L�on WALRAS (1834-1910)

Marie Esprit L�on WALRAS (1834-1910)

Ancien �l�ve de l'Ecole des mines de Paris (promotion 1854 puis 1855). Il n'a pas obtenu le dipl�me d'ing�nieur civil des mines. Voir son bulletin de notes


La biographie qui suit a �t� publi�e par l'Association des anciens �l�ves de l'Ecole des mines de Paris � l'occasion du centenaire de la cr�ation de l'association, avec la note suivante : Cette biographie n'est qu'un extrait d'une �tude beaucoup plus �tendue, accompagn�e de nombreuses citations, que le Professeur Maurice ALLAIS a pr�par� pour le Centenaire de l'Association, �tude qui ne pouvait prendre place dans cette plaquette, mais qui sera publi�e dans la Revue des Ing�nieurs avec la traduction en fran�ais de l'autobiographie de Walras et une bibliographie de ses travaux.

L�on Walras, pionnier de l'�conomie math�matique et r�formateur m�connu.
par Maurice Allais

Marie, Esprit, L�on WALRAS jouit aujourd'hui d'une c�l�brit� consacr�e par les �conomistes et les �conom�tres du monde entier pour avoir le premier formul� les �quations de l'�quilibre �conomique g�n�ral. Il a �t�, avec Irving FISHER et Vilfredo PARETO, l'un de mes trois ma�tres spirituels.

L�on WALRAS est n� � Evreux le 16 d�cembre 1834. Bien qu'il ait pass� la majeure partie de sa vie en Suisse, il a gard� la nationalit� fran�aise jusqu'� sa mort. Son arri�re grand-p�re �tait un Hollandais qui, comme apprenti tailleur, avait �migr� en 1749 du Comt� de Limbourg, en Hollande, � Montpellier, dans le sud de la France. Le p�re de WALRAS, Antoine, Auguste WALRAS (1801-1866) a �t� �l�ve de l'Ecole Normale Sup�rieure de Paris et a �t� un condisciple d'Antoine Augustin COURNOT, le premier �conomiste qui ait, avec succ�s, appliqu� les math�matiques � l'�conomie. Bien qu'auteur d'un ouvrage original : � De la nature de la richesse et de l'origine de la valeur� (1831), Auguste WALRAS ne r�ussit pas � obtenir une chaire d'enseignement �conomique et il a d� gaspiller sa vie dans des postes d'enseignement assez secondaires de litt�rature et de philosophie, voire dans des besognes administratives assez ingrates de principal de coll�ge ou d'inspecteur d'acad�mie. Toute sa carri�re a �t� compromise en raison de son caract�re difficile, d'un anticl�ricalisme affirm� et de ses prises de position en faveur de la th�orie utilitaire de la valeur, de la nationalisation du sol et de r�formes radicales de la fiscalit�. Les id�es �conomiques d'Auguste Walras marqu�rent son fils d'une profonde empreinte et l'�uvre de L�on Walras appara�t clairement comme la continuation de celle de son p�re.

Walras a �t� un assez mauvais �l�ve et dans son autobiographie, il reste assez discret sur ses �checs. Bachelier es lettres en 1851, il passe une ann�e en math�matiques �l�mentaires, puis une ann�e en math�matiques sp�ciales. Il est alors re�u comme bachelier es sciences (1853), mais se pr�sente sans succ�s cette m�me ann�e � l'Ecole Polytechnique. De cet �chec il ne tire aucune le�on et il est recal� � nouveau � l'Ecole Polytechnique l'ann�e suivante (1854). Il est cependant admis cette m�me ann�e � l'Ecole des Mines de Paris comme �l�ve externe, en ann�e pr�paratoire, class� dixi�me sur quatorze admis. A la fin de l'ann�e, n'ayant obtenu qu'une moyenne de 11 sur 20 ( r�sultant des quatre notes: 7, 11, 13, 13, pour la chimie, la m�canique, la g�om�trie et le dessin) alors qu'un minimum de 12 �tait n�cessaire, il fut ray� des effectifs par le Conseil de l'Ecole le 28 juillet 1855. Apr�s les vacances, il se repr�sente � nouveau, est class� encore dixi�me, passe une nouvelle ann�e � l'Ecole, mais n'obtient cette fois qu'une moyenne encore plus basse de 9,89. Il est � nouveau exclu (d�cision du Conseil du 7 juin 1856). Il se repr�sente alors une troisi�me fois, mais n'est class� que 39e, alors qu'il n'y a que 22 places disponibles. Il est le 17e � admissible � et il n'est pas admis.

De 1853 � 1856, ses tentatives � l'Ecole Polytechnique et � l'Ecole des Mines n'ont repr�sent� ainsi qu'une s�rie d'�checs. � Il �tait d�pourvu de toute esp�ce de go�t, dit-il dans son autobiographie, pour les d�tails techniques de l'art de l'ing�nieur �. Avec une insouciance boh�me, il n�gligea les cours de l'Ecole des Mines pour s'adonner � avec ardeur � des �tudes litt�raires � en vue de � compl�ter ses connaissances en philosophie, en histoire, en critique de la litt�rature et de l'art, en �conomie politique et en sciences sociales �. Comme quoi il n'est pas n�cessaire d'�tre un brillant �l�ve de l'Ecole des Mines pour faire une �uvre de pionnier de c�l�brit� mondiale !

Apr�s avoir consacr�, sans succ�s encore, deux ann�es � la litt�rature au terme desquelles il publie un roman � Francis Sauveur � dont il ne parle pas dans son autobiographie, il promit � son p�re, en 1858, lors d'une promenade dans la vall�e du Gave de Pau, de consacrer sa vie � l'�conomie. En 1861, � l'�ge de 27 ans, il publie une th�orie critique de l'imp�t dont de nombreux passages ont �t� repris ult�rieurement dans son �uvre.

De 1865 � 1868, Walras participe de fa�on active � la pens�e et � l'action coop�ratives, et publie, pendant deux ans, avec L�on SAY, un hebdomadaire � Le Travail �. Mais en 1868, la Caisse d'Escompte dont Walras est administrateur-d�l�gu� est mise en liquidation.

En 1868, toujours anim� de soucis normatifs, Walras fait � Paris une s�rie de conf�rences qu'il publie sous le titre � Recherche de l'Id�al Social �. C'est un manifeste � la fois lib�ral et social.

En 1870, le Canton de Vaud cr�ait � l'Universit� de Lausanne une chaire d'Economie Politique. Walras pr�senta sa candidature et, malgr� une forte opposition qui consid�rait ses id�es comme � communistes �, il fut finalement nomm� et monta en chaire le 16 d�cembre 1870 � 36 ans. Cette nomination marque le d�but d'une seconde p�riode de sa vie (1870-1886) consacr�e essentiellement � des travaux d'�conomie th�orique pure dont le principal a �t� les �El�ments d'Economie Politique Pure� (1874-1877), ouvrage qui a fait sa c�l�brit�.

Cette p�riode se termine en 1886 avec la publication de la � Th�orie de la Monnaie � fond�e sur le fructueux concept d'� encaisse d�sir�e �, tr�s en avance sur la formulation de l'Ecole de Cambridge de Marshall, Pigou et Keynes.

A partir de 1886, il revient � des �tudes en liaison avec les pr�occupations de la premi�re p�riode de sa vie et, apr�s avoir pris sa retraite en 1892 et laiss� sa chaire � Vilfredo Pareto (1848-1923), il publie ses �tudes d'Economie Sociale (1896) et d'Economie Appliqu�e (1898).

En 1909, un an avant sa mort, a lieu son jubil�, qui a constitu� un hommage mondial � son �uvre.

Telle a �t� la vie de Marie, Esprit, L�on Walras, marqu�e de nombreux �checs, jalonn�e de l'incompr�hension de ses contemporains et tout sp�cialement de ses compatriotes, en butte � une hostilit� trop souvent malhonn�te, et finalement aur�ol�e aujourd'hui d'une gloire universelle.

Une telle vie et une telle �uvre ne sauraient se r�sumer en quelques lignes ni m�me en quelques pages.

Sur le plan �conomique, l'�uvre de L�on Walras repose sur un tryptique : l'Economie pure, l'Economie appliqu�e, l'Economie sociale. Ce tryptique exprime un souci de synth�se qui a inspir� toute son �uvre. L'Economie pure �tait con�ue comme la M�canique rationnelle en vue de d�finir un mod�le d'ensemble descriptif et explicatif des relations entre les diff�rentes variables �conomiques, et cela en utilisant, dans un cadre rigoureux, toutes les ressources de la logique math�matique. L'Economie appliqu�e �tait consid�r�e comme l'application de la th�orie pure aux probl�mes pratiques de la production avec comme objectif l'�tude de l'organisation la plus appropri�e pour r�aliser un maximum de bien-�tre social. L'�conomie sociale, essentiellement normative, �tait regard�e comme l'�tude des principes �thiques de l'organisation de notre soci�t�.

Sur le plan th�orique, Walras peut �tre consid�r� � juste titre comme le fondateur de l'Economie math�matique et comme un des fondateurs de l'�conomie en tant que science. Le premier, il a pr�cis�, explicit� et discut� les �quations g�n�rales de l'�quilibre �conomique. Cette th�orie inclut de nombreux �l�ments comme la th�orie de l'utilit� marginale, la th�orie de l'�quilibre du consommateur, la th�orie de la monnaie, etc.. Mais son id�e majeure est celle d'un syst�me d'�quations simultan�es. Cette id�e s'est r�v�l�e depuis un si�cle comme une id�e ma�tresse et f�conde.

Aussi, aujourd'hui, avec le recul du temps, on ne peut que s'associer au jugement exprim� d�s 1902 par Pareto sur son �uvre : � C'est L�on Walras qui, le premier, a trouv� un de ces syst�mes d'�quation, celui qui se rapporte au cas de libre concurrence. Cette d�couverte est capitale et l'on ne saurait trop priser le m�rite de ce savant. Naturellement, la science s'est d�j� d�velopp�e et continuera � se d�velopper � l'avenir, mais cela ne diminuera en rien l'importance de la d�couverte de M. Walras, de m�me que les progr�s de la m�canique c�leste n'ont point diminu� l'importance des Principia de Newton : au contraire �.

L'�uvre d'Economie Appliqu�e de Walras est essentiellement consacr�e � des �tudes sur la monnaie, le cr�dit, la banque et la bourse, mais elle contient �galement d'importants d�veloppements sur les monopoles, l'agriculture, les salaires, le libre �change et la r�partition de la richesse sociale.

L'oeuvre d'Economie Sociale est certainement la partie la plus ignor�e, en tout cas la plus sous-estim�e, de l'�uvre de Walras. J'ai cependant pour elle une certaine sympathie, peut-�tre parce que la th�orie �conomique a tant progress� depuis un si�cle, alors que sur le plan social les probl�mes fondamentaux n'ont gu�re avanc� sur le chemin d'une solution. Walras �tait un socialiste lib�ral ou plut�t un lib�ral socialiste, et j'ai certainement �t� influenc� dans ce domaine par sa pens�e. Ses id�es, � l'�poque, notamment celles concernant la collectivisation de la propri�t� des richesses naturelles (mais non de leur exploitation) lui ont fait beaucoup d'ennemis. Il les avait re�ues de son p�re et leur attachait la plus grande importance. Lorsqu'on lit son Economie Sociale on aper�oit ce Walras inconnu, r�formateur g�n�reux, � lib�ral autant que socialiste �, quelquefois utopiste et visionnaire, voire na�f si on le compare au Pareto seconde mani�re du � Trait� de Sociologie �, mais toujours attachant, comme l'a �t� Irving Fisher dans ses combats incessants pour la r�forme de la monnaie, l'eug�nisme ou l'organisation de la paix. De nombreux passages font preuve d'une rare clairvoyance de l'avenir ou restent d'une br�lante actualit�. Mieux que tout autre commentaire, son Economie Sociale peut montrer ce qu'a �t� ce Walras, d�fenseur passionn� et batailleur d'une synth�se si n�cessaire, � la fois rejet�e par une droite r�actionnaire, domin�e par des int�r�ts �go�stes � court terme, et une gauche dogmatique, aveugl�e par l'ignorance et l'envie. Au fil des pages on r�alise quelle foi n'a cess� d'animer Walras pour r�former la soci�t�.

Avec la m�me passion il n'a cess� de plaider pour la transformation de l'�conomie politique en science.

Parmi les sciences de raisonnement qui doivent renouveler la science morale, �crit Walras, une des plus importantes, l'�conomique, se donne pour une science math�matique. Cette pr�tention est sinon admise, du moins examin�e dans le monde entier, mais non en France. L�, les �conomistes ne sont pas math�maticiens et les math�maticiens ne sont pas �conomistes ; et puisqu'il en a touiours �t� ainsi, il faut bien qu'il en soit toujours de m�me. N'en parlons plus. Un m�decin qui voit repousser ses conseils par des motifs de cette force se retire en recommandant son malade � Dieu. (Economie Appliqu�e, p. 490 (1898)).

et encore :

Quant aux �conomistes qui, sans savoir les math�matiques, sans savoir m�me exactement en quoi consistent les math�matiques, ont d�cid� qu'elles ne sauraient servir � l'�claircissement des principes �conomiques, ils peuvent s'en aller r�p�tant que � la libert� humaine ne se laisse pas mettre en �quations � ou que � les math�matiques font abstraction des frottements qui sont tout dans les sciences morales �, et autres gentillesses de m�me force. Ils ne feront pas que la th�orie de la d�termination des prix en libre concurrence ne soit une th�orie math�matique ; et, d�s lors, ils seront toujours dans l'alternative ou d'�viter cette discipline, et d'�laborer l'�conomie politique appliqu�e sans avoir �labor� l'�conomie politique pure, ou de l'aborder sans les ressources n�cessaires et, en ce cas, de faire � la fois de tr�s mauvaise �conomie politique pure et de tr�s mauvaise math�matique... � (El�ments d'Economie Politique Pure, p. 19 (1900)).

Pour toutes ses id�es, qu'il s'agisse de l'application des math�matiques � l'�conomie ou de la collectivisation du sol, Walras n'a cess� d'�tre incompris, voire violemment attaqu�. En parlant de lui et sans le nommer, Leroy-Beaulieu �crivait : � Depuis un quart de si�cle, la chim�re sociale a pris une autre apparence. Elle a renonc� au sentiment et s'est jet�e dans la dialectique. Elle manie avec art l'�rudition et la logique. Elle encha�ne les uns aux autres de pr�tendus th�or�mes et elle cherche � �blouir les esprits par un tissu artificieux qui, pour les yeux peu perspicaces, a quelque ressemblance avec la science... Qui nous d�livrera des conciliateurs, ces esprits flottants et vides qui croient que le cr�puscule concilie la lumi�re et la nuit ? Cette manie de vouloir unir et fondre les contraires est le signe le plus caract�ristique de la d�bilit� intellectuelle � (Paul Leroy-Beaulieu : � Le Collectivisme �, Avant-propos).

Comme disait Walras : � C'est le propre de notre �poque que de rem�dier � la p�nurie des id�es par la prodigalit� des mots �. Quant � aux encha�nements de pr�tendus th�or�mes � et � la � d�bilit� intellectuelle �, l'histoire lui a aujourd'hui rendu justice, mais de son temps Walras est rest� incompris et il en a souffert.

Le fait est qu'il a �t� victime en France d'un ostracisme syst�matique de la part des �conomistes des Facult�s de Droit, qu'il a �t� forc� de s'expatrier pour enseigner la science �conomique et que la France Acad�mique lui a refus� la vaste audience aupr�s de laquelle son intelligence eut pu rayonner.

Dans un Rapport au Congr�s international de l'enseignement des Sciences sociales, tenu � Paris en juillet-ao�t 1900, Charles Gide �crit: Une autre grande lacune, c'est l'absence de tout enseignement sur la M�thode dans la Science �conomique, et plus particuli�rement sur l'Economie politique math�matique. Il est vraiment honteux de penser qu'en France, dans le pays qui occupe un rang pr��minent dans les sciences math�matiques et qui, avec Cournot, a inaugur� l'Economie politique math�matique, on ne compte pas un seul enseignement sur cette mati�re, ni m�me probablement un seul professeur qui f�t en mesure de le donner ! Et, par une singuli�re ironie, il se trouve que cet enseignement a �t� brillamment repr�sent� � Lausanne pendant vingt ans par un Fran�ais, mais qui est connu dans le monde entier comme Suisse, M. Walras .

Longtemps apr�s la mort de Walras, une hostilit� acerbe se manifestait encore contre lui et une conjuration du silence s'�tait faite sur son �uvre

Dans la cinqui�me �dition de leur Histoire des Doctrines Economiques, publi�e en 1926 par Gide et Rist, on peut lire (p. 640) : � Non seulement Walras a d� s'exiler de France pour aller chercher � l'�tranger un milieu plus propice � son enseignement, mais m�me on n'aurait pu citer jusqu'� ces derniers temps un livre ou un cours o� ces doctrines fussent expos�es ou m�me critiqu�es. �

L'autobiographie de Walras est plut�t am�re. Il d�clare avoir eu contre lui � l'hostilit� sourde et acharn�e, l'influence exhorbitante et d�sastreuse des mandarins � et qu'� une coterie a accapar� les chaires universitaires et les places acad�miques �. Il se plaint du silence qui a �t� fait syst�matiquement en France sur ses id�es et sur ses travaux, technique toujours efficace pour combattre les �uvres qu'on ne saurait r�futer.

Mais n'est-ce pas l�, d'Evariste Galois � Alexis Carrel, le prix de l'originalit� et de la sup�riorit�, voire du g�nie, que de rencontrer l'hostilit� de la cohorte toujours aussi immense des m�diocres, des imb�ciles, des envieux et des sectaires ? Les situations se modifient, les hommes se renouvellent, les id�ologies dominantes changent, mais, sous des pr�textes diff�rents, les m�mes incompr�hensions but�es, les m�mes hostilit�s fanatiques se manifestent.

La France parait aujourd'hui quelque peu s'enorgueillir d'avoir fourni avec Walras une si large contribution � l'�dification de la science �conomique, mais elle ne peut gu�re �tre fi�re des mauvais coups qu'elle a nagu�re laiss� porter impun�ment � Marie Esprit L�on Walras, g�nie m�connu, et auquel seul l'�tranger a su r�server son accueil et finalement rendre v�ritablement justice.