Préface
p. I-V
Plan détaillé
Texte intégral
1« Par sa maîtrise impressionnante des sources, par sa méthodologie scientifique, par sa patience pour les petits détails et par la cohérence de sa présentation, cette thèse réforme nos connaissances des clientèles aristocratiques de la première moitié du XVIe siècle et de leur signification politique et sociale », a remarqué Mark Greengrass, professeur à l’université de Sheffield, lors de la soutenance de ce travail que j’ai eu le grand plaisir de diriger, aujourd’hui présenté au public.
2La source principale est constituée par 3 126 lettres adressées au connétable Anne de Montmorency et à son secrétaire Nicolas Berthereau entre 1526 et 1530, conservées au musée Condé de Chantilly. S’y ajoutent de nombreux autres papiers originaux de la Bibliothèque nationale, des Archives nationales et de divers dépôts départementaux. Contrairement à certaines idées reçues, les spécialistes du seizième siècle font plus souvent face à l’excès qu’au manque documentaire. Il a ensuite fallu ordonner ces multiples pièces, les confronter à des sources imprimées et à des regards scientifiques variés. Les outils ont dû en bonne partie être inventés, car le chercheur n’a pas voulu se contenter des méthodes classiques de la prosopographie. Méditant les leçons des sociologues et des anthropologues, il a eu l’ambition de questionner les documents haut et fort, pour leur faire rendre tout ce qu’ils pouvaient donner.
3On trouve dans ces archives une extraordinaire mine de renseignements, on y rencontre une foule dense d’êtres humains de divers statuts sociaux : n’est-ce pas là le principal gibier de l’historien, même s’il aime aussi en tirer des tableaux et des schémas pour tenter de mettre de l’ordre dans la profusion descriptive des sources ? On a l’impression, au fil de la lecture, de se promener dans les rues de Paris, de visiter de fond en comble le château de Montmorency, d’accompagner les courtisans en voyage, de rencontrer d’innombrables ombres disparues, tantôt longuement évoquées, tantôt simplement accrochées à quelques lignes d’une missive. L’année 1530 est la plus fouillée. On y voit des acteurs jouer à la paume, lointain ancêtre du tennis, s’adonner avec passion au plaisir aristocratique de la chasse, notamment à l’art de la fauconnerie, goûter les joies de l’existence, Anne de Montmorency étant grand connaisseur de bons vins, comme à celles de la vie de famille, notamment lors de la naissance d’un héritier à Chantilly, développer une sociabilité ostentatoire où domine le « paraître ». Sont également décrites les vicissitudes quotidiennes, maladies, « coliques » en tout genre, soignées avec des remèdes le plus souvent inefficaces. La mort est souvent au rendez-vous, mais elle fait aussi la carrière des survivants, comme en témoignent des cadeaux, véritables pots de vin, adressés au connétable et à son secrétaire pour obtenir un poste ou un bénéfice, dès que le moindre indice annonce le possible décès du titulaire. Les rapports sociaux n’ont rien d’idyllique au temps des humanistes et de la Renaissance. Les humbles, soldats ou domestiques, par exemple, doivent parfois patienter de longues années pour obtenir leurs soldes ou leurs gages.
4Loin de verser dans l’anecdotique, cette profonde familiarité de l’auteur avec l’époque 1525-1530 lui permet de repérer les liens cachés existant entre les êtres, de décoder sans effort apparent leurs relations, familiales ou autres. C’est ainsi qu’il a pu adapter à une telle documentation fourmillante de détails la théorie sociologique des réseaux. L’idée centrale est que la fortune et la réussite du futur connétable de Montmorency se sont bâties en bonne partie grâce aux 5 réseaux constitués autour de lui et aux 6 autres qui entouraient son secrétaire, Nicolas Berthereau. Promu Grand Maître de France après la défaite de Pavie en 1525, chargé de rassembler la rançon des fils du roi retenus en otages, Anne de Montmorency commence alors une ascension qui fait de lui le favori du monarque jusqu’à sa disgrâce en 1541.
5Thierry Rentet cherche donc à expliquer un destin exceptionnel forgé par la puissance et l’efficacité de ses réseaux. Le développement de la richesse foncière de Montmorency, l’efficacité et la fidélité des nombreux membres de ses clientèles qu’il sait souvent placer à des endroits stratégiques, les récompensant ainsi tout en se les attachant davantage, sont analysés avec précision et clarté. La correspondance passive étudiée offre une excellente fenêtre sur la production d’un grand homme, le premier favori royal de la Renaissance française, revenu en grâce sous Henri II puis partageant le pouvoir avec Guise et Saint-André à la fin de sa vie. La notion de réseau, complétée par celle de don et de contre-don chère aux anthropologues, permet à l’auteur d’aller bien au-delà de la vague idée d’influence. Mais l’appartenance à un réseau implique-t-elle une exigence de fidélité, se demande-t-il ? Sa démarche inscrit le rapport de fidélité dans le triptyque « donner-recevoir-rendre » de Marcel Mauss. Appliquant cependant de telles notions avec la prudence consommée d’un historien formé à l’école du doute constructif, il aboutit à des constatations à la fois fermes et nuancées, en attachant les explications théoriques aux points successifs de sa démonstration : aucun don n’est gratuit ; celui qui ne donne pas ou pas assez, fût-il puissant, s’isole du groupe ou voit se développer de sourdes haines à son égard, tout comme celui qui ne rend pas ou pas suffisamment. La simplicité quelque peu cynique du résumé ne rend pas bien compte de la finesse de la méthode et ne fait pas assez justice à l’esprit « machiavélien » nouveau qui colore désormais les rapports de clientèle.
6Le fait que le connétable de Montmorency soit un serviteur du roi, un dominant dominé qui attend des membres de ses réseaux une conduite mimétique, une fidélité de la même étoffe que celle qui le meut lui-même, débouche sur la question de la nature nouvelle du pouvoir monarchique. Le souverain prime. En 1530, il s’impatiente et Montmorency risque déjà la disgrâce parce que les circonstances ralentissent la délivrance des jeunes princes Valois captifs, sa mission essentielle. Puis le succès fait de lui une sorte de « valido » royal comme en Espagne au XVIIe siècle, car il est de haute noblesse. Le système de don et de contre-don que François Ier établit en le comblant de cadeaux et de titres et qu’il répercute à son tour sur les membres de ses réseaux établit une chaîne hiérarchique très profitable pour lui et les siens, plus encore pour le roi. Car elle est l’une des expressions de l’absolutisme en progrès, celui-ci captant en partie la puissance des réseaux nobiliaires pour les réorienter vers le monarque. Mais le modèle est imparfait, car le favori est potentiellement dangereux, possible rival du maître. Précisément parce qu’il dispose de puissants réseaux, alors que des hommes plus nouveaux comme Richelieu ou Mazarin devront les construire, alors que Louis XIV, à la fin de l’évolution, utilise le même système en le coiffant sans discussion possible et sans accepter de partager le pouvoir avec qui que ce soit.
7Montmorency n’aurait probablement pas trahi son roi, mais il en fut soupçonné, d’autant qu’il avait des sympathies espagnoles. Charles Quint pensa même le faire approcher après sa disgrâce. Le fou du roi, selon Vieilleville (peu favorable au Grand Maître) aurait même mis en garde ce dernier : « Tu verras bientôt ici M. le connétable, qui te commandera à la baguette… » La fidélité est en fait un système souple, adaptable à diverses circonstances. Le choix d’un grand favori par François Ier s’explique par les immenses dangers qu’il doit affronter après Pavie. Il lui faut impérativement reprendre le contrôle du centre du royaume, comme les premiers capétiens avaient d’abord dû vaincre les oppositions nobiliaires en Île-de-France, pour ne pas succomber devant les menaces internes et externes. Principal noble possessionné dans la région, Montmorency est un pion indispensable dans ce jeu pour la survie, comme le montre parfaitement Thierry Rentet. La générosité du souverain à son égard est certes la récompense de son fidèle appui, mais elle pourrait également refléter un profond soulagement, car il aurait pu faire défection, comme le connétable de Bourbon, changeant le destin des Valois. Par la suite, le prince qui a assurément pris les leçons de Machiavel change d’échelle et reprend l’offensive contre Charles Quint. Le soutien de Montmorency dans les terres franciliennes lui devient moins indispensable, alors même que sa tendance à temporiser face à l’empereur gêne la grande politique royale. D’autant qu’il pourrait ouvrir aux ennemis un boulevard vers Paris s’il s’avisait de changer de camp. Sa disgrâce en 1541 est de ce fait inscrite dans la logique du développement de la puissance monarchique, marquée en 1539 par le célèbre édit de Villers-Cotterêts. L’ami de plus de vingt ans est devenu un rival potentiel, même s’il ne songe pas à usurper le trône ni à favoriser militairement l’adversaire. La redoutable logique du système du don exige aussi du plus puissant qu’il sache évaluer à temps le danger encore vague et s’en prémunir en dénouant sans état d’âme les liens de fidélité, même si le client manifeste une dévotion indéfectible. Louis XIV et plus encore Louis XV sauront user abondamment du privilège royal d’écarter sans rémission, selon leur bon plaisir, de dévoués serviteurs ayant déplu, tel Vauban, des ministres essoufflés ou au contraire trop intrigants. N’est-ce pas l’une des caractéristiques du système dit « absolutiste », inauguré par François Ier ?
8La correspondance passive utilisée permet cependant mal de saisir toute l’habileté du roi, qui sut équilibrer la puissance montante du Grand Maître par celle d’autres personnages importants, l’abaisser parfois, puis le rejeter finalement. La fidélité ainsi conçue est politiquement à sens unique : exigée du Grand Maître, elle implique qu’il se donne corps et âme, sans réciprocité de la part du souverain. Un descendant du connétable sera décapité pour avoir cru pouvoir se révolter contre Louis XIII en utilisant ses puissantes clientèles, particulièrement en Languedoc, où Anne fut le premier Montmorency à développer son influence. Aussi peut-on entièrement souscrire à la remarque de Thierry Rentet, selon lequel « étudier les réseaux d’un individu revient à tenter de saisir ce qui crée et fait perdurer le lien social à une époque donnée ». Lien social étant pris dans le sens le plus large, en impliquant les dividendes « politiques » qu’un patron aristocratique peut tirer d’une modernisation de ses relations avec tous ceux qui se placent dans son ombre.
9Les sources analysées dans ce livre prouvent que celle du roi plane sur toute la structure réticulaire construite par Montmorency, mais elles ne laissent aucun moyen de préciser davantage. Ce stade un peu bâtard de l’évolution de l’État, entre la vassalité concrètement vécue et le principe de fidélité sacrée au monarque, voit François Ier utiliser habilement l’ancien pour faire du nouveau. S’il sait contrôler étroitement le danger, quitte à éloigner le trop puissant connétable à la fin de son règne, il n’en ira pas toujours de même de ses successeurs, jusqu’au moment où un Guise, moins scrupuleusement fidèle, viendra pervertir le système. Car « tout engagement est un acte de foi », affirme Thierry Rentet, définition d’un idéal nouveau contenu dans les structures réticulaires qu’il dissèque avec bonheur. L’autre face du phénomène, peu représentée dans la correspondance adressée à un maître et à son secrétaire, est celle des émotions réelles, des sentiments profonds. On en perçoit des échappées vives en certaines occasions où s’expriment des rivalités, des jalousies. Le meilleur réseau ne peut donner plus que ce qu’il promet. On est en tout cas frappé par la profonde âpreté des relations humaines, mal masquée par des formules de déférence. Le sens de l’intérêt personnel, du gain à tout prix, que l’on sait si puissant chez Anne de Montmorency lui-même, affleure sans cesse. La mort de quelqu’un est objet de calculs, d’ambitions précipitamment révélées car d’autres postulants risquent d’aller plus vite encore. Les réseaux sont sans doute d’autant plus efficaces qu’ils possèdent cette dimension dynamique : l’expression intense de la fidélité repose sur l’espoir d’en profiter vite et bien, sans s’embarrasser de scrupules. N’est-ce pas également ce qui est à la base du mécanisme de don et contre-don que met en branle François Ier et que répercute son Grand Maître ? Fidélité bien tempérée exige sans cesse os à ronger.
10Ce livre à la fois riche et dense apporte beaucoup de matériaux et donne largement à penser sur l’habileté politique d’un Montmorency, parfois présenté comme médiocrement intelligent. Il oblige aussi à réviser l’image superficielle de François Ier, capable de faire face à la crise d’autorité suivant la défaite de Pavie en s’appuyant sur les réseaux de celui qu’il promeut son grand favori, tout en le tenant subtilement par la bride. Il s’agit assurément d’un éclairage novateur porté sur les structures sociales et politiques fondant l’État moderne au début d’un difficile processus de modernisation. Explorant avec talent le rôle des hommes, des réseaux, des solidarités, des fidélités mais aussi des résistances dans cette construction, Thierry Rentet montre qu’il reste beaucoup de choses passionnantes à découvrir sur la France de la Renaissance. Et il prouve qu’il a les moyens de creuser davantage ce sillon prometteur.
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