«The King Tide» de Christian Sparkes : amers et marées | Le Devoir

«The King Tide»: amers et marées

Comme évoqué, The King Tide forge une ambiance particulière, entre âpres splendeurs naturelles et menace qui couve.
Photo: VVS Films Comme évoqué, The King Tide forge une ambiance particulière, entre âpres splendeurs naturelles et menace qui couve.

Dans une communauté insulaire volontairement coupée du monde, on vit à la manière d’antan. L’industrie de la pêche sur le continent ayant épuisé la ressource, le quotidien est ardu. Mais voici qu’un jour, un poupon est recueilli dans une barque échouée. Sans enfant, Bobby et Grace décident d’élever la petite, qu’ils prénomment Isla. Or, Isla possède des dons de guérison qui font vite d’elle, et par extension de ses parents adoptifs, le coeur du village. D’autant que la présence d’Isla favorise des pêches miraculeuses. Dix ans plus tard, cependant, la façade de félicité se lézarde à la suite d’une tragédie, révélant la rancoeur de certains face à l’endoctrinement ambiant. Dans son insolite The King Tide (La grande marée), Christian Sparkes montre comment l’attrait du pouvoir corrompt tout, jusqu’aux plus nobles croyances.

Porté par une atmosphère singulière, tout d’austère majesté et d’inquiétante étrangeté, The King Tide a valeur d’allégorie.

« Le thème du film, c’est le concept de “paradis perdu”. Cette idée que si l’on offre aux humains quelque chose de beau et de pur, ces derniers vont invariablement souiller, voire détruire ce cadeau. Je crois que ce constat résonne plus que jamais, au vu de l’état du monde », explique le réalisateur canadien, rencontré au Festival international du film de Toronto à l’automne 2023.

À la base, toutefois, c’est moins le propos que l’écrin dans lequel il pourrait le présenter qui attira Christian Sparkes au projet. « L’attrait premier, lorsqu’on m’a soumis le scénario [coécrit par Albert Shin, William Woods, Kevin Coughlin et Ryan Grassby], ç’a été le panorama, le contexte insulaire. Je suis originaire de Terre-Neuve, donc c’était d’emblée pour moi un point d’identification, et quelque chose que j’étais en mesure de comprendre intimement. »

À la lecture, les images vinrent rapidement, spontanément, au cinéaste. « Oui, des images de ce paysage et des gens qui y vivent selon des préceptes qu’ils ne sont pas prêts à abandonner… Il fallait toutefois rendre claires les raisons pour lesquelles ces personnes tiennent tant à ce mode de vie là dans l’histoire. »

D’où quelques révélations et secrets qui surviennent çà et là.

Austère poésie

Comme évoqué, The King Tide forge une ambiance particulière, entre âpres splendeurs naturelles et menace qui couve. Le ton est tout aussi trouble.

« Le ton est une chose étrange… Ça pique la curiosité, et c’est normal puisque c’est l’un des éléments qui caractérisent la signature d’un artiste… Mais paradoxalement, c’est un peu abstrait. En tout cas, ça l’est pour moi. Ça se manifeste sans que j’y réfléchisse réellement ; ça émane, je dirais. Comme artiste, tu as ou non la capacité d’établir et de maintenir un ton. Pour ma part, je suis attiré par des ambiances sombres, tendues, quasi fantastiques, mais qui ne se révèlent pas tout de suite comme telles, justement à cause de la beauté ambiante. Cette beauté est donc trompeuse. »

Cette « beauté trompeuse », caractéristique clé du film, Christian Sparkes en élabora soigneusement les qualités avant le tournage.

« J’ai une fascination pour le design graphique, donc je conçois toujours un catalogue visuel [ou look book], qu’il s’agisse d’un court ou d’un long métrage. C’est une étape que je prends très au sérieux. J’y consacre beaucoup de temps et d’énergie, car c’est là que prennent vraiment forme pour la première fois l’atmosphère et l’esthétique du film. Je remets ensuite des copies de ce catalogue au directeur photo et au concepteur visuel afin qu’on travaille tous à créer le même film. Ça va des images tirées d’autres films à des oeuvres d’art, en passant par des photographies, mais aussi des textures… toutes sortes de sources. Trop souvent, des réalisateurs vont se soumettre à cet exercice à la légère, parce que ça paraît bien dans les demandes de subvention, et sans nécessairement ensuite être en mesure de transposer tout ça dans la réalité le moment venu. Mais pour moi, cette étape est essentielle. »

En l’occurrence, le peintre américain Andrew Wyeth, dont le style réaliste chargé d’une austère poésie inspira notamment Terrence Malick pour Days of Heaven (Les moissons du ciel), fut l’influence principale pour la conception plastique de cette localité rurale entourée d’eau. « Mon père, Ian Sparkes [1946-2018], était lui aussi un peintre très doué, et plusieurs de ses oeuvres représentant des paysages de Terre-Neuve m’ont également inspiré pour le film. »

Essentielle ouverture

De confier Christian Sparkes, si le film ressemble d’assez près à ce qu’il entrevoyait au départ, d’heureux imprévus contribuèrent à en rehausser autant la teneur que la facture. « C’est certain que de tourner dans de vrais lieux comme on l’a fait, qui plus est de vrais lieux visuellement saisissants comme ceux-là le sont, ça influence non seulement la forme d’un film, mais le fond également. »

Marquant une pause, Christian Sparkes conclut : « Certains réalisateurs procèdent en amont à un découpage technique très élaboré et reproduisent ensuite ça à l’identique, rigoureusement. Je suis très préparé, mais je ne fonctionne pas comme ça. Je veux que les acteurs me surprennent, je veux que le paysage me révèle des choses que je n’avais pas anticipées… Cette ouverture-là, je l’espère, aura contribué à faire un meilleur film. »

Elle aura en tout cas réussi à en épaissir le fascinant mystère.

Le film The King Tide prend l’affiche le 26 avril

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