Camille Claudel, une icône au destin tragique

Camille Claudel, une icône au destin tragique
Camille Claudel, L’Implorante (détail), 1889-1905, bronze, fonte Blot, 1905, 28,6 x 34,6 x 21 cm, Paris,musée Rodin.

« Une révolte de la nature ». Telle est l’épithète dont Octave Mirbeau, critique d’art et journaliste, qualifiait Camille Claudel (1864-1943), sculpteur, femme au caractère fougueux et indépendant. L’échec de sa liaison avec Rodin, l’animosité familiale, son insuccès et le manque d’argent permanent usèrent progressivement l’artiste, qui passa les trente dernières années de sa vie dans un asile psychiatrique.

« L’oeuvre de ma soeur, ce qui lui donne son caractère unique, c’est que tout entière, elle est l’histoire de sa vie», écrit Paul Claudel (1868-1955), académicien, gloire littéraire de la France, dans le catalogue de la première exposition consacrée à Camille, en 1951 au musée Rodin. Le ton est donné et, longtemps, la vision autobiographique fera autorité dès que l’on évoquera l’oeuvre sculpté de Camille Claudel. Aussi, comment résister à cette interprétation? La vie de Camille Claudel, pièce unique, semble modelée dans la terre rouge de son Tardenois natal, cette glaise qui lui a servi à façonner, enfant, ses premiers personnages, figurines dont il ne reste rien. Elle en a l’odeur âpre et les reflets sombres, une vie romanesque et tragique, un « désastre fin de siècle », comme le qualifie Marie- Victoire Nantet en 1988.
Artiste précoce et véhémente, femme « la plus géniale de son temps » pour Octave Mirbeau et sculpteur dans un monde d’hommes, disciple, complice, amante d’un colosse de son art, Auguste Rodin (1840-1917), soeur du grand écrivain chrétien, isolée par une folie croissante et finalement condamnée, dans un hôpital psychiatrique, à un oubli total… C’est un drame en plusieurs actes que cette vie-là.

Camille Claudel en 1884, photographie de César.

Camille Claudel en 1884, photographie de César.

L’enfant rebelle

Premier décor : Fère-en-Tardenois, 8 décembre 1864. Camille entre en scène, fille de Louis-Prosper Claudel, receveur de l’Enregistrement, et de Louise-Athanaïse Cerveaux, issue de la petite bourgeoisie locale, mère peu chaleureuse, rigide dans ses principes, bien vite épouvantée par la vocation artistique de sa fille aînée. L’ambiance familiale, peu harmonieuse, est aussi assombrie par les deuils : un premier-né est mort dix-huit mois avant la naissance de Camille, et le frère de Madame Claudel se suicide en 1867. Deux autres enfants viennent élargir le cercle, Louise en 1866, et Paul en 1868. Devenu adulte, il dira de son aînée: « Je la revois, cette superbe jeune fille, dans l’éclat triomphal de la beauté et du génie, et dans l’ascendant, souvent cruel, qu’elle exerça sur mes jeunes années. » Le jeune tyran Camille, rebelle et volontaire, enrôle son monde pour l’aider au travail de la terre. Nul ne sait d’où lui vient cette passion. Son père, ébloui, voit se révéler l’artiste.

Camille sculptant Sakountala et Jessie Lipscomb en 1887, photographie de William Elborne,

Camille sculptant Sakountala et Jessie Lipscomb en 1887, photographie de William Elborne,

Dans l’atelier de Rodin

La famille se déplace au gré des affectations du fonctionnaire, tout en gardant la maison de famille de Villeneuve. À Nogent-sur-Seine, vers 1876, le chemin de Camille croise celui du sculpteur Alfred Boucher. Il est impressionné par un modelage de David et Goliath devant lequel Paul Dubois, directeur de l’École des beaux-arts, s’écriera: « Mais vous avez pris des leçons avec Monsieur Rodin ! » Pour le critique d’art Mathias Morhardt, « l’observation était plus que vraie, elle était prophétique ».
En 1881, ayant convaincu son père, elle entraîne sa famille à Paris, où elle suit quelque temps les cours de l’académie Colarossi, puis loue un atelier rue Notre-Dame-des-Champs avec d’autres élèves anglaises. Alfred Boucher vient corriger leurs travaux. En 1883, il part pour Florence et recommande ses protégées à un maître visionnaire, réaliste adulé ou contesté, Auguste Rodin. Le sculpteur porte un intérêt soutenu au travail de Camille, son talent le frappe au point qu’il l’engage, en 1884, comme praticienne dans son atelier. Pendant plusieurs années, Camille va connaître ce travail exigeant et ingrat qui consiste à préparer, sculpter une partie de la production de Rodin. Elle taille, semble-t-il, les pieds et les mains des Bourgeois de Calais, collabore à La Porte de l’Enfer, participe à l’exécution du Victor Hugo…

Camille Claudel, Vertumne et Pomone, 1905, marbre, musée Rodin

Camille Claudel, Vertumne et Pomone, 1905, marbre, musée Rodin

Étroit compagnonnage

Ses idées stimulent Rodin, sa présence l’enchante à plus d’un titre. Elle est ce « front superbe, surplombant des yeux magnifiques, de ce bleu foncé et rare à rencontrer ailleurs que dans les romans […], cette grande bouche plus fière encore que sensuelle, cette puissante touffe de cheveux châtains, auburn, qui lui tombait jusqu’aux reins. Un air impressionnant de courage, de franchise de supériorité, de gaieté », dont se souviendra son frère. Rodin, immense séducteur, ne demande qu’à succomber. Leur liaison débute, passionnée, et s’achèvera, après bien des tumultes, en 1898, Rodin n’osant pas quitter sa compagne de toujours, Rose Beuret. L’amertume de Camille fait le lit de son déséquilibre psychique. Pour l’heure, leur relation est placée sous le signe d’un étroit compagnonnage. Intellectuellement, l’élève se revendique à la hauteur du maître. Parallèlement à son travail « en équipe », au dépôt des marbres, elle poursuit sa propre création. Se dégager de l’influence rodinienne n’est pas facile, d’autant que leurs esquisses se mêlent, les ébauches se côtoient, l’intimité multiplie les échanges, dans les deux sens.

Premiers chefs-d’œuvres

En 1887, La Jeune fille à la gerbe inspire la Galatée de Rodin. Mais Camille comprend la nécessité de la distance. Sakountala, figure frémissante d’un couple enlacé, lui vaut un beau succès au Salon de 1888. On y voit apparaître sa propre esthétique, une expression plastique qu’elle n’abandonnera plus. Le groupe, en plâtre, connaîtra d’ailleurs d’autres déclinaisons, jusqu’en 1905 : en bronze, sous le titre L’Abandon, et en marbre sous celui de Vertumne et Pomone.
1888, c’est l’année où elle échappe à sa mère en s’installant dans son propre atelier, près des Gobelins. Ce caractère farouche y fait l’apprentissage d’une solitude irréversible, malgré la présence de Rodin qui emménage un temps non loin. Probablement y affronte-t-elle un ou plusieurs avortements, ce « crime » dont son frère écrira en 1939 qu’« elle l’expie depuis vingt-six ans dans une maison de fous ». C’est l’époque, en 1892, où elle retourne seule passer l’été en Touraine, au château de l’Islette, où elle a déjà séjourné avec Rodin. Elle y commence le modelage de La Petite Châtelaine, dont la virtuosité éblouira l’auteur du Baiser : dans l’un des trois exemplaires en marbre, de 1896, elle évide la pierre, creuse et polit la chevelure dénouée, jusqu’à y piéger la lumière.

Camille Claudel, La Vague, 1897-1903, marbre-onyx et bronze sur socle en marbre, 1903, 62 x 56 x 50 cm, Paris,musée Rodin.

Camille Claudel, La Vague, 1897-1903, marbre-onyx et bronze sur socle en marbre, 1903, 62 x 56 x 50 cm, Paris,musée Rodin.

Vers l’émancipation

Les années suivantes verront se multiplier les déménagements et croître son indépendance. Les sujets de ses œuvres, désormais, n’appartiennent qu’à elle. Clotho, portrait décharné de la Parque, « vieillarde gothique emmêlée dans sa propre toile », bouleverse, La Valse, tourbillon du désir et de la sensualité, affole, trouble et emporte. Louis Vauxcelles, le critique, parle d’un « poème d’une griserie absolue ». Pour Paul, le poème serait plutôt La Vague, courbe japonisante d’onyx vert qui menace de s’abattre sur trois drôles de petites figures en bronze.
Mais lorsque paraît L’Âge mûr, d’abord intitulé Le Dieu envolé, trois personnages, un homme et deux femmes, dont les liens ambigus suggèrent l’échec de l’amour adultère, personne ne sourit plus. Paul Claudel a reconnu dans la jeune femme sa « soeur Camille, implorante, humiliée, à genoux, cette superbe, cette orgueilleuse », une figure qu’elle isolera pour en faire L’Implorante. En 1899, Camille emménage dans son dernier atelier, quai de Bourbon, et se lance dans sa dernière vraie sculpture originale, un marbre de Persée et la Gorgone.

Camille Claudel, La Valse, 1893, bronze, vers 1895, Musée Rodin, Paris, France. Wikimedia Commons/Thibsweb

Camille Claudel, La Valse, 1893, bronze, vers 1895, Musée Rodin, Paris, France. Wikimedia Commons/Thibsweb

Un gouffre de ténèbres

À partir de 1898, ses œuvres puiseront dans le répertoire de formes qu’elle a élaboré, tandis que sa santé mentale ira lentement se dégradant, accompagnée de fréquentes violences paranoïaques. À la mort de son père, le 2 mars 1913, sa mère et son frère (qui voit dans son déséquilibre un cas de possession) réclament son internement. D’abord à Ville-Évrard, d’où elle sera transférée, en septembre 1914, à l’asile psychiatrique de Montdevergues, dans le Vaucluse.
C’est un gouffre de ténèbres qui s’ouvre, où elle est enterrée vivante pendant trente ans : les lettres que Bruno Gaudichon et Anne Rivière ont publiées le disent assez. L’abandon est quasi total, jusqu’à son enterrement, auquel pas un seul membre de la famille n’assistera. Quelques années de plus et sa tombe disparaîtra, pour les besoins d’un lotissement. Ses archives, ses dessins, beaucoup de ses oeuvres sont détruites. « Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar », écrit-elle en 1935 à Eugène Blot, son éditeur, marchand et ami. Trois ans plus tôt, ce fidèle parmi les fidèles lui avait adressé ces lignes: « Avec vous, on allait quitter le monde des fausses apparences pour celui de la pensée. Quel génie ! Le mot n’est pas trop fort. Comment avez-vous pu nous priver de tant de beauté ? » Avant de lui en faire le serment : « Le temps remettra tout en place ».

Camille Claudel, L’Implorante, 1889-1905, bronze, fonte Blot, 1905, 28,6 x 34,6 x 21 cm, Paris,musée Rodin.

Camille Claudel, L’Implorante, 1889-1905, bronze, fonte Blot, 1905, 28,6 x 34,6 x 21 cm, Paris,musée Rodin.

 

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