Adi et Rudi Dassler, la haine en héritage | Les Echos
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Série

Adi et Rudi Dassler, la haine en héritage

Famille et business ne font pas forcément bon ménage. Loin de se cantonner aux terrains de sport, la querelle entre les frères Dassler - fondateurs d'Adidas et de Puma - finira par déchirer leur propre ville natale Herzogenaurach.

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Par Tristan Gaston-Breton (historien d'entreprises)

Publié le 25 juil. 2014 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

C'est un événement un peu particulier qui se tient en ce jour de septembre 2009 à Herzogenaurach, au coeur de la Bavière. A l'occasion de la Fête mondiale de la paix, l'équipe de football d'Adidas, la multinationale de la chaussure et des accessoires de sport, rencontre pour un match amical celle de Puma, son concurrent de toujours. Une première en soixante ans ! Très précisément depuis ce jour de 1948, où Adi et Rudi Dassler, fâchés à mort, se sont séparés pour fonder chacun leur propre entreprise de chaussures de sport, situées à quelques centaines de mètres l'une de l'autre ! Une compétition féroce qui a, des décennies durant, profondément divisé la population de Herzogenaurach...

Etonnante histoire que celle d'Adolf et de Rudolf Dassler, les deux frères ennemis de la chaussure de sport. Elle commence à la fin de la Première Guerre mondiale, en 1918. Cette année-là, Adolf Dassler dit « Adi » revient à Herzogenaurach, où il est né en 1900, après un an passé dans les tranchées du nord et de l'est de la France. Il y retrouve son père, un modeste savetier, et sa mère, qui tient une petite blanchisserie derrière la maison familiale. Depuis des lustres, Herzogenaurach est réputée pour son industrie de la chaussure qui fait vivre la plus grande partie de sa population. Une raison suffisante pour qu'Adi se décide lui aussi à en faire son métier. A partir de 1919, avec des chutes de cuir récupérées sur les stocks de l'armée allemande, il commence à fabriquer, dans la blanchisserie de sa mère, des chaussures pour les ouvriers mais aussi, très vite, des chaussures pour la course à pied, un sport auquel lui-même s'adonne volontiers. Vendues à la population locale, elles trouvent suffisamment d'amateurs pour permettre à Adi de créer, en 1920, une petite entreprise ayant pignon sur rue. Très modeste encore, elle se spécialise dans la fabrication de chaussures de sport. Un marché immense depuis que l'Allemagne, humiliée et privée d'armée en 1918, a érigé le sport en outil privilégié du redressement moral et physique de la nation. Ce sera encore plus vrai après l'arrivée de Hitler au pouvoir, en 1933. Un sport, notamment, connaît un essor fulgurant dans toutes les couches de la population : le football. Surfant sur cet engouement, Adi vend des quantités croissantes de chaussures à tous les clubs du pays. En 1923, l'entreprise est devenue une belle petite firme d'une cinquantaine d'employés. Débordé de travail, Adi demande alors à son frère Rudolf de venir travailler à ses côtés. Né en 1898, « Rudi », comme on le surnomme déjà, est tout le contraire de son cadet. Expansif, quand Adi est d'un naturel plutôt réservé, doué d'une incontestable faconde, s'emportant facilement, il a commencé sa carrière dans la police locale, un métier qui ne rapporte pas assez à son goût. Sautant sur l'occasion, il rejoint donc son frère pour prendre en charge les ventes, une fonction qui convient parfaitement à son tempérament. Adi, lui, s'occupe de la fabrication et de la mise au point des nouveaux modèles. En 1924, les deux frères formalisent leur association en créant la société Dassler Frères dont Adi et Rudi ont chacun 50 %.

La rupture est consommée

Cette association se révèle payante. Tandis qu'Adi se concentre sur la mise au point de nouveaux modèles - comme les célèbres chaussures à crampons métalliques -, Rudi fait le tour des clubs sportifs, parvenant même à fournir l'équipe nationale de football en partance pour les Jeux Olympiques d'Amsterdam de 1928. Une commande qui fait beaucoup pour la notoriété de la firme. En 1936, à l'occasion des Jeux Olympiques de Berlin, Adi fera mieux encore, rejoignant la capitale du Reich en voiture pour présenter au célèbre sprinter américain Jesse Owens ses nouveaux modèles de crampons. Impressionné, l'athlète les utilisera pour les épreuves. Entrepreneurs à succès, les deux frères partagent alors le même bureau. Mieux ! Ils habitent ensemble, dans la même villa à Herzogenaurach. Depuis 1928, Rudi est marié, avec une femme douce et effacée. Adi fait de même en 1934, épousant cette année-là une femme au caractère beaucoup plus affirmé. Tout ce petit monde vit sous le même toit, générant très vite des tensions croissantes. Entre les épouses d'abord, que tout oppose; mais aussi entre les deux frères, qui ne partagent pas du tout les mêmes convictions. S'ils sont membres l'un et l'autre du parti nazi - une adhésion quasi obligée - Adi est loin d'en partager l'idéologie. Rudi, au contraire, ne cache pas ses sympathies pour le nouveau régime. Ambitieux, l'ancien policier se verrait bien en outre jouer un rôle plus important au sein de la firme...

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Mais c'est la guerre qui va achever de dresser les deux frères l'un contre l'autre. Enrôlé dans la Wehrmacht, Rudi éprouve une violente jalousie envers son frère qui, lui, obtient de rester à l'usine pour suivre les fabrications de bottes, destinées à l'armée, mais aussi, de lance-roquettes antichar. L'histoire raconte que c'est lors d'une permission de Rudi en 1943, juste après un bombardement allié, que la rupture aurait été consommée. Explorant avec sa femme le cratère formé par l'explosion d'une bombe, Rudolf y aurait été rejoint par Adi et son épouse. « Les foutus bâtards sont de retour », aurait lancé Adi, faisant référence aux avions américains. Une sortie que Rudi aurait prise pour lui et sa famille... S'ajoutant aux rumeurs de liaison extraconjugale entre Rudi et sa belle-soeur, l'affaire du cratère accroît un peu plus les tensions entre les deux familles.

En avril 1945, Rudi déserte de l'armée et rejoint Herzogenaurach, bien décidé à reprendre toute sa place au sein de l'entreprise. Las ! Arrêté par la Gestapo, il n'échappe à l'exécution que grâce à un faux certificat médical. Mais il n'en a pas fini avec les ennuis. Peu après la capitulation de l'Allemagne, il est arrêté par les Américains, cette fois en raison de ses sympathies nazies. Adi et son épouse l'ont-ils dénoncé à deux reprises, à la Gestapo d'abord puis aux Alliés, afin de se débarrasser de lui ? Rudi en est, en tout cas, persuadé. De fait, il semble bien que son frère ait convaincu les Américains que Rudi était effectivement un nazi convaincu... Rudolf écopera d'une année de prison... Non sans avoir tenté au passage de « mouiller » son frère auprès du comité local de dénazification, espérant ainsi son renvoi de la firme. La manoeuvre échoue. Mais entre Rudolf, qui ronge son frein derrière les barreaux, et Adolf, qui vend à présent ses chaussures aux troupes américaines d'occupation, la guerre est déclarée...

La ville aux cous penchés

En 1948, à l'issue d'une série d'escarmouches dont l'enjeu est le contrôle de l'entreprise - depuis la fin de la guerre, les deux frères et leur famille habitent désormais chacun chez eux - Rudi et Adi décident de se séparer et de se partager les actifs de la firme. Adi conserve les locaux d'origine. Quant à Rudi, il s'installe à quelques centaines de mètres de là, de l'autre côté de la rivière qui coupe la ville de Herzogenaurach. Une division hautement symbolique... Quant aux salariés, ils sont eux aussi priés de choisir leur camp. La plupart des techniciens restent avec Adi, la force de vente choisissant, elle, de rejoindre Rudi. Ainsi naissent, en 1948, deux sociétés concurrentes : Adidas - contraction de Adi Dassler - et Ruda - Rudolf Dassler - à laquelle Rudi donne rapidement un nom plus dynamique et plus vendeur : Puma.

Jusqu'à la mort des deux frères dans les années 1970 - ils seront d'ailleurs enterrés chacun à une extrémité du cimetière ! - Puma et Adidas se livrent à une compétition féroce, les deux firmes rivalisant pour décrocher des contrats avec les meilleurs athlètes. Le summum est atteint lors des Jeux Olympiques de Rome de 1960, lorsque les deux entreprises promettent une grosse somme d'argent au sprinter allemand Armin Hary pour qu'il porte leurs chaussures. Malin, Hary court avec des Puma et monte sur le podium chaussé d'Adidas ! Pour une fois d'accord, les deux frères refuseront de lui verser le moindre sou... Reste que la guerre entre Puma et Adidas finit par diviser toute la ville. A Herzogenaurach, il existe des bars, des bouchers et des boulangers pour les salariés de Puma et d'autres pour ceux d'Adidas, deux équipes de football et deux systèmes de ramassage scolaire : un pour les enfants des salariés de Puma, l'autre pour ceux des employés d'Adidas. Les salariés des deux firmes ont interdiction de se marier ensemble ! En Allemagne, Herzogenaurach est surnommée la « Ville aux cous penchés » car les habitants passent pour regarder les pieds de leurs interlocuteurs avant d'engager la conversation...

Fondée sur de vieilles haines familiales, la méfiance et la concurrence, cette division finit par nuire au développement des deux firmes. Intervenant sur les mêmes marchés mais refusant toute collaboration, de moins en moins innovantes, Puma et Adidas ne voient pas venir les nouveaux concurrents, Nike notamment qui, à partir du début des années 1970 et grâce à sa célèbre « waffle », s'impose comme le principal fabricant mondial de chaussures de sport. Pis encore ! Loin de tenter un rapprochement, les fils de Rudi et d'Adi refusent eux aussi de se parler tout en peinant à définir de nouvelles stratégies. En 1986, Armin Dassler tente d'introduire Puma en Bourse afin de lever des fonds. Il y gagne la prise de contrôle de la société par la Deutsche Bank puis sa propre éviction du groupe. Quant à Horst Dassler, le fils d'Adi, c'est une entreprise fragilisée qu'il laisse à ses six enfants à sa mort en 1987. Ils se livreront eux aussi une guerre féroce pour le contrôle d'Adidas avant de se résoudre à le vendre, en 1990, à Bernard Tapie. Il faudra attendre près de vingt ans encore avant que les salariés des deux firmes se retrouvent sur un terrain de football...

Tristan Gaston-Breton Pascal Garnier

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