Voir "Des terroristes à la retraite" de Mosco Boucault et découvrir le parcours de héros modestes et oubliés

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Voir "Des terroristes à la retraite" de Mosco Boucault et découvrir le parcours de héros modestes et oubliés

Par
Raymond Kojitsky, dit "Pivert", dans le film de Mosco Levi Boucault "Des terroristes à la retraite"
Raymond Kojitsky, dit "Pivert", dans le film de Mosco Levi Boucault "Des terroristes à la retraite"
- ZEK Productions

Culture Maison. Mathilde Wagman, productrice aux Nuits de France Culture, recommande de voir le premier long métrage de Mosco Levi Boucault, trente-cinq ans après la polémique suscitée par sa première diffusion à la télévision, en 1985.

L'an passé nous a donné plusieurs occasions d'entendre parler du travail de Mosco Levi Boucault. Le film d' Arnaud Desplechin, Roubaix, une lumière, sorti à la fin août 2019, était "l'adaptation" d'un documentaire diffusé à la télévision dix ans plus tôt, Roubaix, commissariat central, signé Mosco. Peu après était diffusé sur Arte Corleone, le parrain des parrains, portrait d'un chef de Cosa Nostra par ses anciens hommes de main. Le Cinéma du réel avait cette année eu la belle idée de consacrer une programmation à ce documentariste méconnu du grand public. 

Si l'on se console difficilement de ce rendez-vous manqué (le festival dut être annulé pour les raisons que vous savez), on peut remercier la plateforme tënk de nous permettre de voir trois de ses films. Des terroristes à la retraite (1985), Un corps sans vie de 19 ans (2007), et Ils étaient les brigades rouges (2011). Tous trois sont passionnants, et méritent plus que quelques lignes - on ne s'attardera ici que sur le premier.

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Une affiche rouge 

Le film retrace l'histoire de sept hommes, membres des groupes Francs tireurs et partisans main d'oeuvre immigrée (FTP MOI), qui, à Paris, entre 1941 et 1944, participèrent à des actions de lutte armée contre l'occupant nazi. En novembre 1943, deux cent membres de ces groupes étaient arrêtés. Le 21 février 1944, après un procès militaire expédié en une journée, vingt-trois d'entre eux furent fusillés. Quelques jours après, les nazis firent imprimer et placarder sur toutes les grandes villes de France une affiche de propagande, sur fond rouge. Placés en médaillons, le visage de dix hommes, avec mention de leur "origine" ("juif polonais", "espagnol rouge", "arménien"), et cette inscription : "Des libérateurs ? La libération par l'armée du crime !". Au centre : Missak Manouchian, le chef de bande. Grâce aux Strophes pour le souvenir écrites par Aragon onze ans plus tard, mises en musique par Ferré en 1959, cette affiche devint le symbole du combat des immigrés pour la libération de la France. Mélinée Manouchian, la veuve de Missak, formule dans le film l'étrange paradoxe : 

Il y a des jours où je ne peux m'empêcher de penser que peut-être, si les nazis n'avaient pas fait cette affiche rouge, personne n'aurait parlé de Manouchian, de Boczov, de Rajman, d'Alfonso et des autres combattants étrangers. On les aurait enterrés et oubliés. Regardez les survivants, que sont-il devenus ?

C'est à certains de ces survivants que le film se consacre. Sept hommes juifs, dont l'histoire nous est contée à travers un récit qui entremêle un texte de commentaire, l'utilisation d'images d'archives et la part essentielle : le témoignage des acteurs de cette histoire. Jacques Farber, Charles Mitzflicker, Jean Lemberger, Raymond Kojitsky, Gilbert Weissberg, Abraham Rayski et Boris Holban. Inoubliables visages, inoubliables voix, inoubliables incarnations d'une histoire qui, précisément, devient sous nos yeux tout autre chose qu'un symbole.

L'Affiche rouge, affiche de propagande placardée par les nazis en France, en février 1944
L'Affiche rouge, affiche de propagande placardée par les nazis en France, en février 1944

Juifs, résistants, communistes, des hommes à la machine

Ils étaient juifs, résistants, communistes : c'est le titre d'un ouvrage que l'historienne Annette Wieviorka a consacré à ces résistants insolites. Juifs, résistants, communistes : dans cet ordre. Car, au sein de la résistance communiste, leur destin fut singulier. Tous parlaient yiddish, vivaient dans l'Est parisien, travaillaient dans la confection. Certains étaient communistes avant d'arriver en France, d'autres le devinrent dans le courant de la guerre, rejoignant la lutte pour venger les leurs, raflés. 

Magnifique idée : cette partie de l'histoire, ces hommes nous la racontent, précisément, à la machine. Nombre d'entre eux y sont "retournés", comme on dit, après-guerre, et c'est dans leurs ateliers, l'aiguille à la main, que nous les découvrons. Comment se sont-ils engagés dans la lutte armée ? Comment les groupes de combattants étaient-ils organisés ? Quels étaient leurs modes d'action ? Comment apprend-on, à seize ans, à tuer un homme ? Autant de questions auxquelles le film va répondre, par l'entrelacement des témoignages.

Une vérité rejouée : le geste et la parole

Leurs actions passées, ces hommes nous la racontent en la rejouant. Ainsi Gilbert Weissberg, dans une cuisine du même type que celle dans laquelle il officia pendant la guerre, effectue-t-il sous nos yeux la recette pour préparer une bombe à retardement. Ainsi Jean Lemberger et Charles Miztflicker racontent-ils l'une de leurs attaques communes, dirigée contre un restaurant de la place de la Madeleine fréquenté par les nazis. Dans la rue de Paris où l'action eut lieu, les voilà tous les deux mimant les gestes, avec accessoires, bombe et revolver de plastique. Et de montrer : comment ils se dirigèrent vers la vitrine du restaurant, comment l'un d'eux alluma la mèche, lança la bombe. Montage, bruitage (explosion, coups de feu), musique (un morceau jazz qui évoque les films de Melville), présence de figurants : c'est toute la grammaire du cinéma de fiction qui est convoquée. Et c'est bien à un exercice de jeu auquel nous assistons, et auquel les deux interprètes se prêtent avec plaisir, se réappropriant une histoire qui est la leur.

C'est ce même Charles Mitzflicker, qui, de sa voix de fumeur éraillée, nous racontait, quelques minutes plus tôt, sa toute première tentative d'attentat contre l'occupant. A sa table de découpe, il expliquait comment, une nuit, il fut chargé par un camarade plus aguerri d'abattre un Allemand, à bout portant. Dans le présent de son récit, il lâche ses grands ciseaux de tailleur pour aller s'emparer d'un pistolet qu'il brandit pour mimer ce qui se passa autrefois. "La sueur m'envahit", dit-il en s'épongeant le front. "Tu me demandes de tuer un homme, mais il ne m'a rien fait !". Le camarade l'insulte. "Je ne pouvais pas, qu'est-ce que vous voulez ?". Ou l'infinie richesse du paysage moral humain, que la scène saisit avec grâce.

"L'affaire" de la diffusion de 1985

Le film provoqua, en son temps, une "affaire" à lui seul. Le Parti Communiste usa de tout son pouvoir – conséquent, alors – pour faire interdire sa diffusion sur Antenne 2. Il s'estimait diffamé, plusieurs intervenants l'accusant, dans le dernier quart d'heure, d'avoir abandonné voire délibérément sacrifié les combattants qui figuraient sur la fameuse affiche rouge. Comme le souligne Annette Wieviorka dans l'avant-propos de son livre, cette question fit écran, au sens où Freud parle de souvenirs-écran. Sur la question des responsabilités, on conseillera simplement de se reporter aux pages que l'historienne consacre à cette question, dans la version augmentée de son ouvrage parue en 2018. S'appuyant sur l'analyse des archives de la Police parisienne, elle conclut quant à elle que "la surveillance policière suffit à expliquer la chute des FTP MOI". La polémique s'est estompée avec le temps, et l'on peut espérer qu'elle ne fasse plus aujourd'hui écran au film lui-même, car l'essentiel est ailleurs.

Il est dans l'émotion de Charles Mitzflicker, auquel le réalisateur demande s'il pense parfois en avoir trop fait. "Les nazis ont tué ma mère, ma sœur et ses cinq enfants, mon frère et ses enfants. Vous me demandez, Monsieur, si j'en ai trop fait...". Avant d'être saisi par l'émotion, de se reprendre, puis de faire disparaître son visage dans ses mains. "Les nazis ont tué toute ma famille... Je tremble encore de ce qu'ils ont fait". C'est sur l'image figée de ce visage enfoui que le film se clôt. 

Au journaliste François Ekchajzer, Mosco Levi Boucault dit un jour : "Je ne veux pas être grand, je souhaite rester petit, c'est de là qu'on voit et qu'on sent le mieux." Ces hommes, eux non plus, ne souhaitaient pas être grands. Ils étaient tout sauf triomphants, leur douleur était trop vive. C'est ce que le film donne à voir et à comprendre, admirablement. 

Pour en savoir plus 

La Grande table
27 min

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