Drones turcs de l’armée malienne : "Des frappes ciblent les civils"
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Drones turcs de l’armée malienne : "Des frappes ciblent les civils"

Afrique – Officiellement réceptionnés par l’armée malienne en décembre 2023, les drones turcs de type TB2 sont utilisés par la junte dans ses opérations contre divers groupes armés. Mais ces drones sont au centre d'accusations de crimes contre les civils. La rédaction des Observateurs s’est penchée sur la frappe du 16 mars dans le village d’Amasrakad.

Des drones de fabrication turque ont été utilisés au Mali dans le village d’Amasrakad. Cette frappe a tué plusieurs civils, dont des enfants.
Des drones de fabrication turque ont été utilisés au Mali dans le village d’Amasrakad. Cette frappe a tué plusieurs civils, dont des enfants. © Observateurs
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Symbole de la lutte ukrainienne contre l’occupant russe, arme redoutable utilisée par la Turquie en Libye et fleuron de l’armée azerbaïdjanaise dans sa guerre contre l’Arménie, le drone turc TB2 – aussi connu sous le nom de Bayraktar – est de tous les conflits récents et connaît un grand succès à l’export.

Les premières images de la présence au Mali de cette arme datent de septembre 2023. Officiellement, le drone de l’entreprise Baykar a été livré à la junte malienne en décembre 2023. Pourtant, l’utilisation de ce matériel par l’armée malienne fait déjà l’objet de critiques en raison de frappes sur des civils.

Sur cette image satellite datée du 15 avril 2024, il est possible de voir trois drones TB2 sur la base aérienne de Gao (localisation : 16.255695° -0.003495°).
Sur cette image satellite datée du 15 avril 2024, il est possible de voir trois drones TB2 sur la base aérienne de Gao (localisation : 16.255695° -0.003495°). © Maxar Technologies

 

Le drone TB2 coûte environ 10 % du prix d’un Reaper, un modèle américain, dont il peut être considéré comme un concurrent bon marché. C’est une des raisons de son succès auprès de nombreuses armées africaines, dont les FAMa – les Forces armées maliennes.

 

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Mais au Mali, le Bayraktar n’a pas été utilisé uniquement contre des groupes armés, affirment des experts et des témoins de frappes. Nous avons documenté un cas de frappe qui aurait potentiellement touché des civils dans la région de Gao.

"À Amasrakad, il n’y avait que des civils"

Le 17 mars 2024, les Forces armées maliennes publient un communiqué de presse dans lequel elles affirment avoir "neutralisé plusieurs terroristes et détruit une importante quantité de matériels de guerre" à Amasrakad. Selon les FAMa, la frappe aurait fait suite à "des tirs d’obus terroristes qui ont visé la zone aéroportuaire de Gao", dans le nord du pays, à 125 kilomètres de la localité d’Amasrakad.

Dans ce tweet du 17 mars 2024, les Forces armées maliennes affirment avoir touché uniquement des cibles terroristes et du “matériel roulant”. ©X/@FAMa_DIRPA

Le 17 mars 2024, l’Office de radio et de télévision du Mali (ORTM) diffuse des images de la frappe de drone au cours de son journal télévisé de 20 heures. Ces images filmées à la caméra thermique sont extraites de la prise de vue du drone lui-même. Le commentaire du présentateur est sans équivoque : "Une frappe chirurgicale envoie directement les ennemis de l’autre côté", dit-il.

À droite, les images satellite issues de Google Earth prises le 14 mars 2024 ; à gauche, les images issues du journal télévisé de l’ORTM datant du 17 mars. Toutes montrent la même maison (rectangle bleu) et un même arbre à Amasrakad (localisation : 17.084064°0.762387°).
À droite, les images satellite issues de Google Earth prises le 14 mars 2024 ; à gauche, les images issues du journal télévisé de l’ORTM datant du 17 mars. Toutes montrent la même maison (rectangle bleu) et un même arbre à Amasrakad (localisation : 17.084064°0.762387°). © ORTM / Google Earth

 

Pourtant, plusieurs habitants d’Amasrakad joints par notre rédaction remettent en question la version présentée par l’armée et la télévision malienne. Ahmoudoum (pseudonyme) était à Amasrakad le 16 mars :

J'étais dans un hangar avec ma famille, dont deux enfants. Nous avons entendu le bruit du drone à partir de 22 h. C’est un son très différent de celui d’un hélicoptère, cela ressemble à une mobylette ou une pompe de puits. La première frappe a eu lieu vers 1 h du matin, notre véhicule, à l'extérieur, a été touché par le drone. Ma petite fille a été touchée par un éclat au pied. Heureusement que nous étions couchés au sol au moment du tir, donc nous n’avons pas été tués.

Vers 1 h 15 du matin, une deuxième frappe a touché une maison où s’étaient réfugiés les femmes et les enfants. C’était une scène effroyable, un seul enfant d’un an a survécu.

L’un des chefs de famille a perdu toute sa famille. Il les a trouvés avec des corps déchiquetés et des brûlures. Certains enfants ont vu les corps de leurs parents et de leurs frères et sœurs en morceaux. Le choc psychologique est très violent pour eux.

Pour moi, c’est une frappe préméditée. Il n’y avait pas de mouvements de troupes dans cette localité. Depuis que le CSP [un groupe de combattants touareg, NDLR] a quitté Kidal, il n’y a aucun groupe armé dans cette zone. Ces derniers n’ont jamais mis le pied au village, ce sont donc des frappes qui ciblent les civils.

Au total, 13 personnes – uniquement des civils – ont été tuées lors de cette frappe de drone, selon un rapport d’Amnesty International.

 

Sur ces photos envoyées par notre Observateur, il est possible de voir le véhicule détruit par la frappe de drone. Le drone a frappé à cet endroit.
Sur ces photos envoyées par notre Observateur, il est possible de voir le véhicule détruit par la frappe de drone. Le drone a frappé à cet endroit. © Observateurs

 

"Le bruit de l’engin était continuellement au-dessus de nous"

Alhousseini (pseudonyme), habitant d’Asmasrakad ayant requis l’anonymat, confirme la brutalité de l’attaque :

Dans la soirée, nous avons commencé à entendre le drone. J’étais dans une maison avec ma famille. Nous étions très inquiets, car le bruit de l’engin était continuellement au-dessus de nous.

Vers 1 h du matin, j’ai été réveillé par le bruit, c’est à ce moment que j’ai aperçu la flamme de l’explosion. Ma tante était à côté avec ses enfants. Très vite, nous avons remarqué que l’une de ses filles boitait, ses autres enfants avaient également du sang sur les mains [...]. Parmi les blessés, aucun n’a voulu se faire évacuer vers Gao, car c’est une des villes tenues par le gouvernement, ce même gouvernement qui nous a bombardés.

Sur cette image, c’est une tente qui a été détruite par le tir de drone, elle se trouvait ici.
Sur cette image, c’est une tente qui a été détruite par le tir de drone, elle se trouvait ici. © Observateurs
Au cours des bombardements, plusieurs enfants ont été touchés par les tirs de drone.
Au cours des bombardements, plusieurs enfants ont été touchés par les tirs de drone. © Observateurs

 

Notre Observateur, "Ahmoudoum", ajoute :

"Cela fait cinq mois que nous entendons ce bruit dans la localité et aux environs", un délai qui correspond avec la mise en service des TB2 au sein de l’armée malienne.

Trois autres personnes présentes à Amasrakad nous ont également affirmé avoir vu ou entendu des drones frapper dans la nuit du 24 mars, et qu’aucun combattant ne se trouvait dans la localité.

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D’après plusieurs experts consultés par la rédaction des Observateurs, les captures d’écran fournies par la télévision malienne montrent que le pictogramme servant de viseur et d'indicateur d'altitude correspondent parfaitement à d'autres images prises depuis un drone TB2 en Ukraine ou dans le Haut-Karabakh.

L’image de droite montre un drone TB2 en action pendant l’offensive ukrainienne de Kherson, en septembre 2022. L’image de gauche montre les extraits télévisés de la frappe d’Amasrakad.
L’image de droite montre un drone TB2 en action pendant l’offensive ukrainienne de Kherson, en septembre 2022. L’image de gauche montre les extraits télévisés de la frappe d’Amasrakad. © X / UAWeapons © ORTM

 

Selon Ilaria Allegrozzi, enquêtrice spécialiste du Sahel à Human Rights Watch, ce n’est pas un cas isolé. Pour elle, des frappes touchent les civils de façon indiscriminée :

On note une plus importante utilisation des drones contre les civils. Pourtant, il s’agit d’un matériel de précision qui pourrait justement permettre de procéder à des tirs qui épargnent les civils. Nous travaillons sur le Mali depuis le début du conflit, et nous avons documenté à plusieurs reprises des opérations militaires qui ont engendré des exactions contre les civils accusés à tort de soutenir des groupes armés. Il y a une vraie campagne de violence contre la population au nom de la lutte contre le terrorisme.

Depuis fin 2023, il y a une multiplication des opérations militaires des Forces armées maliennes [...]. On constate cela depuis le départ de la Minusma [la force de maintien de la paix de l’ONU au Mali, qui a fermé le 31 décembre 2023, NDLR]. La junte au pouvoir a choisi de prendre ses distances avec la France et l’ONU, et de renforcer ses relations avec d’autres partenaires comme la Russie et la Turquie.

Un atout pour l’armée malienne, mais un danger pour les civils

C’est lors de la reprise de Kidal par les forces maliennes en novembre 2023 que les drones TB2 ont été utilisés la première fois durant des phases de combats. Le drone avait notamment permis aux Forces armées maliennes de frapper le camp de la Minusma dans lequel étaient réfugiés des insurgés touaregs. Là aussi, ces frappes ont tué des civils.

Le 7 novembre, Wassim Nasr, journaliste à France 24 et chercheur au Soufan Center, évoque la mort de plusieurs enfants au moment des combats entre l’armée malienne et les rebelles touaregs.
Le 7 novembre, Wassim Nasr, journaliste à France 24 et chercheur au Soufan Center, évoque la mort de plusieurs enfants au moment des combats entre l’armée malienne et les rebelles touaregs. © X / @SimNasr

 

"Ils ont toujours ciblé les civils touaregs"

Le journaliste malien Souleymane Ag Anara, qui a assisté à la prise de la ville de Kidal, affirme lui aussi que les forces maliennes font un usage détourné des drones :

"Ils ont toujours ciblé les civils touaregs, à chaque fois qu’il y a des frappes sur les civils, les Forces armées maliennes prétendent le contraire. Dans le village d’Abanko, toute une famille a été décimée après une frappe de drone turc. Ils ne font pas de différence entre les civils et les groupes armés. Les TB2 qui attaquent les campements et ensuite [les miliciens du groupe russe] Wagner [renommé Africa Corps, NDLR] arrivent pour faire un nettoyage au sol. Ils ont commencé à utiliser des drones massivement avec la prise de Kidal. Ils ont ensuite généralisé cette méthode."

 

Sur les réseaux sociaux, des comptes opposés à la junte militaire font état de multiples frappes de drones similaires ayant touché des civils. Il n’est cependant pour l’heure pas possible de vérifier ces allégations de façon indépendante.

Contactée par notre rédaction pour répondre à ces accusations, l’armée malienne n’a pas donné suite à nos questions.

Le Mali n’est pas la première nation sahélienne à disposer de drones de ce type. En septembre 2022, le Burkina Faso s’était doté d’équipements semblables. L’utilisation de ces drones contre les civils avait également été dénoncée par Human Rights Watch.

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