La conversion de Paul Bourget, chemin vers l’Inconnaissable | Cairn.info
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1Même si la conversion complète de Paul Bourget (1852-1935) date du 27 juillet 1901, Charles Maurras annonce dès 1900, dans son article « M. Paul Bourget dans son jardin [1] », le retour à la foi catholique du grand romancier français. Son analyse se révèle même assez subtile puisqu’à côté de raisons politiques et sociales (mise en valeur de la famille par rapport à l’individu, monarchisme) ou d’influences littéraires (Bonald, Balzac, Le Play), Maurras met surtout en avant la « personne sensitive » de Bourget. Il rappelle qu’en 1883 le critique et romancier avait déjà esquissé la possibilité d’un retour à la foi dans un article sur le mysticisme d’Alexandre Dumas fils :

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La vision d’un au-delà qui soit la raison d’exister de l’univers et de nous-même, tel est l’aboutissement suprême de cette pensée, et aussi d’un certain nombre des pensées de cette époque, en dépit de la marée montante du positivisme.

3Du positivisme à l’ « inconnaissable » puis à Dieu, c’est effectivement l’itinéraire de Bourget qui est annoncé presque vingt ans avant la véritable conversion.

4L’article de Maurras perce à jour, plus qu’on ne l’imagine au premier abord, l’homme que fut Bourget. Pudique, avare en confidences personnelles, le romancier a livré à son seul journal, dont il refuse la publication après sa mort, les évolutions intérieures qui l’ont mené, dans les années 1900-1901, à rejoindre l’Église. Pour beaucoup, à travers ses articles et ses romans (comme L’Étape, qui paraît en 1902), Bourget est le représentant d’un conservatisme politique et moral dont la religion n’est qu’une conséquence. Le journal intime révèle un autre Bourget, plus sentimental, plus mystique, et permet d’écarter tout soupçon de ralliement idéologique.

La perte de la foi

5Si Bourget est né à Amiens, il passe son enfance à Clermont-Ferrand où son père est nommé à la toute nouvelle Faculté des Sciences. Sa mère puis, après la mort de celle-ci, sa belle-mère s’assurent de son éducation religieuse. De 1860 à 1867, il subit l’influence de l’aumônier du lycée impérial, l’abbé Habert, et connaît même, selon ses propres dires, une crise de « mysticisme extraordinaire », comme Robert Greslou, le héros du Disciple. Michel Mansuy, dans sa thèse sur les premières années de Paul Bourget [2], envisage un début d’éloignement de l’Église deux ans après sa première communion. Il est difficile de bien déterminer ce qui a joué le premier rôle dans cette désaffection : l’exemple des nombreux camarades qui, au sortir de l’enfance, affectent une sorte d’anticléricalisme, l’influence de son père Justin Bourget ou du père de sa belle-mère, Joseph Nicard et, à travers eux, de la philosophie du xviiie siècle, la découverte (comme dans Le Disciple) d’une poésie romantique qui flatte la sensualité naissante du collégien.

6À son arrivée à Paris, en tout cas, Bourget semble déjà « sceptique », comme il le dit dans une lettre de 1869. Les années dans la capitale, la fréquentation des lycéens et étudiants, l’influence toujours plus grandissante du positivisme achèvent de le détacher d’une religion qu’il regarde malgré tout, encore, avec une certaine nostalgie. Dans les années 1871-1872, il suit les cours de Taine à l’École des Beaux-Arts, lit De l’Intelligence, qui deviendra une référence constante pour lui, et découvre Darwin. En 1872, il se dit clairement positiviste et s’oppose aux conceptions « théologiques » ou « métaphysiques ». C’est l’époque où Bourget commence à fréquenter le monde littéraire et à se faire connaître par ses vers et ses articles.

7Cet agnosticisme n’empêche pas le futur romancier de se lier avec Barbey d’Aurevilly. Ce qui lui plaît chez le vieil aristocrate normand, c’est surtout sa conversation brillante et son dandysme. Mais peut-être l’auteur de L’Ensorcelée réveille-t-il aussi en lui certains souvenirs mystiques. Pas au point, néanmoins, de le mener à la conversion ; car lorsque Léon Bloy, qu’il rencontre chez le maître, et avec qui il se lie brièvement d’amitié, tente de contraindre son âme, il refuse. La scène se passe à Saint-Sulpice, où Bloy le met dans les mains du père Milleriot, comme il le raconte dans Les Dernières Colonnes de l’Église :

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La scène fut ce qu’elle pouvait être, grotesque à faire tomber les bras aux imaginatifs et aux intuitifs. À ce confesseur opiniâtre qui le traitait de “petit cochon” et qui voulait à toute force l’enfourner dans son confessionnal, au-dessous des quatre pieds du cheval d’Héliodore, Bourget opposa de gémissants apophtegmes et des plaintes lyriques sur l’extinction de la foi dont il était une des plus ondoyantes victimes. Enfin il lui échappa.

9C’est ainsi que prit fin la relation avec Bloy. Celui-ci déchaîna bientôt sa rage sur Bourget, jalousant aussi son succès littéraire.

Un long cheminement

10C’est en 1880 que l’on remarque chez Bourget un besoin de croire encore à une réalité transcendante. Il ne va pas jusqu’à rompre avec le positivisme, mais il fait sienne la pensée des Premiers Principes de Spencer, séparant le connaissable et l’Inconnaissable, et faisant du deuxième le principe d’existence du premier, même si rien ne peut en être dit.

11Contrairement à ce qu’il laisse paraître, Bourget est un anxieux qui traverse de nombreuses crises de mélancolie. En 1887, comme le rappelle Michel Mansuy, les morts successives de son ami Jules Laforgue et de son père le plongent dans une grande tristesse. Il est alors tout proche d’un retour à la foi, même s’il n’ose encore passer le pas. Dans une lettre à Gaston Paris, datée du 25 octobre, il explique :

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Je m’approche chaque jour de la ferme croyance que l’inconnaissable peut, – qu’il doit être compris dans le sens des intimes besoins de l’âme, et surtout je suis plus voisin du Christ que je ne l’ai jamais été […] Il faut seulement consentir à l’humiliation définitive de la foi. Y arriverai-je jamais ?

13Il n’y arrive pas encore, même si le christianisme lui procure un apaisement, dont l’efficacité semble prouver, en retour, la vérité du christianisme.

14La rédaction du Disciple, son chef-d’œuvre, en 1888-1889, marque une nouvelle étape dans son cheminement spirituel. Le romancier s’inspire de l’affaire Chambige, qui défraie alors la chronique, mais il met aussi beaucoup de lui-même dans l’œuvre. En faisant d’Adrien Sixte un représentant extrême du positivisme, qui nie l’Inconnaissable de Spencer, il règle ses comptes avec une certaine forme de scientisme qu’il ne peut plus approuver. Lorsque le personnage, dont les modèles sont Taine et Ribot, se trouve face au cadavre de son disciple, sa science ne lui est plus d’aucun secours, elle qui a plutôt servi à conduire Robert Greslou à la mort :

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[P]our la première fois, sentant sa pensée impuissante à le soutenir, cet analyste presque inhumain à force de logique s’humiliait, s’inclinait, s’abîmait devant le mystère impénétrable de la destinée. Les mots de la seule oraison qu’il se rappelât de sa lointaine enfance : “Notre Père qui êtes aux cieux…” lui revenaient au cœur. Certes, il ne les prononçait pas. Peut-être ne les prononcerait-il jamais.

16L’autre parole qui lui vient à l’esprit est celle de Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé », le roman se terminant sur les pleurs du philosophe. Comme Adrien Sixte, Bourget n’est pas prêt, à l’époque, à prononcer dans la foi le Notre Père, mais les marques de son intérêt grandissant pour le christianisme comme révélation de l’Inconnaissable ne laissent pas de doute sur l’avancée de ses convictions.

17Le mariage avec Minnie David, dont le père est belge et la mère triestine, et qui a une grande piété, lui permet de rompre avec une vie sentimentale aventureuse et d’avancer un peu plus sur le chemin de l’Église. Nous savons, par la correspondance de Minnie, que Bourget accepte de se confesser en 1890, juste avant leur mariage. Selon elle, le romancier, à l’âme toujours inquiète, s’en trouve apaisé. S’il accepte alors ce qu’il avait refusé à Bloy quelques années plus tôt, c’est parce que ses sentiments ont évolué, qu’il est prêt à reconnaître un fondement mystérieux aux connaissances qui sont les nôtres, et que la religion de son enfance lui apporte un réconfort et une promesse de miséricorde. Il ne croit pourtant pas encore, comme le montrent ses personnages au seuil de la foi mais n’osant toujours pas s’humilier devant Dieu. Le questionnement intérieur se poursuit pendant les années 1891-1892, comme le montre le journal inédit. Bourget médite la Bible ou encore L’Imitation de Jésus-Christ, véritable outil de conversion au xixe siècle depuis sa traduction par Lamennais. De passage à Rome en février 1892, il est d’ailleurs reçu par le pape. L’impression qu’il lui fait est très forte et se retrouve dans Cosmopolis. L’un des personnages du roman, le jeune écrivain Dorsenne, volontiers dilettante et quelque peu décadent, est bouleversé, à la fin de l’œuvre, par sa rencontre avec Léon XIII dans les jardins du Vatican :

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Il vit la main vénérable, cette pâle main diaphane qui se lève pour donner la bénédiction solennelle avec tant de majesté, se dresser vers une splendide rose jaune, et les doigts dégagés de la blanche mitaine pencher la fleur sans la cueillir, comme pour ne pas meurtrir une frêle créature de Dieu.

19Le pape est, dit le marquis de Montfanon, « le médecin qui tient en dépôt le remède à cette maladie de l’âme comme à toutes les autres », et l’on sent que Dorsenne, comme tous les héros de Bourget à l’époque, est prêt à s’engager sur cette voie de la rédemption que lui présente la figure de Léon XIII.

20Après la publication de Cosmopolis, Bourget entreprend un voyage en Terre Sainte, espérant qu’il sera décisif pour sa conversion. Ce n’est pas le cas, et malgré l’exaltation des derniers mois, le romancier s’éloigne à nouveau de l’Église.

La « grande date »

21Bourget n’a jamais tenu son journal intime de manière régulière : il le reprend lors de ses grands voyages et dans les périodes de crise spirituelle. Il lui sert, comme il le dit dans une note du 31 juillet 1917, « à ne pas mourir avant de mourir ». Pour suivre l’évolution de sa pensée religieuse, il n’est pas de meilleur guide. Yehoshua Mathias avait déjà indiqué, dans un article de 1995 [3], la différence notable entre les discours publics de Bourget sur le catholicisme et la « piété ardente » exprimée dans ses écrits intimes. Étudiant avant tout les romans à thèse de l’auteur, il n’avait pas poussé plus avant l’investigation et n’avait pas donné à lire d’extraits du fameux journal, dont le manuscrit est conservé à la Bibliothèque de Fels (Institut catholique de Paris). Nous voudrions combler ce manque et permettre ainsi de révéler un autre Bourget.

22C’est au cours de la période 1899-1901 (ms. fr. 664/6-8), que le romancier va progressivement et définitivement revenir à la foi. L’échec précédent de la conversion ne l’empêche pas de s’intéresser aux problèmes religieux (il consigne, lors de son voyage aux États-Unis, sa longue conversation avec le cardinal Gibbons, ainsi que ses questionnements sur la destinée des âmes). Il assiste à la messe avec son épouse, discute avec des prêtres, lit les Écritures ou des histoires de convertis (Newman et le mouvement d’Oxford de Paul Thureau-Dangin), réfléchit sur le sacrement de pénitence. À partir de 1900, sa pensée se tourne encore plus résolument vers la religion. La lecture de Marc-Aurèle, dans une note du 15 juin 1900, le mène à une comparaison entre stoïcisme et christianisme, puis entre gœthéisme et catholicisme (« Il faut être Gœthéen et Catholique »). Ce qu’il apprécie chez l’écrivain allemand, c’est « son sens du mystère, de l’ineffable caché au fond de toute réalité fécondante ». Le passage se termine par une évocation du sentiment religieux : Dans les églises de mon culte, je me sens si à mon aise, si chez moi, tant de touches vibrant dans mon être à leur contact. Laissons ces touches vibrer et ce cœur sentir le Divin sous cette forme héritée des siècles.

23Il lit des chapitres de L’Imitation (17 août), célébrant une « vision qui soulage », « une analyse qui guérit », ou médite sur l’Évangile de Jean et la possibilité du salut (20 octobre), voyant dans le « fait » de la foi un lien avec la « cause inconnaissable, l’esprit ». Comme il le dira plus tard, et comme le journal l’atteste, il retrouve peu à peu l’état d’esprit des années 1887-1892. À cela sajoute une situation nouvelle, et peut-être décisive dans la conversion définitive : la maladie de Minnie. Une première crise a lieu à Rome en avril 1901. Une deuxième survient dans la nuit du 14 au 15 juin. Bourget montre alors sa détresse et s’en remet à Dieu : « Que Dieu me donne la force de la soigner si elle devait être plus mal et de la guérir […]. Comme je l’aime et à quelle profondeur. » Le 2 juillet, il lit la règle de saint Benoît et retient « l’idée d’obéissance de la volonté fortifiée par la soumission ». Il semble plus près que jamais, alors, de « l’humiliation définitive de la foi » évoquée dans sa lettre de 1887. Le 10 juillet, le cri de Tobie retrouvant la vue l’émeut profondément : « Voilà le point de vue puissant et sage : le remerciement pour l’épreuve qui nous purifie. »

24Le 27 juillet 1901, c’est la conversion. Son récit est précédé, dans le journal, d’une croix. En voici la transcription :

25

Grande date. Je me suis confessé hier au Père Prélot et j’ai communié ce matin dans la petite chapelle des Jésuites de la rue Monsieur. J’ai retrouvé la paix profonde et, je l’espère, la force de ramasser dans le bien les débris d’une vie si follement et criminellement dispersée.
Cor contritum et humiliatum non despicies, Domine.
Il y a eu hier un fait que je note sans essayer de l’interpréter. J’avais pris rendez-vous avec le Père Prélot pour 5 heures. À midi ½ est arrivée une lettre de M. l’abbé Létourneau, qui ne savait rien, qui ne pouvait rien savoir. Il ne m’avait pas écrit depuis des jours, et précisément à cette minute, sa lettre m’est venue, m’invitant à faire ce que j’allais faire.
Tout dans ce retour me montre la main de la Providence de Dieu dont j’avais tant démérité, et qui, par une surabondance de sa grâce, m’a ramené à ce point où j’étais au moment de ma première conversion. J’ai retrouvé mon âme d’alors, – malgré tant de soullures et de blessures subies depuis. Voilà de nouveau ce calme sévère, cette gravité intérieure. J’ai reconnu l’Hôte divin, avec d’indicibles émotions au souvenir de mon père, de mon frère et de tant d’amis coupables !

26Le nouveau converti n’est pas dans l’interprétation, comme il le dit, mais se dégagent malgré tout de cette évocation, en amont, l’idée de la Providence de Dieu et de la grâce divine, en aval, l’idée de « paix profonde ». Bourget est tout à l’émotion de cette communion retrouvée avec l’ « Hôte divin ». Le romancier donnera une transposition de ce moment dans L’Étape (1902). À côté des thèses sociales et politiques développées au fil de la narration, le roman met en scène une émouvante conversion : alors que tous les espoirs de mariage et de bonheur semblent enfuis, alors qu’il veille sa sœur déshonorée et blessée, Jean Monneron se laisse aller à « l’action de Dieu, si souvent ébauchée en lui ». Il n’y a plus ni calcul, ni réticence, juste la nécessité de la miséricorde divine, qui lui permet de reconnaître la présence de Dieu : « Jean la sentait vivante, cette puissance, puisque notre vie y plonge, – intelligente, puisque la pensée en sort, – pitoyable, puisque la pitié en émane… ».

« Au plus intime de notre être »

27Les passages qui viennent d’être cités dessinent les linéaments de l’expérience religieuse qui sera au centre de la vie de Bourget jusqu’aux dernières notes du journal, dans les années 1920. Le besoin d’aide intérieure et de miséricorde, rappelé à intervalles réguliers, n’est que la manifestation de quelque chose de plus profond, de plus essentiel, la « nécessité de Dieu pour l’âme » (29 avril 1902). Or, écrit-il le 16 septembre 1917, « si l’on prend le mot nécessaire dans son sens profond, qui fait partie intégrante d’un être, tout ce qui lui est nécessaire est la vérité d’un être. » Bourget ne cesse de revenir sur la certitude intérieure de ce qui n’est pas pensable ou atteignable ; mais c’est parce qu’il y a un lien indéfectible entre la cause et l’effet, entre l’antécédent et le conséquent, parce qu’il y a même une présence virtuelle du conséquent dans l’antécédent (Leibniz est souvent évoqué dans les dernières pages du journal), que l’homme peut être en relation avec la « personne » divine : En entrant au plus intime de notre être, en recherchant la pensée dernière de notre psychisme, nous sommes dans le domaine où nous touchons à notre cause, où nous sommes en rapport avec elle, nous arrivons au foyer. Dans une très belle méditation sur le début du Pater (3-6 octobre 1917), dont cette citation est tirée, et que nous reproduisons en annexe, le romancier ne cesse de revenir sur ce « fond dernier de notre être » où se joue le mystère de l’homme et de Dieu. Nous ne sommes pas loin alors de ce qu’un autre converti du xxe siècle, Gabriel Marcel, décrira dans son œuvre, puisque, pour Bourget aussi, c’est notre participation à l’être, et par là à Dieu, qui nous permet de chercher et de trouver celui-ci au plus profond de nous.

28Il n’est pas étonnant que l’année 1917, alors que la France est encore engagée dans une guerre meurtrière, soit une année de reprise du journal et d’intenses réflexions spirituelles (il relit alors L’Expérience religieuse de William James et en discute les thèses ; il vit aussi, lors d’une messe, une « effusion de l’âme » et y voit l’action, auprès de Dieu, de son ami Basterot, mort treize ans avant). Lazarine, publié cette même année, et centré sur la conversion du capitaine Robert Graffeteau, possède de belles pages, assez rares dans l’œuvre de Bourget, d’union avec la Création, et, à travers elle, avec le Créateur. C’est le personnage de Lazarine Emery qui s’exprime ici :

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J’ai été à la fenêtre et je me suis mise à prier, comme je n’ai jamais prié, à demander un appel d’en haut, un signe. […] Ce matin, mon cœur ne faisait qu’un avec l’aurore. Comme elle, avec elle, il me semblait que je luttais contre les ténèbres, que j’allais vers le jour. […] Ce signe que j’implorais, la nature, cette parole de Dieu, venait de me la donner. La pleine lumière, j’étais résolue à entrer dans la pleine lumière.

30À la fin du roman, c’est en prononçant le Pater que le capitaine Graffeteau sent une « force de consolation » entrer en lui.

31À côté de ces passages où affleure la profonde intériorité de sa foi, le romancier met en avant, à cette époque, une « apologie expérimentale », les bienfaits procurés à l’individu ou à la communauté par la religion étant censés prouver sa valeur et sa vérité. Proche de l’Action française, critiquant les méfaits de l’individualisme et de la démocratie, notamment sur la famille, Bourget se fait le chantre, dans ses déclarations publiques, du rôle social de l’Église, au point d’apparaître pour beaucoup comme un théoricien froid de l’alliance du trône et de l’autel. Ses propos sont en fait plus nuancés, comme le montre la préface de 1915 au Voyage du Centurion de Psichari, où l’apologétique pragmatique est présentée comme une « première étape à laquelle une âme sincèrement religieuse ne peut pas se tenir », car il y a au-delà une « réalité spirituelle que cette âme a besoin d’atteindre ». Et Bourget de célébrer les pages de Psichari « parmi les plus belles dont puisse s’enorgueillir notre littérature mystique ».

32Cette nécessité intérieure de l’âme, cette communion avec Dieu, Bourget semble l’avoir vécue jusqu’à sa mort. L’épreuve de la maladie de sa femme est une occasion constante de sanctification, comme le montre la note émouvante du 16 septembre 1911 :

33

Maladie de Minnie. Je suis bien malheureux. Je me tourne vers Dieu, dont je suis si indigne. Mériter par la douleur. Mériter d’être avec elle toujours dans une autre vie. C’est un sens donné à celle-ci, et le seul. Sans cela comment supporter ce poids.

34En 1931, Minnie est hospitalisée au Vésinet, dans une maison de santé. Le romancier s’installe près d’elle et suit, comme il l’a fait depuis 1901, les progrès du mal. Lorsqu’il la conduit au cimetière en 1932, quelque chose se trouve brisé en lui. Il ne quitte plus son appartement de la rue Barbet-de-Jouy. En 1934, il doit subir une opération qui le laisse partiellement invalide. À la douleur physique s’en ajoute une autre, celle de voir son esprit décliner. En décembre 1935, une pneumonie se déclare ; le 20, il reçoit l’extrême-onction ; le 22, il fait ses adieux à Henry Bordeaux et à Gérard Bauër. Le 25, jour de Noël, à deux heures du matin, Paul Bourget s’éteint. Comme le dit alors Albert Feuillerat dans le Journal des débats politiques et littéraires : « Il était entré “dans la nuit où l’on ne travaille plus”. Il se tenait face à face avec cet Inconnaissable dont le mystère l’avait si longtemps torturé, mais qu’il affrontait maintenant en chrétien sans peur et sans reproche. »

Annexe : Paul Bourget, Journal, Méditation sur le Pater (3-6 octobre 1917)

35(Institut catholique de Paris, Bibliothèque de Fels, Manuscrit français 664/8)

36Cette belle méditation est représentative de la spiritualité de Paul Bourget. Nous remercions la Bibliothèque de Fels de l’Institut catholique de Paris, qui possède le manuscrit du journal, d’avoir autorisé sa transcription et sa publication.

3 octobre 1917 – Méditation

37Notre Père. Creusant cette pensée, j’y trouve : dans l’antécédent était la virtualité du conséquent. L’hérédité montre cela dans le père. Il y a eu un antécédent à ce que je suis. Cet antécédent c’est Dieu.

38Appelant de ce nom la puissance X dont je sors, j’ai deux faits indiscutables, cet X et moi. Je peux écrire l’équation : x = n + n + n + la virtualité du moi. Or, le moi est personnel, donc x = ….. + la virtualité du personnel. Donc il y a en Dieu un élément qui correspond à ce que nous appelons une personne.

39Cet élément est incompréhensible pour nous, mais il ne peut pas être d’une autre nature que notre personne, il ne peut pas en être la négation. On aperçoit alors le problème de la personnalité de Dieu, inatteignable pour la nôtre, et cependant certaine.

40En rentrant au plus intime de notre être, en recherchant la pensée dernière de notre psychisme, nous sommes dans le domaine où nous touchons à notre cause, où nous sommes en rapport avec elle, nous arrivons au foyer. C’est l’oraison. C’est la prière, mais qui comporte que nous nous détachions de l’univers sensible. Mot de St Paul : « per speculum, in aenigmate. » Voilà les sens.

41Notre Père : creusant encore, on trouve : notre, c’est-à-dire un foyer identique d’étincelles multiples, un psychisme-source qui suffit à soutenir tous les autres. C’est le Credo : unum Deum, patrem omnipotentem.

42Comment nous en sommes-nous détachés ? Pourquoi cette source mesure-t-elle son don ? C’est le problème de la mort, que l’Écriture résout par un péché premier : Genèse, II, 17 : « De ligno autem scientiae boni et mali ne comedas. In quocumque enim die comederis ex eo morte morieris. »

43Toujours l’énigme. Mais ce n’est pas l’absurde, au lieu que le psychique expliqué par le mécanique, c’est l’absurde.

4 octobre 1917 - Méditation

44… « Qui êtes aux cieux ». Affirmation de l’autre monde : le Père inconnu, inconnaissable. Nous rejoignons ainsi Spencer, nous saisissons jusqu’à l’évidence l’unité des pensées divergentes, prouvant l’identité de l’objet.

45Aux cieux est une métaphore. Il y a un affranchissement de la catégorie de l’espace dans cette formule. Ici nous sommes dans le réel inintelligible. Kant a vu lui aussi juste sur ce point : notre pensée est conditionnée par nos facultés. Le cachet qui connaît, connaît dans les données de sa gravure. Tout serait tête de Minerve à un cachet où serait gravée la tête de Minerve. En descendant au fond dernier de notre être, nous nous sentons à la fois prisonniers de l’espace et distincts de lui. Le réel là n’est pas pensable. Mais il est constatable. Ce qui n’est pas la même chose.

5 octobre 1917 – Méditation

46… « Que votre nom soit sanctifié… » La personne humaine prie comme distincte de Dieu et capable d’intelligence et d’amour libres. – L’homme peut ne pas soumettre son intelligence. Il peut ne pas donner son cœur. Il peut nier son rapport de conséquent à antécédent. Donc il peut diriger sa pensée dans un sens ou dans l’autre. De même il peut aimer ou haïr, ou dédaigner l’antécédent. Dans sanctifié, il y a saint. Servir Dieu, le glorifier, c’est s’obliger à la sainteté. Cette formule suppose encore une chose, que l’humanité arrive à l’unité de la foi. Unum ovile et unus pastor.

6 octobre 1917 – Méditation

47… « Que votre règne nous arrive. » Nouvelle affirmation de l’indépendance de choix. Si l’homme ne pouvait pas désobéir, le règne de Dieu serait déjà arrivé puisque tout a ses lois. Il y a donc autre chose que les lois – c’est le choix libre. Il peut y avoir un monde de la chute. C’est celui où nous sommes.

48Dans cette formule n’est pas exprimée l’idée qu’il y a une puissance du mal. Cette puissance est pourtant affirmée par cette formule. C’est l’opposition à l’arrivée du règne. C’est l’opposition à la loi.

49Un problème se pose : comment un être soumis à la loi peut-il s’opposer à la loi ? Toujours le choix. Toujours l’énigme de l’homme capable de bien et de mal. Le centre est là, le point vital. Supprimer la liberté c’est rentrer dans le mécanique pur. D’autre part, l’admettre, c’est nier toutes les conclusions de la Science expérimentale qui conclut à l’universel déterminisme. Kant a bien vu cela quand il a passé de la Raison pure à la Raison pratique. L’action est en fait ainsi, et s’il a pour condition le libre choix, nous sommes devant une réalité que nous ne pouvons pas réduire. Voilà tout. C’est le quid primum du monde spirituel.

Notes

  • [1]
    Charles Maurras, « M. Paul Bourget dans son jardin », La Gazette de France, 20 mai 1900 ; repris dans Triptyque de Paul Bourget, Paris, Librairie de la Revue Française / Alexis Redier, 1931, p. 47-59.
  • [2]
    Michel Mansuy, Un moderne : Paul Bourget, de l’enfance au Disciple, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Annales littéraires de l’Université de Besançon », 1960.
  • [3]
    Yehoshua Mathias, « Paul Bourget, écrivain engagé », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°45, janvier-mars 1995, p. 14-29.
Français

Pour beaucoup, à travers ses articles et ses romans, Paul Bourget (1852-1935) est le représentant d’un conservatisme politique et moral dont la religion n’est qu’une conséquence. Le journal intime révèle un autre Bourget, plus sentimental, plus mystique, et permet d’écarter tout soupçon de ralliement idéologique.

Bernard Gendrel
Né en 1980, marié, trois enfants, ancien élève de l’ENS, est maître de conférences en littérature française à l’université Paris-Est Créteil. Il a publié notamment Les Voies de la mémoire. Chateaubriand, Balzac, Huysmans (Paris, Hermann, 2015) et Le Roman de mœurs. Aux origines du roman réaliste (Paris, Hermann, 2012). Il travaille actuellement sur le roman de conversion aux xixe et xxe siècles.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/11/2020
https://doi.org/10.3917/commun.257.0134
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