« Rêve d’automne », de Jon Fosse (critique de Lorène de Bonnay), Théâtre de la Ville à Paris
Par Trois Coups
Éros et Thanatos dans le musée imaginaire de Chéreau Grand invité du Louvre au cœur de cet automne bien hivernal, Patrice Chéreau offre son imaginaire en partage à travers un programme d’expositions, de danse, de cinéma, de musique, de lectures et de théâtre, bien sûr. Au centre de ce dispositif, la représentation de « Rêve d’automne » de Jon Fosse. Dévoilée en avant-première dans le salon Denon du musée en novembre, puis jouée au Théâtre de la Ville (où le même salon a été réinventé) à partir du 4 décembre 2010, la pièce condense des thèmes chers à l’univers de Chéreau : le désir, le temps, la mort. Mais c’est la question du corps que retient surtout le metteur en scène.
Le projet naît d’une rencontre entre une lecture, Rêve d’automne, et un lieu, le Louvre. Il y a quelques mois, en effet, Patrice Chéreau se promène dans le musée et songe à la pièce de l’auteur norvégien qu’il vient de commencer… Le texte évoque les retrouvailles de deux anciens amants, l’Homme et la Femme, dans un cimetière, un jour automnal de pluie sombre. Lui est venu enterrer sa grand-mère. Elle est mue par une nécessité irrépressible d’être là. Ils se désirent, se refusent, se répètent, s’aiment. Le Père et la Mère de l’Homme viennent, eux aussi, pour l’enterrement, ainsi que son ex-femme et son fils. Et puis les années passent. En quelques instants, elles s’étirent vers le passé et le futur, elles font se télescoper différentes générations de vivants et de morts. La seule permanence, la seule unité, c’est le lieu : le cimetière, qui permet à tous d’être là. Cet espace clé de la pièce – métaphore du théâtre, seul capable de « re-présenter » plusieurs espace-temps sur un même plateau –, Chéreau le transforme en musée. Bien sûr, le musée aussi fait cohabiter les visiteurs vivants et les œuvres mortes érigées en tombeaux. Lui aussi est peuplé de fantômes. Mais il ne signifie pas la même chose. Outre la mémoire, il métaphorise la beauté.
Rêve d’automne © Pascal Victor/ArtComArt
Les corps des comédiens font écho à ceux des toiles
L’impressionnante scénographie de Richard Peduzzi s’inspire du salon Denon, composé de murs rouges recouverts de tableaux de peintres français du xixe siècle et de galeries qui ouvrent la profondeur de champ. C’est un lieu immense, atemporel, circulaire, vide et tout à la gloire des œuvres. La mise en scène de Chéreau est conçue comme un dialogue avec ces dernières puisque les corps des comédiens (leurs formes, leurs mouvements, leurs regards, leurs larmes) font écho à ceux des toiles : Christ mort, scènes de déposition, corps anémiés ou suicidaires. Ainsi, la Grand-mère morte ouvre-t-elle le spectacle : elle s’avance, muette, vers le public, tel un fantôme ou une Vierge, avec sa chemise de nuit immaculée et son bouquet de fleurs à la main. Au début du spectacle, l’Homme (incarné par Pascal Grégory) ressemble à un SDF allongé près d’un banc. Il est pâle, frêle et endeuillé. Son fils (dont on entend seulement parler dans la pièce) irradie la scène de ses poses christiques très esthétiques.
Chéreau s’intéresse donc à la chair, aux corps et aux visages (tel est d’ailleurs le titre de son exposition au Louvre). Le jeu des comédiens vise à mettre en lumière la folie et la violence des corps désirants, l’érotisme qui se heurte à la mort. À grands renforts de salive, de transpiration, de vêtements froissés, de corps à corps. Quitte à détourner un peu le sens du texte et à amoindrir la force de son écriture. Car l’Homme et la Femme de Jon Fosse se désirent, certes. Mais ce n’est pas la chair qui compte. C’est la présence, l’être-là. Comme chez Beckett, ses personnages (qui n’en sont plus) vivent au bord de la mort, dans un enfer (un cimetière) humain, tragique, insensé, où seul importe le lien à l’autre. Voilà pourquoi ils emploient des phrases minimalistes, rythmées, sans ponctuation, truffées de réitérations qui se déploient d’une réplique à l’autre : « un langage qui est », dit Fosse.
Une inquiétante étrangeté envahit le spectateur
La mise en scène de Chéreau produit néanmoins de l’effet. Au début, le décor et la direction d’acteurs écrasent un peu le texte, paraissent discordants avec lui : le dialogue qui suit la rencontre entre l’Homme et la Femme paraît ennuyeux et prosaïque parce qu’on ne l’entend pas assez ou parce qu’on se focalise sur autre chose. Mais, au bout d’un moment, une inquiétante étrangeté envahit le spectateur. Ce couple qui se tourne autour, qui ressasse ou qui commente des pierres tombales, vit subitement une longue histoire d’amour. En quelques minutes. Quelque chose se passe, s’écoule, grâce à la magie du théâtre : la vie, la mort… L’effet est prodigieux. Et cette fois, tout y participe : la poésie des mots, le jeu remarquable des comédiens, l’esthétisme du décor et la composition sonore. Le spectateur assiste ainsi, dérouté et ébloui, à un vaste dialogue entre les vivants et les morts, entre les corps des comédiens et ceux des toiles, entre les voix des comédiens et celles des chanteurs (Antony and the Johnson, Nina Simone, Chavela Vargas). Chéreau s’est donc approprié l’univers de Fosse pour en faire autre chose. Mais d’également beau et étrange. ¶
Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Rêve d’automne , de Jon Fosse
Traduit du norvégien par Terje Sinding (L’Arche éditeur)
Mise en scène : Patrice Chéreau
Assistants à la mise en scène : Valérie Nègre, Vincent Huguet
Avec : Valeria Bruni-Tedeschi, Pascal Greggory, Bulle Ogier, Bernard Verley, Marie Bunel, Michelle Marquais, Alexandre Styker
Décor : Richard Peduzzi
Costumes : Caroline de Vivaise
Lumières : Dominique Bruguière
Conception sonore : Éric Neveux
Assistantes au décor : Cécile Degos, Louise Reyre
Assistante costumes : Brigitte Laléouse
Assistant lumières : François Thouret
Théâtre de la Ville • 2, place du Châtelet • 75004 Paris
Réservations : 01 42 74 22 77
www.theatredelaville-paris.com
Du 4 décembre 2010 au 25 janvier 2011 à 20 h 30, dimanche à 15 heures, relâche le lundi
Durée : 1 h 30
33 € | 27 € | 24 €
Tournée 2011 (en France) :
– du 2 au 11 février 2011 au Grand T de Nantes
– du 8 au 18 mars 2011 au Théâtre du Nord à Lille
– du 3 au 6 mai 2011 au TAP de Poitiers
– du 11 au 20 mai 2011 au Théâtre national de Bretagne à Rennes
– du 6 au 11 juin 2011 au Théâtre national de la Criée à Marseille
Références