniel... Ici il faisait frais, le store était baissé, le dessus de lit net et bien tiré. Martine changea de souliers, se refit une beauté5. Des voix en bas... Martine jeta encore un coup d’œil dans la petite glace au mur : il faudrait changer de rouge à lèvres, celuiVci comV mençait à paraître trop pâle pour sa peau brûlée6. Martine descendit l’escalier et s’arrêta à la dernière marche curieuse et gênée : il y avait une dizaine d’hommes, en pantalon bleu plein de terre. Ceux qui étaient déjà assis autour de la table se levèrent à son apparition... – Je ne te présente personne, – dit M. Donelle, le seul en pantalon kaki, en bras de chemise7. – C’est la jeune mariée, les gars, Mme Donelle... Elle est belle, hein ? On rit. On la trouvait belle, c’était clair... M. Donelle dit à Martine de venir s’asseoir auprès de lui. Daniel n’était pas là et Martine ne pensait qu’à cette absence. Dès le premier jour... Mais personne n’y faisait attention. Dominique apporta un plat de viande, les hommes sortirent leurs couteaux et se miV rent à manger. Les chiens se tenaient autour de la table et de temps en temps on leur jetait un os. On faisait circuler le fromage. Daniel n’était toujours pas là. Drôle que personne n’en dise rien. Puis ce fut le café. Il était bon et Martine aimait un bon café. On mangeait bien dans la maison. M. Donelle fit servir pour le café un marc et on but à sa santé... Il était l’heure : les hommes se levaient, alluV maient une cigarette, sortaient ; Dominique ramassait les assiettes. LaVmèreVauxVchiens se mit à laver la vaisselle. Martine sur le pas de la porte regardait les ouvriers s’en aller. LaVmèreVauxVchiens parlait à ses pensionnairesVchiens. Si elle croyait que Martine allait s’amuser à faire la vaisselle ! Même à Paris, où tout était prévu pour faciliter le travail, jamais M’man Donzert n’aurait permis à Cécile et à MarV tine de s’abîmer les mains. Martine monta dans sa chambre. Elle s’était couchée, ne sachant plus que devenir, inquiète... et tous ces gens qui ne semblaient point s’en faire8, comme si Daniel n’avait pas disparu après avoir dit qu’il allait « faire un tour ». Enfin le voilà, bien vivant, poussiéreux, sale. Il avait apparu avec la nuit, lorsqu’en bas, dans la cuiV 1 une tête brûlée – отчаянная голова d’une voix blanche – беззвучным голосом 3 les herbes folles – дикие травы 4 je vais faire un tour – пойду пройдусь 5 se refit une beauté – навела красоту 6 sa peau brûlée – ее загорелая кожа 7 en bras de chemise – без пиджака 8 qui ne semblaient point s’en faire – которые, казалось, не беспокоились 2 27 sine tout était déjà calme. Martine n’était pas descendue dîner et personne n’était venu la chercher. Cela devait être le genre de la maison1 : on ne s’occupait pas de vous... La nuit était calme comme une usine une fois les machines arrêtées, les ouvriers partis. Elle lui avait ramené Daniel. Couché sur le dos, les bras en croix, fatigué et sombre il parlait : – C’est la faute à Bernard. Tout ce qu’il fait depuis que nous étions mômes, il le fait contre moi... Et je ne lui ai jamais rien fait, je ne sais pas ce que c’est, une haine innée. Je suis sûr qu’il a collaboré avec les Boches parce que moi, j’étais de l’autre côté. Martine touchait Daniel d’une main fraîche et caressante, il avait mal, le pauvre, le pauvre... – Écoute ! Daniel se souleva pour donner plus d’importance à ce qu’il allait dire. L’année dernière, à cette époque, il a jeté par la fenêtre tous les récipients avec les étamines que j’ai recueillies. Je les avais mis ici, dans le tiroir de la table, à l’ombre et à la chaleur... je rentre, je trouve le tiroir entrouV vert, et j’ai tout de suite comme un pressentiment : il était vide ! Je ne savais même pas où chercher, c’était fou, j’ai couru à la fenêtre : ils étaient en bas, en miettes ! Je suis parti, comme aujourd’hui couV rir sur les routes... Je l’aurais tué... Parce que je savais, j’étais sûr que c’était Bernard. J’avais perdu une année, une année entière à cause de ce monstre ! Daniel se retourna sur le ventre d’un seul bond. Martine siffla entre ses dents : « La salope2 » comme l’aurait fait Marie, sa mère. – Je cherche un hybride qui aurait le parfum de la rose ancienne et la forme et la couleur d’une rose moderne. Je t’en ai déjà parlé, seulement cela ne semblait pas t’intéresser... J’essaie d’être un saV vant, je me refuse d’être un sorcier. Daniel donnait des coups de poing sur le matelas. Sa colère avait entièrement gagné Martine. – Tu comprends, reprit Daniel, pour bien faire, il me faudrait essayer des centaines de combinaiV sons diverses. Pas au hasard, mais des combinaisons basées sur des considérations scientifiques de génétique... Il semblait à Daniel que Martine, ce soir, l’écoutait avec intérêt... Qui sait, peutVêtre prendraitVelle goût3 à ce qui était sa passion à lui ? Cela serait merveilleux... – Maintenant je te dirai un grand secret... – Dis vite... – J’ai un complice : le cousin Pierrot. Alors... Martine, la tête appuyée sur le bras, était toute atV tente, toute curiosité. – Sur l’un des jeunes rosiers, à la suite d’une fécondation clandestine, nous avons obtenu une rose ! Et quelle rose ! C’est un hybride nouveau, étonnant ! Bernard a découvert le pot aux roses4. Il a couru chez mon père et il a dû lui en parler. Et si Bernard détruisait l’hybride ? J’en tremble... – Tu crois vraiment qu’il serait assez salaud pour l’arracher. – S’il le faisait, je le tuerais. Et soudain il déborda de rire. – Je me vois expliquant au tribunal que c’est une histoire de chromosomes... Viens près de la fenêV tre, mon amour, j’ai besoin d’air, j’étouffe... Martine accourut près de lui, ils s’assirent sur l’appui de la fenêtre ouverte. Daniel disait : – Je payerais bien de ma vie la joie de t’approcher, toi, mon amour, ma beauté, ma rose... ! Cette lune de miel ensoleillée était encastrée dans la vie quotidienne de la ferme, monotone comme la ronde du soleil. Tout le monde travaillait ; eux pas... Ils vivaient à part, mangeaient seuls, ce qui arrangeait tout le monde, on se sentait plus libre sans la jeune dame à Daniel. La mèreVauxV chiens leur préparait de petits plats. Aussitôt après le repas du soir les ouvriers partaient, ils ne couV chaient pas à la ferme, et avec leur départ, la maison d’un seul coup tombait au fond de la nuit imV 1 cela devait être le genre de la maison – это было в обычае дома la salope – груб. шлюха 3 peutVêtre prendraitVelle goût – может быть она заразится 4 Bernard a découvert le pot aux roses – Бернар раскрыл тайну 5 suspens англ. – напряженное ожидание ; момент напряженного ожидания 2 28 mobile et calme. Daniel et Martine dormaient, marchaient, mangeaient, prenaient la quatreVchevaux... Jamais perV sonne ne s’imposait, ne les accompagnait, ne posait de questions... On montait la garde autour du nouvel hybride, on le surveillait de loin, on allait faire un tour par là... Et il y avait de nouvelles combinaisons à faire. Daniel et Pierrot avaient inventé un système de fausses étiquettes... Parfois Martine devait retenir Bernard, par exemple le dimanche, après le repas pris ensemble, au café1. Elle se mettait à parler du village où ils étaient nés l’un et l’autre et où MarV tine ne retournait jamais bien qu’ici elle ne fût qu’à une vingtaine de kilomètres de sa mère, de ses frères et sœur. Non, elle n’avait aucun complexe à ce sujet, mais pourquoi réveiller de vieilles histoiV res, comment savoir ce que la Marie, sa mère, allait inventer en la voyant... Elle avait donné par le notaire son autorisation pour le mariage, c’était tout ce qu’on lui demandait. Martine parlait de la nuit où elle s’était perdue dans le bois. Bernard la dévorait des yeux, en oubliant son café. Martine, les yeux miVclos, se disait avec haine qu’il s’était bien, très bien remis de la peur qu’il avait eue lors du départ des Allemands, personne ne s’était occupé de lui, quelques huées, c’était tout, ah, les Français ne sont pas vindicatifs... Lorsque Daniel était revenu de prison, et qu’il avait trouvé à la ferme le couV sin Bernard, son père lui avait dit : « Personnellement, je m’en fous2... Il travaille, les roses ne se plaiV gnent pas. LaisseVle tranquille. Daniel l’avait laissé tranquille. Après ce qu’il venait de vivre, il avait assez à faire pour rattraper le temps perdu, à respirer, à bouger, à étudier... Il s’en fichait3 de Bernard, il ne le remarquait pas. C’était Bernard qui avait l’air de sortir de prison, non Daniel. « Et cet air, il l’a gardé ! » pensait Martine, faisant les yeux doux4 à Bernard. – Avec celte affaireVlà – disait Martine à Daniel qui revenait en nage5 d’avoir fait on ne sait trop quoi d’illégal sur des rosiers, et Bernard parti aussitôt Daniel revenu – tu n’as pas besoin de cinéma, tu as ton suspense à domicile... PeutVêtre, après tout, Martine se seraitVelle ennuyée sans ce suspense, parmi le travail des autres, peutVêtre Martine et Daniel auraientVils vite épuisé les sujets de conversations, si grande était la diverV gence de leurs pensées... Mais la vie quotidienne se paraît pour Martine de la lutte pour un rêve : puisqu’elle avait épousé Daniel, elle s’était mise à croire à la réalisation de ses rêves. La rose parfumée que Daniel allait créer pimentait6 la chaude monotonie des jours. Martine rêvait... Cette rose aurait le Grand Prix7. La rose porterait son nom à elle : Martine Donelle. Il y aurait des millions de rosiers Martine Donelle dans le monde entier, et le créateur de la rose Martine Donelle serait couvert de gloire et d’argent. Un membre de la famille Donelle qui ne s’intéressait pas aux roses, cela ne s’était encore jamais vu, avait dit M. Donelle, lorsque Martine était arrivée à la ferme. Pourtant, en arrivant, elle ne s’y intéV ressait nullement. La voilà prise au jeu. Par le mauvais côté peutVêtre, le côté intrigues et luttes. Elle voulait que Daniel gagnât, elle était son supporter ardent et elle ne protestait pas quand il disparaissait dès l’aurore, pour aider les autres dans les plantations, elle se disait qu’en même temps il surveillerait Bernard. Martine se levait paresseusement, allait prendre sa douche, dans la cour, derrière un vieux paravent que Daniel avait descendu pour elle du grenier... remontait, s’habillait, se maquillait aussi soigneusement qu’à Paris. Elle passait la journée à rêver, renversée dans une chaiseVlongue que Daniel avait installée pour elle près du mur de la ferme, avec la vue sur les plantations de rosiers et des champs à l’infini. Tous les jours elle y prenait son bain de soleil... Avec à la main le petit poste sans fil, cadeau de mariage de Mme Denise. Elle rêvait comment elle transformerait, aménagerait la ferme le jour où elle reviendrait ici, maîV tresse des lieux. Mais plus souvent, elle rêvait à Paris, à cet appartement qui serait le leur une fois la maison en 1 au café – зд. во время кофе je m’en fous – мне наплевать 3 il s’en fichait de... – ему наплевать на... 4 faisant les yeux doux – строя глазки 5 en nage – весь в поту 6 la rose... pimentait – роза... придавала особую остроту 7 le Grand Prix – ГранVпри 2 29 construction terminée. Elle avait vu une chambre à coucher1... Elle la voulait. Elle savait déjà dans tous les détails comment seraient les papiers peints, les rideaux. Elle voyait les fleurs dans les vases, les lampes... Un soir Martine entreprit Daniel2 au sujet de la chambre à coucher : elle voulait en acheter une pour leur nouvel appartement. Daniel écoutait mal sur le point de s’endormir, mais à force de poser des questions, de se tourner et de se retourner Martine finit par le réveiller. Quelle chambre à couV cher ? Pourquoi fallaitVil acheter une chambre à coucher ? Puisqu’ils n’avaient pas d’argent ! C’est très joli à dire, à crédit ! Les facilités du paiement... parlonsVen, des facilités... Ce sont plutôt des difficultés de paiement. Mais où veuxVtu qu’on prenne l’argent ! On va devenir les esclaves de tout le monde ! Il me faut terminer mes études, j’en ai encore pour un an... – Bon, dit Martine, n’en parlons plus. On couchera par terre. – Tu ne coucheras par terre, on apportera un lit d’ici, et tout ce qu’il faut... – J’aime mieux coucher par terre que dans les lits d’ici. Des cercueils. – Ah, mon Dieu... Qu’estVce que c’est que cette calamité !3 Daniel retomba dans les oreillers. – Daniel, j’ai eu tort de t’en parler... J’ai choisi une chambre à coucher qui me plaît follement, et je l’aurai... Tu verras. PeutVêtre serasVtu encore fier de moi. J’ai eu tort de t’embêter avec ça. C’est fini. EmbrasseVmoi. Il ne fut plus question de la chambre à coucher. On n’en avait guère le temps d’ailleurs, les jours ensoleillés filaient de plus en plus vite. Il fallait que Daniel menât à bien les travaux d’hybridation commencés, et il restait avec les autres dans les plantations, travaillait comme eux : d’une part il vouV lait par le travail au moins rendre à son père le prix des rosiers qu’il lui volait pour ses expériences, d’autre part il lui était bien plus facile de procéder, sans se faire remarquer à ses propres travaux4. Un jour Daniel dit à Martine : – Si la vie d’un rosiériste n’était pas si courte, si dramatiquement courte... Pour savoir si la rose « Martine Donelle » vaut quelque chose, il nous faut attendre encore trois ans. Ah, si j’avais tous les rosiers de mon père, les terres, les serres que les Donelle ont un peu partout... Je te mettrais, toi et nos enfants, sur la paille5, mais quelle vie, ma chérie, quelle vie ! Cette passion de Daniel commençait à faire peur à Martine. Elle songeait que dans ces conditions il ne serait pas facile de ne pas vivre à la ferme. Pourtant elle était résolue à ne pas revenir ici : après tout la passion des roses ne l’avait pas gagnée. Le premier cas dans la famille Donelle. C’était ridicule que d’être mariés et de vivre séparément. Martine rêvait à leur appartement. Daniel aimait mieux ne pas y penser, ne pas en parler. Puisqu’ils devaient habiter la ferme... Il faudra que j’abandonne mon travail ? disait Martine. Tu t’occuperas des roses... Alors Martine se taisait. Souvent cela tournait à la dispute. En attendant, M. Georges, M’man Donzert et Cécile payaient leur cadeau de mariage. L’appartement se profilait dans l’avenir. Les roses n’y poussaient pas. Daniel et Martine s’aimaient, se cherchaient... D’ailleurs, juste maintenant, avec ou sans appartement, Daniel était obligé de rester à Versailles, au foyer de École d’Horticulture, il travaillait comme un damné et n’avait pas le temps pour le vaVetV vient entre Paris et Versailles. Et Martine ne pouvait pas laisser tomber son Institut de Beauté6, il falV lait bien travailler, le mariage n’avait pas augmenté les mensualités que M. Donelle V envoyait à son fils. Il y avait une autre raison pour laquelle Martine aimait ne pas abandonner juste maintenant M’man Donzert. En rentrant de la fermeVroseraie, elle était tombée en plein dans le drame : Cécile avait rompu avec Jacques. Personne n’arrivait à en démêler les raisons. PeutVêtre n’étaitVce qu’une 1 une chambre à coucher – зд. спальный гарнитур. Martine entreprit Daniel – Мартина завела с Даниелем разговор 3 Qu’estVce que c’est que cette calamité ! – Что же это за мучение ! 4 procéder, sans se faire remarquer à ses propres travaux – незаметно заниматься своими собственными делами 5 je te mettrais... sur la paille – я тебя... разорю 6 laisser tomber son Institut de Beauté – зд. бросить Институт Красоты 2 30 brouille d’amoureux ? PeutVêtre que cela allait s’arranger ? « Oh, il ne m’aime pas.... », disait Cécile d’une voix lasse. – Tu as peutVêtre appris que Jacques te trompait ? demanda Martine lorsqu’elles étaient seules dans leur chambre. Cécile secoua la tête : non, ce n’était pas ça. Et soudain elle se mit à parler, à vider son cœur. C’était compliqué, elle avait toujours tout compliqué elleVmême. En réalité elle n’avait pas envie de quitter M’man Donzert, la maison, quoi... Elle y était si bien. Qu’estVce qu’elle aurait eu en se mariant avec Jacques ? Jacques vit chez ses parents, des ouvriers, il n’a même pas de chambre à lui. Il aurait fallu coucher dans la salle à manger... dans un appartement sans salle de bains, avec les cabinets dans l’escalier1... Jacques avait beau gagner sa vie, ils n’auraient pas eu de quoi acheter un appartement. Martine était devenue toute pâle : – Alors, c’est moi qui ai détruit ton mariage, Cécile ? L’appartement que vous m’avez donné, il auV rait pu être à toi... C’est trop affreux ! – Non ! non, non !... cria Cécile, je n’en veux pas de ton appartement. C’est moi qui ai tout fait pour qu’on te le donne. Si je l’avais, je serais obligée de me marier avec Jacques. Je ne veux pas me marier avec Jacques. Je ne l’aime pas ! Il allait encore à peu près comme fiancé, mais comme mari – jamais ! Martine, surtout ne me donne pas ton appartement, tu m’obligerais à me marier. Je ne veux pas me marier ! Cécile éclata en sanglots et tomba au cou de Martine. Elles pleuraient toutes les deux. – Qu’estVce que tu veux, qu’estVce que tu veux vraiment, ma chérie ? chuchotait Martine. – Ah ! mais tu sais bien comment je suis ! C’est plus facile de ne pas me marier, de rester ici avec Maman, avec toi et M. Georges, que de me marier... – Alors ? – M’man Donzert était à la cuisine. – Martine tu as pleuré ! Qu’estVce qu’elle a dit ? – Oh, rien... Que Jacques ne l’aimait pas. Qu’elle ne l’aimait pas... Ça fait triste. Vous nous ferez bien une petite tasse de chocolat, M’man Donzert ? Cécile se repose, je vais la lui porter. M’man Donzert sortait le chocolat du placard. – Je ne tenais pas à ce que Cécile épouse un ouvrier2 et je n’aime pas Jacques. Mais j’aime encore mieux en passer par Jacques que de la voir recommencer des fiançailles. Elle va bientôt avoir vingtV trois ans, ça ne paraît pas, mais le temps passe. Fais quelque chose, Martine... – Cécile est trop bien ici... Il faudra lui trouver un homme paternel qui l’emporte dans ses bras à un endroit fin prêt pour la recevoir... Alors peutVêtre se décideraVtVelle. C’était un lundi, jour libre pour la famille. Ils allèrent ensemble au cinéma, à l’heure creuse3 avant le dîner, comme jadis, avant la rencontre avec Daniel, avant la rupture avec Jacques, quand tout était tranquille. – DépêchezVvous, Mesdames... M. Georges vérifia que l’électricité était éteinte partout et qu’il avait bien ses clefs. Le cinéma était désert, le film quelconque... Ça ne fait rien, la vie en couleurs tendres vous chanV geait les idées. « J’ai bien ri... » dit Cécile sur le chemin de retour, et tout le monde était content que Cécile eût ri. A la maison le couvert était mis : M’man Donzert mettait le couvert avant de partir, cela faisait accueillant en rentrant. Il y avait du volVauVvent4 ce soir, Cécile aimait le volVauVvent, l’appétit revenait. Vint l’heure de se mettre au lit... Cécile couchée sur le dos, le visage plein de crème, essayait de ne pas salir la taie d’oreiller. Martine revenue de la salle de bains passait sa chemise de nuit : – J’ai pensé dans mon bain... ditVelle, se glissant dans les draps, – au fond, le jour où je m’en irai, ton mari pourrait coucher à ma place... Comme ça, il n’y aurait rien de changé. – Oh, non ! Jacques, c’est fini. Et puis, maman ne l’aime pas. Il ne va pas du tout avec le genre de la maison5. 1 les cabinets dans l’escalier – уборные на лестничной клетке (В старых домах Франции уборные расположены на лестничных площадках). 2 Je ne tenais pas à ce que Cécile épouse un ouvrier. – Я не хотела, чтобы Сесиль вышла замуж за рабочего. 3 à l’heure creuse – в свободные часы 4 le volVauVvent – слоеный пирог 5 il ne va pas... avec le genre de la maison – он не подходит к нашему дому 31 – Alors... pas de Jacques. Martine tourna le bouton de la radio qui éleva la voix. Puis au bout d’un moment elle la lui baissa. – Cécile... Tu ne dors pas ? Qu’estVce que tu penses de M. Genesc, tu sais celui que Mme Denise a amené avec elle, au bar rue de la Paix... quand nous sommes rentrés de la ferme... Un homme pas grand... il est quelque chose dans une usine de matières plastiques... Cécile ne répondait pas, et Martine croyait déjà qu’elle dormait, quand elle entendit sa voix rêV veuse : – Cela ne serait pas pour me déplaire... les matières plastiques... Martine n’arrivait pas à s’endormir. Les aveux de Cécile, lorsqu’elle avait compris le rôle que pouV vait jouer un appartement... Tout l’échafaudage de ses rêves avait failli s’écrouler autour d’elle ! Si CéV cile avait tenu à Jacques...1 Heureusement, non, elle n’y tenait pas. Martine pouvait garder son apparV tement et ses rêves sans remords. Mais elle avait envie que Cécile se mariât. Martine passa à ses songes familiers : elle ne pouvait pas se décider pour le lit... un matelas à resV sorts, c’est entendu, mais de quelle marque ? Il y avait aussi la question de la toile : à ramages, c’est entendu... mais blanc sur gris, ou bleu ciel et gris ? Martine se tourmentait. Il fallait que Daniel se déV pêchât de gagner sa vie. On achèterait tout à crédit. Martine était tout à fait décidée de ne pas aller s’enterrer à la ferme du père Donelle. Daniel devait se faire « paysagiste », puisque, à son école, il y avait un cours spécial pour la création des parcs et jardins... Il « paysagerait » les propriétés de gens riches et gagnerait beaucoup d’argent. C’est très joli, la rose à parfum, mais Martine était finalement de l’avis du père de Daniel. Cela pouvait devenir plus coûteux que la Bourse ou les cartes. Elle espérait bien que la passion de Daniel se tasserait, il ne fallait pas le brusquer. Daniel l’attendait dans la quatreVchevaux, devant la porte de l’immeuble : – Tu vas bien ? – Et toi ? Ils ne s’embrassaient pas, ils se regardaient, Martine assise à côté de Daniel, Daniel ne démarrant pas. C’est à peine s’ils se parlaient avant d’arriver à cet hôtel où ils avaient pris l’habitude d’aller quand Daniel venait de Versailles. Ils ne s’étaient pas vus depuis huit jours. Le lendemain matin Daniel se réveilla avec Martine dans ses bras. Il avait une faim de loup et une soif extraordinaire. Martine disait quelque chose. Qu’estVce qu’elle racontait ? Elle s’était décidée pour un matelas... Quel matelas ? A ressorts ? Et alors ? Écoute, Martine, je ne comprends rien à ton hisV toire... Hop ! on va manger ! Un mois de septembre, on dirait un mois d’août... Au café boulevard SaintVMichel on était les uns sur les autres. Des jeunes, barbes en collier, des blueVjeans collant aux mollets... Martine était la plus belle de toutes les filles, un oiseau lisse et brillant, parmi les autres avec leurs pantalons collants, leurs queues de cheval, les pieds nus en sandales... Martine était en blanc avec des rangs de perles au cou, les cheveux noirs coupés très court, parfaitement coiffée, le visage lisse, chaque poil des sourcils bien horizontaux brillait, les cils noirs, courts et drus, encadraient nettement les yeux. Une déesse ! – Alors, un matelas à ressorts ? A quoi bon ? demanda Daniel après avoir mangé. Martine se fâchait presque : cette façon qu’il avait de prendre à la légère quelque chose qui la préV occupait tant I Elle le regarda. Avec ses cheveux en brosse, ses larges épaules et ce regard d’une inV nocence végétale c’était un homme, c’était un enfant, c’était Daniel qu’elle avait attendu toute sa vie et qu’elle avait. Martine se mit à lui raconter l’histoire de Cécile. Soudain il s’assombrit. – Qu’estVce que tu as, Daniel ? – Rien... – Tu n’es pas content d’être avec moi ?... – Hein ?... Si, si... Sa bouche crispée devint très grande. Les joues se creusèrent. Il fumait sa pipe par petites boufV fées rapides. Son œil vague se posa sur Martine : 1 si Cécile avait tenu à Jacques – Если бы Сесиль дорожила Жаком (любила Жака)... 32 – Tu sais ce qu’elle est ta Cécile ? Une huître... Martine se ramassa1 ; alors il se taisait pour penser à Cécile. Elle ne dit rien. – Toutes pareilles... On sait que c’est en vie quand on met du citron dessus... C’est muet, c’est naV cré, et c’est rare quand on y trouve une perle... Pourquoi ne lui donnesVtu pas ton appartement ? deV manda Daniel. Martine joignit les mains : – Lui donner mon appartement ?... – Elle y sera bien. C’est semi végétal. Tandis que toi... Daniel regardait Martine de ses yeux vagues – tu es du monde animal, sauvage... MalheureuseV ment, un animal dans les matières plastiques ! Si je te suivais, ce n’est pas dans la jungle que je me retrouverais, mais dans les grands magasins, rayon ménage et hygiène. – Tant pis... – Martine sortit sa boîte à poudre. – Je ne crois pas que ça soit flatteur. Un animal dans les matières plastiques... Demande l’addition et on s’en va. Daniel devait être à Versailles le lendemain à la première heure. Ils auraient pu retourner à l’hôtel, cela leur arrivait. Daniel alors se levait à six heures... Mais il ne le lui proposa pas. Il demanda l’addition et reconduisit Martine chez elle. « A bientôt ! » ditVil, et la quatreVchevaux disparut à toute vitesse. L’appartement était tel que l’avait rêvé Martine : aéré, clair, coloré, lisse. Vide encore, juste le lit à ressorts, trois tabourets en tube métallique et le dessus d’un jaune étincelant en matière plastique, une table de cuisine en bois blanc, pliante, prêtée par M’man Donzert. On ne pouvait encore inviter perV sonne. Daniel était plongé dans l’étonnement... Il était supposé vivre ici, bien sûr, mais tout cela était à Martine, et il n’y avait que Martine elleVmême làVdedans qui était à lui. Martine avait mis dans le lit toutes ses économies, et elle obtînt de Daniel qu’il demandât à son père l’argent pour acheter des chaises : il fallait bien s’asseoir sur quelque chose... Daniel grinça des dents, mais écrivit à son père et reçut l’argent, sans commentaires. Cet appartement allait être une source d’embêtements, pourquoi Martine s’étaitVelle lancée làVdedans ! Après cette lettre Daniel ne revint pas dans l’appartement de deux semaines2, aussi Martine ne lui demandaitVelle plus rien. Elle se débrouillait bien toute seule. Mais Daniel restait à Versailles pas seulement parce qu’il boudait, il y avait les examens qui approV chaient, et Martine pensait qu’après tout il valait mieux ne pas laisser envahir son royaume par les examens de Daniel, les livres, les cahiers, les cendres de sa pipe secouées n’importe où, la cafetière toujours sur la table et des verres, des bouteilles... Bref, l’univers de Daniel où elle ne pouvait pas mettre de l’ordre. Elle préférait n’avoir de Daniel que sa personne, nette de tous ces bagages3. Pendant ce temps, Martine s’habituait à sa vie indépendante sans M’man Donzert, sans Cécile, sans M. Georges. La vie secouée pendant quelques jours par le déménagement, avait repris son rythme. Martine sorV tait, entrait, préparait à manger, se couchait, se levait. Tous les samedis elle allait dîner chez M’man Donzert, avec ou sans Daniel, et tous les jours en rentrant du travail elle téléphonait à Cécile d’un bistrot, à côté de sa maison pour prendre des nouvelles de tout le monde. Il n’y avait pas de téléV phone dans son nouvel appartement et cela rendait les absences de Daniel plus profondes. Martine était patiente. Elle avait déjà tant attendu Daniel. Elle attendrait encore et bientôt ils seraient ensemV ble tout à fait, toujours et pour toujours. Daniel commençait à s’habituer à ces deux pièces vides, avec de l’eau bouillante distribuée par la maison4, les trois tabourets en tube métallique à siège jaune, l’ampoule sans abatVjour, les couverts, les deux tasses, les deux assiettes achetées à l’UniVPrix... C’était bon de camper ainsi, comme on a besoin de peu de choses en réalité... Ils avaient une joie d’être ensemble, une joie haletante... 1 Martine se ramassa – Мартина сжалась de deux semaines – в течение двух недель 3 nette de tous ses bagages – без вещей 4 eau bouillante distribuée par la maison – дом с горячей водой 2 33 Une fois, arrivant comme toujours à l’improviste, à cause de cette absence de téléphone, Daniel trouva Martine dans la cuisine avec un monsieur. Elle parut gênée. C’était un homme correctement vêtu, assez grand, une petite moustache en brosse. Il fallait le regarder de près pour voir que ses manchettes étaient élimées et le visage avait beaucoup de rides. Martine un peu plus rose que d’habitude, dit : – Monsieur est représentant d’une maison1 qui vend à crédit. – Établissement Portes et Cie... Monsieur Donelle, je crois ? Le monsieur se leva. – Parfaitement... – Daniel se versa de l’apéritif2 dans le verre de Martine et s’assit sur le radiateur. – Madame a choisi un ensembleVstudio3, le voici, – le représentant ouvrait devant Daniel un cataV logue, – Madame a un goût excellent... C’est jeune, moderne... du chêne verni, naturel, de qualité irV réprochable. L’armoire à glace, la tableVportefeuille4. Le bahut pour la vaisselle est tout à fait suffisant pour un service de table et la verrerie... – Tu comprends, dit Martine, excitée, l’armoire on la mettrait dans la chambre... – Madame est très pratique, approuva le représentant, le petit divan vaut plusieurs chaises, et si vous avez quelqu’un à coucher... AuVdessus il y a un rayon pour les livres... – Vous ne vendez pas de livres à crédit ? s’enquit Daniel. – Non, Monsieur... Je regrette. – Vous en vendriez, je crois... Au mètre, juste ce qu’il faut pour remplir le rayon. Le représentant le regarda furtivement : – LaissezVmoi le catalogue, Monsieur, dit Martine, je vais réfléchir... Je ne sais pas si je ne préfère pas carrément une salle à manger. Le représentant parti, Martine disparut dans la salle de bains et Daniel resta seul à siroter l’apéritif. Elle revint d’ailleurs très vite, en peignoir de bain, une serviette autour des cheveux. Belle comme un beau jour. Daniel lisait un journal. Elle cassa les œufs, fit une omelette... Ils mangèrent en silence. – J’aimerais autant, dit enfin Martine, que tu ne me couvres pas de ridicule5 devant les gens. – Tu n’as pas besoin de moi pour cela... répondit Daniel. Il se leva, posa son couteau, le morceau de pain qu’il allait porter à la bouche... Martine entendit claquer la porte d’entrée. Au bout d’une semaine, elle reçut de lui un petit mot tendre : il était en plein boulot. Encore une dizaine de jours, et voilà Daniel revenu, les traits tirés, pâle, mais plein d’un rire prêt à déborder... « Mon Martinot ! » Et pas un mot sur ces malheureux meubles à crédit. Les meubles n’arrivèrent qu’au mois de juin. Et avec les meubles, le service de table, la verrerie, les casseroles... D’un seul coup Daniel trouva l’appartement meublé. Comme dans un dessin animé. Tout cela, Martine l’avait fait dans son dos.6 Mais il venait de passer les examens brillamment : classé premier de sa promotion, le ministère le gratifiait d’une médaille de vermeil7, il allait bénéficier d’une bourse de stage8 dans une exploitation publique ou privée. Daniel n’avait pas le cœur de9 détruire sa propre joie, ni le bonheur excessif de Martine, allant et venant parmi ses affaires neuves... Ce soir, en pendant la crémaillère10, on fêtait le diplôme de Daniel dans le nouveau studioVsalle à manger. Il y avait Cécile et ce Pierre Genesc qui était quelque chose dans les matières plastiques, Mme Denise avec son ami, Ginette... Martine était une de ces cuisinières qui jamais ne ratent une mayonnaise, ni un soufflé. Cécile avait apporté radio et pickVup. D’ailleurs elle allait les laisser à MarV 1 représentant d’une maison – представитель фирмы l’apéritif – аперитив – крепкие напитки, которые французы пьют перед едой 3 un ensembleVstudio – гарнитур для однокомнатной квартиры 4 la tableVportefeuille – складной столик 5 que tu ne me couvres pas de ridicule – чтобы ты не делал из себя посмешище 6 dans son dos – за его спиной 7 gratifier d’une médaille de vermeil – наградить эмалевой медалью 8 bénéficier d’une bourse de stage – получить стипендию стажера 9 Daniel n’avait pas le cœur de... – Даниелю не хотелось... 10 en pendant la crémaillère – справляя новоселье 2 34 tine, on ne pouvait imaginer Martine sans musique, pauvre Martine qui n’avait que le petit poste merveille, sans fil reçu comme cadeau de mariage de Mme Denise, il lui fallait un vrai. Martine resV plendissait, elle jetait de la lumière sur l’ensemble studio, sur les casseroles, sur les dessousVdeVplat, les assiettes en matière plastique de couleurs vives, sur les tableaux au mur. – Je croyais, dit Daniel, que tu préférais la toile propre à la toile couverte de peinture ? – Laisse donc, Daniel... tu ne comprends rien à l’ameublement. – Martine s’enfuit dans la cuisine. Daniel regardait avec stupeur les tableaux : il s’était souvent demandé en passant avenue de l’Opéra qui pouvait bien acheter ces œuvres d’art exposées chez les grands papetiers, ces têtes de chiens, ces chasseurs... Eh bien, c’était Martine qui achetait ces tableaux... A part Pierre Genesc tous les invités avaient été à la noce de Martine avec Daniel. Un an déjà ! Daniel submergé par les examens n’avait pas songé à amener quelques camarades de École D’ailleurs où les auraitVon mis. C’était petit, petit, làVdedans. Oui, mais Ginette n’avait pas de cavalier... – Vous en avez, je suis seule, moi... Pierre n’a d’yeux que pour Cécile, tous les hommes sont en main... dit Ginette. On riait. « Curieux, se disait Daniel, voilà une femme qui travaille, qui élève son fils, en filleVmère1 méritante, et, pourtant, on l’imagine, très bien à un coin des boulevards attendant les clients... » Daniel exagérait, Ginette était une petite femme gentille, moelleuse, avec de la poitrine, des hanches, la taille fine, les mains et les pieds potelés. – Formidable, dit Daniel, pensif, quand on avait déjà bu aux jeunes mariés, à la fin de ses études, à l’ensembleVstudio, aux talents de cuisinière de Martine, – formidable, ditVil, de voir d’un coup quatre femmes comme vous autres... Ce cri de cœur fit rire tout le monde. Les femmes en étaient heureuses, c’est agréable, les compliV ments aussi sincères... – Les hommes ne sont pas mal non plus... dit l’ami de Denise. – Il en manque un... C’est vrai personne ne veut me prêter le sien ? dit Ginette. N’ayant pas d’homme elle jouait à préférer Daniel. Daniel jouait l’insensible, elle l’éprise... On s’amusait beaucoup. Ginette, Martine et Denise s’étaient mises à raconter des histoires de l’Institut de Beauté. Martine installait une table de bridge, Mme Denise lui avait appris à jouer, et Martine avait des dons : si elle jouait plus souvent, elle deviendrait une bridgeuse de premier ordre... Mais ce soir, on ne jouait pas sérieusement, on se levait pour danser, Pierre Genesc allait à la cuisine aider Cécile à prépaV rer les orangeades et à déboucher encore une bouteille de Champagne. Finalement Ginette entraîna Daniel sur le balcon... – Si vous saviez ce que c’est pour une femme seule que d’élever un gosse... Il est né en 44. Je ne devais pas revoir le père... disait Ginette. « Tiens ! Le père seraitVil parti avec nos gracieux vainqueurs ? » se demanda Daniel ; il regarda GiV nette, curieusement éclairée par la lumière de l’intérieur. Elle ressemblait à une Allemande. Ginette continuait : – Maintenant mon fils est demiVpensionnaire, il déjeune à l’école et rentre coucher... Une femme qui travaille ne peut pas faire autrement... Ah, je n’ai pas de chance avec les hommes ! – Ce n’est peutVêtre pas une question de chance, mais de choix ? – Vous croyez qu’on peut choisir ? Quand on n’a pas eu de chance la première fois, cela vous suit toute la vie. Avec un enfant... Le temps passe, et ensuite tous les hommes sont pris. Comme vous. Elle exagérait, elle n’avait pas besoin de jouer à l’éprise en tête à tête, cela cessait d’être un jeu. – Venez, dit Daniel, on va prendre un verre. Martine était une excellente maîtresse de maison : il y avait à boire sur le bahut à vaisselle, et comme il était déjà tard pour songer à souper, un peu de viande froide... De petites saucisses délicieuses... Évidemment la glace manquait, Martine en avait fait apporter avant le dîner, mais elle avait eu le temps de fondre. Un frigidaire est nécessaire si on veut bien recevoir. Ginette essaya de faire danser Daniel. Rien à faire ! Les maris ne savent pas danser, c’était la règle. Toutes les femmes essayèrent après Ginette, sans succès ! L’ami de Denise dansait à la perfection, il conduisait sa danseuse comme une voiture. Pierre Genesc, plutôt que danser, savait tenir sa danseuse 1 la filleVmère – матьVодиночка 35 fermement et doucement : peutVêtre oublieraitVil la danse pour devenir un mari ? Daniel était épuisé. Après toutes les nuits blanches avant les examens, cette soirée était la dernière goutte. Un peu saoul, heureux, il tombait de sommeil. – SavezVvous, Mesdames, à quoi vous me faites penser ? criaVtVil, pour se réveiller, – à de la maV tière plastique, neuve, fraîche, de couleur tendre... Personne ne se fâcha, on trouvait le mari de Martine très, très amusant... Lorsque tout le monde fut parti, Martine se mit à laver la vaisselle et à remettre tout en ordre. Elle était infatigable ! Daniel dormait ferme lorsqu’elle se coucha, non sans avoir fait sa toilette du soir, bien que le jour perçât déjà derrière les fenêtres nues, sans volets ni rideaux... Il en fallait encore des choses dans cet appartement ! Martine essaya de penser aux rideaux, mais s’endormit aussitôt. Le lendemain Daniel partait pour la ferme : il avait besoin de se reposer et de travailler. Le stage dans une exploitation, il allait le faire chez son père. Martine ne pouvait pas l’accompagner, elle pasV serait son congé payé à l’Institut de Beauté, où cela lui ferait un salaire double. Il lui fallait de l’argent pour payer les échéances1 de l’ensembleVcosy2. C’était affreusement triste de se séparer, mais il n’y avait pas de choix. La ferme n’était après tout qu’à quatreVvingts kilomètres. Il y avait un boulot à y faire, c’était l’époque des hybridations, mais Daniel allait quand même à Paris. C’était encore et toujours l’amour à la sauvette3. Daniel pressé de rentrer, Martine obligée d’aller à l’Institut de Beauté. Martine avait deviné juste : le père ne songeait pas, à payer son fils. Daniel laissa passer un mois, deux. Puis il eut une conversation avec son père et lui annonça que le temps de trouver un emploi4 et il s’en irait. – Il n’y a pas de raison, ditVil pour que Martine te paye tes jardiniers... M. Donelle regarda Daniel curieusement. – Et la bourse du stage qu’on t’a donnée ? – Tu voudrais peutVêtre que je te paye pour le droit de travailler chez toi ! M. Donelle partit d’un grand éclat de rire : – Allons, allons... Je dirai à Dominique d’envoyer à Martine tant par mois5... La somme allouée par mois était honnête. – Tu vois, que je tiens à te garder... conclut M. Donelle. Et même je te préviens que ton cousin Bernard est encore en train de te jouer un tour6... Je tiens à te garder, Daniel, mon fils... Dans sa chambre auVdessus de la cuisine, celle qui avait été leur chambre l’an passé, Daniel ouvrait ses livres. Il travaillait tard toutes les nuits et se couchait sans parvenir à arrêter ce qui grouillait dans sa tête. Il ne souffrait pas de ces insomnies... Jamais ce qu’il avait eu en tête n’avait été plus clair, ne s’était mieux ordonné que la nuit, face à la fenêtre ouverte... La science le visitait d’habitude, ici, chez lui. Cette nuitVci, à cause de la conversation avec son père, il pensait à Martine... Bientôt deux heures du matin, elle devait déjà dormir. Petite perdueVdansVlesVbois, petite courageuse, seule dans Paris... Daniel alluma la lumière, secoua sa pipe dans le cendrier, soigneusement, pour faire plaisir à Martine, éteignit. Ce n’était pas bon en lui, il n’était pas heureux. Pas content, se sentant coupable, sans bien savoir de quoi, mal à l’aise7, inquiet, Daniel résolut, soudain, de ne plus retourner à Paris pendant un mois au moins. Si Martine tenait à le voir, elle pouvait très bien venir en weekVend à la ferme. Mais elle préférait le confort. Dans la nuit, Daniel se fâchait, vexé et triste... L’absence d’une salle de bains à la ferme décidait de leur vie commune. Elle était tout de même un peu folle, Martine. Se tuer de travail pour acheter un ensembleVcosy. Elle voulait des choses, des affaires, des objets... on dirait une 1 les échéances – взносы по кредиту l’ensembleVcosy – гарнитур с кози (кози – диван, у которого вместо спинки полочки) 3 à la sauvette – урывками 4 le temps de trouver un emploi – как только он найдет место 5 tant par mois – определенную сумму в месяц 6 jouer un tour – сыграть шутку 7 mal à l’aise – не по себе, неловко 2 36 drogue ! Il les lui fallait coûte que coûte1. Daniel se fâchait de nouveau : c’était trop idiot ! Le mystère, la grandeur de Martine s’évanouissaient parmi les tabourets en tube métallique, le bahut, le tapis en caoutchouc de la salle de bains, le matelas à ressorts... Daniel ralluma sa pipe. Le soleil se levait. Daniel entendit de petits bruits dans la cuisine. Il s’endormit dans une bonne odeur de café qui montait dans sa chambre. – OVhé ! Daniel ! criait Pierrot au bas de l’escalier. Daniel sauta du lit... Le soir il partit pour Paris. Cette sacrée quatreVchevaux n’avançait pas... il avait tellement hâte de retrouver Martine, sa petite, sa chérie... Daniel partait pour le Midi faire un stage aux pépinières de Meilland, le grand créateur de roses nouvelles. Il avait proposé à Martine de l’emmener. Elle n’avait qu’à envoyer promener son Institut de Beauté2... Mais il fallait payer les meubles et les objets achetés à crédit ! Maintenant qu’elle avait les mensualités envoyées par M. Donelle, plus son salaire, elle était tranquille, mais si elle ne travaillait plus, elle retomberait dans les difficultés. Le frigidaire avait apparu dans la cuisine en plein hiver. Il y trônait comme un MontVBlanc3, beau, encombrant et utile. Martine, avec Mme Denise, Pierre Genesc et Cécile, autour d’une table de bridge, faisait une parV tie. Daniel, en arrivant, fit se lever tout le monde... il eut le sentiment de déranger. Il y avait des boisV sons glacées. Ce n’est que le lendemain qu’il demanda avec quoi Martine comptait payer ce confort ? – Avec quoi payesVtu tes expériences coûteuses ? Ton père est pauvre, répondit Martine, insoV lente, mais quand on a bien envie de quelque chose, on s’arrange... Et elle ajouta gentiment : – On m’a augmenté4, je le dois à Denise. Ton père ne peut vraiment pas faire mieux ?5 Daniel s’assit lourdement sur le matelas à ressort : – Je ne sais pas. PeutVêtre estVil riche... PeutVêtre aVtVil du mal à joindre les deux bouts6... Mais je sais que je ne lui demanderai plus rien. Mais quand, peu de temps après, la télévision fit son entrée dans la salle à manger, Daniel se fâcha. Malgré les facilités du paiement7 et l’augmentation de Martine, il fallait tous les mois, courir pour trouver l’argent des échéances... Daniel avait beau crier, il ne pouvait pas laisser tomber Martine dans ses difficultés8. Il entreprit la traduction de l’anglais d’un ouvrage scientifique, il y passait ses nuits... il demanda à M. Donelle une « prime » pour son voyage dans le Midi... Pour la dernière échéance du frigidaire, Martine avait été obligée d’aller mendier chez M’man Donzert. Daniel le reprocha à MarV tine. – Comment le saisVtu ? Martine était sombre. – Par Cécile ! Elle m’a téléphoné et elle m’a dit que pour payer ton échéance, M’man Donzert a dû mettre au clou9 sa chaîne en or... en cachette de son mari. Cécile m’a demandé si je ne pourrais pas rembourser, avant qu’il ne s’en soit aperçu... – Et pourquoi n’estVelle pas venue me le dire, à moi ? – Parce que ces femmes t’aiment, imagineVtoi, qu’elles ne veulent pas te faire de la peine ! – Alors, toi ? Toi, tu me le dis parce que tu ne m’aimes pas ? Martine sur le petit divanVcosy se mit à sangloter... ; Daniel hésita, mais n’y tint pas et la prit dans ses bras... Il fallait que Martine comprenne, qu’il ne pouvait plus demander de l’argent à son père... la rose parfumée ne semblait pas vouloir tenir ce qu’elle promettait, il y avait cette déception, il fallait chercher encore, faire des expériences. PeutVêtre créeraitVil quand même la rose Martine Donelle qui leur donnerait tout ce que Martine souhaitait, parce que, lui, ne souhaitait qu’une chose : la voir heuV reuse. Et c’était incompréhensible qu’un bonheur dépendait d’objets inanimés. Daniel se sentait réV 1 coûte que coûte – во чтобы то ни стало envoyer promener son institut de Beauté – послать к черту институт Красоты 3 comme un MontVBlanc – как Монблан – самая высокая вершина Альп (4807 м) 4 on m’a augmenté – мне прибавили 5 Ton père ne peut vraiment pas faire mieux ? – Твой отец действительно не может давать больше ? 6 joindre les deux bouts – сводить концы с концами 7 les facilités du paiement – зд. льготы по платежу 8 laisser tomber Martine dans ses difficultés – дать Мартине одной нести все тяготы 9 mettre au clou – отмести в ломбард 2 37 volté de voir son bonheur à la merci d’un frigidaire1. Mais que pouvaitVil contre l’idéal électroménager de Martine ? Elle adorait le confort moderne comme une païenne, et on lui avait donné le crédit, anV neau magique des contes de fée que l’on frotte pour faire apparaître le démon à votre service. Oui, mais le démon qui aurait dû servir Martine l’avait asservie. Daniel se sentait battu par les objets. Daniel continuait à habiter la ferme, et il allait fréquemment dans le Midi. Les jours et les nuits qu’ils passaient ensemble, Daniel et Martine pouvaient les compter sur les doigts. De temps en temps Daniel demandait à Martine si elle ne voulait pas quitter l’Institut de Beauté. Elle ne voulait pas. Il y avait des échéances... Les Établissements Portes et Cie vendaient de tout, et ayant été régulièrement payés pour les preV miers achats, ils accordèrent à Martine d’autres crédits, dépassant la couverture que constituait son salaire : on se doutait bien que Mme Donelle avait des moyens d’existence en dehors de son salaire, C’était tout de même la femme de Daniel Donelle, un fils Donelle, des fameux établissements hortiV coles. Martine avait emprunté de l’argent à Denise. L’achat de certains objets demandait un premier paiement assez massif et ce n’était qu’ensuite que venaient les « facilités » mensuelles... Denise était compréhensive. Simplement, elle retenait une certaine somme sur le salaire de Martine. Martine aurait pu tenir le coup2, si elle n’avait eu le désir de mettre des stores oranges extérieurs3, aux fenêtres, cinq en tout. Ça coûte cher, les stores. A son retour du Midi, Daniel n’avait pas remarqué les stores, au grand soulagement de Martine. Mais fallaitVil que l’enquêteur4 des Établissements Portes et Cie tombât sur lui... Il y avait peutVêtre de la préméditation de la part de ce jeune homme qui était bien avec la concierge : une carte postale de Daniel avait annoncé son arrivé pour ce mardi, il serait là vers cinq heures, apporterait une tarte à l’ananas et attendrait Martine... A cinq heures l’enquêteur était là. C’était un jeune homme pimpant, que l’argent sorti par Daniel mit de charmante humeur : – Les dames, ditVil, veulent toujours se débrouiller toutes seules. En fin de compte, elles s’aperçoivent qu’un mari, cela a du bon... Il ne refusa pas le verre que Daniel lui offrait. – DitesVmoi, demanda Daniel, il vous arrive souvent sévir5 ?... – Souvent, non... Quelquefois tout de même. – Qu’estVce que vous faites ? Vous reprenez la marchandise ? – Rarement... La plupart des choses s’usent, les meubles, le linge... En cas de nonVpaiement on passe par le juge de paix6... De toute façon, avant d’accorder le crédit, nous prenons nos renseigneV ments, nous nous adressons à l’employeur, en premier lieu... à la concierge, aux commerçants du quartier... Si une personne est honorablement connue, et si, par exemple elle gagne, disons, soixante mille francs par mois, nous pouvons sans risque lui vendre pour cent vingt mille de marchandises. – Mais, insista Daniel, il y a quand même des gens qui sans être malhonnêtes croient pouvoir payer et ensuite ne peuvent pas... – Bien sûr cela arrive... Je vous remercie, Monsieur, de votre aimable accueil. Au plaisir. – Le jeune homme partit. Daniel n’avait plus le sou, c’étaient vingt mille francs que Daniel avait donnés à l’enquêteur pour deux traites7. Martine était en retard. La tarte à l’ananas que Daniel, à cause de l’enquêteur, n’avait pas eu le 1 voir son bonheur à la merci d’un frigidaire – видеть, что её счастье зависит от холодильника tenir le coup – продержаться 3 des stores... extérieurs – наружные шторы, которые вешают на окна летом от солнца 4 l’enquêteur – агент фирмы 5 sévir – зд. наказывать (неплательщиков кредита) 6 on passe par le juge de paix – приходится подавать дело в суд 7 les traites – взнос 2 38 temps de poser sur une assiette, coulait sur la table... Daniel entreprit de l’essuyer, fit d’autres dégâts, jeta la serviette sale sur la table de cuisine et s’allongea sur le divanVcosy. Il était tard. Pourquoi MarV tine ne rentraitVelle pas ? Il y avait plus d’un mois qu’ils ne s’étaient vus. Quelle vie idiote, songeait Daniel, se marier et ne pas être ensemble... Il n’avait pas su faire entrer Martine dans sa vie, et il ne pouvait tout de même pas partager la sienne. Ils étaient mariés depuis deux ans et demi. On dit que deux ans et demi c’est le moment crucial d’une vie conjugale, le cap dangereux. Si on le franchit, on peut dire que tout danger est pour longtemps écarté. AllaientVils franchir ce cap ? En vérité, ils n’avaient plus grandVchose à se dire... On lui avait changé sa petiteVperdueVdansVlesVbois. Martine n’allait plus au cinéma ni au théâtre, elle se disait trop fatiguée le soir, préférait la télévision, un bon dîner, une partie de bridge. Il n’y avait pas un seul livre dans son appartement... Pas un jourV nal. Rien que la radio et la télévision. Alors quoi ? Se quitter ? Affreux ! Quitter Martinot ! Ne plus la voir apparaître avec sa petite tête si chère, le menton relevé, sa taille si douce... sa manière de l’accueillir, ce bonheur illuminé... Pourquoi Martine s’ingéniaitVelle à aplatir leur existence. Daniel sur le petit divanVcosy fondait de pitié pour Martine, il ne fallait pas oublier d’où elle sortait, la cabane de Marie. Mais il était là, elle aurait pu le suivre... Tout ce qu’elle avait su, c’était devenir une petite bourV geoise. En attendant elle ne rentrait toujours pas... Daniel avait faim... Il était à la cuisine en train de fouiller dans le frigidaire, quand il entendit la clef de Martine. – Oh, je vais te raconter, disaitVelle de sa chère voix qui lui pénétrait le cœur, j’ai pris du travail en dehors de l’institut... Attends, mon chéri... J’ai apporté un volVauVvent cl une bouteille... Qu’estVce que c’est que ce torchon ? – J’ai fait des malheurs... avoua Daniel. – Ça ne fait rien aujourd’hui... On va manger dans la salle à manger... Quelqu’un est venu ? C’étaient les verres et la bouteille d’apéritif qui lui faisaient poser cette question. – Oui, l’enquêteur des Portes et Cie. Il m’a pris vingt mille francs. – Je vais te les rendre... Il ne s’agit pas de ça... Martine mettait la table avec des gestes rapides, adroits. – Alors, comment cela se fait que tu travailles si tard, maintenant ? – Je vais chez des clientes, à domicile... C’est très bien payé, tu sais... – Viens, que je t’embrasse... – Attends, Daniel... je voudrais qu’on se mette vite à table. Au lieu de l’embrasser... Ils allaient d’abord manger, pensait Daniel. Martine sortait des dessousV deVplat et des verres de trois tailles1 et des porteVcouteaux. Deux couteaux, deux fourchettes, des petiV tes cuillères, des tas d’assiettes, des grandes, des petites, des creuses. – Tu en fais des pas... dit Daniel désolé, en la regardant aller et venir : – C’est pour ne plus me déranger après. Mais il fallait réchauffer le volVauVvent, mettre au frais la bouteille apportée... Et ils ne s’étaient pas vus depuis un mois. – Alors, tu travailles maintenant encore après les heures à l’Institut ? – Oui, figureVtoi... C’était trop tentant de gagner tant de sous2. – Alors, laisse tomber l’Institut ! – Oh non, je m’y plais3... Tu sais, l’ambiance... Martine mangeait le volVauVvent excellent en effet. Daniel éclatait de tout ce qu’il avait à lui raconter4... Mais elle ne lui posait même pas de questions, elle ne lui demandait même pas – comment vasVtu – préoccupée : n’avaitVelle rien oublié sur la table ? EstVce que tout était bon ? Une méchante envie de se taire s’insinuait dans Daniel, puisque rien de ce qui faisait sa vie ne semblait intéresser sa femme. Martine se levait, s’asseyait, dégustait, ajoutait du sel, du sucre, versait à boire. – Je crois, ditVelle découpant le poulet, que Cécile va vraiment se marier avec Pierre Genesc... 1 de trois tailles – трех размеров tant de sous – зд. столько денег 3 je m’y plais – мне там нравится 4 Daniel éclatait de tout ce qu’il avait à lui raconter – Даниелю так много надо было ей рассказать 2 39 Cette foisVci, ça a l’air sérieux... Il y a aussi Mlle Benoît qui se marie avec Adolphe... Daniel n’avait aucune idée de qui étaient et Mlle Benoît et Adolphe, mais il ne posa aucune quesV tion, exprès. D’ailleurs il s’en fichait pas mal. – La petite de la Faisanderie à qui je fais les ongles depuis trois ans a épousé son Frédéric... Tu as remarqué les porteVcouteaux, Daniel, n’estVce pas qu’ils sont mimi1 ? Elle n’attendait pas la réponse, tout occupée à peler une poire pour Daniel. Elle ne savait pas qu’il était désespéré. – Elle est bonne, la tarte, elle est bonne ! Je vais te faire du café... Elle se leva, mais avant de disparaître à nouveau dans la cuisine, elle s’approcha de Daniel, s’assit par terre à ses pieds et appuya le front contre son genou : – Je fais caniche2... ditVelle. Je t’aime... Daniel caressait sa tête brune, son cou ployé, cette merveille... Il n’y avait rien à dire. C’était ainsi. Martine se releva, lui sourit et s’en fut à la cuisine. – Je deviens très forte au bridge, ditVelle en revenant. Mme Denise m’a emmenée chez des amis, et maintenant ils n’arrêtent pas de lui demander quand je reviendrai. Si tu avais vu l’appartement !... Aux ChampsVÉlysées... Des tableaux modernes, il paraît que cela vaut des fortunes... Martine raconta en détail sa soirée aux ChampsVÉlysées Puis elle se mit à débarrasser la table, à laver la vaisselle, à tout ranger. Daniel ouvrit la porte du balcon, malgré le froid. Les maisons rangées comme les cubes de glace d’un immense frigidaire. Le ciel bas enveloppait les grands immeubles avec la gaze sale de ses nuages. Puis le paysage cria. Un long cri montait de ses entrailles de fer. Qu’estVce que cela pouvait être ? Une locomotive ? Un avertisseur ? Daniel eut froid et ferma la porte. – Assez, Martine... ditVil brusquement. Elle s’arrêta de frotter et le regarda. – Assez, je suis fatigué, j’ai passé la nuit dans le train. Elle abandonna son chiffon et lui sourit. – Viens, ditVelle... C’est fou de perdre tout ce temps. Daniel resta à Paris quelques jours. Il ne réV ussit pas à sortir Martine où que cela fût3. C’est vrai que le soir elle (toit fatiguée. Elle se levait tôt, Daniel encore au lit. Et ils avaient si peu d’argent avec toutes ces échéances. Ensuite Daniel allait à ses affaires à lui. Des gens à voir, des confrères, des fournisseurs... Les roses, comme des épouses exigeantes avaient constamment besoin de quelque chose qu’il devait commander à Paris... De l’engrais, des insecticides. C’était pendant ce séjourVlà qu’avait eu lieu l’accident. Daniel trouva dans le linge de Martine une feuille à l’entête d’un fourreur4, avec dans un coin à droite : « Attestation pour déclaration d’achat à crédit...5 » La feuille était remplie à toutes les cases, de la main de Martine, avec les sommes à payer chaque mois. Daniel oublia le mouchoir qu’il était venu chercher : dans le tiroir de sa femme. Il fouilla dans sa poche, trouva sa pipe, l’alluma machinalement, sortit sur le balcon sans même sentir le froid. Daniel avait très peur de tout ce qui touchait aux lois, papiers timbrés, officiels. Il avait peur de toute maV chine administrative, de tout ce qui touchait aux obligations envers l’État, de la préfecture, la mairie, les banques. Cet engagement, pris par Martine l’épouvanta. La rage tenait Daniel tout droit. Il n’y avait pas assez d’humiliation visVàVvis de son père, des rapports pénibles avec M’man Donzert, de l’impossibilité d’aller voir un film, voilà qu’elle s’achetait un manteau de fourrure, se mettait une nouV velle dette sur le dos. Elle ne s’arrêterait donc jamais ? On ne pourrait donc jamais être tranquilles ? Quand on avait largement de quoi vivre... Lorsque Martine rentra, comme toujours ivre de fatigue, elle découvrit pour la première fois que la bonne tête de Daniel, sa voix pouvaient se transformer ainsi. Il parut à Martine effrayant. – Tu veux nous faire rendre l’âme pour des commodités, pour le confort ? Tu veux qu’on deV vienne des esclaves des choses ? Et il arracha du mur les tableaux, achetés par Martine, les emporta à la cuisine pour mieux les casV 1 ils sont mimi – они миленькие (разг.) je fais caniche – я песик 3 sortir Martine où que cela fût – вытащить кудаVнибудь Мартину 4 une feuille à l’enVtête d’un fourreur – фирменная бумага какогоVто меховщика 5 Attestation pour déclaration d’achat à crédit... – Обязательство при покупке в кредит... 2 40 ser sur le carrelage. Il ne lui laissa pas le temps de réagir, et sortit. Martine pouvait recommencer à l’attendre comme jadis. Il était capable de ne plus revenir, jamais. Elle ne pleurait pas. Elle regardait autour d’elle, ces murs, ces choses qu’elle aimait tant, qui la renV daient si heureuse, malgré les difficultés, le travail... Daniel les méprisait, il la méprisait. Il ne l’avait pas traînée par les cheveux, mais dans ses yeux, il y avait eu du meurtre et à la façon dont il écrasait du talon le verre du tableau, elle imaginait comment il aurait pu piétiner autre chose. Leur amour peutVêtre. Ce fut le jour le plus terrible de sa vie. Ce jourVlà, elle avait perdu ce qu’elle avait eu : le bonheur. Parce que, malgré tout, elle avait été heureuse. Elle travaillait comme une brute, c’est vrai, et à l’Institut et chez des clientes à domicile, pour couvrir les traites. Elle vivait dans l’inquiétude : si jaV mais à l’Institut de Beauté, cela se savait, si on apprenait qu’elle détournait des clientes2 pour se faire une clientèle particulière !... Elle était heureuse quand même, fatiguée, inquiète, mais heureuse. Elle supportait tout courageusement, même de ne plus voir les siens, porte d’Orléans, tant elle se sentait fautive d’avoir obligé M’man Donzert à porter sa chaîne d’or au clou. M’man Donzert qui ne savait pas que Martine le savait, ne s’expliquait pas ses absences, était malheureuse de ne pas la voir, s’inquiétait et pleurait souvent, ce que M. Georges pardonnait mal à Martine. Mais fallaitVil que M. Georges eûtVil choisi pour faire une visite à Martine juste ce soirVlà où Daniel venait de partir... – Je passais3... dit M. Georges, tu n’as pas bonne mine, fillette ! Tu n’es pas malade ? – Fatiguée... Je vais me mettre du rouge à lèvres, et ça n’y paraîtra plus. Tout va bien à la maison ? – Tout le monde est en bonne santé. Je ne vais pas m’attarder, ni y aller par quatre chemins...4 C’est de toi qu’il s’agit, Martine. Martine se mettait du rouge à lèvres devant la glace auVdessus du bahut à vaisselle. Sa coiffure était correcte. – Je vous écoute, monsieur Georges... Vous ne voulez pas boire quelque chose ? Un café ? – Martine, je ne veux rien. Je suis venu te parler. Ils étaient maintenant l’un devant l’autre sur des chaises droites et inconfortables. – Je te disais dans le temps, fillette, que tu avais de la chance dans la vie, que tu avais déjà gagné deux manches. Tu es en train de rater la troisième : ton mariage, ton avenir... – Comment ça ? dit Martine. La gêne que lui causait cette visite inhabituelle, et le départ de DaV niel, le terrible bouleversement l’amollissait, elle était dans un étrange état de faiblesse. – Je vais te raconter une histoire. Il y avait une fois un pêcheur qui vivait avec sa femme au bord de la mer. Ils étaient très pauvres et misérables, un peu comme les tiens dans la cabane au village. Un jour le pêcheur a pris dans le filet un petit poisson d’or qui lui dit d’une voix humaine : Pêcheur, donneVmoi la liberté et je te la revaudrai5 !... – Comment me la revaudrasVtu ? – Je te donnerai par trois fois tout ce que tu souhaiteras. Le pêcheur sortit le poisson d’or du filet, et le vit disparaître dans les flots... Martine écoutait M. Georges. Il lui faudrait écouter jusV I qu’au bout et tirer la morale de l’histoire. M. Georges était I le meilleur des hommes, mais il avait ses façons à lui6... Ce soir elle avait du mal à les supporter. M. Georges racontait son histoire de poisson d’or et elle était très, très loin... – Le pêcheur rentra à la maison et raconta l’histoire à sa femme qui était en train de bouillir son linge dans une vieille lessiveuse rouillée. « Conteurs d’histoires ! criaVtVelle. Imbécile ! Tu as cru à des 1 à la discrétion de vos désirs – зд. по прихоти ваших желаний détourner des clientes – переманивать клиентов 3 je passais – зд. я проходил мимо 4 Je ne vais pas m’attarder, ni y aller par quatre chemins... – Я не задержусь и буду говорить без обиняков 5 je te la revaudrai – я тебе отплачу 6 il avait ses façons à lui – y него были свои странности 2 41 bobards et maintenant on n’a même pas de quoi manger ce soir ! – Essayons voir, répondit le pêV cheur. Souhaite quelque chose à haute et intelligible voix. » La femme du pêcheur haussa les épaules, mais cria pour se moquer de son mari : « Je veux que ma vieille lessiveuse devienne neuve, et les loV ques que j’y fais bouillir, du beau linge !... » A peine avaitVelle prononcé ces paroles qu’il se fit un grand bruit, et une machine à laver, pleine d’un linge magnifique, apparut à la place de la vieille lessiV veuse rouillée. La femme du pêcheur en fut heureuse pendant vingtVquatre heures. Puis elle se mit à gronder son mari : « Pourquoi m’asVtu laissé souhaiter si peu de choses ? Eh bien, dit le pêcheur, fais un deuxième souhait, puisque tu y as droit. Mais j’imagine que ces souhaits sont comme un pari à discrétion : lorsqu’on a gagné, il faut savoir être discret ! » – Oh toi ! dit la femme du pêcheur... Cette fois j’ai bien réfléchi, et je souhaite avoir une belle maiV son, à la place de cette vieille cabane, toute meublée, avec tout le confort, et des voitures, et des biV joux ! Et cette fois, comme la précédente, il se fit un grand bruit, les planches de la cabane craquaient et finalement disparurent. Le pêcheur et sa femme, magnifiquement habillés, se trouvaient dans un palais, orné dé dorures, de tapis, avec tout le confort moderne, videVordures et ascenseurs dans tous les coins, et devant la porte la plus’ grosse des voitures américaines. A chaque pas, des domestiques bien stylés les saluaient et leur servaient ce qu’ils voulaient à boire et à manger. Le pêcheur et sa femme passèrent une très bonne nuit dans un lit de duvet. La deuxième nuit, la femme s’endormit tard, et la troisième elle s’agita si fort que le pêcheur finit par lui demander ; « Femme, qu’estVce que tu as ? – Vieil imbécile, réponditVelle, pourquoi m’asVtu laissé souhaiter si peu de choses ? » – Nous en sommes à la troisième fois, pensait Martine, ça touche à la fin... Sainte Vierge, je n’en peux plus, je n’en peux plus... – Tu trouves cela peu de choses ? répondit le pêcheur. Qu’estVce qui te manque donc ? Songe qu’après cela sera fini. Tu n’auras plus de poire pour la soif1, quoi qu’il t’arrive, une maladie, un malV heur... Et puis tu risques de passer pour indiscrète. – J’ai réfléchi à tout cela, dit la femme du pêcheur, c’est pourquoi je souhaite que le poisson d’or vienne nous servir en personne... A peine avaitVelle prononcé ces mots qu’un énorme bruit, avec éclairs et tonnerre, se fit autour d’eux, dans un ciel devenu noir ! Le monde se trouva plongé dans un état de catastrophe, les murs du palais s’écroulèrent, on avait cru que le ciel allait tomber sur la tête des hommes... La bombe atomique n’aurait pas fait mieux... Quand le pêcheur et sa femme ont pu se relever, une fois les éléments calmés2, le silence revenu, ils se sont retrouvés dans leur cabane en planches et la lessiveuse rouillée remplie de vieilles loques... M. Georges se leva : – LàVdessus, fillette, je te dis bonsoir... Un enquêteur est venu nous voir. Il paraît que tu as acheté une cuisinière électrique et que les traites reviennent non payées. C’est Mme Denise qui a eu l’idée de donner notre adresse... Daniel n’est pas à Paris, par hasard ? – Non, il n’est pas là. – Alors je te dis bonsoir, répéta M. Georges, prenant ses gants et son chapeau dans la petite enV trée. Martine ferma la porte derrière lui. Des jours, des nuits... Des Heures, des minutes, des secondes. Le printemps. Daniel n’avait écrit qu’une seule fois. Une lettre d’une méchanceté... Il la prévenait ‘ bien à l’avance qu’il comptait passer ses vacances à la ferme. Son père avait besoin de lui. Martine pouvait se payer des vacances à crédit.3 Cela se faisait maintenant... A la porte d’Orléans, tout le monde était occupé par les fiançailles de Cécile avec Pierre Genesc. Cette foisVci, ça y était, ils allaient sûrement se marier. Comme Cécile avait eu raison de rester sage et d’envoyer promener son Jacques et les fiancés précédents ! Pierre Genesc était fait pour elle, sur mesure. Ils se ressemblaient même un peu, dès maintenant, quand d’habitude cela n’arrive qu’au bout de longues années, à des couples très unis. Pierre Genesc n’était pas grand – plus grand que Cécile tout de même ! Il avait le teint frais, les yeux bleus, très doux, des cheveux châtainVclair, qu’il portait assez longs, et, sans être gras, il remplissait bien ses vêtements. Il avait trenteVhuit ans, une situation 1 tu n’auras plus de poire pour la soif – y тебя ничего не останется на черный день une fois les éléments calmés – когда стихия успокоилась 3 Martine pouvait se payer des Vacances à crédit. – Мартина могла взять отпуск в кредит 2 42 confortable dans une société de matières plastiques : il venait d’être promu directeur de la succursale parisienne et détenait également des actions1. Cécile était heureuse. Elle portait sa bague de fiançailles avec un plaisir qui ne faiblissait pas. Pierre envoyait à sa fiancée des fleurs, des chocolats, venait la prendre presque tous les soirs pour aller au théâtre ou pour dîner dans un bon restaurant. Il avait gardé les agréables habitudes du célibaV taire qui courtise une femme pour coucher avec elle. D’ailleurs il serait certainement resté célibataire s’il n’avait pas rencontré Cécile, il avait déjà pris quelques manies. Avec elle tout devait changer ! Le vieil appartement de ses parents, rue de Richelieu, morts tous les deux depuis bien des années, allait retrouver une nouvelle jeunesse. Pierre Genesc était heureux de ne pas l’avoir refait plus tôt, sa jeune femme l’arrangerait à son goût. Il avait déjà toutes les attentions d’un mari pour une femme beauV coup plus jeune que lui, et, c’est vrai que Cécile avec sa fragilité, semblait à côté de Pierre une enfant, quand il n’y avait entre eux que quatorze ans de différence. Parfois les fiancés restaient toute la soirée avec M. Georges et M’man Donzert et on mangeait à la cuisine, sans cérémonies, entre soi. Pierre, on l’appelait déjà Pierre, était si heureux de se sentir en famille, lui si seul depuis si longtemps. On disait à Martine de venir, il n’y avait rien de changé, l’histoire de la chaîne d’or, on n’y pensait plus. Mais Martine n’y allait pas souvent, elle continuait à travailler chez des clients à domicile, rentrait tard, était fatiguée. Il n’y avait rien de changé et pourtant les rares fois qu’elle montait à la porte d’Orléans, dans cet appartement où elle avait vécu, elle s’y sentait étrangère. Quand c’était à elle qu’on devait le bonheur actuel de Cécile, que c’était elle qui avait eu l’idée de présenter à Cécile Pierre Genesc des matières plastiques. M’man Donzert s’occupait du trousseau de Cécile. Si on avait donné un appartement à Martine, on donnait un trousseau à Cécile : lingerie de princesse, et aussi des draps, des nappes, le linge de cuisine. Et Cécile qui ne devait plus travailler à l’Agence de voyage après son mariage – elle allait aider son mari au bureau, faire du secrétariat – voulait partir en beauté et continuait à y aller réV gulièrement, pour laisser le temps à l’Agence de trouver une remplaçante : on y avait été toujours si gentil pour elle. Alors entre ses heures de bureau et son fiancé, elle était occupée à en perdre la tête. Sa mère et M. Georges étaient en adoration devant elle sans compter son fiancé, chacun courant auV devant de ses désirs. Martine pensait que cela n’avait pas été ainsi pour elle. Elle oubliait son histoire, elle pensait simplement que, bien sûr, M’man Donzert avait beau l’aimer, elle n’était quand même pas sa fille... Et M. Georges, toujours si affectueux avec elle, il y avait entre eux une certaine visite, il était venu au moment crucial de sa vie, il est vrai, qu’il n’en savait rien, n’empêche2 qu’il était venu non pour l’aider, mais pour lui faire de la morale... Enfin Cécile occupait ici tous les cœurs, elle était la vedette. Une fois de plus Martine passait les vacances à Paris. Elle, pourrait se reposer quand même, sa clientèle privée quitterait Paris pour au moins trois mois, à l’Institut de Beauté venaient surtout des étrangères, c’était calme... Dans ce Paris vide, elle se reposerait. Martine avait besoin de repos, elle se sentait toute drôle. Le docteur dit : « Aucun doute... Vous êtes enceinte... Cinquième mois. Quelle santé vous avez, Madame ! C’est magnifique ! » Ensuite que s’estVil passé ? Pourquoi ? Elle avait été si heureuse... Incompréhensible. Martine sorV tit de la clinique le ventre vide, un sentiment de vide. Sa mère, la Marie, lui était supérieure, elle savait au moins faire des enfants. Si elle avait eu un enfant... L’enfant, Daniel revenu comme avant... Elle n’en dit rien à Daniel. Il était venu la voir quand même, enfin, il était venu ! Par une chaude journée d’août, hâlé noir, maigri, le regard plus innocent, plus clair que jamais... Il n’avait fait que pasV ser.3 Lui avait dit qu’elle avait certainement besoin de repos, lui avait proposé encore une fois de l’emmener à la ferme. Mais, elle ne pouvait pas, mon Dieu ! elle ne pouvait pas ! Elle dit n’importe quoi. Pour rien au monde elle n’aurait dit à Daniel qu’elle devait aller à la clinique régulièrement, se soigner... 1 Il venait d’être promu directeur de la succursale et détenait également des actions – его только что назначили дирекV тором филиала, и он имел собственные акции 2 n’empêche – тем не менее 3 Il n’avait fait que passer. – Он только проездом. 43 Elle se dégoûtait. Elle avait pour elleVmême des gestes de répulsion. Tout cela était sale, ignoble... Si Daniel l’apprenait, cela serait la fin, il serait dégoûté d’elle pour la vie, elle deviendrait un objet de répulsion. Daniel repartit, convaincu que Martine ne voulait plus de lui, que sa présence même lui était péniV ble, qu’elle ne l’aimait plus. Martine avait télégraphié à Daniel : « ArrangeVtoi pour voir la télévision ce jeudi vingt heures trente ». Daniel arriva à Paris. Qu’estVce que cela voulait dire ? Martine n’était pas là. Daniel alluma toutes les lampes partout. L’appartement vide l’accueillait dans un ordre parfait. Il y avait des fleurs dans les vases : des roses. Le tic tac sonore d’une pendule fit lever les yeux à Daniel : c’était une pendule neuve. Huit heures. PeutVêtre Martine rentreraitVelle bientôt ? Qu’estVce que c’était que cette histoire de télévision ? Comme il y avait longtemps qu’il n’était pas venu ici... Des mois. Il avait pensé que tout était fini, et au premier signe, il accourait, angoissé, fiévreux d’impatience. A quel jeu jouaientVils donc tous les deux ? Daniel alla se laver les mains avec l’impression d’être indiscret, tant il se sentait « chez quelqu’un » et pas chez lui. Si Martine ne rentrait pas à temps, il ne saurait même pas faire marcher le téléviseur, il n’y avait jamais touché. La télé dormait sur son piédestal. Daniel éteignit les lumières et se mit à tripoter les boutons. Lequel était celui qui mettait en marV che ? Il les essaya tous, dérégla tout ce qui pouvait se dérégler. Enfin tout s’organisa à peu près et sur l’écran se précisa un monsieur souriant et qui disait : – Donc récapitulons : le candidat a vingtVtrois ans, il est vendeur dans un grand magasin, et il a choisi les questions d’histoire... Un jeune homme avançait la main pour tirer une carte parmi celles que le monsieur souriant lui tendait en éventail, quand l’image se mit à tourner. Daniel commença à tripoter nerveusement les boutons... Cela prit un bon moment avant que l’image ne se redressât, ne se stabilisât... Et alors Daniel vit Martine. Une toute petite Martine, debout à côté du monsieur souriant : – Alors, Mademoiselle la candidate n° 4, pardon, Madame... Vous vous appelez Martine Donelle, vous êtes manucure, mariée et vous n’avez pas d’enfants... Vous vous présentez pour la chanson... Voyons, voyons, voyons... si vous êtes aussi calée que belle. Bonne chance, Madame ! La petite Martine tira une carte parmi celles que lui tendait le monsieur affable. Elle était élégante comme un mannequin1... Une robe étroite, foncée... – Donc, Madame, vous serez fort aimable de répondre aux questions qui se trouvent sur le carton que vous avez tiré. « Premièrement : De qui sont les trois chansons suivantes : « Les Parigots »2, « Que resteVtVil de nos amours ? », « J’attendrai... » « Deuxièmement : qui sont les interprètes qui les ont rendues célèbres ? » « Troisièmement : vous nous combleriez3, si vous vouliez bien gazouiller le refrain de chacune de ces chansons. » Martine se taisait et le cœur de Daniel battait très fort. – Allons, Madame, dit le monsieur gentiment, un petit effort, il ne reste plus que vingt secondes... – Vandair... Trénet... Goehr4... – Parfait, cria le monsieur, magnifique, exact !... La salle invisible applaudissait. – Bon, je recommence !... Mademoiselle.... Madame voulaisVje dire. Première manche gagnée... La 1 comme un mannequin – как манекенщица « les Parigots » – Парижане – песенка 3 vous nous combleriez – вы доставите нам огромное удовольствие 4 Vandair – французский певец и композитор ; Trénet – французский певец и композитор ; Goehr – французский певец 2 44 deuxième question... Martine dit : – Oui, Monsieur... – et se tut. – Cinquante secondes... trente... cinq secondes... – Maurice Chevalier... Trénet... Claveau1... – Bravo, cria le monsieur joyeusement, exact, parfait, magnifique !... La salle croulait sous les applaudissements. – D’après le règlement, la première entièrement bonne réponse, c’estVàVdire bonne trois fois, vous rapporte trois mille francs. La deuxième entièrement bonne réponse, c’estVàVdire trois fois bonne, vous rapporte trois mille francs multipliés par trois2... Vous en êtes à neuf mille francs. Attention ! Voici le troisième devoir, Madame : vous allez nous gazouiller le refrain de chacune de ces chansons sans une faute... et vous aurez aussitôt à votre disposition vingtVsept mille francs OK3 ? Martine fit oui de la tête. L’orchestre se mit à jouer et elle à chanter de cette petite voix juste, vulV gaire, acide... Elle chanta sans fautes les trois refrains. – Parfait ! Je suis ravi, dit le meneur de jeu. Je vous rappelle le règlement : si vous répondez séance tenante4 à la question difficile que vous trouverez dans le billet tiré pur vous la deuxième fois, nous multiplierons vos vingtVsept mille francs par cinq ! Mais si vous vous trompez, vous perdez ce que vous avez gagné à la sueur de votre front... On y va pour la quatrième question ? – On y va... dit Martine. Bref à la fin de l’émission qu’elle occupa à elle seule Martine avait gagné cinq cent mille francs... La salle éclata en applaudissement... Et le meneur de jeu dit : – Bravo, Madame, vous avez beaucoup de connaissances. Si vous reveniez souvent, vous ferez sauter la banque ! Permettez que je vous baise votre main... Et mille choses à votre époux...5 L’écran se couvrit de zigzags lumineux. C’était la fin de l’émission. Daniel éteignit le poste et resta dans le noir jusqu’à ce qu’il entendit la porte d’entrée s’ouvrir... Martine, grandeur nature, était là. – Tu as gagné ! dit Daniel. Je te fais crédit, tu es une fille courageuse... " Beaucoup de gens avaient vu Martine à la télévision. Des clientes, la concierge, des camarades de l’Institut de Beauté. La concierge, toujours aimable avec Martine, si travailleuse, si jolie, si rangée, et que son mari laisV sait seule, un scandale ! La concierge, était simplement en extase devant elle. Comme Mme Donelle était jolie à l’écran, et comme elle avait bien chanté. Quand on en voit tant d’autres, ah ! là là, on se demande comment elles osent se présenter devant des millions de téléspectateurs. A l’Institut de Beauté, depuis cette émission le prestige de Martine avait grandi démesurément. Elle n’était donc pas simplement belle et habile dans son travail, mais encore savante, intelligente, et musicienne. Bien des clientes l’avaient vue aussi et lui en parlèrent amusées et respectueuses. C’était agréable d’être soudain traitée un peu comme une vedette. Martine dut tenir une véritable conférence de presse pendant le déjeuner au réfectoire. Ginette l’embrassa à l’étouffer. Comment en avaitVelle eu l’idée, qui demandaitVon, comment s’étaitVelle décidée à prendre part à cette émission ? Eh bien, elle avait été tout d’abord à l’immeuble de la radio... Il y en avait d’autres comme elle, des hommes et des femmes, et un homme de la télé, très gracieux, les avait reçus, vous savez quelqu’un qui vous met tout de suite à l’aise... Parce que c’est tout de même impressionnant le studio, le monde qui va et vient, des portes épaisses avec « Silence ! » écrit dessus, et des drôles de murs comme pour étouffer les cris, quand c’est le contraire ! et puis soudain, une des portes s’ouvre 1 Maurice Chevalier – известный певец ; Claveau – знаменитый тенор multipliés par trois – умноженные на три 3 ОК – о’кей 4 séance tenante – немедленно 5 mille choses à votre époux – тысячу пожеланий вашему супругу 2 45 et on voit une grande pièce, et làVdedans, tout un orchestre et pas d’auditeurs !... Et le jour où elle s’y était rendue, une veine ! Il y avait André Claveau qui passait ! Je l’ai vu comme ça, comme je vous vois... Enfin on les a tous emmenés dans un petit bureau et c’est là que se tenait le monsieur gracieux. Il leur a distribué des questionnaires avec des questions semblables à celles de l’émission et ceux qui ont à peu près bien répondu, on les a invités à prendre part à l’émission publique... Voilà ! Eh bien, s’exclamaient toutes les femmes autour de Martine, c’est vite dit, voilà ! Mais qu’estVce qu’il lui a fallu comme courage... Toutes ces femmes, avec leurs blouses bleu ciel, les bas d’une finesse extrême et les mules blanches à talons très hauts étaient plaisantes, jolies, ravissantes. Les hommes portaient, eux aussi, des blouses bleu ciel boutonnées sur le côté, avec le col montant, comme les blouses russes. Tous rasés de près1, les cheveux lisses brillantinés... M. Paul, un très jeune coiffeur, cria : « Martine, une chanson ! » Et tout le monde scanda : « Une chanson ! Une chanson ! » V Martine, sans se faire prier, chanta « La goualante du pauvre Jean2 » de sa petite voix acide et raide. Il lui fallut en chanter d’autres, chacun en commandait une : elle les connaissait toutes ; avec toutes les paroles ! A deux heures Mme Denise tapa des mains : – A vos places, Mesdames, Messieurs, il y a du monde dans les salons ! Allez, Martine, ma petite vedette, au travail !... Avec les cinq mille francs que Martine avait gagnés elle allait payer toutes les échéances qui lui empoisonnaient l’existence. Ne restait que le manteau de fourrure, mais avec ce qu’elle gagnait c’était un jeu d’enfant... Un jour ils auraient une petite maison de campagne... Puisque Daniel était revenu, tous les rêves étaient à nouveau possibles ; Daniel... Partiel était revenu Ils étaient tous les deux dans un état d’euphorie3 qui permettait tous les rêves, tous les espoirs... Ils habitaient ensemble à Paris, en hiver Daniel avait beaucoup de choses à faire en ville. Ah, s’il avait voulu l’écouter, s’il s’était fait paysagiste comme elle le lui avait demandé dans le temps ! Daniel riait : il n’avait pas de dispositions artistiques ; il était un scientifique et non un artiste. Daniel poussa l’optimisme si loin qu’il crut pouvoir emmener Martine à la ferme. Dans sa 4034 toute neuve. C’est que Daniel prenait de l’importance5 dans l’Établissement horticole Donelle. Il n’y avait rien de changé à la ferme. Sauf que c’était l’hiver. Dans la salle à manger, un poêle émaillé chauffait médiocrement. Dominique dit : « Soyez la bienvenue, Martine... » et la petite Sophie, devenue une grande fille avec des nattes noires offrit à Martine un bouquet de roses. M. Donelle était affable et s’occupait du verre de Martine6, lui servait les meilleurs morceaux. Puis Daniel mena Martine à l’une des tours. – Je voulais te montrer... ditVil. On pourrait aménager cette tour comme habitation pour nous deux. Martine sentit le cœur lui manquer.7 Elle suivit Daniel à l’intérieur de la tour. – Regarde, comme il est beau, cet escalier en colimaçon, dit Daniel. Passe devant, il est un peu raide... Tout en haut il y avait une plateVforme d’où l’on voyait un immense paysage circulaire. Vivre ici... La peur s’était emparée de Martine. La peur de ceux qui avaient été ici vivants, de leurs voix qui s’étaient tues, de leurs destins... – Cela coûterait une fortune, ditVelle tranquillement, des millions pour aménager ça... Et toi qui détestes les fermes aménagées, qu’estVce qui te prend ? – PeutVêtre... C’était pour toi. J’ai rêvé, c’est tout. Ils avaient descendu l’escalier en silence, traversé la cour, la cuisine... La chambre de Daniel, leur chambre était encombrée de livres. Il y avait de nouV veaux rayonnages, déjà pleins, les livres étaient entassés, empilés de tous les côtés. Leur chambre... Leur passé à tous les deux. – Martinot ! appela Daniel. Il lui ouvrit les bras. C’était le Daniel d’alors. C’était le Daniel de mainV 1 rasés de près – гладко выбритые « La goualante du pauvre Jean » – « Песенка бедняги Жана » 3 un état d’euphorie – состояние блаженства 4 une 403 – машина марки Пежо (403 – серийный номер) 5 Daniel prenait de l’importance – Даниель становился значительной фигурой 6 (il) s’occupait du verre de Martine – он наливал Мартине вино 7 Martine sentit le cœur lui manquer. – У Мартины упало сердце. 2 46 tenant. C’était le temps qui passe, le souvenir, c’était la vie qui s’écoulait comme le sable à travers les doigts, la mort soudain pressentie... Martine jeta un cri. Non, jamais, jamais, elle ne pourrait vivre ici ! Comme ils rentraient de la ferme, le dimanche, silencieux dans la voiture qui roulait vite, Daniel avait soudain freiné. C’était au débouché de la route nationale, déjà dans Paris. Daniel avait fait grimper la voiture sur l’àVcôté de la route1, dans l’herbe jaune, sale. Daniel et MarV tine descendirent. Il lui fit traverser un petit fossé pour monter sur le sentierVtrottoir. Dans la rangée désordonnée de vieilles maisons, il y avait un trou derrière une grille. Un portillon... En contrebas, de longues rangées de rosiers dénudées s’en allaient loin. – ImagineVtoi cela en été... Ici, en cachette, comme un miracle, une apparition, les roses... Vingt mille rosiers, ce qui reste ici des plantations des Donelle. Paris a tout mangé. Je voulais te dire au reV voir ici... – Il fait froid ; Daniel... – Les roses ne savent pas te faire rêver, ni absentes, ni présentes. Elles étaient toutes à toi. Des roV ses qui n’étaient pas à crédit... Ma chérie... Il embrassa Martine légèrement, frôlant des lèvres sa joue... Elle eut du mal à sortir ses talons pointus de la terre humide, ils s’enfonçaient à chaque pas, la terre voulait la retenir, aux abords du grand Paris. Martine voyait souvent Mme Denise. Mme Denise l’appelait « ma petite protégée » et aimait l’emmener avec elle, tout le monde est toujours content de voir arriver une jeune et jolie fille. Et exV cellente bridgeuse. L’ami de Mme Denise, le représentant d’autos – en fait déjà son mari2, ils s’étaient mariés sans tambours ni trompettes3 – aimait la compagnie de jolies dames et devenait souriant à la vue de Martine. Cet ancien coureur n’était pas toujours facile à manier4, souvent il s’ennuyait, deveV nait sombre ; l’excitation des courses, le risque, la foule, les acclamations, le gain facile, si on ne compte pas le danger de mort lui manquaient. Mais actuellement, il était en train de monter une boîte de nuit5 ultraVchic, son nom de coureur, assez connu dans un certain monde, l’aiderait à réussir, avec toutes les relations de Denise, à eux deux, il devait faire une bonne affaire. Ils sortaient beaucoup, voyaient des gens. Mme Denise s’étonnait de la réticence de Martine à les suivre, à s’amuser. Drôle de fille, une autre, à sa place, avec ce mari... Parce que Martine avait beau prétendre, ça ne tournait pas rond6 dans le ménage. Elle n’allait tout de même pas toute sa vie attendre Daniel ! Bref, si MarV tine avait voulu, elle aurait passé toutes les soirées avec Mme Denise et son mari, elle aurait été de toutes les premières et galas7. Mais la plupart du temps elle refusait. Parfois Mme Denise se disait qu’elle avait peutVêtre un amant ? Il lui arrivait d’inviter Martine à déjeuner, mais il n’y avait pas d’intimité entre elles, elles parlaient chiffons, parties de bridges. Martine préférait déjeuner avec GiV nette, une manucure comme elle. A la place du déjeuner elles se bourraient de gâteaux. Elles se tuV toyaient avec Ginette. Mme Denise, il fallait la vouvoyer. Elle était trop aristocratique, ses cheveux blancs impressionnaient Martine, Mme Denise s’en rendait compte, et cela lui plaisait. Sans se faire de confidences, elles étaient tout de même bien ensemble. Alors, le jour où Mme Denise avait envoyé chercher Martine dans la cabine, Martine ne s’en étonV na pas. Elle termina tranquillement son travail sur les mains d’une cliente et alla retrouver Mme DeV nise au réfectoire, vide à cette heure. Mme Denise n’y alla pas par quatre chemins : – SavezVvous, Martine, qu’il y a des choses qui ne se font pas ; même si elles ne sont pas punies 1 sur l’àVcôté de la route – на обочину дороги en fait déjà son mari – зд. кстати сказать, уже ее муж 3 sans tambours ni trompettes – без шума 4 cet ancien coureur n’était pas toujours facile à manier – этот бывший гонщик был довольно тяжелым человеком 5 monter une boîte de nuit – открыть ночное кабаре 6 ça ne tournait pas rond – не все шло гладко 7 elle aurait été de toutes les premières et galas – она могла бы ходить на все премьеры и торжественные спектакли 2 47 par la loi ? C’est une question de correction élémentaire1 et jamais chose pareille n’est arrivé ici... – De quoi parlezVvous, Madame ? – Faites pas la bête, Martine, vous êtes pâle jusqu’aux lèvres, vous savez fort bien de quoi je parle... Martine ne dit rien. – Vous avez profité de nos clientes pour vous faire une clientèle particulière... Et ce trafic dure depuis un an. Avec quelqu’un d’autre, on s’en serait vite aperçu plus tôt, mais avec vous notre confiance a été aveugle... – J’avais besoin d’argent... et vous payez mal... – Des revendications maintenant !... En tout cas, vous avouez... le besoin d’argent n’a jamais excuV sé le vol. Vous pouvez passer à la caisse2. Nous n’employons que des gens corrects. Une pie. Une pie voleuse et noire. Méchante. Martine marchait dans la rue et ne voyait pas les belV les devantures du faubourg SaintVHonoré3, les belles choses brillantes. Elle avait dans sa poche les billes rondes et lisses, chipées à ses frères, et sa mère glapissait : « Une pie ! Une pie voleuse et noire, voilà ce que tu es ! » Elle revoyait la pie sur la table couverte d’une nappe blanche, dans le jardin de l’auberge où elle avait passé sa première nuit de femme mariée. La rage de l’oiseau parce qu’on la chassait de la table. Comme il attrapait la nappe dans son bec et tirait dessus. Parce qu’on la chassait. Il faudra qu’elle avoue à Daniel qu’on l’avait chassée. Quand il reviendra. Parce que depuis la visite à la ferme, il ne revenait plus, n’écrivait plus. Il n’y avait pas eu de dispute entre eux. C’était pire. Et voilà que maintenant elle avait peur qu’il ne revînt trop vite. Que lui diraitVelle ? Il faudrait lui raV conter une histoire. Quelle histoire ? Elle ne trouvait rien... Elle alla s’asseoir dans un café des ChampsVÉlysées4. On était au début du mois. Elle espérait qu’on ne lui payerait pas ces quelques jours. Surtout ne pas retourner làVbas, ne voir personne... Le garçon attendait... Ah oui c’est vrai, je suis au café... « Un grog... » commandaVtVelle au garçon qui souriait de la voir ainsi perdue dans ses pensées. Elle regarda autour d’elle... Un café moderne, tel que Daniel détestait. Sur les murs de la peinture décorative. Les sièges étaient recouverts de vinyle de toutes les couleurs, le carrelage par terre était d’un bleu ciel, lisse, propre. Tout cela était pimpant, neuf. C’est comme cela que Martine comprenait la vie : elle devait être pimpante, propre. Qu’estVce que c’était pour l’Institut de Beauté que ce petit peu de travail qu’elle avait détourné ? Elle, cela lui permettait de rêver, d’être heureuse... du moins l’auraitVelle été un jour on l’autre parce que jusqu’ici avec la fatigue et le peu de temps à elle, elle n’avait même pas eu le temps de sentir quelque chose d’autre. Autrefois Daniel lui parlait beaucoup... La génétique et tout le bazar où il en était. « Le crédit, diV sait Daniel, est une bonne chose, mais les gens sont possédés de désirs ! Les ouvriers se sont battus pour une journée de huit heures, et maintenant qu’ils l’ont, ils font des heures supplémentaires, ils se crèvent pour avoir une moto ou une machine à laver. » On Voyait bien que c’était un fils à papa, qu’il n’avait jamais vécu dans une cabane en planches, couché sans draps et mangé avec les rats... Il avait toujours pu se laver... Il connaissait son père, et ses parents ne se saoulaient pas, ne se battaient pas, ça lui était facile de parler. « Je suis pour le progrès, disait encore Daniel, mais pas pour un progrès en matière plastique ». Ils se disputaient... Il ne voulait pas admettre que sa passion du confort moderne valait la sienne. Comme il devenait méchant, ses lèvres serrées s’écrasaient l’une contre l’autre : « Si tu oses comparer mon petit travail scientifique à ton cosy, je n’ai plus rien à faire avec toi ! » Daniel partait, Daniel claV quait la porte... Toujours il claquait la porte. Elle l’avait rattrapé avec son histoire de l’émission, mais cela n’avait pas duré. Après le voyage à la ferme, elle ne l’avait plus revu. Le grog la réchauffait doucement. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas été dehors à cette 1 une question de correction élémentaire – вопрос элементарной порядочности vous pouvez passer à la caisse – вы можете получить рассчет 3 le faubours SaintVHonoré – здесь имеется ввиду Rue du faubourg SaintVHonoré – одна из наиболее оживленных улиц в Париже 4 les ChampsVElysées – Елисейские поля – одна из центральных магистралей Парижа 2 48 heure... Le café, ou plutôt le snack1, s’était soudain rempli jusqu’aux bords : C’était l’heure de l’apéritif du soir. Quand Daniel l’aimait encore, Martine lui parlait de son enfance. Cette enfance était un des atouts de Martine, une des raisons de l’admiration et de la pitié respectueuse que Daniel avait pour elle. Maintenant qu’il ne l’aimait plus, cette enfance se retournait contre elle, elle le savait, bien que Daniel ne lui eût encore jamais dit : « Tu as de qui tenir »...2 Mais elle l’en sentait tout près. Absorbée par ses pensées Martine ne voyait rien. Autour d’elle on parlait, on buvait, on riait. Une bande d’hommes bien habillés, riaient fort, se disputaient pour payer le garçon. Sous les yeux de ces hommes souvent tournés vers elle, sa solitude était humiliante. Elle paya et sortit. Elle traversa la chaussée pour prendre un taxi, imaginant que les autres la regardaient faire. « Au Bois... »3 ditVelle. A l’Étoile4 déjà, elle arrêta le taxi : elle n’allait pas dépenser de l’argent comme ça pour aller où ? Où, où aller ? Le chauffeur maugréait. Il y a des gens qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Martine s’éloigna rapidement, descendit l’escalier du métro. Dans la foule dense, fatiguée et absorbée, Martine se sentit coupée de tous, du monde, ni travail, ni mari. Correspondance. Martine marcha par les couloirs, remonta dans le train, reprit ses pensées. Seule, ni travail, ni mari. Porte d’Orléans, les wagons se vidèrent. Martine descendit lentement. Elle n’était pas pressée : qu’allaitVelle dire à M’man Donzert, à M. Georges ? Ils seraient contre elle. Et Cécile ? Bien sûr que Cécile ne serait pas contre Martine, mais elle irait immédiatement raconter l’histoire à son Pierre et son Pierre était un patron, alors... Elle monta quand même chez eux. En comparaison avec l’ascenseur de sa maison, celuiVci était déjà démodé. Chez elle les portes s’ouvraient d’ellesVmêmes, après l’arrêt. Daniel en avait toujours peur. « Et si cela s’arrête ? » disaitVil ; « Ni sortir, ni appeler... » Il préférait monter les six étages à pied. On lui fit fête. Mais Cécile devait sortir avec Pierre et courut vite s’habiller. Il l’attendrait à 19 heuV res 50 devant la maison. Comme Daniel autrefois... – Je quitte mon Institut... ditVelle négligemment. Cécile s’immobilisa devant le miroir. – Qu’estVce qu’il arrive ? Mon Dieu I – Oh, j’ai trouvé mieux... fit Martine. Elle avait menti comme malgré elle. – Où ? Tu étais si bien là ! Une maison si chic ! Et Denise ? Et toutes les clientes ? – HabilleVtoi. Tu vas te mettre en retard... On m’a proposé quelque chose de très intéressant. Je te le raconterai demain. – Quelle histoire ! Tu l’as dit à maman ? – Pas encore. – Cécile mettait un manteau du soir. – Je n’ai pas encore vu ce manteau... Tu es belle ! – Pierre m’a mené chez un client à lui... Une maison de couture très chic. Mon Dieu, j’ai oublié mes perles ! Je suis toute retournée5 par ce que tu m’as dit... Martine resta dîner avec M’man Donzert et M. Georges. Ils ne parlaient que du mariage de Cécile. M’man Donzert ne pouvait penser à rien d’autre. Martine les laissait parler, la soirée s’écoulait lenteV ment. Martine ne dit rien de ses ennuis. Elle ne dirait rien à Daniel non plus. D’abord se débrouiller, trouver une autre place... Où peutV être ne plus faire que de la clientèle privée, pensait Martine sur le chemin de retour et chez elle et au lit dans ses draps fins pas encore finis de payer... Que faisait Daniel à cette heure de la nuit ? DorV maitVil dans leur chambre à la ferme ? Il ne voulait plus la voir. Mais chaque fois en rentrant chez elle, Martine avait un petit espoir déraisonnable – peutVêtre seraitVil làVhaut, à l’attendre ? Martine s’endormit. 1 le snack или snackVbar [snakVbar] анг. – закусочная или ресторан, где обслуживают очень быстро Tu as de qui tenir... – Вот ты в кого... 3 au Bois – в Лес (Булонский лес – le Bois de Boulogne), большой парк в Париже 4 à l’Etoile – на Площади Звезды в центре Парижа. Теперь Площадь генерала де Голля (La place du général de Gaulle) 5 je suis toute retournée – я так взволнована 2 49 L’espoir que peutVêtre Daniel l’attendait làVhaut n’était aussi déraisonnable que Martine le croyait, puisqu’il l’avait attendue... Daniel ne pouvait pas ne pas revenir, il y avait toujours en lui une étrange inquiétude pour Martine. Et pendant que Martine était au café des ChampsVÉlysées, Daniel était là à l’attendre chez elle. Il avait fini par s’endormir sur le petit divan de la salle à manger, il manquait telV lement de sommeil. La sonnette de la porte d’entrée le réveilla en sursaut. Il alla ouvrir : c’était GiV nette. – Martine n’est pas là ? ditVelle en le suivant dans la salle à manger. – Non, je l’attends... – Vous ne l’avez donc pas encore vue à la fin de la journée ? C’est drôle, elle a quitté le salon vers cinq heures. – Ah oui... – Daniel ne trouvait pas cela drôle. – Mais pourquoi estVelle partie si tôt ? – Pourquoi ?... Elle a eu une conversation avec Mme Denise, Mme Denise a découvert quelque chose que personne d’entre nous ne savait... – Et quoi donc ? Daniel dressait l’oreille. – Martine avait une clientèle particulière. – Et alors ? – Mais, c’est que ces clientes étaient celles de la maison ! – Et alors ? – Mais voyons, monsieur elle soulevait des clientes à la maison ! Cela ne se fait pas ! Mme Denise l’a renvoyée... Remarquez que si je suis là, c’est pour dire à Martine que moi, leurs idées sur la correcV tion, je m’en balance2... On est amies ou on ne l’est pas. Denise est une vache, toujours du côté du patron... Daniel bourrait sa pipe. Encore une histoire ! A tout bout de champ3, une histoire... – Mais les autres sont un peu de l’avis de Denise, ils prétendent que cela ne se fait pas, que c’est une indélicatesse... Vous êtes, ennuyé, monsieur, je vois bien... Il ne faut pas, je venais justement dire à Martine que j’avais une copine qui travaillait dans une maison très bien et qu’elle pourrait y entrer facilement. Ne soyez pas ennuyé comme ça, monsieur Donelle... Elle posa une main dégantée, très douce, molle, aux ongles nacrés, roses sur la main de Daniel. Daniel prit sa main et se pencha sur Ginette pour baiser ses lèvres d’un si joli rouge. Elle se laissa faire. – On s’en va ? dit Daniel. Elle se leva sans un mot. Ils descendirent l’escalier sans un mot, conscients tous les deux qu’ici ils étaient encore chez Martine. Dans la rue Daniel dit : – On va chez vous ? Où habitezVvous ? Daniel la fit monter dans la voiture. Il avait soupé de Martine4. Il en avait marre5 de Martine. Elle était tout ce qu’il détestait au monde, vulgaire, commune dans sa manière de vivre et de penser, une petite bourgeoise... Tout chez elle était mesquin et de mauvais goût. Il conduisait, freinait et déV brayait, malmenait la voiture comme s’il avait sous la main Martine. Ginette habitait aux Ternes, un immeuble comme tous les immeubles, avec une odeur de soupe aux poireaux dans l’escalier. Sur les paliers, de derrière les portes, venaient des voix, des cris d’enfants, le bruit de la radio... Ginette ouvrit une de ces portes. – N’allume pas... demanda Daniel. Martine eut tout le temps de se remettre du coup qu’avait été pour elle le renvoi de l’Institut de Beauté : la disparition de Daniel durait, jamais il n’avait disparu si longtemps. Et pas un mot, pas un signe. Martine s’était décidée à téléphoner à la ferme et même plusieurs fois. On lui répondait que Daniel était absent. Avec l’aide de Ginette elle avait très rapidement trouvé du travail dans un salon 1 le beau gâchis – зд. неразбериха, путаница je m’en balance мне на это наплевать (разг.) 3 à tout bout de champ – на каждом шагу 4 Il avait soupé de Martine. – Он сыт по горло Мартиной. 5 il en avait marre – она ему осточертела 2 50 de coiffure, elle y était mieux payée qu’à l’Institut. Mais ce n’était pas la même chose, un endroit cosV su et cher d’accord, pour femmes riches, mais pas pour le ToutVParis1 qui donne le ton, et Martine, qui avait appris à être snob, se sentait diminuée. Après la fermeture du salon de coiffure, elle allait chez les clientes à domicile. Dans cette triste affaire, elle avait au moins acquis le droit d’avoir une clientèle particulière sans se cacher : elle ne devait pas cette clientèle à ses patrons actuels. Martine se tuait au travail pour tuer le temps. Elle allait rarement voir les siens, porte d’Orléans, où les préparatifs du mariage de Cécile battaient leur plein2. Il fut célébré avec pompe à l’église SainteVMarguerite, avenue d’Alésia. Une foule de badauds atV tendait l’apparition de la mariée... jamais on n’en avait vu de plus adorable et de plus virginale. Un monde fou. Des voitures, des voitures, des toilettes. Il faisait un temps divin, le lunch3 attendait les invités au Bois. Cécile en tailleur rose ciel était incomparable. Il venait de la même maison que sa robe de mariée, et le jeune couturier, pour qui ce grand mariage était un test4, s’était surpassé. Au Bois la terrasse était décorée de lilas blancs, uniquement. Cécile avait téléphoné à Daniel pour deV mander un conseil concernant la décoration florale, les prix. Pour Cécile, Daniel avait été là, à elle il avait répondu, Il était même venu au mariage. Il était là... Il avait apparu chez Martine pendant qu’elle s’habillait pour le mariage. Elle était dans un état étrange, les mains tremblantes, des tics autour de la bouche... Daniel dit d’une voix dure : – Qu’estVce qu’il y a qui ne va pas ? Sur quoi les larmes coulèrent sur les joues de Martine, et elle dut recommencer le maquillage. – Allons, allons... dit Daniel, et c’est assez pour que le sang rafflue et colore les levers blêmes de Martine. Elle avait eu si peur d’avoir à paraître seule à ce mariage, seule dans cette foule où elle ne connaissait presque personne... Et Denise qui serait là verrait immédiatement combien elle était seule, abandonnée. Daniel la regardait refaire son maquillage et dit encore une fois : – Allons, MartineVperdueVdansVlesVbois... Elle leva sur lui ses yeux éteints, tourmentés, et sourit. Martine portait le même tailleur que Cécile, mais en bleu ciel. Cécile avait tenu à ce qu’elles fussent habillées pareil, comme dans le temps... Mme Denise l’embrassa, très naturellement, souriante : – Vous avez l’air fatigué, Martine, ditVelle, mais même la fatigue vous va bien... Vous exagérez5, probablement, comme toujours ! Martine se laissa embrasser, mais ne répondit rien... Il n’y eut qu’un lunch. Les jeunes mariés partaient pour l’Italie le jour même. Daniel ramena Martine chez elle et lui dit au revoir dans la rue. Elle ne lui demanda rien, ni s’il voulait monter, ni s’il allait revenir, et quand ?... Elle poussa la porte, et, le temps de se retourner6, la voiture de Daniel avait disparu. L’ascenseur la monta au sixième étage en un clin d’oeil. Martine était chez elle, pimpante dans son tailleur bleu ciel, belle, seule, ne sachant que faire de cet aprèsVmidi, de la soirée. Il n’y avait personne pour l’emmener, pour passer la soirée avec elle. Bon, elle allait profiter de cette journée vide pour se reposer. Les rideaux tirés, couchée sur son matelas à ressorts, Martine songeait à la vie... Elle était physiV quement épuise. PeutVêtre fallaitVil qu’elle se reposât ? Si elle partait pour les vacances, comme tout le monde ? Eh bien, c’est ça, elle prendrait des vacances... 1 le ToutVParis – весь Париж, сливки Парижа les préparatifs... battaient leur plein – приготовления... были в самом разгаре 3 le lunch англ. – ленч, завтрак днем 4 pour qui ce grand mariage était un test – зд. для которого эта свадьба была испытанием (пробой) 5 vous exagérez – зд. вы перерабатываете 6 le temps de se retourner – зд. а когда она обернулась 2 51 Il n’y avait de place nulle part. Enfin à Antibes2, elle trouva une chambre à un prix exorbitant. Et ici comme à Paris, elle avait l’impression que la vie passait à côté d’elle, la laissait en dehors. A la plage tous les gens semblaient se connaître, se baignaient, jouaient, se disputaient ensemble, allaient par deux ou par bandes... Elle restait sur le sable, belle et seule. Des jeunes gens avaient esV sayé de plaisanter avec elle, mais elle, comme une sotte, s’était tue, et ils l’avaient laissée, gênés de leur propre audace. Un jour comme elle prenait un jus de fruit à la terrasse du café quelqu’un lui adressa la parole, de la table voisine... Un colon, venant d’Algérie pour affaires. Il faisait une randonnée d’agrément sur la Côte3 avant de s’embarquer à Marseille, racontaitVil. Elle accepta l’invitation à dîner. Il était encore tôt, et ils traînèrent un peu dans les rues, sur les remparts auVdessus de la mer. Le colon n’était pas désagréable à voir. Il parla de la guerre. – L’Algérie restera française, au bout du compte, ditVil les yeux sur l’horizon. Martine l’écoutait distraitement... c’était loin, l’Algérie derrière toute cette eau, derrière l’horizon. Elle avait entendu Daniel dire que les jeunes qui se laissaient embarquer pour faire cette guerre étaient des veaux. Le colon devenait pressant, banal. Une si jolie femme ! Seule ! Si lui, avait été son mari... Martine regardait la mer, fascinante comme les yeux d’un serpent. Elle sentait une hésitation dans la voix du colon lorsqu’il répéta son invitation à dîner... Et l’accepta quand même. Le colon avait une voiture et l’emmena dans un petit bistrot manger la bouillabaisse4. On y était les uns sur les autres. Des femmes et des hommes, brûlés, noirs, en short, en pullVover de laine se conduisaient mal. On ne s’entendait pas dans ce bruit. Le colon continuait à dire des banalités ; il parlait maintenant de la fidélité des femmes. – Vous êtes contre la fidélité ? demanda Martine. – Quand il s’agit de ma femme je suis pour ; quand il s’agit des femmes des autres je suis contre ! Martine s’efforça de rire. – Hé ! – cria un des hommes bronzé noir, – la belle poupée et son amoureux, venez avec nous à « La Grande Bleue », plus on est fou, plus on s’amuse ! – Vous voulez ? demanda le colon qui commença à trouver qu’avec Martine cela n’allait pas assez vite... Il n’avait pas de temps à perdre, le lendemain, il s’embarquait, et ce dîner était de l’argent jeté à l’eau. Il y avait des filles pas mal à côté. – Pourquoi pas ? La soirée à « La Grande Bleue » fut tout ce qu’il y a de chienlit. Martine avait des nausées, la bouilV labaisse et un Champagne exécrable lui barbouillait le cœur. Le colon, entièrement occupé par une des filles, semblait l’avoir oubliée et Martine se demandait comment elle allait retourner à l’hôtel... Elle se leva, la baraque tournait autour d’elle. De l’air ! Un escalier extérieur menait directement à la plage. Martine le descendit. Elle eut un moment de désespoir... comment rentrer à cette heure de la nuit... Martine enleva ses chaussures et marcha pieds nus sur le sable dur. Cela lui fit du bien. Elle n’avait plus devant elle que la mer, bougeant à peine. Martine respirait profondément. – Vous êtes comme moi, Madame... Martine sursauta... qu’estVce que c’était que celuiVlà encore ? Dans la nuit, une silhouette, en slip, avec une servietteVéponge sur les épaules. – Vous venez vous baigner ? ditVelle d’une voix lasse. – Mais... si vous voulez... Martine ne s’était pas changée pour aller dîner, elle avait gardé sous sa robe son maillot de bain. Elle déboutonna la robe, l’enleva. – Ne me quittez pas, ditVelle à l’inconnu, j’ai trop bu et mangé, je ne sais pas ce que l’eau froide va 1 chienlit – зд. яма, дно Antibes – курорт и порт на берегу Средиземного моря 3 la Côte или la Côte d’Azur – Лазурный берег. Так называется побережье Средиземного моря на юге Франции. 4 la bouillabaisse – знаменитая марсельская уха 2 52 me faire... Elle lui fit du bien. Martine nageait bien et l’inconnu aussi. Ils revinrent sur la plage essoufflés, mouillés, tombèrent sur le sable et s’embrassèrent, le cœur battant à éclater. – V Non, dit Martine. Il la laissa aussitôt. – Comme vous voulez. – Je n’ai pas de voiture pour rentrer à Antibes... – Je vous ramène. L’homme déposa Martine devant l’hôtel. Ils ne s’étaient pas dit un mot. Il démarra aussitôt. Martine subit le regard du portier de nuit : elle avait les cheveux qui pendaient en mèches mouilV lées, elle était nuVpieds... Durant les deux semaines qu’elle avait encore à passer à Antibes, elle n’eut jamais à supporter la rencontre1 avec quelqu’un d’entre les gens de cette nuit, à croire que cette nuit, elle l’avait rêvée. Elle ne parlait plus qu’à une gentille dame dont elle avait fait la connaissance à la plage : la gentille dame lui confiait ses deux gosses qui faisaient des pâtés à côté de Martine, pendant que la dame prenait des jus de fruits avec des messieurs, au bar, à deux pas. Quand Cécile revint en automne de son voyage de noce, elle était enceinte. M’man Donzert se mit aussitôt à tricoter la layette. Cécile aussi. Entourée d’attentions et de prévenances, comblée d’amour et de cadeaux, elle installait mollement son nid. C’est cet hiverVlà où Cécile attendait un enfant que Martine acheta à crédit une machine à laver. Elle n’avait plus rien acheté depuis longtemps, depuis qu’elle avait gagné les cinq cent mille francs et payé les traites les plus ennuyeuses. Et, soudain, voilà qu’elle se remettait à acheter à tour de bras2 I Et corn me elle n’avait pas le temps de faire marcher la machine à laver et de repasser elleVmême, il lui fallut, en plus, prendre une femme de ménage. La première femme de ménage de toute sa vie, jusV qu’ici tous les travaux domestiques elle les avait faits elleVmême. Ensuite elle acheta une salle de séjour, en rotin3. Le prix en était exorbitant, déraisonnable ! Mais ces meubles, elle en avait besoin : il n’était pas rare maintenant que l’on vînt pour une partie de bridge chez Madame Donelle, et des gens très bien, très chics. Cela avait commencé par une invitaV tion chez une de ses clientes, une bridgeuse acharnée... drôle d’idée avait grogné le mari de la dame, un haut fonctionnaire du ministère des Finances, inviter sa manucure I Il changea d’idée en voyant Martine, si belle, et, pour le bridge, sensationnelle. De fil en aiguille4, Martine fit connaissance avec les amis de sa cliente et les amis des amis... On l’Invitait à dîner avant le bridge, à souper après. En dehors du jeu ces relations ne devenaient ni amicales, ni intimes. Elle ne voyait que rarement les siens. Dans sa nouvelle place, elle ne s’était point fait d’amis et, au bout du compte, le bridge était encore son lien le plus sûr avec l’humanité. Elle sortait, elle recevait... De là, l’idée de meubler à neuf son appartement. Martine avait vu maintenant des « intérieurs » des hôtels particuliers avec des meubles anciens et modernes, le luxe, la qualité. Elle était sûre qu’on deV vait se moquer d’elle, de sa salle à mangerVcosy. Il lui fallait des meubles qui la feraient passer d’un panier à l’autre5, pensaitVelle. Si Daniel était reV venu comme avant, elle n’aurait eu besoin de rien... Mais Daniel se contentait de lui rendre une petite visite de temps en temps. Martine adhéra à un club de bridge et elle acheta une voiture. Il lui avait fallu, pour la voiture, emprunter de l’argent à l’une de ses clientes. Au salon de coiffure la patronne lui avait déjà dit avec un certain étonnement où perçait l’inquiétude : « Vous en achetez des choses, Martine ! On vient à chaque instant me demander le 1 elle n’eut jamais à supporter la rencontre – ей ни разу не пришлось встретиться à tour de bras – изо всех сил 3 une salle de séjour, en rotin – плетеный гарнитур для гостиной 4 de fil en aiguille – малоVпомалу 5 qui la feraient passer d’un panier à l’autre – которая помогла бы ей перейти из одного круга в другой 2 53 montant de votre salaire1 et si vous êtes une employée sérieuse... Je ne comprends pas comment vous vous en sortez ! Vous êtes sérieuse, c’est vrai, mais point millionnaire, ou vous ne vous mettriez pas manucure2. » Dans le nouveau salon de Martine, les invités, avant le jeu admiraient l’appartement, la façon dont tout était prévu pour le moindre effort. Ils s’émerveillaient de voir comment à Paris on pouvait créer avec trois sous un intérieur ravissant I En allant se laver les mains, on remarquait avec discrétion le pyjama du mari, de ce mari toujours invisible, mythique. Les cocktails, les sandwiches, les petits fours étaient parfaits, ainsi que le souper froid. « Une maîtresseVfemme3 », disaient les partenaires de MarV tine. Mais il est certain que si un jour, elle avait eu l’idée Saugrenue d’aller voir quelqu’un d’entre ces gens, hommes ou femmes, si elle était venue leur dire : « J’ai des ennuis... », « Je suis malade... » ou « Mon mari me trompe, je suis malheureuse... » ils n’en seraient pas revenus d’étonnement4. Martine était devenue pour eux, finalement, quelque chose comme le jeu de cartes luiVmême. Il y avait Ginette. Martine n’oubliait pas que Ginette ne l’avait pas abandonnée lors de cette afV freuse histoire, quand Mme Denise l’avait chassée. Mais les rapports avec Ginette n’étaient pas faciV les, elle était devenue une femme hystérique, tantôt elle vous embrassait, tantôt elle pleurait, tantôt elle devenait hargneuse... Des ennuis avec son fils qui s’était fait mettre à la porte du lycée. Mais ce n’était pas une raison pour passer du rire aux larmes et des larmes au rire, avec cette facilité. Il y avait certainement un homme làVdessous, et, comme toujours, cela ne devait pas marcher. Elle en devenait parfois odieuse, ne s’étaitVelle pas un jour permis de demander à Martine : – Pourquoi ne divorcesVtu pas ? Martine sentit un éclair lui traverser le corps en zigzag. Elle n’avait jamais pensé au divorce, mais cette idée pouvait bien venir à Daniel, si elle était venue à une étrangère... – Qu’estVce qui te fait poser cette drôle de question ? ditVelle à Ginette. – Drôle ? Elle me semble normale. Vous ne vivez pas ensemble. Vous devriez chacun refaire voV tre vie. Tu n’as plus vingt ans. Plus ce sera tard, plus tu auras du mal à trouver un autre homme... Comme moi. Ils ne vivaient pas ensemble, c’était vrai... Qu’estVce que cela changeait ? Rien, pour Martine. Un autre homme... Refaire sa vie ! C’était risible, c’était à se tuer ! – Tu ne comprends rien à rien, ma pauvre Ginette ! ditVelle, supérieure. – Tu crois ? Ginette se mit à rire. Tu sais ce que j’en dis... Ginette partie, Martine alla consulter son miroir. Dieu sait que Martine connaissait son reflet, c’était son métier que d’étudier ce qui allait le mieux à son teint d’or, à sa stature... Martine se regardait dans la glace : la voilà de la tête aux pieds. Tout était bien en place, la netteté irréprochable du front, l’ovale de joues, la soie des paupières... S’il y avait eu le moindre soupçon de rides, vous pensez que Martine l’aurait remarqué aussitôt, elle qui se regardait comme à travers une loupe tous les jours. Il n’y en avait pas. Ce n’était pas ça. Et ce n’est pas à cause d’une ride que MarV tine ressentit soudain comme une décharge électrique : elle n’avait plus vingt ans ! et cela se voyait ! elle n’avait plus vingt ans ! Martine se regardait... Quelque chose lui avait échappé, quelque chose s’était infiltrée sans qu’elle s’en aperçût... Elle se rejeta en arrière, se détourna de la glace, y revint d’un seul coup, pour se surprendre làVdedans... Elle ne se reconnut pas ! Qui était cette femme au teint bilieux, à l’expression intense et dure ? Elle avait toujours si bien regardé les détails qu’elle avait néV gligé l’ensemble. Elle n’avait pas gagné de rides, mais elle avait perdu quelque chose... l’aimable, le féminin... Martine se mit au lit à huit heures du soir, sans faire sa toilette, laissant ses vêtements sur le tapis... Elle était malade sûrement. Des nausées. Il lui fallut courir à la salle de bains... Elle alla se recoucher. Le divorce. Si cette idée était venue à Ginette, d’autres devaient penser comme elle. Daniel voulait peutVêtre divorcer ? La quitter pour tout à fait ! Un violent coup de rasoir au foie5 vint la distraire de sa peine : une crise hépatique1, voilà ce qu’elle avait ! Et pas de téléphone, 1 le montant de votre salaire – общую сумму вашей зарплаты vous ne vous mettriez pas manucure – вы бы не стали маникюршей 3 une maîtresseVfemme – зд. энергичная женщина 4 ils n’en seraient pas revenus d’étonnement – они никак не могли бы прийти в себя от изумления 5 un violent coup de rasoir au foie – острая режущая боль в печени 2 54 personne pour aller chercher un docteur. La douleur se calmait. Elle n’avait plus vingt ans parce qu’elle était malade. « Tu n’as plus vingt ans ! » Comme elle avait dit ça, Ginette. Il n’y avait plus que le sens, il y avait quelque chose d’autre encore... l’intonation... Celle de Daniel ! C’était ça ! Exactement. Ginette et Daniel ! Martine ressentit une émotion si aiguë que tout son corps y participa. Comme dans un livre de compte, Martine suivait les colonnes des heures et des jours : les arrivées et les départs de Daniel, les visites de Ginette... les paroles, les rendezVvous... Elle avait été confiante, elle avait eu de l’affection pour cette putain de Ginette. Comment vivre maintenant avec cette idée ? Alors, quoi... se tuer ? Laisser la place à Ginette ? Martine se leva... Le foie se tenait tranquille, mais elle avait le vertige, des points noirs devant les yeux... " Daniel roulait vers la maison de Martine et pensait à elle... Y aVtVil des passions anachroniques ?... Lorsque jadis, Daniel avait amené Martine pour la première fois dans une chambre d’hôtel, il avait senti s’ouvrir devant lui l’abîme d’une passion profonde comme une forêt la nuit. Martine se tenait à l’orée de cette sombre forêt, y attirant le voyageur. Daniel l’y avait suivie : c’était un homme. Au XXe siècle, on ne croit pas aux fantômes. Daniel était un scientifique, mais un scientifique romanesque. Avec Martine il croyait s’aventurer dans un pays mystérieux. Ce n’était pas là une passion préfabriV quée, en matière plastique, elle avait quelque chose d’éternel, d’unique. Daniel n’était pas un homme moyen, c’était un paysan et un chevalier, il aimait le durable et l’héroïque. Il se maria avec Martine et aussitôt ce fut comme un cri de coq à l’aube, comme un signe de croix devant les diableries : tout se dissipa et prit des formes connues et quotidiennes. Martine, sa femme, n’était qu’une affreuse petite bourgeoise, sèche, égoïste. Avec des désirs en matière plastique et des rêves en nylon. Ginette avait raison, Martine était sèche et n’avait de passion que pour son propre confort. Ginette disait encore que si Martine perdait sa beauté c’était que son manque de cœur, commençait à percer... sûr qu’elle n’avait pas de cœur, autrement elle aurait senti que Daniel la trompait. C’était cela ou à peu près ce que disait Daniel dans sa voiture... Dans huit jours il s’embarquait pour New York, et il comptait rester aux ÉtatsVunis un an ou plus, pour confronter leurs méthodes de culture des rosiers avec celles de France. M. Donelle père se faisait vieux, il fallait que Daniel se dépêchât de faire ce voyage, tant qu’il pouvait encore s’absenter. Un Donelle des Établissements DoV nelle ne pouvait qu’être bien reçu par les rosiéristes du monde entier, mais Daniel Donelle s’était déjà fait luiVmême connaître par des travaux remarquables dans le domaine de la génétique, et c’était une des plus grandes firmes productrices de rosiers en Californie qui lui avait proposé d’entrer chez elle comme chargé de recherches et hybrideur2. Daniel imaginait mal comment Martine allait prendre la nouvelle de son départ. Il ne lui annonceV rait qu’un court voyage, qu’un aller et retour, c’était plus prudent... Il aurait pu partir sans prendre congé d’elle3, mais cela ne ressembleraitVil pas à une fuite ? Avec Martine on ne pouvait jamais saV voir... Elle pouvait aussi bien simplement dire « Tiens, tu pars... » et passer à autre chose, comme elle était capable de déclarer : « Je ne te laisserais pas partir... » ou « Je partirai avec toi... » Cette dernière variante n’était pas à craindre, Martine n’avait ni passeport, ni visa... Il arrêta la voiture devant la maison de Martine. Il était si fatigué qu’il se résigna, cette foisVci, à prendre cet ascenseur coffreVfort qui lui faisait toujours peur. Il pouvait être onze heures du soir, Martine n’était probablement pas encore rentrée de son bridge quotidien... A moins qu’il ne trouvât une foule de bridgeurs chez elle ! Daniel ouvrit avec sa clef. Il y avait de la lumière sous la porte de la chambre à droite ; à gauche, la porte de la cuisine éclairée était ouverte. Daniel appela : « Martine ! » et entra dans la chambre. Il y régnait un étrange désordre, des vêtements épars sur le tapis, les couvertures défaites... Martine sorV 1 une crise hépatique – острый гепатит comme chargé de recherches et hybrideur – в качестве исследователя и гибридатора 3 sans prendre congé d’elle – не попрощавшись с ней 2 55 tait de la salle de bains, en chemise de nuit, décoiffée, hagarde... – Qu’estVce qui se passe ? – Daniel étonné regardait cette Martine inhabituelle. – Je suis malade. – Martine s’affala sur le lit. – Qu’estVce que tu as ? Où asVtu mal ? – Le foie, je crois... – Mais coucheVtoi sous les couvertures, comme il faut !... Tu veux quelque chose ? Une bouilV lotte ? Martine voulait n’importe quoi ; pourvu que Daniel s’occupât d’elle. Il lui apporta la bouillotte, arrangea la couverture défaite, ramassa les vêtements. – Tu as pris la température ? Tu ne veux vraiment pas de médecin ? demandait Daniel. PeutVêtre l’aimaitVil encore ?... PeutVêtre ne la trompaitVil pas avec Ginette ? La chaleur de la bouilV lotte remplissait le corps de Martine d’un bienVêtre qui lui remontait au cœur. Daniel s’émut lorsqu’il vit les larmes couler sur les joues de Martine : – Tu as toujours mal, petite perdue ? – Non, c’est parce que j’ai moins mal... Daniel compréhensif hocha la tête : – Une saleté, ces crises hépatiques... Je vais te faire une tisane1. Le soir, Daniel, de crainte que la nouvelle de son départ ne mît en mouvement le foie de Martine, ne lui parla de rien. Mais le matin, elle se leva comme d’habitude à sept heures... Doucement, sans ouvrir les doubles rideaux, pour laisser Daniel dormir encore un moment, pendant qu’elle s’habillerait dans la salle de bains, qu’elle préparerait le petit déjeuner... Daniel ne dormait pas, il se disait que maintenant il lui faudrait parler de son voyage, l’embrasser avant de partir... Pauvre Martinot... Martine disposait sur la table de cuisine les tasses du petit déjeuner, la cafetière, le sucrier... les tasV ses qui avaient des anses si courtes que Daniel avait laissé échapper la sienne le jour même où MarV tine les avait achetées. Daniel tenait des deux mains sa tasse sans anse. Comme Martine l’aimait ainsi, le matin, dans son pyjama fripé, soufflant sur son café bouillant, pendant qu’elle lui faisait des tartines... – Tu vas mieux, ma vieille ? Elle allait bien, un peu de faiblesse dans les jambes. Les traits tirés, les yeux battus. – Tu as des yeux !... dit Daniel. Ta nouvelle coiffure te va bien, ajoutaVtVil admiratif, mais tout te va... Je n’ai pas pensé te dire hier... tu étais malade... Je pars pour les ÉtatsVunis pour un voyage d’études. – Pour longtemps ? – Martine posa Une tartine dans l’assiette de Daniel. – Je ne sais pas. – Tu pars seul ? – Mais oui... – Daniel était un peu étonné par celte question. – Je ne pars pas avec une délégation, c’est une invitation personnelle qui m’a été faite. Une firme californienne... Martine n’avait pas pensé à une délégation, mais à Ginette. Clairement il n’en était rien, Daniel partait seul. – Quand parsVtu ? – Martine prenait son café tranquillement. – AprèsVdemain... Le train pour Le Havre2 part assez tôt, j’irai directement à la gare, de la ferme. On s’embrassera aujourd’hui. AsVtu ce qu’il faut pour la traite de la voiture ? Je t’ai amené un peu d’argent... – Ça me rendra service... Martine ne lui dit pas qu’elle n’avait pas le premier sou3 ni pour la voiture, ni pour le reste. Elle était si profondément endettée qu’elle ne voyait absolument aucune issue, à bout de souffles et de ressources4. C’était un gouffre, le crédit. Avec le crédit, on croit toujours pouvoir y arriver, on se croit riche. Quand on ne l’est pas. Daniel partit tranquillisé. Martine l’avait embrassé et lui avait dit : 1 une tisane – целебный настой из трав Le Havre – Гавр, один из самых крупных портов Франции 3 elle n’avait pas le premier sou – y нее не было ни гроша 4 à bout de souffles et de ressources – она исчерпала все силы и средства 2 56 – Va... Ne m’oublie pas. Si tu m’oubliais, gare à toi1 ! Et que Dieu te garde... Un peu solennelle. Cela lui arrivait parfois. # $$$ " $$$ % En l’absence de Daniel, Martine de toutes ses forces essaya d’en sortir. Mais rien ne voulait s’arranger, rien né marchait. Par exemple, l’émission publique à laquelle Martine s’était inscrite dans l’espoir de se faire une somme importante d’un coup fut un désastre. Elle n’avait pas réfléchi qu’avec les occupations nombreuses, elle n’écoutait plus la radio, qu’elle n’achetait plus de disques et qu’entre temps de nouvelles chansons se créaient, de nouvelles vedettes surgissaient. Or, comme par un fait exprès, toutes les questions qu’elle avait tirées concernaient des succès récents. Le meneur de jeu eut beau l’aider comme il pouvait, elle rentra avec une boîte de savonnettes, c’était tout. Ceux qui l’avaient vue et entendue se moquèrent gentiment d’elle : qu’estVce qui lui avait pris d’aller chercher le ridicule, quelle idée ! « Ce n’est plus de ton âge... » lui avait dit Ginette. Martine voyait souvent Ginette... Elle l’épiait, la surveillait. En travers de Ginette étaient écrits les mots : Danger de mort ! Ce fut la machine à laver qu’on enleva la première. Mais sérieusement, Martine n’en avait pas beV soin. C’était dommage pour l’argent dépensé, encore trois mois, et elle la gardait, mais voilà... Martine n’avait pas les quelques billets de mille... La place récupérée dans la petite cuisine facilitait les mouV vements, avec la machine on ne pouvait plus s’y retourner. Et, pourtant, ce coin libéré de la machine à laver, vide, était comme le symbole d’une défaite, il rappelait à Martine comment elle s’était trouvée sur la scène d’un théâtre incapable de répondre à une seule question, muette... Puis ce fut le tour de l’argenterie. On ne pouvait lui reprendre son salon en rotin, cela ne se faisait pas à cause de l’usure. Là, elle pourrait avoir des ennuis d’une autre sorte. Mais, peutVêtre si on lui donnait le temps de se retourner. En attendant, ce salon était si joli ! Martine se débattait, empruntait à l’un pour rendre à l’autre, faisait des économies de bouts de chandelle3. Dans un an cela serait fini, un an, oui... Si tout se passait bien, parce qu’elle marchait sur une corde raide et qu’il ne fallait pas qu’elle s’énervât et recommençât à faire des mouvements désorV donnés. Comme pour ne pas mentir à Martine, Daniel rentra des ÉtatsVunis au bout de trois mois. Mais c’était parce qu’il y avait rencontré une jeune fille dont il était tombé éperdument amoureux. La fille du patron qui revenait de France après avoir fait un stage justement dans cette École de Versailles d’où sortait Daniel. Daniel retournait en France pour divorcer... Rien ne peut se comparer à l’éclatement qui se produisit dans le petit appartement, lorsque Daniel vint très simplement demander le divorce à Martine. Il y avait surgi un grand oiseau noir. Il se débatV tait, se cognait contre les murs, renversait de ses ailes des meubles, des objets, se faisait mal. Non, pas un oiseau, une chauveVsouris ! Le vol désordonné d’une chauveVsouris aveuglée par la lumière. Les chauvesVsouris tournent à l’entrée des ténèbres, n’osant ni rester, ni quitter le monde pour l’abîme, làVbas... Daniel se retrouvait devant ces ténèbres qui l’avaient jadis attiré. Jadis Martine se tenait à l’orée de ce monde de mystère, et elle avait alors l’aspect d’une belle fille... La voilà transformée en chauveV souris et l’exploration de son monde ténébreux n’attirait plus Daniel. Il avait rencontré une femme avec laquelle il voulait vivre au grand jour, sans laquelle le monde plongeait dans un ennui énorme. C’est dire que Martine ne pesait pas lourd dans la vie de Daniel, telle qu’il se représentait cette vie maintenant. Elle n’était qu’une des choses qui l’empêchaient de rester avec Marion sans attendre et qu’il fallait liquider au plus vite. Il avait écrit dans son agenda : Acte de naissance, papiers militaires, Martine, École, chemises, cravates... Et puis souligné deux fois : ODE, EAU DE LAVANDE. Ça, c’étaient des parfums pour Marion. Il ne s’attendait pas à cette explosion. Il avait bien pensé que Martine, tout d’abord s’insurgerait, 1 gare à toi – берегись et les chauvesVsouris que tout sabbat réclame – нет шабаша без летучих мышей 3 faisait des économies de bouts de chandelle – экономила на пустяках 2 57 pleurerait, crierait... Mais il y avait si longtemps qu’en réalité tout était fini entre eux. Martine était devenue si sèche, si égoïste. Et voilà que... Non, ce qui se passait là était un mauvais rêve ! Daniel avait reculé vers l’extrême bord de l’appartement... Il n’osait sortir sur le balcon, de crainte qu’elle ne le projetât sans le vide. Et même, il avait eu le temps de fermer portes et fenêtres avant que l’orage à l’intérieur n’atteignît son apogée. Ensuite, il ne put que rester collé à la porte du petit vestiV bule. Il aurait pu se glisser dehors, mais n’y songea même pas. Il fallait intervenir, peutVêtre jeter sur Martine une couverture, un manteau. De là où Daniel était, il ne pouvait rien attraper... Si elle ne s’attaquait pas à lui directement, le plus sage était d’attendre sans bouger qu’elle s’épuise. Cela durait dans un silence atroce, pas un mot, pas un son, rien que ces mouvements déments et ce silence qui augmentaient la ressemblance avec une chauveVsouris... Soudain elle s’immobilisa, étendue par terre, et reprit forme humaine. Daniel fit un mouvement, un pas, s’approcha, resta debout auVdessus de ce corps de femme : « Martine ! » appelaVtVil. Elle eut une moue de douleur, essaya de se mettre debout, n’y parvint pas, et rampa jusqu’au lit. Il l’aida à s’y hisser, s’en fut chercher un verre d’eau... Mais elle repoussa le verre avec assez de force pour que l’eau se répandît, et elle se mit à parler : – Ignoble, abject, ordure, salope... Tu m’as pris la vie... exploiteur, fils à papa, buveur de sang... et moi, moi alors ? Je suis déchue, démolie... Le crédit m’a eue1... les difficultés du crédit. Tes roses, elles étaient à crédit, tu me les as reprises, salaud ! Comme la machine à laver... PinceVmoi, que je me pince pour savoir si je suis vivante, si ce cauchemar est la réalité... Fiancée ! Mon mari a une fiancée ! Elle sombra dans l’injure, un répertoire inépuisable, varié, immonde. Daniel, dans la salle de bains délaya une triple dose de somnifère... Martine dit : « Merci... » et but le verre entier. « Allez, dors... Je suis à côté. » Elle s’endormit très vite. Daniel allait et venait dans l’appartement. Cette absence de téléphone était infernale ; il aurait aimé appeler un médecin. Daniel était pris entre le dégoût et la pitié. Il avait assez de griefs contre Martine, mais peutVêtre n’avaitVil pas su y faire ?2... PeutVêtre. Il n’était plus temps d’y penser, il était entièrement làVbas, près de Marion, de sa gaieté, de son énergie, ses connaisV sances scientifiques, son sens des affaires. Elle n’était pas belle comme Martine, comme une vedette de Hollywood3, elle était belle comme une femme avec laquelle on veut faire sa vie, avec laquelle c’est si naturel, si normal de vivre tous les jours, toutes les nuits, que c’est impossible que cela ne soit pas. Il n’était plus temps de penser qui avait tort... Maintenant il y avait Marion. Daniel balaierait Martine, si elle devenait un obstacle à son union avec Marion. Mais pour l’instant, Martine était une pauvre loque4 dont il lui fallait s’occuper, tant pis, une malade. Il alla s’asseoir dans un fauteuil de rotin. Le petit divan du cosy était plus pratique, mais il n’y était plus. Après tout, avec le somnifère, Martine dormait si profondément qu’il pouvait descendre pour téléphoner au docteur... Il était tard. Daniel descendit quand même au tabac et appela le docteur qui promit de venir dans la matinée. Il remonta les escaliers. Tout était calme dans le petit appartement, Martine dormait. Daniel se coucha à côté d’elle, tout habillé. Il faisait jour... quelle heure ?... depuis combien de temps Martine le regardaitVelle dormir, ageV nouillée près du lit ? – Pourquoi dorsVtu tout habillé ? dit Martine dès qu’il eut les yeux ouverts. Daniel bougea faiblement, prudemment, comme devant une bête dangereuse, sortie de sa cage : – Tu étais malade... – Malade ? Menteur ! Je n’étais pas malade. Le malheur n’est pas une maladie. Non ! Reste couV ché... Je serai mieux pour te cracher au visage. Martine cracha ; Daniel sauta à bas du lit et une gifle renversa Martine... Debout il s’essuyait avec une écharpe de Martine, soigneusement pliée sur le dossier d’une chaise, avant le drame. Martine siffla comme un chat et se ramassa pour sauter sur Daniel. Daniel n’avait 1 le crédit m’a eue – кредит доконал меня Il avait assez de griefs contre Martine, mais peutVêtre n’avaitVil pas su y faire ? – У него было немало оснований упреV кать Мартину, но, может быть, и сам он был виноват ? 3 une vedette de Hollywood – голливудская звезда. Hollywood – Голливуд – центр кинематографической промышV ленности США. Находится в предместье ЛосVАнжелеса. 4 une pauvre loque – зд. жалкое, беспомощное существо 2 58 plus pitié, il ne voyait plus devant lui qu’une bête malfaisante à assommer. Ce n’était pas si facile, Martine était forte. Il lui fallut l’attacher à une chaise avec cette écharpe et sa ceinture. Lorsque le docteur fit son apparition, il trouva l’appartement saccagé... tout ce qui pouvait se renV verser y était renversé, tout était cassé, démoli... au milieu de ce chaos, une femme à peine couverte d’une chemise de nuit en loques, bras et jambes liés comme dans un vieux film américain. M. Donelle qui lui avait téléphoné la veille était dans un triste état, le visage égratigné, la chemise déchirée, nuV pieds, le pantalon fripé... Le docteur avait rencontré Mme Donelle chez Cécile où ils avaient dîné enV semble et ensuite fait une partie de bridge ; une joueuse de bridge remarquable, une femme si calme, si pondérée... Il se rappelait également Daniel Donelle, des « Établissements Donelle », il l’avait vu chez leur ami commun, Jean, qui ne tarissait pas d’éloges pour lui1. Le docteur, un jeune psychiatre, était impressionné, presque ému : on a beau avoir l’expérience... – Elle est complètement folle, dit Daniel à voix basse. Je crois qu’il vaut mieux que je reste à côV té... Le docteur sortait sa trousse : – VoulezVvous que je vous fasse une piqûre, Madame ? Vous vous sentirez mieux après. – Faites... répondit Martine attachée à sa chaise, d’une voix normale, triste... – Voilà, dit le docteur, – vous verrez comme dans un instant vous irez mieux. – Oh, mais je vais très bien, Docteur... Il n’y a pas de piqûre contre le malheur... VoulezVvous me détacher s’il vous plaît, cette brute m’a traitée d’une façon abjecte. – Mais bien sûr ! Vous allez vous étendre, vous reposer un peu, n’estVce pas ? Il détacha Martine et l’aida à se coucher. Elle s’assoupit presque instantanément, et le docteur vint trouver Daniel qui attendait dans le salon. – Alors ? dit Daniel anxieux, comment l’avezVvous trouvée ? – Vous n’avez pas de téléphone ? Il faudrait faire venir une ambulance... Je vais descendre téléV phoner pendant qu’elle dort. Le docteur dégringolait l’escalier. Il semblait prendre la chose à cœur2... C’était donc grave ? PourV quoi ne lui avaitVil pas répondu ? Daniel essayait de mettre un peu d’ordre dans le chaos, relevait les sièges, essuyait l’eau des vases renversés, ramassait les roses éparses et piétinées, balayait les débris... Dans la chambre, Martine dormait, respirant bruyamment. Daniel ramassa ses affaires, son jupon, ses bas... La robe de Martine dans ses bras, Daniel se mit à la regarder : couchée sur le dos, la tête de profil sur l’oreiller, penchée sur l’épaule, la joue humide, les cheveux noirs en désordre, elle était belle à ne pas y croire, des femmes comme ça on ne les voit que sur un piédestal dans les verdures des parcs... Ceci était une femme vivante, c’était Martine, la petite perdueVdansVlesVbois qui l’attendait dans les rues du village. Martine, née dégoûtée, couchant sur de la paille pourrie, avec les rats qui couraient sur les corps des dormeurs, desV corps jamais lavés... Martine qui était venue avec lui sans rien demander, qui travaillait comme une damnée pour avoir des fauteuils en rotin, des choses proV pres et qui brillent, un matelas à ressorts, et qui n’avait jamais regardé un autre homme que lui... DaV niel se retint de gémir, posa la robe de Martine et se sauva à la cuisine pour se mettre la tête sous le robinet. Il n’allait pas pleurer tout de même. De pitié, de rage, d’énervement. Il se sentit mieux après s’être rasé. Qu’estVce qu’il faisait, le docteur ? Voilà la porte de l’ascenseur... Daniel avait ouvert avant que le docteur eût le temps de sonner. – Bon, fit l’autre, l’ambulance sera là dans une demiVheure... Maintenant, ditesVmoi : que s’estVil passé ? Daniel emmena le docteur dans le salon en rotin, avec la porte ouverte sur la chambre de Martine, de façon à voir Martine dans son lit... Bien que le docteur ne fût guère plus âgé que lui, la trentaine à peine dépassée, Daniel avec sa bonne tête ronde et les cheveux en brosse, ressemblait à un potache3 appelé chez le directeur... 1 qui ne tarissait pas d’éloges pour lui – рассыпался в похвалах, не переставая хвалил его prendre la chose à cœur – зд. считать случай серьезным 3 un potache (фам.) – школьник 2 59 – Ah, docteur... Ce qui s’est passé ? Nous sommes ensemble depuis une dizaine d’années, et nous nous connaissons depuis toujours... Alors, quand je lui ai annoncé que je voulais divorcer pour épouV ser une autre femme, elle est devenue comme folle. Cela dure depuis hier. Elle a dormi la nuit avec un somnifère. Et ça a recommencé. Martine dormait. Le docteur sortit son stylo et se mit à poser les questions habituelles :...âge, maV ladies, enfants... Puis il dit qu’on allait l’emmener et lui faire un électrochoc... Ensuite, on verrait. La psychanalyse peutVêtre... Il fallait habiller Martine pour la transporter. Ils s’y mirent à deux. – Je m’excuse... – dit le docteur, tout en croisant un grand châle sur la poitrine de Martine, inconsV ciente, – mais c’est d’un point de vue purement esthétique... J’ai rarement vu une femme aussi parfaiV tement faite... Vous me pardonnerez cette remarque personnelle : c’est étrange qu’elle n’ait pas su vous retenir... – J’ai trouvé une femme moins parfaite, dit Daniel, il faut croire que c’est ce qu’il me fallait. Ce qu’il me faut coûte que coûte. On sonnait à la porte : c’était l’ambulance. Daniel est parti pour la Californie pendant que Martine était dans une « maison de repos ». Il y avait eu des démarches à faire, l’avocat, l’avoué... Il lui fallait partir, mais Martine sortie de cet établissement, on se mettrait en rapport avec elle, et le nécessaire serait fait. Il y avait des soucis d’argent : le divorce, le prix de la « maison de santé »... Daniel ne voulait pas mêler la famille à ses affaires et l’Assurance sociale ne remboursait qu’une faible partie des frais1... Mais il n’allait tout de même pas mettre Martine à l’hôpital ! Finalement il avait dû s’embarquer sur un cargo, mais il serait parti à pied à travers les vagues pour rejoindre Marion. La désapprobation autour de lui était générale. Il avait communiqué à M. Donelle père et à DomiV nique son intention de divorcer et de se remarier et tout d’abord il avait rencontré chez eux la discréV tion habituelle. A peine les avaitVil vu ciller à l’annonce que sa future femme était une étrangère. MarV tine ne comptait pas pour eux depuis longtemps, elle n’était pas entrée dans la famille des roses, mais la nouvelle de sa maladie leur avait fait une impression pénible. Dominique avait les yeux pleins de larmes. Quant à M’man Donzert, Cécile, M. Georges, ils le considérèrent évidemment comme un monsV tre, comme un assassin... On lui avait dépêché Pierre Genesc2 pour lui parler d’homme à homme... Ce n’était pas un bon choix, car si M. Georges souffrait pour Martine et désapprouvait Daniel avec toute la violence dont il était capable, Pierre Genesc en parlant à Daniel fût plutôt de son côté... – Martine est une sœur pour Cécile, et elle m’est déjà chère par là, disaitVil, assis avec Daniel au « Café de la Paix3 » ou il lui avait donné rendezVvous, – je connais ses qualités, mais elle m’a toujours incommodé, imaginezVvous... C’est une femme rangée, sérieuse, mais je suis très sensible sur tout ce qui chez une femme peut devenir emmerdant pour un homme... Entre nous, cher ami, je vous comV prends fort bien. Martine a toujours eu quelque chose d’inquiétant... Ne le prenez pas mal, mais elle a un côté sorcière, malgré, je dirais même à cause de sa grande beauté... Je me suis toujours méfié d’elle. Daniel ne disait rien. Devant ce Pierre Genesc et ses yeux bleus, il était du côté de Martine, ce qui ne changeait rien, mais le rendait malheureux. Il avala son whisky sans, dire un mot, appela le garV çon : « Vous m’excuserez, Monsieur, j’ai des choses à régler avec mon départ. » – Il n’y a rien à faire, – racontait Pierre Genesc à sa femme qui l’attendait impatiemment, – un mur ! Martine n’a rien à espérer, et je t’assure, ma chérie, cela vaut mieux qu’ils se séparent... entre ces deuxVlà, ça ne pourrait que mal finir. 1 l’Assurance sociale ne remboursait qu’une faible partie des frais – социальное страхование возмещало лишь неV большую часть расходов 2 on lui avait dépêché Pierre Genesc – ему подослали Пьера Женеска 3 Café de la Paix – одно из наиболее фешенебельных кафе Парижа 60 Cécile se mit à pleurer. Elle était profondément malheureuse pour Martine. Et dire que personne ne pouvait la voir, et Dieu sait ce qu’on lui faisait làVbas, dans cette « maison ». On ne permettait pas de lui porter une douceur, d’aller l’embrasser comme une malade ordinaire. Et qui sait, peutVêtre DaV niel la faisaitVil séquestrer pour aller rejoindre sa poule1. – Ne dis pas ça, ma chérie, tu sais bien ce que nous a dit le docteur Mortet, elle est folle à lier I – Mais il n’a jamais dit ça, voyons, Pierre ! Il a dit qu’elle a eu un choc, et que cela allait se passer... – On ne va pas se disputer ! un choc qui l’a rendue folle à lier, et cela va se passer, on est d’accord... Ils allèrent embrasser le bébé dans son berceau. Il ou pluV I tôt elle, était aussi blonde que sa maV man, impossible d’imaginer quelque chose de plus tendre, de plus touchant... – Ma pauvre Martine ! Ah, elle n’a pas eu son dû2 dans ce monde... Cécile pleurait auVdessus du berceau, sur l’épaule de son mari. Martine était revenue de la « maison de santé » et avait repris son travail. Elle était si calme, si pondérée et exacte que les bruits qui avaient couru sur sa maladie s’éteignirent rapidement. On qualiV fiait même de risible ces potins ! Son mari ? Eh bien quoi, son mari, il est en Amérique pour ses affaiV res, et après ?3 La mystérieuse maladie ? Mais une fausseVcouche bien sûr ! Martine penchée sur les mains féminines, faisait son travail, remplaçant la conversation par un rapide sourire, lorsque les yeux de la cliente rencontraient les siens. Elle laissa partir sa voiture dont les traites n’étaient pas payées depuis plusieurs mois, sans montrer ennui ou regrets. Elle ne s’opposait plus au divorce, et n’avait demandé à l’avocat de Daniel qu’une seule chose : qu’on ne le rendît pas public immédiatement. Lorsque Daniel serait de retour en France avec sa nouvelle épouse, on verrait bien. Elle exposa tout cela très posément à son avocat. Martine reprit ses parties de bridge, mais ne jouait que rarement et jamais chez elle. Pour sortir elle gardait son apparence habituelle, soignée, parfumée, et personne n’aurait pu se douter de la saleté qui régnait derrière la porte de son appartement, fermé à tout le monde. Elle ne vidait pas la boîte à orV dures, ne lavait pas la vaisselle, ne changeait pas les draps. C’était sa vengeance. Sur qui s’exerçaitV elle ? Personne ne pouvait le sentir. Une lettre lui était arrivée du village le jour même où elle avait eu des nouvelles de son procès : c’était fait, en moins d’un an Daniel avait obtenu le divorce et était libre d’épouser l’autre. La lettre du village l’attendait chez la concierge. Martine l’ouvrit dans l’ascenseur : le notaire, Me Valatte, lui anV nonçait la mort de sa mère, et lui demandait de se rendre à son étude4 pour régler les questions de la succession. La succession... Marrant !5 La vieille cabane, on n’avait qu’à la brûler... Elle pensa d’abord à la baraque et ensuite à la morte. Il y avait bien dix ans qu’elle n’avait entendu parler de sa famille. Qu’était devenue la marmaille ? La grande sœur ? Aller làVbas, les rencontrer... Pourquoi pas ? Elle devait ce soir dîner chez M’man Donzert. Martine s’assit sur le lit, sans allumer, et se mit à atV tendre l’heure de partir en mangeant du chocolat. Elle pouvait manger à n’importe quelle heure, n’importe quoi. Sa commode était bourrée de sucreries, de biscuits, et elle se levait la nuit pour aller chercher un bout de pain, un morceau de sucre, du fromage, une sardine... La pendule du salon sonV na sept heures. Elle pouvait y aller. Chez M’man Donzert, on l’attendait, il y avait des fleurs sur la table, ses plats préférés... On la voyait si rarement, c’était une fête que de l’avoir ! disait M. Georges. Dommage que Cécile et Pierre n’aient pas pu être des leurs6, Pierre venait de signer un contrat important avec une firme étrangère, et avait invité les représentants de cette dernière à dîner ? M’man Donzert embrassait Martine à tout bout de champ. – M’man Donzert, aujourd’hui on pourrait se payer une bonne pinte de larmes7 si on y tenait... – dit Martine, mangeant avec appétit du saucisson chaud aux pommes de terre en salade. Elle sortit de 1 poule фам. – любовница elle n’a pas eu son dû – зд. не повезло ей 3 et après ? – зд. ну и что ? 4 étude – контора нотариуса 5 Marrant ! – смех да и только ! 6 être des leurs – быть с ними 7 on pourrait se payer une bonne pinte de larmes – зд. кому охота, может поплакать 2 61 son sac la lettre du notaire et la tendit à M. Georges. M. Georges posa sa fourchette et lut la lettre à haute voix. Martine mangeait. M’man Donzert, près de la cuisinière, s’essuyait les larmes ; elle faisait des beignets aux pommes1. – Que Dieu ait son âme... – dit M. Georges. – Je ne l’ai pas connue, et c’était m’aVtVon dit une grande pécheresse... – SavezVvous, Monsieur Georges, interrompit Martine, qu’on m’a emporté aujourd’hui mon salon en rotin ? M. Georges ne broncha pas : – Comment ça ? ditVil seulement. – Je n’ai pas pu payer les échéances... Trois traites. – Mais tu aurais dû nous le dire ! s’écria M’man Donzert laissant là ses beignets, – on t’aurait donV né le nécessaire, voyons, Martine ! Une chose après l’autre... J’en suis malade... – Je n’ai pas voulu faire mentir M. Georges. Il m’avait dit dans le temps, que je resterais avec ma lessiveuse rouillée... – Je n’étais pressé de voir ma prédiction s’accomplir. M. Georges essayait de blaguer. – Quelle lessiveuse ? grondait M’man, Donzert, qu’estVce que c’est que cette histoire ? Tu fais exV près pour te rendre aussi malheureuse que possible ! Et Cécile et nous, on t’aurait donné ce qu’il te fallait... Tu n’es qu’une sotte ! PasseVmoi ton assiette, les beignets sont à point2. Martine avait menti : le salon en rotin n’avait pas bougé de son appartement, bien trop endommaV gé le jour où elle avait eu sa crise... D’ailleurs, Daniel avait payé les dernières échéances et le salon était bien à elle. C’était par pure méchanceté qu’elle avait inventé cette fable, elle savait bien que cela ferait de la peine à M. Georges et à M’man Donzert... – C’est vrai... Ils sont à point ! Je n’ai jamais pu les réussir comme vous, M’man Donzert. Ce que j’ai pu bouffer !3 On prend le café au salon ? Elle se leva. M’man Donzert s’était arrêtée de remuer les assiettes et les casseroles et la regardait avec désapprobation : – Tu engraisses trop... ditVelle. Tu devrais faire un peu attention. J’ai fais une tarte, mais peutVêtre vaudraitVil mieux... – VoulezVvous rire ! Moi, me priver !... Martine riait, et M’man Donzert ne dit plus rien : elle n’aimait pas cette nouvelle façon qu’elle avait de rire. Ce rire lui faisait aussitôt penser à la « maison de santé »... Pauvre Martine... Ils passèrent au salon. – C’est vrai que j’ai un peu engraissé, reprit Martine, ça plaît aux hommes ! Jamais les hommes ne m’ont couru après4 comme maintenant... M. Georges et M’man Donzert la laissaient parler... Elles pouvaient être vraies, ces histoires, mais cela lui ressemblait si peu de les raconter et elles sonnaient si faux... – Vous ne m’avez rien dit sur ma nouvelle coiffure, papotait Martine, n’estVce pas qu’elle est ravisV sante ? Les cheveux de Martine, coupés très court, en chien fou faisaient des franges de tous les côtés. – Ça te cache ton joli front, dit M. Georges, je n’aime pas cette nouvelle mode. – Je crois que vous n’aimez que le démodé... Vous êtes un peu comme Daniel. Il cherchait le parV fum des roses anciennes. Il y eut un silence. M’man Donzert fit un effort : – Où vasVtu passer les vacances ? Tu ne veux pas venir avec Cécile et avec nous, dans le Midi ? Pierre a loué une villa... – Je crois qu’avec cette lettre du notaire, il me faudra tout d’abord aller au village... Et qui sait, peutVêtre que je m’y plairai tant que j’y retournerai pour les vacances... C’est ma petite patrie ! Il y a la baignade... Et la cabane, n’oublions pas la cabane ! Une villégiature impeccable !5 Non, cette histoire 1 des beignets aux pommes – пончики с яблоками les beignets sont à point – пончики готовы 3 Ce que j’ai pu bouffer ! (арго) – Сколько же я сожрала ! 4 jamais les hommes ne m’ont couru après – никогда мужчины так за мной не бегали 5 Une villégiature impeccable ! – Безукоризненный курорт ! 2 62 de succession... Il y a de quoi mourir de rire. Martine suçait un sucre. Elle avait déjà mangé presqu’à elle seule la tarte et tous les sablés1 que M’man Donzert avait faits avec le restant de la pâte. & & & « Passant, je t’en supplie, répands des roses sur ma tombe » (Inscription romaine sur la tombe d’un pauvre des temps impériaux.) Elle n’y était jamais retournée depuis qu’elle avait suivi M’man Donzert à Paris. Une dizaine d’années. Elle ne reconnaissait pas cette roue, presqu’aussi large que l’autoroute de l’Ouest, elle qui l’avait faite pour venir à Paris, et plus tard pour aller à l’auberge « Au coin du bois », pour aller à la ferme. Le paysage était ici comme à la Porte où elle habitait, toutes les sorties de Paris se ressemV blent... Des immeubles neufs, en construction ou à peine construits, blancs, très hauts et très plats, ceinturés de balcons de couleurs vives. Le car traversa un joli patelin3 qui tenait de la petite ville et du village, sur un fond de collines boiV sées où se monV, traient parmi les arbres, les tuiles oranges des toits. Il y eut des virages, montées et descentes, et la plaine s’étala à nouveau... On roulait. Voici l’auberge « Au coin du bois », où avait eu lieu sa noce. Martine sortit de son sac un bonbon. L’auberge était aussi pimpante. On ne voyait personne autour. Le car dépassa l’auberge. Ce pavillon à côté n’existait pas alors... Volets verts, toit orange. Le car roulait, grosse bête maladroite, ronflante. Les passagers, des habitués, restaient tranquilles à leurs places, ils savaient où ils étaient, où ils allaient descendre, les noms des villages que l’on dépassait, le temps, les kilomètres... Martine ne savait rien de tout cela, et elle avait perdu l’habitude de voyager en car, toujours dans sa voiture, avec Daniel ou seule, ou avec des amis et amies... Martine sortit un autre bonbon de son sac. La route avait depuis longtemps perdu ses airs d’autoroute et coulait modestement traversant des pays, plongeant dans les bois. C’est en bordure d’une grande forêt où se tenait la petite ville de R... que Martine se retrouva en pays de connaissance. L’autobus s’arrêta longuement près de la gare, se vida et continua son chemin, à travers le centre de la ville. Voici la place avec le château historique... « J’aimerais me perdre dans les bois avec toi... » Chaque pierre, chaque arbre, chaque maison, changement, disparition, rien ne pouvait échapper ici à Martine, à sa mémoire infaillible... Elle reconnaissait et remarquait chaque détail. Le car entrait dans la profondeur humide des grands bois. Ici, on n’avait touché à rien, ici Martine était chez elle. Elle n’aurait pas pu se perdre parmi ces arbres, elle les connaissait presque un à un. La « gendarmerie nationale » était la première maison du village. Martine croqua son bonbon, l’avala et en mit un autre dans la bouche. Elle reconnaissait les cahots de la rue mal pavée du village. Le village avait rajeuni, de vieilles façaV des disparues sous un crépi neuf... Il y avait des maisons récemment bâties, une pompe à essence... Le car tourna péniblement et s’arrêta sur la place. Martine descendit. Elle fit quelques pas, tout engourdie... Fouilla nerveusement dans son sac pour chercher un bonV bon. Martine traversa la place, entra sous la voûte, poussa la porte sur laquelle on pouvait lire : ETUDE. – Maître4 Valatte ? De la part de ?... Mais certainement ! Je vais prévenir Me Valatte... asseyezVvous, Madame... Le clerc disparut derrière une porte matelassée, pendant que les quatre dactylos jetaient à Martine des regards en dessous... Martine portait un vaste manteau, très court, et lorsqu’elle s’était assise, croiV sant les jambes on lui voyait les genoux... ses cheveux coupés à la dernière mode étaient tenus par un petit carré de soie noué sous le menton... elle tapotait d’un gant nerveux ses doigts dégantés, aux onV gles parfaits, longs, roses nacrés. Son visage savamment fardé était, bien qu’un peu bouffi, d’une 1 les sablés – песочное печенье Sparge, precor, rosas supra mea busta, viator (лат.). – Прохожий, молю тебя, возложи розы на мою могилу ! 3 le patelin – местность 4 Maître – мэтр, обычное во Франции обращение к нотариусу 2 63 grande beauté... – VoulezVvous donner la peine d’entrer... Me Valatte avait la tête toute blanche ! Lui si brun autrefois. Le visage encore jeune pourtant. – Vous m’annoncez une « succession », maître Valatte... De quoi s’agitVil ? Me Valatte avançait un siège, s’installait luiVmême devant son bureau, ouvrait un dossier, le feuilleV tait : – Eh bien, Madame, il s’agit d’un terrain qui a quand même deux mille mètres carrés... Et qui vous revient entièrement puisque de tous les enfants encore vivants de la défunte Marie Vénin, vous êtes la seule légitime... – Ah bien, fit Martine, je ne m’en doutais pas... – C’est ainsi pourtant... Votre sœur aînée est morte, comme vous devez le savoir. – Non, Monsieur... je ne sais rien... Je n’avais plus aucun contact avec ma famille... – Eh bien... votre père adoptif, Pierre Peigner, s’est tué en tombant d’un arbre... Ici, au village. On avait souvent recours à lui pour l’élagage...1 Malheureusement, il buvait... – Et les petits ? – Les petits sont depuis longtemps des grands, chère Madame. Ceux qui sont vivants, car deux d’entre eux sont morts, de tuberculose, comme leur sœur... Leur demiVsœur. L’un après l’autre. Les conditions de vie... Il y en avait un qui s’est engagé dans la Légion2, et les deux autres sont allés le reV trouver en Algérie. Je ne saurais pas vous dire ce qu’ils y font... je suppose, la guerre. Votre mère viV vait toute seule les derniers temps. – Toujours dans la même baraque ? – Oui, je regrette... Martine rit d’une façon si déplacée que l’œil de Me Valatte s’éteignit. – Alors, dit Martine, qu’estVce que je dois faire ? – Il y a quelques formalités à régler3... – Il y a à payer ? Parce que s’il y a à payer, je ne marche pas4... Je ne veux rien débourser. – Alors, il faut vendre, madame Donelle... – Bien sûr... Martine se leva. – Je laisse cela entre vos mains... Il n’y a pas de clef ? – Non, Madame, j’avoue... Je me demande d’ailleurs si une clef existe. – Me Valatte ouvrit la porte : – Vous avez votre voiture, Madame ? – Non, je suis venue par le car. – Si vous vouliez visiter les lieux, je suis à votre disposition pour vous y conduire... – Vous êtes trop aimable... Ce n’est vraiment pas loin, je vais y aller à pied. Me Valatte s’inclina encore une fois : – Je m’occupe de votre affaire, Madame... Mes hommages...5 Martine suivit la rue... Le bureau de tabac où elle venait chercher des allumettes. La devanture de la marchande de couleurs était aussi poussiéreuse que dans le temps... Devant la maison du père MalV loire, un vieillard était assis dans un fauteuil de rotin déverni... SeraitVce le père Malloire luiVmême ? Son potager, auVdelà de la maison, n’était pas cultivé, un rosier sauvage s’appuyait lourdement à la clôture. Le vieux, le menton sur sa canne, suivait Martine du regard. La maison du père Malloire était la dernière du village, après il n’y avait que les champs et la route goudronnée. Martine dépassa le tournant, le chemin qui menait directement à la cabane : elle ne voulait pas l’affronter tout de suite, elle avait envie de se promener dans la forêt... Personne ne l’attendait, nulle part, elle n’avait pas d’heure. Martine s’enfonçait dans la forêt... Elle éprouvait un soulagement, elle respirait de toute sa peau, elle était le poisson qui a retrouvé l’eau. C’était pour la première fois depuis l’annonce faite par DaV niel, qu’elle sentait quelque chose en dehors de l’intolérable. Les parfums de la forêt venaient auV 1 on avait souvent recours à lui pour l’élagage... – при подрезке деревьев часто прибегали к его услугам... la Légion – Иностранный Легион, куда вербовались французы и иностранцы для ведения войны в Алжире проV тив алжирского народа, боровшегося за свою независимость (1954 – 1962 гг.) 3 quelques formalités à régler – выполнить коеVкакие формальности 4 je ne marche pas – я не согласна (дело не пойдет) 5 Mes hommages... – Мое почтение... 2 64 devant d’elle. Voici la clairière qu’elle savait. Elle s’assit sur une grosse pierre et se mit à regarder la surface verte, d’un vert pas naturel, chimique vénéneux, les herbes gorgées d’eau recouvrant le maréV cage... S’enfoncer làVdedans... La pire de morts lentes. Martine renversa la tête. Le ciel était bleu et les troupeaux de moutons blancs et frisés y passaient en paix. Martine se leva et tout de suite obliqua de côté1 cherchant la terre ferme... Les grands sapins, les aiguilles jonchant la terre vernies et brillantes comme un parquet vitrifié2. Oh ! une coupe... Martine sentit un vide dans la tête et pressa le pas dans la direction de la nationale qu’on voyait très bien maintenant que les arbres étaient abattus. Elle marchait entre les souches toutes fraîches. Devant elle, sur la route, filaient des voitures. Un petit fossé, et la voilà sur le bord de la nationale... Les voitures se suivaient dans les deux sens... Bjik... bjik... faisaientVelles au passage. Martine décida de marcher jusqu’à l’hostellerie. De là, elle prendrait le chemin direct pour la caV bane. Si l’hostellerie était encore là. Elle était toujours là. Trop tôt encore pour le « poulet à l’estragon », sans quoi Martine se le serait payé3. Elle s’approcha, côté forêt, de ce treillage à travers lequel, autrefois, elle avait regardé les gens manger... Martine regardait les garçons en veste blanche qui finissaient de mettre le couvert. Des gens arrivaient... Elle sera toujours celle qui regarde vivre les autres, sans qu’ils s’en doutent, comme une voleuse. Une pie noire et voleuse. Martine fit le tour et se présenta à l’entrée de l’hostellerie, côté route. Il y avait déjà plusieurs voiV tures devant et du monde sur la terrasse. Martine traversa le restaurant et se hissa sur un tabouret du bar, au fond. Ici il n’y avait encore personne. Comme c’est joli... encore des meubles en rotin, et plus beaux que les siens... et les appliques ! Dans l’immense cheminée, des poulets tournaient sur des broV ches auVdessus d’un feu rougeoyant... Le chasseur4 regarda Martine avec curiosité, lorsqu’elle lui dit qu’elle n’avait pas de voiture. MarV tine s’éloignait sur le basVcôté de la grande route, les voitures la frôlaient presque. Le jour baissait, Martine prit le raccourci5 pour gagner le chemin de la cabane, derrière le rideau d’arbre. De loin, Martine distingua devant la cabane un camion. Martine cherchait des yeux le conducteur : personne. Un grand silence. Elle sentait la nuit la cerner, le brouillard lui brouillait la vue. Il n’y avait pas trace de passage vers la porte de la cabane, comme si c’était une tombe oubliée. Dans la porte de la cabane parut un homme. Il regardait venir Martine. Elle s’approcha, s’arrêta devant lui... L’homme était très grand, il portait sur ses muscles un pantalon bleu, un maillot de corps à larges mailles, et des bottes en caoutchouc. On pouvait encore voir que ses yeux étaient d’un bleu très clair... il n’était pas rasé... – Qu’estVce que vous voulez ? – Je suis chez moi... dit Martine. L’homme la regardait, intensément : – La fille à Marie ? – Oui... – Ah ! en ce cas... A vous la place. Je vais vous dire une chose : vous êtes peutVêtre sa fille, mais vous ne la pleurerez jamais autant que moi. – Alors... venez m’aider à la pleurer. – Martine passa devant, entra dans la cabane. Il y faisait complètement noir et il y avait un remueV ménage à faire tomber les murs pourris. – Les rats... – dit l’homme derrière Martine, et il alluma le briquet. – Bon, il y a encore du pétrole dans la suspension. Des régiments de rats... Ce sont les provisions de Marie qui les attirent... des pommes de terre, la farine... les derniers temps, elle n’allait plus au village, elle était trop malade... Sans moi, que seraitVelle devenue, Marie ! Personne ne se dérangeait pour elle. Et moi, moi je n’étais pas toujours là... quand on est routier... c’est l’absence, la séparation. Mon chemin ne passait pas touV jours par ici. Ma pauvre Marie ! J’arrive, je ne trouve personne... C’est au pays qu’on m’a appris. Morte et enterrée... Et me voilà seul ! 1 Martine... obliqua de côté – Мартина свернула в сторону un parquet vitrifié – паркет, покрытый лаком 3 Martine se serait payé – Мартина заказала бы себе 4 le chasseur – посыльный (в ресторане, в гостинице) 5 Martine prit le raccourci – Мартина пошла по короткому пути 2 65 L’homme baissa la tête, et des larmes, de grosses gouttes tombèrent sur la table, sous la suspenV sion où ils s’étaient assis tous les deux. Les rats ne semblaient pas être gênés par leur présence. L’énorme botte de l’homme s’abattit sur l’un d’entre eux... Il se leva, attrapa le rat par la queue, alla le jeter dehors et revint s’asseoir en face de Martine. – Ma mère avait quaranteVhuit ans, ditVelle. – Et alors ? Ce n’est pas un âge. On s’aimait nous deux, quand moi je n’ai que trente. Et je l’aurais aimée jusqu’à ma mort... Un rat courait sur la table. L’homme l’abattit du poing et balaya le cadavre par terre. – Quand ils sont nombreux comme ça, ditVil, il faut s’en méfier, des fois ils passent à l’attaque. Je vais aller chercher une bouteille dans le camion. Venez avec moi, les femmes n’aiment pas la compaV gnie des rats... Du moment que vous êtes la fille à Marie, on est comme qui dirait parents. Je suis content de vous avoir rencontrée, on partage le chagrin... Vous pouvez être tranquille, personne ne l’aura aimée comme moi. L’homme aida Martine à grimper dans le camion. Il y faisait noir et cela sentait l’essence... – AsseyezVvous, par là... L’homme guida Martine et elle tomba sur quelque chose de rembourré : un siège d’auto à resV sorts... L’homme déboucha une bouteille. – Tenez... – Il tendit un verre à Martine. – Attendez, je vais sortir mon casseVcroûte... – Je n’y vois pas... – On va allumer... – je m’appelle Bébert, ditVil et il alluma la bougie d’une lanterne et la suspendit sous le toit du camion. – Marie, elle aimait venir ici... Et soudain Bébert laissa tomber le pain et le couteau et des sanglots secouèrent son corps géant. – Allons, Bébert... Martine passa une main légère sur les épaules de l’homme. – EstVce que je pleure, moi ? Bébert se ramassa, s’assit aux pieds de Martine et posa la tête sur ses genoux. Il pleurait encore un peu. – Tu t’appelles Martine, hein, petite ? La Marie aimait rêver de toi, elle disait, ma petite, elle pense à moi, à sa mère, elle doit se souvenir comme je lui faisais une petite place dans mon lit... et comme je la grondais des fois... Si la Marie nous voit de làVhaut, elle doit être heureuse avec ses cheveux comme des fils d’or sur l’arbre de Noël. Toi t’es brune, t’es noire comme une hirondelle. – Comme une pie... – Non, une pie, c’est bavard, et toi tu ne dis rien. Il entoura les jambes de Martine de ses bras durs... – La petite à ma Marie, disaitVil, Martine, sa préférée, la petiteVperdueVdansVlesVbois... – Elle t’a dit ? – Oui... Comme on t’a cherchée, tout le monde, tout le village, et comme on t’a trouvée sous un arbre, dormant comme un petit ange et comme tu as tendu les bras au garde forestier et tu as ri, pas effrayée, contente... La petite préférée à Marie... N’attrape pas froid, il commence à faire frais... Il prit une couverture et la mit sur les épaules de Martine : – Et puis, viens, tu seras mieux làVbas... Dans le coin... Quand on voyage à deux, c’est ici qu’on dort pendant que l’autre conduit. CoucheVtoi. Martine se laissa aller sur un matelas. Bébert se mit à côté d’elle. Il pleurait à nouveau, murmurait des mots sans suite, l’embrassait... Voilà, voilà son destin dément... Elle qui n’a été qu’à un seul homme ! ÉtaitVce la nuit ou la mort... le couvercle de sa tombe s’abattait sur elle. Au petit jour, elle vit le visage de Bébert auVdessus du sien, il parlait : – Martine, il faut que je parte... Je perdrais mon boulot, si je n’allais pas prendre le chargement... Je reviens dans huit jours... Mardi, tu m’entends, Martine ? Mardi en huit1... Tu seras là, tu me promets ? JureVmoi que tu reviendras ? – C’est promis... dit Martine. Bébert la prit dans ses bras de fer et la descendit du camion et la déposa sous un arbre, face à la cabane. – Ne retourne pas à la cabane, lui recommandaVtVil, c’est un cauchemar làVdedans... La prochaine 1 mardi en huit – в следующий вторник (во вторник через неделю) 66 fois, je t’emmènerai d’ici. Tu verras, je gagne bien ma vie, je te rendrai heureuse. Ne retourne pas à la cabane. Rentre chez toi à Paris ! Je te donne rendezVvous ici, dans huit jours... Fais de moi ce que tu veux, mais viens ! Sinon, gare à toi ! Il remonta dans le camion. Martine n’ouvrait pas les yeux, elle entendit seulement le bruit démesuV ré du camion qui démarrait. Elle se débarrassa de la couverture dont Bébert l’avait enveloppée. Le monde était là, nettoyé par la nuit, calmé, rajeuni. Tout allait recommencer avec le soleil, il faudrait prendre le car... il y aurait les doigts des dames, les traites... Martine se leva et traîna son corps endolori jusqu’à la cabane. Se retrouver ici... Elle reV gardait le lit, le buffet, la table... Le jour avait du mal à pénétrer à travers les vitres sales, mais les rats se tenaient tranquilles. Il faisait plus froid que dehors, humide : d’un geste retrouvé, Martine tira un fagot de derrière la cuisinière... Les allumettes étaient parVlà... elle attendait que les fagots prennent bien1 pour ajouter de petites bûches, puis elle sortit prendre de l’eau au puits. L’eau qu’elle ramena dans un seau était d’un froid propre, transparent. Il devait y avoir dans le buffet de la menthe ou du tilleul... il y en avait toujours eu. Il y en avait. L’eau bouillait. Du revers de la main, Martine nettoya la table, y posa un bol, sucra sa menthe d’un bonbon... Elle était chez elle... Après tout, elle pouvait attendre Bébert ici. Ici où sa mère a été heureuse avec tant d’hommes, un seul suffira à son malheur à elle. L’amour, quand ce n’était pas celui de Daniel était le plus violent, le plus atroce des poisons. Le crochet de la suspension était toujours là, mais se pendre devenait inutile : Bébert ferait l’affaire2. Elle se mit à attendre. Huit jours plus tard, un camion fou traversait le village, accompagné de cris, de hurlements... MiV racle qu’il n’ait tué personne, ni accroché une voiture ! Le camion s’arrêta devant la Gendarmerie NaV tionale, le conducteur sauta de sa cabine, entra d’un bond dans la pièce où deux gendarmes faisaient une belote3... – Dans la cabane de Marie Vénin... ditVil, il faut y aller... Ses yeux bleus étaient injectés de sang, la sueur lui collait les cheveux au crâne, les muscles du corps tressaillaient. – Qu’estVce qu’il se passe ? demandaient les gendarmes bouclant leurs ceinturons, un accident, un crime ? – Les rats ! cria l’homme, les rats ont dévoré la fille à Marie... Ils ont dû l’attaquer en masse... Les gendarmes enfourchaient leurs bicyclettes. C’est en 1958 qu’est apparue sur le marché la rose parfumée MARTINE DONELLE : elle a le parfum inégalable de la l’ose ancienne, la forme et la couleur d’une rose moderne. 1 que les fagots prennent bien – чтобы хворост хорошо разгорелся Bébert ferait l’affaire – это сделает Бебер (Бебер ее доконает) 3 (ils) faisaient une belote – играли в карты 2 67 ' I. Un univers brisé II. MartineVperdueVdansVlesVbois III. Les fonts baptismaux du confort moderne IV. L’embrasement V. La corrida des jeunes VI. Sur les pages glacées de l’avenir VII. L’échantillon du rêve VIII. Le petit pois IX. Au seuil d’une forêt obscure X. L’UniVPrix des rêves XI. Le « who is who » des roses XII. Une place forte XIII. Sous les pas du gardien des roses XIV. Suspense à domicile XV. Le merveilleux d’un matelas à ressorts XVI. Ouverture de crédit XVII. Dans un de ces immeubles neufs XVIII. Le domaine divin de la nature XIX. Difficultés des facilités XX. A la discrétion de vos désirs XXI. Téléparade XXII. Toutes les roses qui n’étaient pas à crédit XXIII. La pie voleuse XXIV. Le beau gâchis XXV. Chienlit XXVI. Aveux spontanés des miroirs XXVII. Le cri du coq XXVIII. « ...et les chauvesVsouris que tout sabbat réclame » XXIX. La lessiveuse rouillée XXX. Sparge, precor, rosas supra mea busta, viator 68