Les moulins à vent ou les prémices de l'industrie | Les Echos
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Les moulins à vent ou les prémices de l'industrie

LES GRANDES REVOLUTIONS ENERGETIQUES (1/3) - Ils se sont propagés en Europe depuis la fin du XII e  siècle. Presque oubliés, les moulins à vent ont pourtant constitué un formidable accélérateur de développement. Et même, parfois, un atout géopolitique.

Les moulins à vent n'ont pas seulement façonné le territoire des Pays-Bas : ils ont aussi contribué à la puissance maritime et commerciale du pays.
Les moulins à vent n'ont pas seulement façonné le territoire des Pays-Bas : ils ont aussi contribué à la puissance maritime et commerciale du pays. (Shutterstock)

Par Gabriel Grésillon

Publié le 14 août 2023 à 11:00

L'anecdote est racontée par l'abbé Alfred Salembier, auteur d'une histoire de la commune septentrionale de Wazemmes. Dans ce territoire qui a, depuis, été absorbé par la ville de Lille, Napoléon fut reçu avec les honneurs. C'était en 1810, et l'Empereur suscita sur son passage « un enthousiasme indescriptible ».

Mais plus que la liesse des foules, ce qui frappa l'homme habitué à être traité en héros, c'est le « nombre de moulins qui couvraient la plaine du faubourg de Paris », raconte le curé Salembier. « C'était alors, poursuit l'ecclésiastique, un bizarre spectacle que celui de ce vaste espace où la vue s'étendait sur les 277 moulins pressés, dont les larges bras semblaient de loin s'entrechoquer, s'entortiller, s'entrelacer, s'étirer, pareils à des êtres vivants. »

Une complexité maximale

Une profusion aux parfums d'industrie, déjà. Et de profit, songe l'Empereur . « Quelle activité ! » , s'étonne-t-il en jugeant qu'il « doit se faire là plusieurs millions d'affaires par an ». « Oh ! sire, par semaine », lui rétorque un Lillois. La chute est savoureuse puisque, raconte Alfred Salembier, « cette parole fut peu goûtée des industriels : […] il était bien besoin, murmuraient-ils, de se vanter ainsi pour se faire imposer davantage ».

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Bucolique, rythmant la campagne de ses ailes apaisées, le moulin à vent tient, dans l'imaginaire collectif, un statut singulier. Moins antique que son cousin dont l'énergie vient de l'eau, il a supplanté ce dernier dans les esprits. « Demandez à un enfant de vous dessiner un moulin, il choisira systématiquement un moulin à vent plutôt qu'à eau », note Daniel Mazouin, le vice-président de la Fédération des moulins de France (FDMF). Mais derrière cette image champêtre et la douce comptine « Meunier, tu dors » connue de tous se cache un formidable outil qui a changé l'histoire des hommes. « Depuis sa création jusqu'au XVIIIe siècle, il n'y a guère de machine qui ait surpassé le moulin à vent en complexité », assure Philippe Bruyerre, auteur d'une thèse sur le géant ailé. Une machine élaborée qui faisait tant de merveilles qu'on en dénombrait environ 20.000 sur le territoire français au début du XIXe siècle.

Prodigieux accélérateur de développement économique, facteur d'aménagement du territoire et même, en un sens, cause de certains des bouleversements géopolitiques des siècles passés, le moulin à vent a aussi porté en germes les mutations techniques et organisationnelles qui ont fait le lit de l'industrialisation et du capitalisme.

Comme une aile sans avion

Au départ, un coup de génie. Depuis des temps lointains, des dispositifs utilisaient la force du vent pour produire de l'énergie. Perse, Chine, les origines géographiques sont multiples et difficiles à certifier. Mais soudain, dans l'Europe de la fin du XIIe siècle, surgit une machine bien plus puissante, au principe révolutionnaire : plutôt que d'être entraînée par le vent à la manière d'une aube qui tourne dans le sens du courant, elle est campée perpendiculairement, les ailes face au vent. Même si le mot n'existe pas encore, c'est la portance , comme sur une aile d'avion, qui vient remplacer la traînée. L'inconvénient : alors qu'un cours d'eau coule toujours dans le même sens et à une vitesse peu fluctuante, il faut constamment placer les ailes face au vent et ajuster la voilure en fonction de l'intensité de la brise - un travail complexe et risqué qui implique de monter dans chaque aile pour agir sur les cordages. Il faut aussi adapter la quantité de grain en fonction de la rotation de la machine. Autant dire que si le meunier « dort », son moulin « va trop vite » au risque de se briser… ou s'arrête.

Mais les avantages sont aussi indéniables. Jusqu'alors, les moulins entraînés par les rivières sont nichés au creux de vallées, à distance respectable les uns des autres pour bénéficier, chacun, d'un débit optimal. Une contrainte dont on peut désormais s'affranchir en jalonnant le territoire, même lorsqu'il est plat, de nouveaux géants. Lesquels ont, grâce à leur diamètre d'une quinzaine de mètres, un tout autre rendement que les moulins à eau des pays à faible relief : avec leur roue située généralement au-dessus du flux d'eau, ceux-ci produisent au début « deux à quatre fois moins d'énergie par an qu'un moulin à vent », résume Philippe Bruyerre.

C'est une révolution énergétique. Pour déployer de la puissance, rien n'égale le moulin. « Quand un boeuf a fourni un effort de deux heures, il est épuisé », rappelle Daniel Mazouin. Le moulin, en plus d'être bien plus fort qu'une bête, ne connaît pas la fatigue, tout juste des passages à vide au gré des caprices d'Eole. Désormais, le monde ne sera plus le même grâce à l'accélération de la mouture de la farine.

Le meunier chapardeur

Une organisation sociale se met en place, plaçant le meunier dans un rôle clé. En témoignent les très nombreux patronymes qui, dans plusieurs pays d'Europe, en découlent. En France, les Meunier, Mounier, Moulin ou Dumoulin sont le pendant des Mill et Miller en Angleterre ou des Müller en Allemagne. Des expressions s'installent dans la langue courante - qui a « du grain à moudre » ne s'ennuie pas.

Le meunier est le seul à maîtriser une technologie pointue que, dans la société féodale , la population est obligée d'utiliser. Il devient si crucial dans la chaîne de production alimentaire qu'il suscite la méfiance. Pour se payer, n'a-t-il pas la mauvaise habitude de souvent prélever sur la marchandise des paysans un peu plus de farine qu'il ne devrait ? Cette réputation de chapardeur ne le lâchera pas. Des mesures sont prises pour l'empêcher d'abuser de sa position dominante. Le nombre de boisseaux de farine qu'il a le droit de prendre est plafonné, de même qu'il lui sera interdit de placer sa meule dans un coffre en bois aux angles trop prononcés - une habile technique qui lui permettait jusqu'alors de laisser un peu de farine dans les coins…

En tout cas, pas question de laisser quiconque être « au four et au moulin » : « Ce serait lui accorder une forme de monopole sur l'alimentation », explique Clément Van Straaten, un consultant dans les énergies qui a travaillé quinze ans dans les moulins.

Engrenages et drainage

Bien des siècles avant la machine à vapeur , les hommes ont à leur disposition une machine puissante. De quoi attiser leur ingéniosité. Déjà, le moulin à vent a donné un coup d'accélérateur au « renvoi d'angle », ce système d'engrenage qui permet de transmettre à un axe vertical la rotation d'un axe horizontal (entraîné par les ailes). « Ces renvois d'angle sont aujourd'hui assez incontournables, notamment dans les boîtes de vitesses des voitures », note Clément Van Straaten. Les moulins vont également pousser à leur maximum d'autres technologies, à l'image du mécanisme qui produit un va-et-vient à partir d'un mouvement circulaire.

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Après la mouture, le moulin se voit donc assigner, dès le XIVe siècle, de nouvelles fonctions. Le voilà d'abord chargé de broyer toutes sortes de graines pour produire de l'huile ou, plus tard dans les îles, du sucre à partir de la canne. Il sera aussi employé pour écraser et traiter des chiffons usagés afin de confectionner du papier . Des process de fabrication élaborés, faisant intervenir plusieurs personnes à la chaîne, se mettent en place, dans une organisation qui est déjà de type industriel. Dans la région de Lille, étudiée par Philippe Bruyerre, c'est la production d'huile (destinée à la confection de savons ou à être brûlée pour éclairer notamment la ville de Paris) qui structure toute une filière allant de l'importation de semences agricoles à l'exportation du produit fini.

Aux Pays-Bas, la fonction de drainage des eaux va s'organiser autour d'investisseurs joignant leurs forces pour bâtir un outil de production dont ils se répartissent ensuite les gains. La formule va faire des merveilles pour construire les célèbres polders, ces territoires regagnés sur la mer. Un phénomène qui émerge au XVIe siècle et va véritablement prendre de l'ampleur au XVIIe, grâce notamment à l'utilisation de la vis d'Archimède (dispositif inventé dès l'Antiquité et permettant de remonter un fluide par un mouvement rotatif). Le décollage économique des Pays-Bas n'est pas sans lien avec cette massive extension des terres agricoles : aujourd'hui, un quart du territoire national est situé sous le niveau de la mer, protégé par des digues, et ne reste à sec que grâce au fonctionnement continu de pompes.

Le bleu outremer de Vermeer

Mais le drainage n'est pas la seule tâche que les Néerlandais confieront au moulin, véritable icône nationale. Il se chargera aussi, entre autres, de broyer des pigments - dont le très onéreux bleu d'outremer, obtenu en écrasant du lapis-lazuli, utilisé par Vermeer pour le ruban de « La Jeune Fille à la perle » ou les vêtements de « La Laitière » ou de « La Dentelière ».

C'est aussi au moulin à vent que le pays doit… une partie de sa puissance maritime et commerciale. En 1593, un homme se présentant comme un simple fermier cherchant à subvenir aux besoins des siens parvient à breveter une machine qui va révolutionner l'industrie du bois. Cornelis Corneliszoon, c'est son nom, est loin d'imaginer que la scie mécanique qu'il a mise au point, entraînée par les ailes de son moulin, va rapidement permettre de multiplier par trente la vitesse à laquelle sont débitées les planches. Impossible de ne pas relier cette innovation au boom des chantiers navals qui, dans la foulée, permit au pays de devenir une très grande puissance des mers pendant le « siècle d'or » qui suivit. Les nombreux comptoirs commerciaux, les colonies , la fondation de « New Amsterdam », qui allait devenir New York : tout cela aurait-il eu lieu sans Cornelis Corneliszoon et son moulin ?

Aujourd'hui, certains passionnés tentent de redonner vie au moulin à vent, balayé par la première révolution industrielle. Michel Mortier, en particulier, a travaillé huit ans pour mettre au point un système automatique permettant de faire produire de l'électricité à un moulin à vent traditionnel. « Je ne vis que pour ça », avoue cet inventeur modeste sur l'ambition énergétique du projet : « En gros, un moulin produit cent fois moins d'électricité qu'une éolienne. » Mais il reste convaincu du potentiel de ce dispositif pour sauvegarder le patrimoine et dynamiser des sites touristiques. Sur ce point, Daniel Mazouin abonde : « Faites tourner les ailes d'un moulin, et l'effet d'aspiration est immédiat : les gens accourent ! » Pour ce dernier, pas de doute, « nos moulins ont de l'avenir ».

« Rétrofutur »

Ils ont, en tout cas, des choses à nous apprendre à l'heure où leurs descendantes, les éoliennes, suscitent parfois le rejet . C'est le point de vue de Cédric Carles, qui, avec le programme de recherche « paléo-énergétique », revisite l'histoire des énergies pour mieux éclairer les choix contemporains en la matière. Coauteur avec Philippe Bruyerre du livre « Rétrofutur : une autre histoire des machines à vent », il estime que l'énergie éolienne doit impérativement faire partie du mix énergétique européen, a fortiori en pleine confrontation avec la Russie. Et il rappelle que les moulins avaient un impact local permettant de justifier leur présence. Autour des éoliennes, le même phénomène se constate : « Quand vous faites de l'éolien en permettant aux citoyens ou aux communes de s'approprier le projet et d'en tirer des bénéfices, les gens le comprennent bien mieux que si c'est un lointain investisseur qui est derrière », assure-t-il. Peut-être une solution en vue pour cesser de se battre contre des moulins à vent ?

Retrouvez tous les épisodes de la série LES GRANDES REVOLUTIONS ENERGETIQUES :

SERIES D'ETE 2023

Gabriel Grésillon

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