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Interdire Russia Today et Sputnik est-il légitime?

En réponse à l'invasion de l'Ukraine, la Commission européenne a décidé de stopper la diffusion de deux médias russes. Une décision loin de faire l’unanimité.

<em>«Tous les ans, les journalistes de RT ont eu leur carte de presse et le média avait l'aval de l'ARCOM»</em>, rappelle Antoine Chuzeville, du syndicat national des journalistes. | Lionel Bonaventure / AFP
«Tous les ans, les journalistes de RT ont eu leur carte de presse et le média avait l'aval de l'ARCOM», rappelle Antoine Chuzeville, du syndicat national des journalistes. | Lionel Bonaventure / AFP

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«Les médias d'État, Russia Today et Sputnik, ainsi que leurs filiales ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et semer la division dans notre union. Nous développons donc des outils pour interdire leur désinformation toxique et nuisible en Europe.»

La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen ne mâche pas ses mots lors de son annonce du 27 février 2022. Depuis le début de la guerre en Ukraine, une série de sanctions s'abat contre le pays de Vladimir Poutine, jusqu'à ses deux médias, propriétés de l'État Russe. Différents pays européens perçoivent ces relais médiatiques de la Russie comme une menace propageant fausses informations. Le régulateur allemand des médias avait même interdit la diffusion de la chaîne russe RT en février dernier, au motif que «l'autorisation nécessaire selon le droit des médias» n'avait été «ni demandée ni accordée».

La mesure est également soutenue par la majorité présidentielle. Deux jours après la déclaration d'Ursula von der Leyen, Pieyre-Alexandre Anglade, s'est montré tout aussi déterminé. «Nous avons été, nous Européens, trop naïfs, trop indulgents avec ces organes de propagande et de désinformation massive», a cinglé le porte-parole des députés La République en marche devant l'Assemblé nationale. Emmanuel Macron n'a jamais caché sa méfiance au sujet de ces médias, allant jusqu'à les qualifier «d'organes d'influence, de propagande et de propagande mensongère, ni plus ni moins», devant Vladimir Poutine, en 2017.

«Avec l'élection d'Emmanuel Macron, ces deux médias, accusés d'une couverture partiale au service de la puissance russe, sont dans le viseur du pouvoir», détaille Colin Gérard qui travaille au centre GEODE, un centre de recherche sur les enjeux stratégiques de la révolution numérique. Le chercheur, qui rédige une thèse sur la stratégie d'influence informationnelle russe en France, ne met pourtant pas Sputnik et RT dans le même panier: «Depuis le début de l'invasion russe, Sputnik a relayé sans aucun contexte ni point de vue contradictoire les éléments de langage et fausses informations diffusées par le Ministère de la Défense.»

Russia Today véhiculerait un discours plus offensif dans d'autres pays comme aux USA. Mais en France, ses équipes, très surveillées, auraient toujours rusé pour donner l'image d'une chaîne respectable. «Même s'il y a un traitement partial de l'information à RT, c'est difficile parfois de les qualifier de fausses informations, poursuit-il. Ils se cachent souvent derrière le fait qu'ils ne font que relayer des propos tenus par d'autres personnes.»

Un constat partagé par Olivier Tesquet, journaliste à Télérama, qui, quatre jours durant, s'était branché sur le canal Russia Today et qui raconte dans un article comment la chaîne pêche moins par pure «désinformation» que par le temps de parole qu'elle accorde aux tenants de la propagande du Kremlin.

Si la légitimité de cette interdiction ne va pas de soi pour tout le monde, le cadre juridique de celle-ci non plus.
 

Mercredi 2 mars, la mesure est officiellement entrée en vigueur au sein de l'Union européenne via un règlement publié au Journal Officiel de l'UE. Une interdiction que les États devront faire respecter avec l'aide de leur autorité de régulation des médias et leurs opérateurs télécoms.

Ces derniers jours, Youtube, Twitter et Facebook avaient emboité le pas des gouvernements européens en interdisant les médias russes sur leurs plateformes. Le réseau social à l'oiseau bleu a même ajouté récemment une mention «Média affilié à un État, Russie» sur les comptes personnels des journalistes de la chaîne. Un ancien journaliste de Russia Today, Jonathan Moabad, aujourd'hui à Valeurs Actuelles, s'est ainsi plaint que le macaron lui soit également assigné, alors qu'il explique ne plus travailler pour ce média depuis mai 2021.

«Pourquoi cela s'arrêterait à RT?»

Jusqu'ici, tout allait bien, ou presque, pour RT. L'arrivée de la chaîne en France en 2017 a suscité bien des inquiétudes et des interrogations concernant son rôle dans la stratégie d'influence russe. Un article de Libération accusait même la chaîne d'intox au sujet de l'attaque chimique du régime syrien à Douma, en avril 2018. Une première mise en demeure tombe alors pour Russia Today, alors accusée de manquements à l'honnêteté, à la rigueur de l'information et à la diversité des points de vue par le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel.

Sur son site, le CSA avait déclaré avoir à l'époque «observé que la traduction orale des propos tenus par un témoin syrien ne correspondait en rien à ce qu'il exprimait à l'antenne». Un salarié de RT interrogé par Slate justifie ce décalage en expliquant que les propos traduits ont bien été tenus par la personne, mais dans un autre passage de son interview, et ont été décalés suite à «une erreur technique de montage».

«Cette sanction a davantage renforcé la rigueur de tous pour éviter que se reproduise ce genre d'erreur bête, poursuit-il. Depuis, aucun manquement n'a été relevé par les instances compétentes pour justifier d'autres sanctions.» Le journaliste rajoute comprendre les critiques autour de la ligne éditoriale de la chaîne, mais avance que «confondre le travail d'une rédaction avec la politique du pays qui la finance» s'apparente à «un raccourci dangereux».

Malgré les méfiances suscitées et une mise en demeure, la chaîne a obtenu un renouvellement de convention par le CSA en décembre 2020. L'annonce de la Commission européenne a donc surpris. Différents syndicats sont immédiatement montés au créneau. Chacun rappelle prudemment qu'il s'agit de promouvoir la liberté de la presse, pas de défendre la ligne éditoriale de ces médias.

«On est dans une démocratie, on ne ferme pas une chaîne comme ça. RT s'attaquait-il aux intérêts fondamentaux de la nation? Je n'en suis pas convaincu.»
Emmanuel Vire, secrétaire général du syndicat SNJ-CGT

«Tous les ans, les journalistes de RT ont eu leur carte de presse et le média avait l'aval de l'ARCOM, rappelle Antoine Chuzeville, du Syndicat national des journalistes (SNJ). Si on n'a pas donné à un ministère la prérogative de donner ou pas la carte de presse, c'est pour une bonne raison.» Carte de presse qui ne sanctionne pas la qualité du travail de son détenteur mais simplement le fait que celui-ci perçoit la majeure partie de ses revenus du métier de  journaliste.

Le syndicaliste estime que les débats autour de Russia Today étaient nécessaires et pertinents tant qu'ils faisaient l'objet d'une discussion sur le long terme et au sein des institutions dédiées. Ce qui surprend Antoine Chuzeville, c'est la brutalité de cette décision et surtout qu'elle soit prise hors de la sphère médiatique. Il s'interroge: «Pourquoi cela s'arrêterait à RT? Ce n'est d'ailleurs pas le seul média lancé par un régime liberticide.» Emmanuel Vire, secrétaire général du syndicat SNJ-CGT, partage le même avis. «On est dans une démocratie, on ne ferme pas une chaîne comme ça. RT s'attaquait-il aux intérêts fondamentaux de la nation? Je n'en suis pas convaincu.»

Au micro de RFI, Patrick Eveno, professeur émérite à la Sorbonne, spécialiste de l'histoire des médias et ancien président de l'Observatoire de la déontologie de l'information, expliquait que les syndicats sont dans leur «rôle» en défendant les journalistes. Pour autant, il pense que les salariés de ces médias savaient très bien où ils mettaient les pieds: «Il faut aussi rappeler que quand on rentre dans un média, on sait sa ligne éditoriale. Les journalistes savaient très bien que c'étaient des médias de propagande russes qui visaient essentiellement à déstabiliser les démocraties européennes.»

Faisant part d'une situation de guerre, l'ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation estime, lui, que cette mesure, visant ce qu'il appelle des «médias de propagande», est justifiée.

Un «argumentaire en or» pour la Russie?

Si la légitimité de cette interdiction ne va pas de soi pour tout le monde, le cadre juridique de celle-ci non plus. «Si la licence de diffusion de RT avait pu être retirée par l'ARCOM, cela aurait été fait depuis longtemps, explique Colin Gérard. Pour Sputnik, non-conventionné, il aurait été plus compliqué pour la France d'agir, d'où l'intérêt d'un texte de sanctions prises par l'UE.»

Interrogé par Télérama, l'avocat Alexandre Archambault s'est indigné contre ce que qu'il perçoit comme «un argument en or pour la propagande russe» et une décision autoritaire. «On s'inscrit dans le temps long, on prend en compte le contexte, argumente le spécialiste en droit des télécommunications. C'est ça l'État de droit. La seule fois où le CSA a pu obtenir une décision de blocage, contre la chaîne libanaise Al-Manar en 2004, il a fallu des faits précis.»


Antoine Chuzeville, du SNJ, s'inquiète aussi des possibles mesures de rétorsion qui viseraient, en retour, les correspondants des médias financés par l'État français (Radio France, France 24..). Mais, en attendant de possible de représailles, l'avenir des équipes françaises des médias russes est, lui, bien incertain. Le syndicaliste Emmanuel Vire s'interroge: «Comment rompre ces contrats? En faisant valoir la clause de conscience? Et puis, même pas sûr que RT puisse financer les ruptures de contrat avec les sanctions économiques prises contre la Russie.»

Si la centaine de salariés de RT s'inquiètent déjà de leur avenir, en interne, un journaliste relativise: «Je me répète quand même souvent que si notre situation est difficile, elle est insignifiante à côté de celle des personnes qui dorment sous les bombardements.»

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