Sommes-nous capables d’anticiper de nouvelles crises ? - Les Rencontres Économiques
Un événement du Cercle des économistes
Espace presse

Par André Cartapanis, professeur à Sciences Po Aix et membre du Cercle des économistes

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La reprise économique se profile à l’horizon. Selon les dernières prévisions de l’OCDE, après une chute de l’activité économique de 3,5% en 2020 (- 6,7% dans la zone euro et – 8,2% en France), l’économie mondiale devrait retrouver une croissance de 5,8% en 2021 et de 4,4% en 2022 (respectivement, de 4,3% puis 4,4% dans la zone euro, et de 5,8% puis 4% en France). Mais on ne doit pas se bercer d’illusions. L’après-Covid sera un monde de crises.

Si certaines notions « s’amortissent dans un usage de routine » (Jacques Lacan), le recours récurrent à la notion de crise économique, depuis les années 1970, loin de s’amortir, révèle plutôt une réalité permanente et les choses s’aggravent en ce début de XXIème siècle. La crise financière de 2008-2009 et la crise issue de la pandémie en 2020-2021 en témoignent aisément et elles présentent des similarités. Dans les deux cas, un choc local, a priori de faible ampleur (chute des prix de l’immobilier et défauts sur un segment étroit de la finance américaine, les subprimes ; apparition du virus à Wuhan, en Chine) s’est diffusé à l’échelle mondiale, provoquant les deux plus graves récessions que l’économie mondiale ait connues depuis les années 1930, malgré les injections sans précédent de liquidités monétaires par les banques centrales et le recours massif aux déficits budgétaires et à l’endettement des États, qui ont limité l’ampleur de la dépression. Dans les deux cas, ces chocs locaux ont dévoilé des risques jusqu’alors latents. Ils les ont propagés en les amplifiant à cause de l’intensité des mobilités et des interdépendances internationales : imbrication des systèmes financiers, migrations incessantes des hommes et des femmes, diffusion instantanée des flux d’informations plus ou moins fiables, intégration des chaînes de production à l’échelle internationale, dépendance vis-à-vis du commerce international et ruptures d’approvisionnements. Dans les deux cas, des risques locaux latents se sont transformés en crises globales.

Des crises économiques à géométrie variable face à divers types de chocs

Les crises économiques sont multiples, par leur ampleur, leur nature et leurs effets plus ou moins durables sur la croissance : Petites crises locales, sous la forme de crises monétaires ou boursières, de crises sectorielles ou de fluctuations liées à la cyclicité de l’activité et jouant sur l’output gap, c’est-à-dire l’écart entre la croissance et la croissance potentielle ; ou Grandes crises mettant en cause le régime de croissance et affectant durablement l’offre potentielle. Si elles conduisent à une forte chute de la production et de l’emploi, elles répondent à de multiples déterminants.

Ces crises combinent toujours deux ordres de facteurs. D’abord, des fragilités ou des risques latents qui hypothèquent la pérennité ou la soutenabilité des équilibres de marchés, des situations macroéconomiques ou sectorielles, et qui suscitent des tensions, un temps maitrisées, mais sujettes à l’épuisement des capacités de résilience et aux imperfections de l’auto-régulation des marchés. Ensuite, l’apparition de chocs endogènes ou exogènes, c’est-à-dire des évènements ou des phénomènes qui rendent subitement insoutenables les situations préalables (sur le marché des changes, au sein du système bancaire, dans l’équilibre entre offre et demande globales au plan macroéconomique, sur les marchés de capitaux et de matières premières…) ou qui modifient brutalement les perceptions de l’avenir et les anticipations des agents économiques, provoquant des revirements dans les niveaux de consommation ou d’investissement, suscitant des ajustements dans les portefeuilles d’actifs financiers ou une inversion des mouvements internationaux de capitaux. D’où l’analyse des crises en termes de chocs : chocs d’offre, chocs de demande, chocs financiers… Les chocs endogènes résultent de la procyclicité du crédit, du surendettement des ménages ou des Etats, de la succession de phases de boom et de burst dans l’activité réelle ou sur les marchés d’actifs. Les chocs exogènes sont souvent des chocs locaux, de caractère économique ou politique, ou liés à des phénomènes naturels, à des accidents climatiques ou à des pandémies, à des tensions géopolitiques, voire en présence de basculements irraisonnés du climat des affaires et du niveau de confiance. Autant de facteurs qui contaminent subitement les marchés. La globalisation diversifie l’origine et amplifie l’effet de ces chocs. Et les crises se transforment en crises systémiques.

D’où l’antienne, aujourd’hui, des risques globaux, c’est-à-dire des évènements extrêmes (accidents, pandémies, cybercriminalité, défauts souverains, faillites bancaires) susceptibles de contaminer les systèmes productifs, l’accès aux ressources, les réseaux technologiques ou les infrastructures. Mais les risques globaux répondent également à des tendances socio-économiques lourdes, de portée plus lente mais aussi plus durable, susceptibles d’exercer des effets dépressifs de vaste ampleur sur l’activité économique et l’emploi d’un grand nombre de pays.

Les risques globaux dans le monde d’après

Dans le monde d’après, malgré le rebond de la croissance, les risques globaux, à même de se transformer en crises face à des chocs, n’ont pas disparu. Ils recouvrent évidemment les divers types de déséquilibres macroéconomiques prenant la forme de tensions inflationnistes, d’une monnaie surévaluée, de déficits budgétaires ou de balances des paiements difficilement soutenables, d’un surendettement des ménages, des entreprises ou des États, ou d’un chômage de masse. Ces risques macroéconomiques ont été accentués par la crise financière de 2008-2009 et, dix ans plus tard, par la pandémie du Covid-19. Mais les risques globaux recouvrent d’autres types de menaces qui pourraient compromettre le retour durable de la croissance.

La chute des gains de productivité et le vieillissement des populations pèsent sur la croissance potentielle. Si la baisse de la rentabilité physique du capital ne s’est pas traduite par une baisse des taux de profit c’est parce que dans le même temps intervenaient une compression des salaires, une déformation du partage de la valeur ajoutée (moins en France qu’ailleurs) au détriment des salariés et parce que, pour les grandes firmes internationalisées, étaient apparues des sources additionnelles de captation de rentes, sur les marchés financiers ou grâce à l’internationalisation des chaînes de production, intégrant les émergents. Également en menant des stratégies d’optimisation fiscale ou réglementaire. Par ailleurs, les inégalités de revenus et de patrimoines, malgré les reports d’échéances qu’assure l’endettement des entreprises et des Etats et que minimise la faiblesse des taux d’intérêt (mais jusqu’à quand ?), ankylosent la demande globale et expliquent la forte montée des taux d’épargne pour les uns, la fuite en avant dans le surendettement pour les autres. Sans parler des bulles sur les marchés d’actifs ou les marchés immobiliers. L’hypothèse d’une future stagnation séculaire, défendue par Lawrence Summers et Robert Gordon, regroupe ces divers phénomènes. S’y ajoutent le coût macroéconomique élevé des transitions énergétiques, désormais perçues comme un impératif face au réchauffement climatique, les coûts d’adaptation à la révolution digitale en termes de formation des Hommes et d’investissements colossaux, publics et privés… On ne doit pas, non plus, négliger les risques politiques et sociaux face à la montée des inégalités et au sentiment légitime de déclassement, surtout chez les jeunes, qui expliquent la montée des extrémismes et des populismes de tous bords, des deux côtés de l’Atlantique. Sur le plan international, l’ampleur des stocks d’actifs et les disparités macroéconomiques, qui se traduisent par des déséquilibres commerciaux ou de balances des paiements, induisent de gigantesques transferts de capitaux dans une logique de rendements à courte vue qui peut conduire à une inversion des flux en peu de temps, provoquant des crises financières, on l’a vu au moment de la crise des subprimes, notamment quand les taux d’intérêt américains remontent.

Une surveillance macroéconomique qui s’étend aux risques globaux

Pour anticiper et tenter de prévenir les crises, il importe alors de se demander quels sont ces risques globaux qui pèsent sur le monde de l’après-Covid, et donc quels sont les facteurs fondamentaux, les tendances lourdes, les principales sources de tensions susceptibles de se transformer en crises de vaste ampleur face à des chocs, par nature imprévisibles, mettant en cause la soutenabilité de la reprise ou provoquant de graves déséquilibres macroéconomiques au plan mondial ?

Telle est l’ambition de la révision toute récente opérée par le Fonds Monétaire International (FMI) dans la fonction de surveillance macroéconomique et financière qui lui est dévolue, soit à l’échelle de chaque pays-membre (avec les rapports annuels imposés par l’article 4 de ses statuts), soit à l’échelle globale (avec les World Economic Outlooks semestriels ou les External Sector Reports annuels). Dans une série de rapports (2021 Comprehensive Surveillance Review : Overview Paper, IMF Policy Paper, Washington, May 2021 ; 2021 Comprehensive Surveillance Review : Background Paper on the Surveillance Priority Ensuring Economic Sustainability, IMF Policy Paper, Washington, May 2021.) approuvés par le Board du FMI, l’institution de Washington tire les enseignements du passé récent et justifie une surveillance profondément renouvelée de l’économie mondiale et des pays-membres en fonction des risques et des profondes incertitudes pesant sur la soutenabilité des situations macroéconomiques et financières face au nouveau paysage de l’économie mondiale. Sans négliger l’importance des déséquilibres macroéconomiques ou financiers, il s’agit d’intégrer les risques globaux et les profondes incertitudes qui hypothèquent une croissance économique tout à la fois élevée, soutenable et inclusive. Cela recouvre ainsi les menaces suscitées par les technologies digitales sur l’emploi, les impératifs du changement climatique, les effets du ralentissement des gains de productivité, les conséquences de la montée des inégalités de revenus et de patrimoines sur la dynamique et la composition de la demande globale, le poids du vieillissement des populations sur les budgets publics ou les comptes sociaux. Sans oublier les défis de la recomposition des pouvoirs entre les big players de la scène mondiale, sur le plan géopolitique, avec l’affrontement entre les Etats-Unis et la Chine, et sous l’angle du contrôle de la révolution digitale et des applications de l’intelligence artificielle sous l’égide des oligopoles technologiques mondiaux. Tous ces phénomènes sous-tendent et expliquent une large part des déséquilibres macroéconomiques et des tensions s’exprimant sur les marchés ou se traduisant par des guerres monétaires ou commerciales, et débouchant, en présence de tel ou tel choc, sur des crises. Et s’y ajoute évidemment la nécessité d’anticiper et de réduire tous les mécanismes de contagion (spillovers) adossés à l’intégration internationale, tant à l’échelle des chaînes de production et du commerce international qu’à celle de la finance globale.

Si les déséquilibres monétaires et financiers, les tensions macroéconomiques, les situations de surendettement et les surréactions sur les marchés d’actifs sont à la source immédiate des crises en présence de chocs, elles apparaissent comme des sous-produits de ces risques globaux, de ces tendances lourdes, auxquelles n’échappe pratiquement aucune économie nationale et qui, tout à la fois, réduisent les marges de manœuvre des policymakers, fragmentent les sociétés et la cohésion sociale et hypothèquent la croissance économique. Si ces tendances lourdes ne sont pas inversées dans l’après-Covid, leur macro-criticality, selon les termes du FMI, ne pourra qu’engendrer de nouvelles crises systémiques, à l’échelle de l’économie mondiale mais aussi à celle des sociétés.

Un abîme d’incertitudes

La reprise en cours, pour bienvenue qu’elle soit, ne doit pas occulter l’abîme des incertitudes qui pèsent sur l’économie mondiale et le fait que ces risques globaux sont à la merci de nouveaux chocs locaux, politiques, technologiques, climatiques ou financiers, qui conduiront inéluctablement à de nouvelles crises systémiques si l’on ne parvient pas à engager une nouvelle grande transformation, pour reprendre la belle expression de Karl Polanyi, qui ne saurait se réduire au simple colmatage des imperfections de marchés. Anticiper les crises, pour mieux les prévenir, exige impérativement de répondre aux risques globaux. Car ils pourraient exercer deux types d’externalités négatives sur la solidilité de la reprise économique qui s’esquisse aujourd’hui : par leurs effets dépressifs sur la croissance potentielle et la dynamique longue des économies, malgré les avancées technologiques ; et par leurs conséquences, à la fois sur les connexions critiques du vaste réseau qu’est devenue l’économie mondiale, sans réelle gouvernance globale, et sur les déséquilibres macroéconomiques et macro-financiers porteurs de crises, à l’échelle des économies nationales.

Puisque l’on se réfère abondamment aujourd’hui à Joseph Schumpeter et à la dynamique vertueuse qu’induirait le processus de destruction créatrice adossé à une nouvelle économie d’innovation, rappelons-nous la question que celui-ci se posait en 1942 dans Capitalisme, socialisme et démocratie : « le capitalisme peut-il survivre ? Non, je ne crois pas qu’il le puisse ».

Pour savoir si nous sommes capables d’anticiper de nouvelles crises, plusieurs types de questions se posent

Tel est l’objet de cette session des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, consacrées cette année aux incertitudes pesant sur la reprise, que de dresser un état des lieux, s’agissant des sources de turbulences et de crises dans le monde d’après. Sans nullement prétendre à l’exhaustivité, cela recouvre plusieurs types de questions :

  • Quels sont les types de crises économiques qui ont le plus de chances d’apparaître à nouveau, à court-terme et à moyen-terme, dans le monde d’après ? Crises financières, crises de l’endettement souverain, crises des systèmes productifs et de l’économie réelle, crises sociales, crises politiques ou géopolitiques, crises dans les pays industriels, crises parmi les économies émergentes ?
  • Quels sont les risques globaux, c’est-à-dire les facteurs fondamentaux proprement économiques, mais aussi technologiques et sociétaux, les tendances historiques, les principales sources de tensions, de nature à se transformer en chocs mettant en cause la croissance, la soutenabilité de la reprise et pouvant déclencher de nouvelles crises économiques ?
  • Quelles sont les urgences en matière de politiques publiques, du côté des États ou en matière d’action collective au plan international, de nature à améliorer la résilience des économies nationales et de l’économie mondiale, fût-ce au prix d’une moindre efficience économique, afin de réduire la probabilité et/ou l’ampleur de nouvelles crises globales ? Et, plus spécifiquement, quels sont les risques de nouvelles crises systémiques qu’une normalisation des politiques budgétaires et monétaires, se traduisant par une remontée significative des taux d’intérêt, pourrait provoquer sur la stabilité financière et in fine sur la croissance ?