La France a imposé mercredi l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie en réponse à des protestations à grande échelle qui ont tourné à l’affrontement, faisant au moins quatre morts, dont un gendarme, et des centaines de blessés. Un projet de réforme électorale piloté de Paris a entraîné une « explosion » qui menaçait depuis longtemps de se produire au sein de la population kanake.

En quoi consiste le projet de réforme controversé du gouvernement ?

L’accord de Nouméa, conclu en 1998, devait permettre une paix sociale durable au sein de ce territoire d’outre-mer français après des décennies de tensions et d’affrontements, parfois très violents, entre indépendantistes kanaks et forces de l’ordre. Il prévoyait une autonomie accrue pour le gouvernement local, la tenue d’un maximum de trois référendums d’autodétermination ainsi que des restrictions importantes en matière de droit de vote pour éviter que cette communauté autochtone, qui représente environ 40 % de la population totale de 270 000 personnes, soit mise artificiellement en minorité par l’afflux de personnes provenant de la France métropolitaine. Seules les personnes qui vivaient dans l’archipel depuis au moins dix ans avant 1998 ou leurs descendants étaient autorisés à participer aux élections provinciales et aux référendums. L’Assemblée nationale française a approuvé cette semaine un projet de loi qui vise plutôt à élargir le droit de vote à toutes les personnes domiciliées en Nouvelle-Calédonie depuis au moins dix ans.

Pourquoi une telle réforme maintenant ?

La décision survient après la tenue de trois référendums successifs sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie de 2018 à 2021 qui ont été gagnés par le camp des « loyalistes », favorable au maintien de liens formels avec la France. Paris estime que le résultat des consultations est clair et que le moment est venu de revoir les restrictions de vote mises en place pour accommoder les Kanaks afin de rendre le processus électoral plus démocratique. Plusieurs dizaines de milliers de personnes pourraient s’ajouter du coup aux listes électorales. Pour entrer formellement en vigueur, le projet de loi doit ultimement être approuvé par au moins les trois cinquièmes des parlementaires français lors d’un vote spécial devant se tenir avant la fin du mois de juin.

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Vue du quartier Motor Pool de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, mercredi

Que craignent les indépendantistes kanaks ?

Évelyne Barthou, sociologue française rattachée à l’Université de Pau qui a mené plusieurs études en Nouvelle-Calédonie, note que les Kanaks « craignent de disparaître » si les restrictions de droit de vote mises en place pour protéger leur influence dans l’archipel sont progressivement abolies. Ils voient d’un mauvais œil la possibilité que les « métropolitains » puissent exercer un poids accru sur les élections provinciales, qui ont une incidence directe sur la composition du Congrès local. Cette méfiance, note Mme Barthou, reflète aussi les tensions découlant de la période coloniale et des inégalités économiques existantes au sein de l’archipel, qui suscite l’intérêt de plusieurs pays, dont la Chine, en raison de ses importantes réserves de nickel et de sa position stratégique dans l’océan Pacifique.

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Membres de la communauté autochtone kanak manifestant à Nouméa, lundi

Que dit la France au sujet de la période coloniale ?

Bien que des exactions majeures soient survenues sous sa gouverne, faisant nombre de victimes chez les autochtones de l’archipel, la France se refuse à présenter des excuses en bonne et due forme pour ses actions, note Mme Barthou. Le président français, Emmanuel Macron, lors d’une visite dans l’archipel en 2023, s’est plutôt félicité que la Nouvelle-Calédonie ait « choisi » la France lors des référendums sur l’indépendance et a pressé les dirigeants indépendantistes de prendre acte du verdict des urnes pour aller de l’avant. Il n’a pas mentionné que le dernier référendum, tenu en période de pandémie, avait été largement boycotté par les indépendantistes et que le résultat du vote lors des deux premières consultations était serré, souligne la sociologue.

Quels autres facteurs alimentent la grogne populaire ?

Mme Barthou note que la situation économique de la population kanake est sensiblement plus difficile que celle des « métropolitains » et que d’importantes barrières existent entre les deux communautés. Certains ressortissants français établis depuis plusieurs années dans l’archipel n’ont carrément jamais croisé de Kanaks, souligne la sociologue, pour illustrer le clivage existant. Il existe, ajoute-t-elle, une forme de « racisme » qui fait en sorte que de jeunes Kanaks peinent parfois à obtenir de bons emplois localement même lorsqu’ils ont une meilleure formation que des candidats venus de France, une situation alimentant le ressentiment. « Lorsque j’étais en Nouvelle-Calédonie l’année dernière, j’ai senti monter la colère, mais je ne pensais pas que l’explosion viendrait aussi vite et irait aussi loin », note l’universitaire.

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Barrage construit par des résidants du quartier Magenta, à Nouméa

L’état d’urgence permettra-t-il de ramener le calme ?

Les manifestations des derniers jours, en plus de faire plusieurs morts et des centaines de blessés, se sont accompagnées de nombreux incendies et de pillages, amenant les autorités locales à parler d’une « crise insurrectionnelle ». Des résidants dans la capitale, Nouméa, se sont constitués en milices pour tenter de se protéger, faisant craindre des dérapages. Les principaux partis indépendantistes et loyalistes ont appelé au calme sans pour autant faire cesser les affrontements, qui se seraient avérés moins « virulents » dans la nuit de mercredi à jeudi, au dire d’une élue locale citée par l’Agence France-Presse. Emmanuel Macron a assuré mercredi que les « violences sont intolérables et feront l’objet d’une réponse implacable pour assurer le retour de l’ordre républicain ». « L’état d’urgence va peut-être permettre d’étouffer le mouvement des derniers jours, mais ça ne résoudra rien durablement s’il n’y a pas un véritable dialogue qui se met en place » pour traiter l’ensemble des problèmes sous-jacents, prévient Mme Barthou.