Benoît Malon et la franc-maçonnerie [1] | Cairn.info
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1Né le 23 juin 1841, troisième enfant de journaliers de Précieux, un village du Forez, Benoît Malon doit s’engager comme pâtre, tout en suivant irrégulièrement l’école, pour aider sa famille. Son père meurt en 1844. Sa mère se remarie en 1852 avec un scieur de long et comme il ne supporte pas son beau-père, il quitte Précieux pour s’engager toujours comme pâtre dans le département de l’Ain. Il revient au pays en 1859 et il est recueilli par son frère instituteur dans un autre village du Forez où, tout en travaillant dans des fermes, il suit les cours de son école. En 1862, il part à Paris et trouve un emploi d’ouvrier teinturier à Puteaux. Camélinat le fait adhérer à l’Internationale et il organise en 1866 la grande grève des ouvriers teinturiers de Puteaux, crée une coopérative ouvrière également société mutualiste d’épargne et de crédit. En 1868, il rencontre la romancière André Léo, de son vrai nom Léodile Champseix, une militante féministe, veuve d’un disciple et ami de Pierre Leroux  [2]. Elle est, pour ce travailleur acharné et avide de culture, à la fois « amante, mère et éducatrice ». Il participe en 1866 au congrès de l’Internationale à Genève, rend compte pour La Marseillaise, le quotidien de Rochefort, de la grève du Creusot. Il est condamné, en 1868, à trois mois de prison pour son appartenance à l’Internationale. L’adolescent révolté est devenu un intellectuel et un révolutionnaire  [3].

2Après la proclamation de la République, il obtient son premier mandat le 8 novembre 1870 comme adjoint au maire du XVIIe arrondissement puis est élu député de la Seine en février 1871, bénéficiant de l’appui de l’Internationale et des comités de tendance radicale ou d’extrême gauche. Il siège à Bordeaux puis démissionne, ainsi que d’autres radicaux et socialistes, à la suite du vote légalisant la perte de l’Alsace-Lorraine. Il est de passage à Paris le 18 mars 1871 quand est proclamée la Commune.

3Il est déjà maçon car il fait suivre le 23 mars 1871 son nom sur ses affiches électorales des trois points maçonniques mais nous ignorons le nom de la loge et la date où il a été initié. Il ne figure pas sur les états récapitulatifs des membres adressés annuellement par chaque loge à son obédience. Il a peut-être reçu la Lumière pendant le Siège après son élection comme maire-adjoint du XVIIe arrondissement alors que le maire radical François Favre est le directeur du Monde Maçonnique. Les perturbations militaires et politiques ont eu pour conséquence que les correspondances avec les obédiences ont été des plus aléatoires et nous disposons d’autres exemples d’initiations jamais signalées.

4Depuis qu’il est un militant ouvrier, Malon fréquente de nombreux maçons que ce soit au sein de l’Internationale, du mouvement coopératif puis parmi les élus municipaux. Il est hésitant le 18 mars 1871 et l’un des signataires de « la conciliation par l’action » vaine tentative d’origine maçonnique de stopper la guerre civile ; il se rallie à la Commune dont il est un des élus et devient maire des Batignolles. Il appartient à la minorité hostile au Comité de salut public, dirige en mai la défense de son quartier, réussit, le 25 juillet 1871, ainsi que sa compagne André Léo, à passer en Suisse. Son nom n’apparaît pas dans les récits des manifestations maçonniques sous la Commune et il ne consacre qu’un espace limité, et sans y apporter une touche personnelle, au mouvement conciliateur et au défilé du 29 avril 1871 dans un livre écrit à chaud en exil : La Troisième défaite du prolétariat français.

5Séjournant en Suisse puis en Italie, il est en relation avec une élite révolutionnaire internationale suisse, italienne, allemande, russe, de bord anarchiste ou socialiste, allant du proudhonisme avec le belge César de Paepe au marxisme avec Bernstein, Lassalle et Kautzky. A l’origine, il est proche des Bakouninistes de la Fédération jurassienne puis s’en écarte pour se rapprocher de Jules Guesde. En 1877, il séjourne à Palerme d’où il sera expulsé. C’est dans cette ville le 15 janvier 1877 qu’il est reçu compagnon et maître à la loge Fedelta. En 1878, il lance une revue sous le titre : Le Socialisme progressif mais elle cesse sa parution au bout de quelques numéros  [4]. A son retour d’exil, il aurait, selon un rapport de police, ainsi que Jules Vallès, rendu visite à la loge parisienne La Ruche Libre, ce qui est possible dans la mesure où cet atelier a quelque sympathie pour la Commune. Bien qu’inscrit dans aucune loge, il se considère comme maçon, écrivant en 1884 à Alexandre Millerand, en tant que « frère » alors qu’il n’a été initié que l’année précédente. En septembre 1882, Malon préside le congrès socialiste de Saint-Etienne, où il défend contre les guesdistes, une ligne plus réformiste mais le congrès s’achève sur un constat de désunion.

6Il faut attendre l’année 1885 pour le retrouver dans un milieu plus spécifiquement maçonnique quand il fonde avec Elie May, un ancien communard, la Société Républicaine d’Economie sociale, réponse de gauche à la Réforme Sociale de Le Play. Organisant des conférences, elle se situe sur le terrain du socialisme pratique et des réformes urgentes. La même année, il réveille, après un premier échec, La Revue Socialiste, revue aussi bien théorique que programmatique, ouverte à toutes les tendances du mouvement ouvrier. Elle ne doit pas être, écrit Malon, qui renonce aux combats électoraux et se veut fédérateur, celle d’un homme, d’une secte, ni même d’un parti. Elle doit réunir « tous ceux qui sur le terrain de la liberté et de l’égalité républicaine travaillent à l’avènement d’une société délivrée de l’ignorance, de la misère, de toutes les formes de l’esclavage » ; il appelle « à la suppression de l’antagonisme des classes, par l’organisation sociale de la production et de la distribution des richesses »  [5]. Très lue et à vocation internationale, elle va se poursuivre jusqu’en 1914, sous la direction de trois autres maçons : le millerandiste et encore « profane » Georges Renard, de 1894 à 1898, le jauressien Gustave Rouanet jusqu’en 1904, et Eugène Fournière à partir de 1905. Cependant les allusions à la maçonnerie disparaissent après la mort de son fondateur. En 1904, le GODF invite ses loges à la soutenir.

7Malon ne revient en maçonnerie que le 10 juillet 1889 en s’affiliant à la loge Le Lien des Peuples et les Bienfaiteurs Réunis, un atelier résultant de la fusion de deux loges du GODF : Les Bienfaiteurs Réunis, un atelier de Gentilly, issu de Saint-Antoine du Parfait Contentement qui croyait avoir eu Condorcet pour Vénérable de 1785 à 1789 et verra dans Malon le digne continuateur du philosophe des Lumières. L’autre, Le Lien des Peuples, est un atelier ardemment républicain, présent, bannière déployée, aux obsèques de Blanqui et qui initia, à son retour d’exil, Antoine Demay, un élu de la Commune. En ces années 1888-1892, l’initiation de socialistes en maçonnerie résulte, après le retour des communards, du gauchissement de loges qui s’engagent dans les combats anticléricaux et sociaux. Le choix du Lien des Peuples, un atelier d’une centaine de membres, dont de nombreux ouvriers ou artisans, peut s’expliquer par la présence en son sein du socialiste Alexis Parmentier, un inspecteur des Contributions directes, fondateur de l’Œuvre maçonnique du Travail, un groupe d’entraide pour les maçons sans emploi. Qu’il ait été d’emblée un maçon enthousiaste ou qu’il ait voulu resserrer les liens fraternels au sein de la Revue, il y parraine l’entrée, l’année même, de ses trois plus proches collaborateurs. Le premier est Rodolphe Simon, un riche négociant en tissus, admirateur de Malon, commanditaire de la Revue Socialiste de 1888 à sa mort en 1911, initié le 24 juillet 1889. Le 28 août, vient le tour d’Eugène Fournière, disciple de Malon et un des penseurs socialistes les plus féconds de son époque. Bijoutier autodidacte, ancien blanquiste, coopérateur, maître de conférences à Polytechnique et professeur au Conservatoire des Arts et Métiers, futur député de l’Aisne. Il donnera des cours de sociologie scientifique au Grand Orient et de nombreuses conférences en loge. Enfin, le 23 octobre, l’ancien secrétaire de Malon à la Revue, Gustave Rouanet, député socialiste en 1893, reçoit à son tour la Lumière. Tous trois resteront maçons après la mort de Malon : Simon et Fournière au Lien des Peuples alors que Rouanet s’affiliera aux Vrais Amis, la loge de Blatin, puis (ainsi que Fournière) à La Raison, celle de Marcel Sembat. Avec cet apport, Le Lien des Peuples devient une loge remarquée. En septembre, elle débat de la venue à Paris de délégués démocrates italiens, souvent maçons et amis de Malon ; en novembre, Fournière présente un exposé sur « le socialisme, ses éléments économiques, politiques et moraux » et le 22, elle initie Charles Malato qui vient de rédiger une « Philosophie de l’anarchie ». Malon, à son tour le 28 décembre et le 22 janvier 1890, planche sur « le socialisme et la morale aux points de vue religieux, politique et social ». Ces conférences, sous le titre « L’Evolution morale et le socialisme » sont éditées par la loge, sous la forme d’une brochure préfacée par Parmentier au profit de l’Œuvre maçonnique des Invalides du Travail, caisse de secours pour les maçons pensionnaires aux hospices ou dans les asiles de vieillards. Elle forme le chapitre V de l’œuvre maîtresse et inachevée de Malon Le Socialisme intégral et ce chapitre consiste en une analyse historique des morales successives : jéhovique, antique, kantienne, utilitaire, sociale  [6].

8La loge consacre l’essentiel de ses travaux en 1890-1891 à la règlementation du travail et au droit à l’assistance sociale. En mars 1891, Fournière présente un exposé sur « Le Socialisme intégral et Rodolphe Simon », en juin, sur la réforme de l’impôt, sujets prolongés par des débats sur le collectivisme et les monopoles publics. En septembre 1891, Malon lit un compte rendu du congrès socialiste international de Bruxelles, couvert par Adrien Veber, dans la Revue Socialiste. Ensuite, on peut douter que Malon, qui souffre d’un cancer et dont la santé est de plus en plus chancelante, ait pu continuer à fréquenter sa loge.

9Outre Fournière et Rouanet, d’autres maçons figurent dans l’équipe rédactionnelle : tout d’abord le secrétaire de Malon, ainsi que de la Revue, Adrien Veber, également futur député, qui appartient au Libre Examen, une loge du Suprême Conseil de France, présidée de 1884 à 1886 par Thirifocq qui conduisit la manifestation maçonnique du 29 avril 1871. En 1892, Veber signe dans la Revue un compte-rendu du convent du GODF de 1892 où il se réjouit de ce qu’il soit sorti des questions d’ordre intérieur ou de philosophie politique pour infliger un blâme aux députés maçons ayant voté le budget des cultes ainsi que des propos de Dequaire-Grobel, un professeur de philosophie, selon lequel la maçonnerie doit professer « un anticléricalisme décidé et un socialisme laïque et libertaire ». Il le félicite surtout pour avoir fait applaudir le nom de Malon dans son discours de clôture.

10Autre plume de la Revue, Gustave Francolin, professeur de physique, initié en 1869 à L’Ecole mutuelle, plusieurs fois Vénérable, directeur de deux revues : La Réforme politique et littéraire et L’Ecole nouvelle, à finalité pédagogique. Organisateur du syndicat des membres de l’enseignement et de la société pour la propagation de l’éducation intégrale, Conseiller de l’Ordre en 1888, il est le fondateur d’une école de sociologie au sein du GODF, ainsi qu’à l’origine de la commission conventuelle de propagande créée pour répondre la bonne parole républicaine en province. Il tente vainement en 1893 de constituer le premier groupement de francs-maçons socialistes. Francolin a été un maçon très attaché aux hauts grades, allant de loge en loge traiter de questions métaphysiques, morales ou sociales.

11Parmi les autres collaborateurs, on peut retenir le nom d’Albert Regnard, un blanquiste, donc athée, secrétaire général de la Préfecture de Police sous la Commune, alors Inspecteur général des services administratifs des prisons. Initié en 1866 à La Renaissance, il revient en maçonnerie, après son exil, en 1882 au sein de la loge La Justice, reçoit le grade de compagnon en 1884 mais en est radié en 1893. Ce maçon de passage ne pouvait rester dans une loge où figuraient des juifs comme Edouard Lockroy. En effet, son anticatholicisme le conduit à opposer Athènes à Jérusalem et sa « judéophobie » qui est partagée par tant d’autres socialistes, tant elle est ancrée « dans le terreau de la xénophobie ouvrière » se nourrit de l’accusation de pratiquer l’usure et de servir le capitalisme ; mais Regnard oppose ensuite races supérieures et inférieures, aryens et sémites. D’où la réplique, dans La Revue, de Rouanet qui avait certes dénoncé « l’aristocratie française aplatie aux pieds de la juiverie » mais qui répond à Regnard qu’il « n’y a ni infériorité, ni supériorité dans le cas des juifs ». Malon, qui souhaite conserver ses deux collaborateurs ne prend pas partie dans la querelle, à la différence de Veber qui approuve Rouanet. La Revue présente un compterendu nuancé de La France Juive, le pamphlet de Drumont, sans que Malon soit scandalisé. Si Malon et Drumont se combattent, ils s’estiment car ce dernier a défendu la mémoire des communards. Les autres plumes maçonnes de La Revue ne sont qu’occasionnelles : Augustin Hamon, Georges Dazet, Alexandre Millerand, puis Justin Alavaill, Paul Robin et d’autres dont Fernand Maurice, défenseur, tout comme Malon, de la petite paysannerie et de son accession à la propriété, rédacteur en chef de La Terre aux Paysans. Sur le plan international, les écrits de maçons ou des références à leurs actions sont fréquentes. Parmi les plus significatives, on peut citer celles du leader socialiste réformiste italien Andrea Costa, des Belges César de Paepe et Emile Vandervelde ; du côté portugais, de Magalhaès Lima, futur Grand Maître du Grand Orient lusitanien.

12La Revue Socialiste est-elle influencée par ces appartenances maçonniques de 1889 à 1893 ? Dans une certaine mesure, oui, car des maçons, déçus par l’opportunisme gouvernemental, ressentent certains articles comme l’expression de leurs idéaux. La pensée et les écrits de Malon répondent aux aspirations de Frères à la recherche d’une idéologie progressive imprégnée de leurs valeurs, émise par un des leurs, alors que le républicanisme radical s’essouffle et que le prolétariat s’organise.

13Une éminente personnalité maçonnique, Antoine Blatin, député maire de Clermont et qui présidera le GODF en 1894-1895 est influencée par la pensée de Malon. Il écrit, en juin 1889, dans La Revue un article sur le droit des minorités électorales. Après l’annonce de sa mort, le 13 septembre 1893, lors du convent du GODF, une batterie de deuil est aussitôt tirée par l‘assemblée. Blatin intervient pour souligner que « son œuvre est plus grande que celle de Karl Marx car, tandis que le socialisme allemand prêchait la doctrine de la satisfaction du ventre [sic], Benoît Malon préconisait la doctrine de la solidarité sociale, puisant ses aspirations dans la franc-maçonnerie à laquelle il appartenait. Benoît Malon le premier a prêché cet idéal de justice et de solidarité dans la solution des questions sociales ». Concluant le convent en tant qu’Orateur, il évoque à nouveau sa mémoire en ces termes : « C’est un homme dont quelques-uns d’entre nous peuvent ne pas partager les doctrines, mais c’est un homme que tout le monde vénère dans la maçonnerie, et tous ceux qui ont pu le connaître ont eu pour lui la plus profonde estime et une grande affection ».

14La Revue réagit, tout comme le GODF, quand le Grand Maître du Grand Orient d’Italie, Adriano Lemmi qui, selon La Revue, « a prostitué la maçonnerie italienne aux pieds d’un Crispi » appuie les revendications italiennes sur Nice, la Corse et la Tunisie. Elle publie l’appel d’un Comité franco-italien à la démocratie française présidé par deux maçons : le radical Anatole de la Forge et le socialiste italien Amilcar Cipriani. La Revue comme le GODF tranchent dans le même sens quand s’ouvre le débat sur le boulangisme. Malon écrit à ce propos à Fournière en mai 1889 : « Ce réveil (contre les opportunistes) légitime et généreux dans son origine a pris, par certaines de ses manifestations et de compromettantes attenances, le désastreux caractère plébiscitaire et de certaines allures de chauvinisme étroit, de retour offensif d’un militarisme violent ».

15Le choix et le contenu de certains articles de La Revue, concernant les questions morales, l’émancipation de la femme, la réflexion sur l’histoire du socialisme, son désir de synthèse entre les différentes écoles socialistes, des projets de réalisations concrètes au plan municipal ont pu être ressentis par des lecteurs comme d’inspiration maçonnique et ont alimenté des débats en loge. Le socialisme intégral défini par La Revue en 1889 comme le socialisme envisagé sous tous ses aspects, comme pour l’aboutissement synthétique de toutes les activités progressives de l’humanité avec pour facteurs des formes nouvelles de production et d’échange, l’entrée en ligne du prolétariat, la refonte de l’Etat, la socialisation du capital et l’organisation du travail, sont autant d’incitations à la réflexion. En insistant sur la nécessité pour le futur parti socialiste « de s’occuper des moyens de transition et des réformes immédiatement réalisables » et à ne pas négliger ce qui touche « à la philosophie, la politique, la famille, l’éducation, l’esthétique et l’adoucissement des mœurs », il est sur un terrain que les maçons s’apprêtent à labourer.

16Si Malon se considère comme un disciple de Marx dans le domaine de l’économie, il trouve sa doctrine réductrice. Sa génération meurtrie par la défaite est patriote et se défie du socialisme allemand. Son socialisme se veut intégral dans sa finalité. Se situant dans la continuité des utopistes, il condamne « le mysticisme surnaturaliste vaincu par les sciences naturelles et par la philosophie historique » mais ne verse ni dans le scientisme, ni dans l’athéisme. Il se réfère certes à Proudhon mais aussi et surtout à la tradition spiritualiste du socialisme avec Saint-Simon, Fourier, Ange Guépin, Pierre Leroux. Charles Fauvety, maçon, spirite et fondateur de la religion laïque, est invité au banquet de La Revue. Malon croit ainsi que Fournière « au devenir harmonique de l’univers » et à l’« universelle sympathie évolutive des choses »  [7]. Bien que les références à Auguste Comte soient rares (il aurait pourtant été positiviste à la fin du Second Empire), sa méthode expérimentale, son observation des phénomènes sociaux s’en inspirent  [8]. Il veut également humaniser le principe de la lutte de classes en y intégrant les notions de droit, de justice et de solidarité dans les relations sociales, de sincérité et de bonté dans les relations individuelles. Certaines expressions comme « la tolérance mutuelle » sont spécifiquement maçonniques. Il pense que « la morale altruiste ne deviendra effectivement la loi de tous que lorsqu’elle aura la justice sociale pour substratum ». Si, pour Malon, « le prolétariat industriel est l’avant-garde du socialisme, il n’est pas toute l’armée socialiste » Son goût pour la décentralisation et les réformes immédiates le situent dans le courant possibiliste, même s’il s’en écarte, en faisant de la Commune « une puissance éducative, un centre politique, un foyer littéraire, en même temps qu’un puissant organisme économique, bref le pivot de la vie sociale future », une base, un laboratoire expérimental et un modèle pour la conquête du pouvoir par la voie électorale. « Soyons révolutionnaires », écrit-il dans Le Socialisme intégral, « quand les circonstances l’exigent et réformistes toujours ». Des projets de réformes politiques et sociales, comme la collectivisation des services publics, seront adoptés par des convents ultérieurs.

17Pour son disciple Fournière, s’il fut « le plus marxiste de nous tous » il ne s’est pas contenté des seules « lunettes de l’économiste » mais a adopté « la large vue synthétique du philosophe, qui doit être à la fois anthropo-logiste, ethnographe, historien, juriste, économiste et moraliste ». Sans renoncer aux apports du matérialisme historique, il aurait établi combien l’histoire des hommes se déploie également à travers le développement des idées et la force des idéaux.

18Aux obsèques de Malon, qui meurt dans sa foi « panthéiste, évolutionniste, socialiste » et qui a fait choix de l’incinération, Parmentier prend la parole au nom du Lien des Peuples et Dequaire-Grobel, au nom du GODF affirmant audacieusement « que la franc-maçonnerie n’avait pas attendu Benoît Malon pour être socialiste », il s’agit, précise-t-il, de la nécessité d’organiser socialement le socialisme pratique « application de nos grands principes de justice et de fraternité » et il définit la maçonnerie comme « la religion de l’humanité ». Il évoque « ce saint de la libre-pensée, ce martyr du socialisme, ce héros de la franc-maçonnerie » propos dont l’outrance agace une fraction de l’auditoire ; d’autant plus qu’il oppose le socialisme de Malon, « essentiellement libertaire », qui « répugne à l’emploi de la force » qui « frappe au cœur », qui est « le socialisme de l’amour, « élève », « fait des apôtres » à celui d’outre-Rhin, défini comme le « socialisme de la haine » qui « abaisse » et « ne fait que des sectaires ».

19Le projet d’un monument à la mémoire de Benoît Malon sur une place de Paris est abordé en 1895 en loge, mais la mort de Dalou puis la victoire des nationalistes aux municipales à Paris en 1900 mettent un terme au projet. Ses disciples se réunissent tous les ans au petit columbarium puis en 1901 ses cendres sont transférées au grand columbarium monumental. Le projet de monument est relancé par les dirigeants maçons (à l’exception d’Albert Thomas) de La Revue et par Le Lien des Peuples qui adresse en mai 1912 une circulaire à tous les ateliers du GODF rédigée en ces termes : « Benoît Malon fut un apôtre des idées d’amour et d’union entre tous les êtres humains épris d’un idéal fait de justice positive et de vérité scientifique. Il travailla jusqu’à son dernier souffle à faire comprendre que la liberté politique est inséparable de l’égalité économique, si l’on veut réaliser la fraternité universelle. Nous avons pensé qu’en retour la Franc-Maçonnerie tout entière se devait à elle-même d’honorer, dans l’un de ses plus illustres enfants, les nobles et grands principes dont elle se glorifie et de montrer aux nouvelles générations ce que peut une grande intelligence unie à un grand cœur ». L’œuvre, due au sculpteur Bartholomé, est inaugurée en novembre 1913. Sur le socle figurent l’équerre et le compas ce qui témoigne de l’origine des fonds perçus et de la croyance que l’action et l’œuvre de Malon ont été inspirées par des idéaux maçonniques.

Notes

  • [1]
    Pour la bibliographie malonienne, l’essentiel figure dans les colloques organisés par l’association des Amis de Benoît Malon, avec Claude Latta et Gérard Gacon, notamment : Du Forez à la Revue socialiste, 352 p., 287 euros, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2000 et Benoît Malon et la Revue socialiste, 368 p., Editions Jacques André, Lyon, 2011. En annexe, une bibliographie de Benoît Malon et d’André Léo.
  • [2]
    Marié en Suisse avec André Léo, peut-être sous la forme d’une simple cérémonie civique, ils se séparent en 1877. Alain Delotel, « Benoît Malon, troisième fils d’André Léo », in Du Forez à la Révolution socialiste, p. 71-89.
  • [3]
    Claude Latta, « A travers les Souvenirs d’enfance de Benoît Malon », in Du Forez à la Revue socialiste, p.26-40.
  • [4]
    Sur les années d’exil, Marc Vuilleumier, « Benoît Malon et l’exil en Suisse », in Du Forez à la Revue socialiste, p.41-70.
  • [5]
    La Revue Socialiste, 1er numéro, janvier 1885.
  • [6]
    Pierre Marie Dugas, « Approche du socialisme intégral de Benoît Malon », in Benoît Malon et la Revue socialiste, p. 195-220 ; Jean Lorcin, « Du socialisme intégral au socialisme municipal », in Du Forez à la Revue socialiste, p.256-271.
  • [7]
    Philippe Chanial, « De Benoît Malon à Eugène Fournière », in Benoît Malon et La Revue Socialiste, p.127-143.
  • [8]
    Bruno Antonini, « Une expérience militante pour un socialisme d’inspiration positiviste », in Benoît Malon et la Revue Socialiste, p.153-154.
André Combes
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Mis en ligne sur Cairn.info le 19/01/2022
https://doi.org/10.3917/chm.070.0077
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