Il y a une dissonance assez curieuse autours de
Georges Sand. Celle qui est de loin la femme de lettres fran�aises la plus c�l�bre �tait, en son temps, un scandale ambulant. On la d�crivait comme un �tre d�prav� et corrompu, un affront vivant aux bonnes moeurs. Et aujourd'hui c'est �'la dame habill�e en homme qui couchait avec des pianistes et �crivait des histoires un peu nunuches''�
Apr�s le brillant �'maitres sonneurs'' et �'
le compagnon du tour de France'', int�ressant mais un peu rat�, je me suis attaqu� � ses grands classiques. Et �'
la petite Fadette'' commen�ait on ne peut mieux. Une histoire de jumeau dans son cher Berry. Sylvinet et Landry sont ins�parables, indistinguables, unis � un point tel que leurs parents finissent par s'en inqui�ter. Landry, l�g�rement plus robuste, est plac� comme valet de ferme chez un voisin, o� il s'�panouit rapidement, acquiert de nouvelles responsabilit�s, de nouveaux savoirs, se fait de nouveaux amis... Bref grandit. Par r�action et jalousie, le pauvre Sylvinet d�veloppe un complexe de
Peter Pan doubl�e d'une jalousie maladive.
Un jour o� ce dernier a disparu, une voisine aide Landry � le retrouver en �change d'une faveur future. Cette voisine, c'est
la petite Fadette : une gamine m�pris�e dans tout le pays car sa m�re les a abandonn�s son fr�re et elle pour un soldat, d�consid�rant ainsi toute sa famille. Qui plus est, alors qu'elle entre dans l'adolescence et doit commencer � se comporter en jeune fille, elle continue � trainer avec les gamins, et se fait remarquer par son penchant pour l'espionite et le comm�rage. Mais ses qualit�s morales profondes s�duiront Landry, et peu � peu le papillon jaillira de la chrysalide�
L'histoire est charmante et tr�s agr�able � lire, mais il faut bien aussi souligner ses faiblesses. La fortune soudaine de
la petite Fadette est une �norme pirouette litt�raire, le genre qu'on trouvait en abondance dans les gazettes et les romans feuilleton, voir dans la litt�rature pour enfant.
Les deux fr�res sont, forc�ment, les plus beaux gar�ons du pays, et
la petite Fadette en devient en un tournemain la plus jolie fille. Landry est chez un patron parfait, tout le monde est bon et g�n�reux, avec juste un peu d'id�es re�ues � cause des comm�rages et de la mauvaise attitude de Fadette.
En fait, ce qui frappe, c'est que la qualit� litt�raire de son texte n'a pas l'air d'avoir beaucoup d'importance pour
Georges Sand. Elle fait une jolie histoire pour habiller, mais ce qui l'int�resse c'est de rapporter une histoire locale, et d'en profiter pour d�peindre et analyser les moeurs de la paysannerie berrichonne. En somme elle est romanci�re, mais elle voudrait faire de l'ethnologie. Qui, malheureusement pour elle, n'a pas encore �t� invent�e.
Mais
Georges Sand n'�tait pas la seule pionni�re du roman paysan dans les ann�es 1840, loin de l�, et je n'ai pu m'emp�cher de comparer �'
la petite Fadette'' au �'
Ann-B�bi Jow�ger'' de son homologue suisse,
J�r�mias Gotthelf. Si l'on retire la question de g�m�lit�, l'histoire est en effet relativement proche : le fils d'un coq de village tombe amoureux et �pouse, apr�s diverses p�rip�ties, une orpheline aussi jolie et vertueuse que d�sargent�e. Mais chez Gotthelf le gars n'est plus le beau du village depuis que la variole l'a laiss� borgne et d�figur� ; l'orpheline n'a pas doit � une manne inattendue, et si elle est bien accueillie dans sa nouvelle famille la diff�rence de conditions reste donc toujours pr�sente, g�n�rant non-dits et mal-�tre. le tout est accompagn� d'observations minutieuses (et sarcastiques) sur les rapports des paysans � la m�decine, les professionnels du mariage arrang�, la vie des valets et filles de fermes�
J'ai donc eu l'impression que
Georges Sand avait essay� de faire un �'gentil texte''. Quelque chose de mignon, sans amertume ni acrimonie ou noirceur, aussi doux et aimable que son Berry ador� mais manquant d'envergure. Il devait certes �tre difficile pour une femme de faire preuve d'ambition litt�raire dans la France de 1850 ; mais ses homologues anglaises,
Jane Austeen, les Bront�s,
Elizabeth Gaskell, faisaient face � une misogynie bien plus virulente - et leurs conditions de vie �taient bien plus rude que celles de la baronne Dudevant. Et il est impossible de leur faire ce reproche.