MILLER'S CROSSING | Critique du film des frères Coen
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MILLER’S CROSSING

A l’époque de la Prohibition, le gangster Tom Reagan, bras droit d’un caïd irlandais, trahit et manipule son entourage, l’utilisant à ses propres fins, même par la violence, afin de se faire une place.

Redoutable(s)

Trois ans à peine après Arizona Junior (1987), Joel et Ethan Coen faisaient à nouveau parler d’eux avec leur troisième film, Miller’s Crossing, le premier à se dérouler dans une époque passée.  C’est au croisement des années 1920-1930 qu’ils ont choisi de situer leur histoire, dans cette Amérique de l’entre-deux-guerres, marquée par la prohibition, et sur le point de s’effondrer avec la Grande Dépression.

Les deux frères trouvaient dans cette époque un décor parfait pour développer leur talent, avec ses styles si affirmés et ses mœurs contradictoires. D’un côté, le design Art Déco des Années folles ou le swing du jazz et son souffle de liberté, de l’autre, des lois puritaines et liberticides comme ce Volstead Act qui interdisait la production et la vente d’alcool.

Dans ce qui s’apparente au New-York de 1929, les gangs mafieux ont pignon sur rue que ce soit via la contrebande d’alcool, les maisons closes, et bien sûr les paris et autres salles de jeux. Les paris, c’est justement l’origine du conflit opposant les différents protagonistes du film. Alors qu’un mafieux local vient demander la permission au parrain de la ville de liquider un bookmaker qui l’a trahi, Tom Reagan (Gabriel Byrne), le conseiller du parrain, manœuvre pour préserver la paix tout en essayant de rembourser ses dettes de jeux.

Multiples sources d’inspiration

Le film s’ouvre sur cette scène qui renvoie inévitablement à la trilogie du Parrain de Francis Ford Coppola, lorsque défilent dans le bureau de Don Corleone, ceux venus lui demander une faveur. Un hommage évident compte tenu du sujet du film, mais qui est loin d’être le seul, tant le film semble nourri de ses multiples sources d’inspiration. Miller’s Crossing reflète ainsi tout un pan du cinéma hollywoodien, à commencer par les Films Noir, dont on retrouve ici tous les éléments caractéristiques : Meurtre, infidélité, trahison, jalousie et fatalisme, le tout enveloppé dans une atmosphère maussade.

On devine aussi, au détour de certains plans, des références aux cinéastes admirés, comme Jean-Pierre Melville (Le Doulos, 1962) ou Carol Reed (Le troisième homme, 1949). Mais la référence la plus évidente est à chercher du côté du western, genre si cher aux deux frangins à qui l’on doit des films comme No Country for Old Men (2007) ou True Grit (2010). Avec cette histoire de héros solitaire naviguant entre deux clans de malfrats qui s’opposent pour le contrôle de la ville, comment ne pas penser au chef-d’œuvre de Sergio Leone, Pour une poignée de dollars (1964), lui-même inspiré d’un autre chef-d’œuvre, Le garde du corps (1961) d’Akira Kurosawa ?

D’autant que Tom Reagan, le personnage principal tout autant héros que salaud, ne dépareillerait pas dans l’univers de Sergio Leone. Malgré son amitié et son apparente loyauté pour Leo O’Bannion (Albert Finney), le parrain de la mafia irlandaise, il n’hésite pas à retourner sa veste quand il le faut, ni à lui voler sa promise. Endetté et recevant dérouillée après dérouillée, il a tout du loser magnifique, et il ne doit son salut qu’à sa stratégie et un brin de chance bienvenu. Jamais débordé par ses sentiments, il n’écoutera son cœur qu’une seule fois, ce qui d’ailleurs faillit lui être fatal. Ainsi, dans le monde nihiliste de Miller’s Crossing, il n’existe pas de victimes innocentes. Tous les protagonistes, hommes ou femmes, sont des salauds à un moment donné. La société entière est corrompue, à commencer par les garants de sa moralité, politiciens et policiers étant vendus à la mafia.

Un casting aux petits oignons

Comme dans tous les films des frères Coen, cette galerie de personnages savoureux est portée par un casting aux petits oignons. Outre Gabriel Byrne, parfait dans le rôle du taciturne et calculateur Tom Reagan, ou Albert Finney, dans celui de Leo, le parrain irlandais, on assiste à la première collaboration des Coen avec ceux qui deviendront des habitués, de John Turturro à Jon Polito, en passant par Steve Buscemi. Et sans oublier quelques caméos amusants comme Frances McDormand, la femme de Joel Coen, ou encore le réalisateur Sam Raimi, ami et proche collaborateur du duo. 

Miller's crossing

Derrière la caméra aussi, se trouvent des habitués. La musique du film, qui alterne brillamment les mélodies douces et légères avec une sonorité plus grave au second plan, est l’œuvre de leur compositeur de toujours, Carter Burwell. Et la photo magnifique de cette ville désenchantée, où le ciel automnal semble toujours voilé, est quant à elle le fruit du travail de Barry Sonnenfeld, dont c’était là la dernière collaboration avec les Coen, puisque celui-ci allait commencer sa carrière de réalisateur l’année suivante.

La mise en scène de Joel et de son frère (encore non crédité) pour ce film, marque cependant une étape importante dans leur carrière. Plus posée, cadrée, que lors de leurs deux films précédents, elle ne laisse rien au hasard. Chaque plan semble construit au millimètre, presque rigide et académique, mais ce n’est que pour mieux voler en éclat lors de scènes très précises, comme lorsque Johnny Caspar, le mafieux italien campé par Jon Polito, éclate de colère. Dès lors les décadrages apparaissent, soulignant la folie et la colère qui l’emportent, et annonçant la violence sur le point de s’abattre.

Après un thriller modeste mais redoutable (Sang pour Sang, 1985), et une comédie déjantée et géniale (Arizona Junior, 1987), les frères Coen passaient la vitesse supérieure avec Miller’s Crossing. Construit autour d’un scénario retors et des dialogues redoutables aux répliques qui claquent, on y redécouvre leur style si caractéristique depuis leurs débuts et porté à un niveau supérieur. La confirmation, s’il en fallait une, de leur immense talent.

Ce mélange de situations burlesques et de gravité (comme lors de la scène irrésistible où un jeune gavroche des rues vole le toupet sur la tête d’un macchabé), les comiques de répétition, et des déchainements soudains de violence, constituent leur marque de fabrique. C’est la vision du monde et de la vie, à la fois drôle et cruelle, absurde et inexorable, que l’on retrouve dans toute la filmographie des frères Coen, et résumée ici dans un film et au service d’une histoire forte et passionnante, à la reconstitution admirable.

Et si le film a été un échec sur le plan commercial (doté pour la première fois d’un budget supérieur à dix millions de dollars, il n’en a rapporté que cinq millions), il reste cependant une œuvre fondatrice pour le duo, et un film incontournable pour quiconque apprécie leur cinéma. Il fut aussi une merveilleuse rampe de lancement pour ce qui constitue une décennie culte pour nos deux cinéastes de génie (Miller’s Crossing, Barton Fink, Le Grand Saut, Fargo, et The Big Lebowski, entre 1990 et 1998).


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