«House of cards», la série qui a brassé les cartes de la télé traditionnelle | Le Devoir

«House of cards», la série qui a brassé les cartes de la télé traditionnelle

Une scène tirée de la saison 6 de l'émission « House of cards » avec Robin Wright
Photo: Netflix Une scène tirée de la saison 6 de l'émission « House of cards » avec Robin Wright

Plus que toute autre production télévisuelle, House of Cards incarne une transition vers notre ère de plateformes numériques et de visionnement compulsif. Diffusée en exclusivité sur Netflix, la série est devenue la première de la sorte à remporter des prix Emmy et à connaître un véritable succès. Le dixième anniversaire de sa première saison, lancée en grande pompe le 1er février 2013, nous permet aujourd’hui de mieux mesurer son importance.

« La sortie de House of Cards représente un moment déterminant, soutient Pierre Barrette, professeur et directeur de l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, spécialiste de la télévision. Avec cette série, Netflix met en place une stratégie payante et qui va faire date, c’est-à-dire investir dans du contenu original et y mettre le paquet, miser sur la qualité. »

La plateforme a visé juste, d’autant que tous les ingrédients étaient réunis pour faire de House of Cards un franc succès. Adapté d’une série politique britannique qui fut très populaire au début des années 1990, elle-même adaptée du roman du même nom de Michael Dobbs, ce remake sis à Washington relate la fulgurante ascension au pouvoir de Frank Underwood, un député au Congrès des États-Unis (Kevin Spacey), et de sa femme, Claire (Robin Wright).

Emprunts au cinéma

« Les producteurs ont proposé quelque chose qui était peu fréquent à l’époque : ils ont eu recours à des artisans du cinéma, et pas n’importe qui », explique M. Barrette. Non seulement Kevin Spacey (The Usual Suspects, American Beauty) et Robin Wright (Forrest Gump) étaient déjà appréciés pour leurs rôles au grand écran, mais le cinéaste David Fincher (Seven, Fight Club) a aussi réalisé les premiers épisodes et coproduit la série.

La réputation de Kevin Spacey s’est bien sûr étiolée lorsqu’il a fait l’objet d’accusations de violences sexuelles par plusieurs hommes à partir de 2017. Au début du mois de janvier de cette année, il plaidait encore non coupable aux sept chefs d’accusation d’agressions sexuelles au Royaume-Uni. La dernière saison de House of Cards, tournée entre 2017 et 2018, avait d’ailleurs été finie sans lui. Or, la verve et la prestance de l’acteur, saluées par les critiques, ont tout de même largement contribué à la notoriété de la série.

Photo: Netflix Kevin Spacey dans une scène de la première saison de « House of Cards »

Qui plus est, M. Barrette estime que House of Cards est la première production issue d’une plateforme de streaming à avoir adopté une approche cinématographique à la narration et à la mise en scène, alors que les séries « de qualité » étaient autrefois réservées aux « chaînes câblées premium » telles que HBO. « Cette série a donné un grand coup. Elle a permis de renverser le degré de légitimité qu’on accordait aux productions de télévision. »

Succès d’estime

Le professeur explique que House of Cards a « davantage connu un succès d’estime qu’un succès populaire ». Même si des millions de téléspectateurs étaient au rendez-vous chaque saison, c’est surtout sa bonne réputation auprès des critiques, « grâce entre autres à ses références culturelles au théâtre et à la littérature », qui ont fait sa renommée.

De fait, certains dialogues de Frank Underwood s’inspirent de grandes pièces de Shakespeare telles que Richard III et Othello. Sans parler de ses nombreux apartés (déjà présents dans la version britannique) où il brise le 4e mur — une technique alors presque absente de la télévision. À la suite de la parution de la première saison, le site Web d’agrégation de critiques Rotten Tomatoes écrivait : « House of Cards est un drame captivant qui pourrait redéfinir la façon dont la télévision est produite. »

La série est aussi devenue la première à être nommée pour de prestigieux prix autrefois réservés à la télévision traditionnelle. Le premier épisode de House of Cards est le tout premier issu d’une plateforme de streaming à avoir remporté un prix Emmy, pour sa « cinématographie ». Ainsi, en 2013, Netflix a récolté 14 nominations aux Emmy, dont 9 pour House of Cards. En 2022, les séries de la plateforme ont été mises en nomination 105 fois et ont remporté 26 statuettes.

Modèle d’affaires avant-gardiste

Le New York Times rapporte que, lorsqu’un chef des contenus de Netflix a eu vent du projet, il s’est empressé de le financer et d’en réserver les droits de diffusion, parce que ses statistiques lui démontraient que la série deviendrait populaire auprès de son public. Les films de M. Spacey et de M. Fincher, ainsi que les « thrillers politiques », étaient déjà très demandés sur Netflix. L’entreprise a donc signé un chèque de 100 millions de dollars américains pour les deux premières saisons, et a renouvelé l’entente jusqu’à la fin, en 2018.

House of Cards n’est toutefois pas la première série originale de la plateforme de diffusion en ligne. Ce titre revient à la coproduction américano-norvégienne Lilyhammer, lancée à l’hiver 2012. Il s’agit, en revanche, de la première série à avoir été commandée par Netflix, alors que, dans le cas de Lilyhammer, la plateforme s’est uniquement réservé l’exclusivité de la diffusion. D’autres oeuvres ont suivi le même modèle que House of Cards peu de temps après, notamment Orange Is the New Black, encore plus populaire.

Visionnement compulsif

La présence en ligne de House of Cards a aussi fait en sorte qu’on l’a associée à l’émergence du visionnement compulsif (binge-watching), explique M. Barrette. « Cette pratique était répandue dès les années 1980 parmi quelques maniaques de séries qui avaient des enregistreurs, et s’est graduellement répandue en ligne. Par contre, c’est vraiment à l’époque de House of Cards qu’elle est devenue courante, parce qu’on l’a intégrée au dispositif de visionnement. »

Même dans la critique du Devoir, en 2013, on notait que la première saison avait été lancée « tout d’un bloc » et que les « téléphages » pouvaient l’apprécier « à dose éléphantesque jusqu’à épuisement des stocks » — un vocabulaire qui témoigne du caractère inusité de la chose.

Dix ans plus tard, on constate que le marché du streaming a évolué à grande vitesse et que nos habitudes de visionnement sont encore en train de s’y adapter. On se rappelle aussi que House of Cards a soulevé l’éternelle question de la séparation de l’art et de l’artiste. Sans oser une réponse catégorique, on peut à tout le moins reconnaître que la télévision peut désormais, elle aussi, comme le cinéma, changer le monde et soulever les passions.

À voir en vidéo