Gérard Manset : rencontre avec un capitaine solitaire
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Gérard Manset : rencontre avec un capitaine solitaire

Gérard Manset
Gérard Manset © Nicolas Comment
Benjamin Locoge

Alors que sort son 23e album, l’ermite de 
la chanson française a accepté une très rare 
séance photo. Et en profite pour livrer un 
constat implacable sur ces dernières années.

Paris Match. Vous chantez “Sur la lune on danse” dans ce nouvel album. Comment s’est passé ce voyage dans l’espace ?
Gérard Manset.
Oh ! J’y vais assez souvent, ça fait partie de mes petits secrets. D’ailleurs, je ne vais pas que sur la lune, je vais ­ailleurs, en Chine des siècles précédents et dans les “SAS”, mais en réalité tout de même assez régulièrement dans notre stratosphère clodoaldienne.

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Et parfois vous redescendez sur terre avec un tout nouveau concept, c’est-à-dire un album…
Oui. Mais c’est toujours “work in process”, sans cesse à cheval et harnaché, toujours en train de faire un enduit, une colle, construire, utiliser mes petits outils magiques. Je passe d’une industrie à l’autre et d’une monture à l’autre.

Sortir un album n’a pourtant plus beaucoup de sens dans un monde où les gens n’écoutent plus que des playlists.
C’est vrai… Depuis une dizaine d’années, tout a valsé, un concept complet a été vidé de son sens, totalement chamboulé. On morcellerait Proust et Zola, on découperait les symphonies par petits bouts ? Avant, je m’occupais de tout, de la musique, des textes, des visuels, de la typo. Tout cela n’existe plus, tout est streamable et indigeste, doit s’avaler comme ça, morceau par morceau… Pour un auteur, au sens large du terme, ça rend la chose bien plus complexe et dévalorisante. Imaginez l’artiste qui prépare son exposition, il pense à ses toiles, à l’accrochage. Voilà que, pour la musique, il s’agirait de minces et rares produits à aligner, des dés à coudre, des vignettes, des estampes. Fini les “Radeau de la Méduse” de 6 mètres par 8. Un peintre doit-il ne peindre et ne montrer qu’une seule toile, brûler le reste ?

La réussite ne m’a jamais interpellé. En revanche, je suis impressionné par Finkielkraut et Onfray

Gérard Manset

Comment expliquez-vous ce désamour pour le format trop long ?
Les gens n’ont plus le temps de s’engager, d’entrer dans une saga. Ils bossent, prennent des transports, partent en vadrouille, veulent vivre leur destinée à eux et se foutent des jérémiades de débatteurs contemporains, de cracheurs de feu et d’assistés de la rime. Qui peut se lancer dans les 5 000 feuillets de “L’Astrée” d’Honoré ­d’Urfé ? Les gens veulent du succinct, du résumé, des demi-nouvelles. Annie Ernaux, par exemple, écrit très joliment mais des petits livres de 120 pages…

Vous ne vous résoudrez jamais à rentrer dans le rang ?
Je ne fais aucun effort. Mais, bon, je vis dans mon époque et j’y songe malgré tout. Dans mon volumineux grenier, j’entasse tous les machins qui passent, sourient, sont quelquefois iconoclastes et impigeables… Alors, je cherche, courtise, veux voir quelque lumière surgir de là-dedans. Ce n’est pas toujours facile, il faut être vigilant. Je vais chercher des miracles qui sont plus ou moins lisibles, plus ou moins éprouvants ou plus ou moins abstraits, plus ou moins irréels, et plus ou moins dadas, cubistes, intimes, universels, plus ou moins poétiques, problématiques, surréalistes. Ensuite, je fais un choix totalement subjectif, guidé par un certain recul sur ce que j’estime intéressant – ce qu’en réalité beaucoup ne font pas. On peut me faire des critiques, mais pas sur l’honnêteté ni sur la vigilance.

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Dans “Rater sa vie”, vous dites : “Et l’artiste mourut de n’avoir pas compris que la vie est ailleurs.” Pied de nez à ceux qui vous suivent ?
Pas mécontent de ce titre, qui interpelle. L’élégiaque dernière phrase est en réalité un retournement de situation. C’est très troublant de croiser des désœuvrés pour qui on ne peut rien faire. Il reste la ­compassion et la compréhension. Troublant aussi de voir chaque jour le nombre exponentiel de nouveaux réfugiés. Si ça m’émeut autant, c’est probablement parce que, dans mon enfance à Saint-Cloud, j’ai bien connu la brique, la banlieue et la dèche. Au fond ­toujours plus proche et solidaire de ces gens-là que des businessmen. La réussite ne m’a jamais interpellé ni intrigué, pas plus émerveillé. En revanche, je suis impressionné par le niveau intellectuel d’énarques ou de polytechniciens, leur discours implacable, le ton égal, sensé, équidistant de toute éventuelle bévue. Un chef-d’œuvre à regarder, à entendre. Des Alain ­Finkielkraut et des Michel Onfray, il y en a peu. Quand ils s’expriment, on est dans le monde réel, le déroulé d’un paysage adulte que je n’ai que rarement suivi, compris et atteint.

Vous dites ça, mais vous avez eu des enfants, une carrière.
Heureusement, c’est peut-être ce qui m’a ­préservé. Au fond, je suis toujours l’individu précoce à l’immaturité flagrante, merci, car rares sont les énarques qui s’en vont sur la lune, cette lune inaccessible à la logique et à la rationalité.
 

Gérard Manset
Gérard Manset © Nicolas Comment

Pourquoi revenez-vous toujours à votre enfance ? Elle est indépassable ?
Je ne peux pas y répondre. Là, en ce moment, le printemps émerge, trop fort, trop balèse… Premières tulipes, brindilles… Je ne suis jamais sorti de cette histoire-là. Or, désormais, on vit un temps où il faut dire les choses et expliquer ces parthénogenèses, ces chamboulements… Voilà le travers du jour : tout expliquer, fouiller et détailler. Ce microscope du mal rend beaucoup de gens malades, insatisfaits, envieux, car à tout définir on casse l’imaginaire.

Donc merci de ne pas trop en dire ?
J’ai vu sur Internet une sorte d’échange profes­soral autour du titre “Comme un Lego”, des pages et des affirmations, des exégèses absurdes. Ces débatteurs avaient trouvé je ne sais quelle construction, érudition ou solution dans ce qui n’est qu’illogique, irrationnel et sinueux. Comment décortiquer tout ça, l’appréhender sans masque et sans érudition ?

L’art peut-il s’appréhender sans érudition ?
Il faut en appeler à un septième sens qui fait qu’on va directement vers une essence naturellement sensible : la beauté, l’excellence. C’est une très grande erreur d’imaginer qu’en cherchant l’à-peu-près on peut avoir satisfaction. Non, ce sont des couches et des couches. Construire de la musique en tapant sur une caisse ? Non, ce sera quinze ans de conservatoire ! Nul n’est prédestiné, pas plus élu. On ne peut pas croire qu’on va expliquer Mozart, Botticelli, les faire ­comprendre par des cours didactiques et des expositions avec schémas et flèches, où on vous met un casque. Non merci ! Tout reste une illusion relevant de la foi et du mystère, qu’on soit conscient ou non, il y faut une ferveur totalement magistrale. Et alors on peut rêver.

«Le blues n’a pas d’âge. En France, on se traîne avec des poésies de “Petit vin blanc” et de bal musette

Gérard Manset

La musique ne vous fait plus rêver ?
Je suis malheureux sur le plan musical, hormis quelques superbes artistes américains. M’étant plongé dans mes vinyles pour le ­coffret “Mansetlandia”, je me suis dit que, tout de même, autant d’originalité et de créativité pour au final n’avoir jamais été que seul ! “Comme un guerrier”, “Lumières”, “Prisonnier de l’inutile”, puis à la suite “Matrice”… Je m’éclatais, mais en ayant compris que la langue française vire vite au racorni… Brel, Ferré, tous ces gens sont ­respectables, mais là n’est pas le problème : le blues, lui, n’a pas d’âge et nous, on se traîne avec des poésies de “Petit vin blanc” et de bal musette, tout ça pour arriver au mode des mille et un comiques de moins en moins drôles.

Des motifs d’espoir quand même ?
On a encore une chance : le numérique et la technologie vont ­supplanter cette époque triste. Nous avons désormais à notre ­disposition la fidélisation de tas de choses anciennes extraordinaires en textes ou en gravures, peintures, documents oubliés. Il y a encore peu de temps, pour voir la “Dame à la licorne”, il fallait fréquenter le musée de Cluny. Aujourd’hui, en un clic, vous visualisez le tout, et en 3D ! Le numérique pallie la déperdition des compétences. Cela dit, plus les gens ont de loisirs et plus ils veulent n’importe quoi, 90 % des ventes de toute la littérature ne sont que des crimes et des assassinats immondes. Les gens vont vers le pire. Si on était dans un pays de philosophie ancienne et érudite, tout ça n’arriverait pas, pas de démago. Dans les préceptes bouddhistes, il est recommandé de s’écarter des défaitistes et des choses négatives. Plus vous ­cultivez ça, plus elles font mal.

Vous avez l’âme bouddhiste ?
Je reviens au petit garçon qui n’a pas pu se positionner parce qu’il est incapable d’une vision aboutie. On ne va pas lui parler de politique, le bassiner avec Sartre, plutôt citer Ronsard et la “Princesse de Clèves”.

Un enfant ne pourrait pas écrire “L’algue bleue”…
Certains enfants le peuvent, heureusement. Il suffit de ne pas ­chercher à regarder trop ce qui se passe ailleurs. Je ne m’arroge rien des autres, mais il y a une similitude dans cette sorte de naissance privilégiée. Je ne sais pas pourquoi j’ai ça. Ma mère jouait du violon, écrivait des poèmes, s’était instinctivement penchée vers tout ce qui tenait de l’artistique. Peut-être m’a-t-elle transmis ce quelque chose de bénéfique ?

Que dire du Manset intime ?
Je suis émerveillé par cet hurluberlu, bien sûr. Émerveillé de sa différence et de sa porosité à certaines émotions. Si j’ai une qualité, c’est bien cette attitude joyeuse que rien ne pénètre dans le sens de perte de temps, de médiocrité ou de manque de curiosité…

«L’algue bleue» (Warner), sortie le 26avril.
«L’algue bleue» (Warner), sortie le 26avril. © DR

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