Barack Obama devient producteur pour Netflix et c'est tout à fait logique | Slate.fr
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Barack Obama devient producteur pour Netflix et c'est tout à fait logique

Après deux mandats à la Maison-Blanche, les Obama se sont convaincus que le seul vrai pouvoir est celui de mettre en récit le monde.

Barack Obama dans sa série documentaire <em>Working: What We Do All Day. </em>| Capture d'écran Netflix <a href="https://www.youtube.com/watch?v=eS6GkydzCRg">via YouTube</a>
Barack Obama dans sa série documentaire Working: What We Do All Day. | Capture d'écran Netflix via YouTube

Temps de lecture: 5 minutes

Barack Obama a le sens du timing. La bande-annonce a été diffusée quelques jours avant le 1er mai. On y voit des travailleurs américains de différents secteurs d'activité, hôtellerie, soins à domicile, technologies, mais surtout, on y entend dès les premiers plans la voix de Barack Obama, posée, précise, pédagogique, avant qu'il n'apparaisse lui-même à l'écran, figure lisse et charismatique, incarnation même de la bonté et de l'empathie.

 

La série, diffusée par le géant du streaming américain Netflix à partir du 17 mai, se veut une vaste enquête sur ce continent méconnu et en grande partie recouvert par les voiles de la publicité qu'est le travail, ses différentes facettes, les mutations qui le façonnent à l'insu de tous. Intitulée Working: What We Do All Day («Travailler: voilà ce que nous faisons tous les jours»), la série a été produite par Concordia Studio et Higher Ground, une société de production fondée par le couple Obama en 2018, qui a notamment racheté les droits de distribution du documentaire oscarisé American Factory.

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Inspirée par le livre éponyme Working de la grande figure de la gauche américaine Studs Terkel (1912-2008), la série interroge le rapport des Américains au travail et à ses évolutions. «Qu'est ce qui arrivera s'ils vous remplacent par des machines?» se demande la voix off de l'ex-président.

Mais l'ancien président se veut moins économiste ou sociologue que narrateur, storyteller, une ambition qu'il a moult fois réaffirmée depuis la fin de son mandat à la Maison-Blanche. C'est la grande affaire de sa post-présidence, raconter, une ambition répétée en toutes occasions. Les histoires nous permettent de mieux nous comprendre, de nous connecter les uns aux autres et de mieux faire face aux dangers qui menacent la planète. C'est le credo du storyteller. La religion de la narration dans laquelle le pouvoir des histoires semble avoir pris le relai de l'action politique. Faute de pouvoir changer le monde, produisons-le! Créons de bonnes histoires, en quoi l'on puisse croire, des séries «we can believe in».

Un événement qui signale à lui seul un changement d'époque

Jusque-là les anciens présidents des États-Unis se contentaient d'écrire leurs mémoires, de se dédier à leur «bibliothèque présidentielle» ou à une fondation à leur nom. Certains, comme Jimmy Carter, ont consacré leur seconde vie à la résolution pacifique des conflits internationaux, à l'observation de la tenue des élections dans le monde entier, à la défense des droits humains, etc. Pour Carter, avec plus de succès d'ailleurs que pour sa première vie de président: il fut récompensé par un prix Nobel de la paix, en 2002. Barack Obama, lui, ne fait rien comme ses prédécesseurs. Libéré des charges de la présidence et laissant la Maison-Blanche à son plus farouche ennemi, le voilà qui commence une carrière de producteur de séries télévisées.

Obama a quitté la Maison-Blanche, devenue pendant huit ans le décor d'une série télévisée, scénarisée dans ses moindres détails et dans sa mise en récit dont le couple présidentiel était le héros. Mais désormais, leurs mémoires publiées et devenues des best-sellers mondiaux, le couple présidentiel a décidé de se consacrer à une mission d'intérêt général: réconcilier les Américains avec leur histoire. Après deux mandats à la Maison-Blanche, les Obama se sont convaincus que le seul vrai pouvoir est celui de mettre en récit le monde.

À l'occasion de la signature par l'ex-président des États-Unis et son épouse d'un accord avec Netflix pour produire des films, Barack Obama s'était expliqué au cours d'une conférence à Las Vegas le 26 mai 2018: «Je n'aurais jamais été président si je n'avais appris très tôt dans ma carrière l'importance des histoires. [...] Chacun d'entre nous a une histoire qui est sacrée… Nous sommes tous humains et pourtant, actuellement, nous avons des récits concurrents. Je continue de croire que si nous écoutons les histoires des uns et des autres et que nous nous reconnaissons les uns les autres, alors notre démocratie fonctionnera.»

Ronald Reagan était un ancien acteur des studios hollywoodiens devenu président. Obama est le premier ex-président qui devient producteur. Au printemps 2018, son épouse Michelle annonçait que le couple avait passé un accord avec Netflix pour produire films, séries et documentaires destinés à la plateforme. Netflix ne donnait pas de précision sur les projets de l'ancien couple présidentiel. Ce transfert inédit entre un ex-locataire de la Maison-Blanche et des studios, non pas ceux de Hollywood mais ceux de Los Gatos en Californie, se suffisait à lui-même. C'est en soi un événement qui signale à lui seul un changement d'époque: retournement de la hiérarchie entre la sphère politique et celle des médias, mais aussi décentrement du pouvoir médiatique de la télévision et du cinéma vers les plateformes en ligne.

Le pouvoir n'est plus là où on le croit

Ce transfert inédit du monde politique à celui des plateformes en streaming est l'aboutissement d'un long processus qui a vu le cheval de Troie de la communication pénétrer l'univers du politique, s'inviter dans la conquête et l'exercice du pouvoir, y jouer un rôle de plus en plus important, imposant sa raison à la raison d'État, la surdéterminant, la corrodant, jusqu'à se substituer à elle: la communication est devenue sa raison d'être. C'est l'histoire de la «République du spin», pour reprendre le titre d'un livre de David Greenberg qui raconte comment les «pundits» (experts en communication) et autres spin doctors ont pris le contrôle de la politique américaine et ont fait des émules dans tous les autres pays. Le point de chute de l'homme politique, ou plutôt le point de fuite de la politique, c'est désormais la sphère médiatique.

Le fondateur de Fox News, Roger Ailes, décédé en 2017, fut l'un des spin doctors de Richard Nixon, de Ronald Reagan et de George H. W. Bush avant de conseiller Donald Trump. Il avait l'habitude de dire que si on veut faire carrière à la télévision, il faut d'abord être candidat à la présidence. Des propos qui mettent en évidence le renversement radical de la hiérarchie des pouvoirs qui a fini par s'opérer entre politique et médias. Donald Trump acquiesçait à la conception de Roger Ailes. Il lui avait fait un aveu avant d'être finalement élu en novembre 2016, à propos de l'issue incertaine de l'élection présidentielle: il allait sortir de cette campagne, même battu, «avec une marque Trump plus puissante encore et riche de nombreuses opportunités»... parmi lesquelles un futur réseau de chaînes de télévision.

Steve Bannon, l'ex-stratège de la campagne de Trump, devenu conseiller spécial, a quitté la Maison-Blanche. En avril 2018, il confie à Paris Match dans une bravade significative: «Je ne suis pas un conseiller dans l'âme, mais un “street fighter” [un combattant de rue, ndlr] [...] Pour moi, la Maison-Blanche était juste un lieu de travail très militaire [...] C'est un honneur d'y avoir passé sept mois, mais cet endroit ne me manque pas du tout. J'ai plus de pouvoir à l'extérieur de la Maison-Blanche qu'à l'intérieur.»

Le pouvoir n'est plus là où on le croit. Le Potus [President of the United States, ndlr] n'est plus ce qu'il était. Au mois de juin 2018, Bill Clinton a publié un roman coécrit avec l'auteur de polars James Patterson –un livre qui fera l'objet d'une adaptation dans une série télévisée. Son titre est éloquent: The President Is Missing. Le président a disparu.

Une puissance qui s'est affranchie de la politique

La boucle du storytelling est bouclée: la politique s'abolit dans sa mise en récit, comme pur simulacre, révélant son impuissance face aux grands enjeux économiques, sociaux, écologiques. Mais le pouvoir des histoires rebondit déjà ailleurs. Débranché du pouvoir politique, libéré de ses usages stratégiques institutionnels, il est investi des pouvoirs quasi magiques que la politique a perdus. Loin de se réduire à une simple technique de communication aux mains des spin doctors, il apparaît désormais comme le seul véritable pouvoir, un pouvoir en soi, une puissance qui s'est affranchie de la politique après en avoir été le serviteur.

«Face aux problèmes posés par la mondialisation et les migrations, déclarait Obama en 2018, il existe deux façons de réagir. Soit nous régressons vers le tribalisme, la pureté ethnique. Soit nous établissons des institutions basées sur le droit et la dignité qui est due à chaque personne. Et en ce moment, il y a un clash entre ces deux façons de voir le monde. Je mets mon argent sur la deuxième réponse.»

Barack Obama au fond n'aura fait qu'un seul métier. De l'auteur du livre Les Rêves de mon père au candidat à la présidence des États-Unis, du président au producteur, c'est le narrateur animé par sa «foi en la puissance du récit», le narrateur donquichottesque, qui poursuit sa route, une route qui conduit au-delà du politique. Last exit to Los Gatos.

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