Le cas d'AgoraVox, le média citoyen | Cairn.info
CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Tout d’abord, merci pour votre citation initiale et finale d’Émile Brachard de 1935 sur le rôle phare du journaliste professionnel et de la carte de presse. Cela m’a permis de comprendre ce qui avait inspiré notre ancien ministre de la Culture, lorsqu’il a, en 2006 au moment de la loi DADVSI, déclaré dans Libération : « Le projet de la loi DADVSI n’est que le premier d’une longue série d’adaptations de notre droit à l’ère numérique. Je compte bien, par exemple, m’attaquer un jour au problème de la presse et de l’Internet. C’est un autre sujet capital, parce qu’il n’y aura pas d’information de qualité sur Internet sans de vraies signatures, de vrais acteurs dont c’est le métier. » Et il rajoute quelques jours plus tard à la télévision : « Donc redevient essentielle la certification, c’est-à-dire la signature sur Internet par un journaliste, parce que c’est ce qui garantit l’authenticité. »

2 Tout d’abord, voici quelques mots de présentation pour vous permettre de comprendre mon intervention. En 1996, avec Joël de Rosnay, j’ai créé la société Cybion, qui fait de la recherche d’information et de la veille sur Internet : on collecte de l’information dont on essaye de vérifier la fiabilité, ensuite on en fait des rapports d’étude pour des clients. Dix ans plus tard, j’ai créé AgoraVox, qui est un média citoyen, c’est-à-dire un média dans lequel n’importe qui peut venir s’inscrire et publier des informations. Le but de ma présentation est de vous expliquer brièvement AgoraVox, et surtout de quelle manière il fonctionne pour la publication ou non des informations qui nous sont soumises.

3 Aujourd’hui, entre 60 et 70 % du contenu disponible sur Internet est du contenu UGC (User Generated Content), généré par les utilisateurs, parce qu’ils créent de plus en plus l’information et la publient très facilement dans ce que l’on appelle : les blogs, les forums, les « Wiki », ainsi que les médias participatifs tels qu’AgoraVox.

4 Notre site et tous les sites participatifs qui se créent reposent sur deux grands principes assez importants. Le premier principe est purement technologique et aujourd’hui, les outils existent pour faire en sorte que cela marche. Ainsi, nous sommes tous des capteurs d’information avec les téléphones, les blogs, l’ADSL et donc n’importe qui peut être témoin de quelque chose, le capturer avec son téléphone et le mettre en ligne avec du haut débit. Il s’agit d’un fait technologique, il n’y a pas vraiment de débat sur ce point-là, et le corollaire de ce fait est qu’aucune agence de presse ne peut avoir des correspondants en bas de chaque immeuble sur toute la planète. Le deuxième phénomène est plus sociologique, propre à nos sociétés occidentales, mais pas uniquement à la France. Pour ma part, je suis italien et j’ai connu le phénomène Berlusconi pendant un certain nombre d’années. Ainsi, une certaine méfiance des citoyens s’est installée vis-à-vis des médias traditionnels en raison des connivences supposées ou réelles avec les pouvoirs politiques ou industriels. Le corollaire de cette méfiance est que le citoyen a envie d’être acteur de l’information. D’ailleurs, le blogueur de « Monputeaux », Christophe Grébert, en est un très bon exemple : participer, être acteur et diffuser l’information. Il s’agit donc d’un phénomène à la fois technologique et sociologique, voire sociétal et politique. Le précurseur qui nous a inspirés est un site coréen connu, le site « OHmyNews », lancé en 2000 en Corée du Sud et qui se targue d’avoir contribué au changement de président de la République en 2002. Il est vrai qu’ils sont réputés pour être un des trois ou quatre médias les plus influents en Corée du Sud, qui fédère 40000 rédacteurs bénévoles et qui les rémunère de manière symbolique en donnant aux meilleurs entre 20 et 30 dollars. Cependant, le grand événement déclencheur fut le tsunami en Asie en décembre 2004. Ainsi lors d’un événement inattendu, toute personne sur place pouvait faire un travail que les médias ne pouvaient pas car ils n’y étaient pas.

5 C’est la raison pour laquelle on s’est lancé en 2005, peu avant le référendum sur la Constitution européenne. C’est une date symbolique puisqu’on s’est rendu compte du fossé qu’il y avait entre la réalité de l’opinion sur Internet et en dehors, et la manière dont elle a été retranscrite par les médias et la classe politique à l’époque. L’idée est de se rapprocher de ce que l’on appelle un “journaliste citoyen”, ce terme ne plaît pas aux journalistes, d’ailleurs le terme le plus correct serait “journaliste participatif”. Le fait est que les gens ne comprennent pas bien l’expression de journaliste participatif. Donc le terme journalisme citoyen s’est imposé et je comprends que cela ne plaise pas forcément car il a une connotation très forte. En outre, l’idée d’AgoraVox est de permettre à n’importe qui de soumettre des articles, c’est-à-dire aux 20000 rédacteurs qui se sont inscrits, qui sont de tous les bords politiques, de l’extrême gauche à l’extrême droite, du chef d’entreprise à l’étudiant, aux chômeurs, aux avocats, aux vrais journalistes. Nous avons, selon l’actualité, entre 900000 et 1200000 de visiteurs chaque mois. Les 20000 rédacteurs inscrits nous soumettent beaucoup d’articles. Ainsi, pendant la présidentielle, on nous soumettait 100 articles par jour, maintenant diminués à 70, mais nous n’en publions qu’une trentaine. Il y a donc un filtre. Ensuite, ces informations basculent en ligne, certaines sont reprises par les médias, parfois en nous citant, d’autres sont reprises avec des accords, par exemple Yahoo ! qui reprend 5 à 10 articles tous les jours dans la partie « Actualités » de son site. Cela montre bien le rôle du comité de modération. En effet, pendant la présidentielle, on a été submergé d’articles notamment à caractère politique militant : le taux de refus à ce moment-là était de 70 %, alors qu’en temps normal, il est de 30 à 35 %. Sur 100 articles que l’on nous soumettait, on ne pouvait pas en basculer 70, car c’était principalement de la propagande politique.

6 Pour revenir au cœur de la discussion qui nous intéresse, contrairement à ce que disent certains médias, on ne publie pas tout ce que l’on nous soumet, mais, effectivement, on ne modère pas de la même manière que dans un média classique. On a essayé de mettre en place un processus assez original, qui n’est pas parfait mais qui s’améliore et dans lequel nous introduirons encore des modifications dans quelques jours. Le processus général contient trois étapes : on commence par le vote des modérateurs, ensuite par la vérification des salariés de la société, pour terminer avec les vérifications des lecteurs. Par conséquent, tous les jours, toute info – commentaire, vidéo, photos –, en général présentée sous forme d’articles liés à l’actualité, proposée par les personnes ayant créé un compte de rédacteur chez nous, est dispatchée à un certain nombre de modérateurs, qui ne sont rien d’autres que des rédacteurs bénévoles qui ont publié un nombre minimum d’articles, donc on les connaît. Leur vote est un vote consultatif, ils émettent un avis : l’article est-il intéressant ou non, peut-il basculer en ligne ? Ensuite, un certain nombre de vérifications sont effectuées par les salariés d’AgoraVox, car ce n’est pas parce qu’un certain nombre de modérateurs externes ont voté positivement que l’article sera basculé en ligne. En effet, nous sommes juridiquement responsables de ce que l’on publie. Un minimum de vérifications doit donc être réalisé. La première vérification est naturellement de voir si l’article n’est pas diffamatoire, c’est un énorme problème que l’on a avec le participatif, dont on a parlé à la précédente table ronde. Il y a également le copyright, car souvent le blogueur citoyen va s’attribuer le contenu de quelqu’un d’autre, et acquérir la propriété de quelque chose qui ne lui appartient pas. On a donc développé un outil assez intéressant : à chaque fois que l’on nous soumet un article, on va comparer sur « x » moteurs de recherche l’article avec les résultats des moteurs, cela met en relief les éventuels « copier-coller » et nous permet d’en écarter un certain nombre. On le fait d’ailleurs avec tous les articles qui nous sont soumis.

7 Ensuite, on fait de manière plus ponctuelle, en fonction du sujet, un certain nombre de vérifications qui sont assez classiques pour les journalistes et les veilleurs. Est-ce que c’est un sujet stratégique ou pas ? Est-ce qu’on connaît l’auteur ? On fait des vérifications un peu plus poussées qui sont proches de mon métier initial, qui est un métier de veilleur. Est-ce qu’on arrive à retrouver son blog ? Est-ce que ce qu’il publie est vraiment fiable ou est-ce que l’on peut croiser les informations que l’on retrouve entre elles ou pas ? Il m’arrive d’appeler le rédacteur, de vérifier. Il y a quelques jours, un policier de la gendarmerie belge m’a dit : « Je suis en possession d’un document de l’Otan qui prouve telle ou telle chose. » Dans ce cas précis, vous êtes obligé de prendre votre téléphone et de faire deux ou trois vérifications. Ainsi, nous effectuons des croisements sur la fiabilité des sources par rapport à la fiabilité du contenu.

8 La troisième vérification, ce sont les commentaires des lecteurs une fois l’article en ligne, et c’est un grand principe dans le journalisme citoyen. Dan Gillmor, qui est un peu considéré comme le pape du journalisme citoyen aux États-Unis, dit : « Très souvent les lecteurs en savent beaucoup plus que moi. » Pourtant il est journaliste professionnel, mais, il se rend compte qu’effectivement, quand il écrit quelque chose, très souvent, il peut se retrouver face à un professionnel ou spécialiste de la question. Donc nous mettons en parallèle l’article avec une flopée de commentaires, pas toujours constructifs, mais qui sont censés valider ou invalider, ou du moins discuter ce que le rédacteur a apporté.

9 La dernière chose sur laquelle je voulais m’entretenir est la politique éditoriale du site : comment les informations s’agencent-elles sur la page d’accueil ? Comme je vous l’ai dit, il n’y a pas vraiment de politique éditoriale dans le sens où, lorsque vous avez 20000 rédacteurs qui viennent de tous les bords, il n’y a pas de ligne éditoriale claire d’un point de vue politique ou économique. Ainsi, on dit souvent que l’on est le thermomètre de ce qu’il y a sur Internet à un moment donné ; et peut-être qu’Internet est le thermomètre de ce qui se passe dans la société. En outre, on ne peut pas imposer un agencement des articles très précis. Ainsi comment bougent-ils dans la page d’accueil ? Tout simplement en fonction de l’intérêt que chaque article suscite : étant tous publiés en bas de la page d’accueil, ils ont leur vie et peuvent grimper sur la page d’accueil en fonction du trafic qu’ils génèrent. Enfin, la communauté des personnes qui est sur AgoraVox correspond assez bien à la population qui est sur Internet : on retrouve la dominante masculine, jeune et relativement bien formée. Une enquête vaut ce qu’elle vaut, puisqu’elle a été réalisée en 2006 sur un échantillon assez restreint. Par ailleurs, ce qui me marque le plus, ce sont les sondages que nous faisons assez souvent sur nos lecteurs et qui révèlent que les personnes ont une méfiance un peu instinctive par rapport à l’information telle qu’elle est véhiculée par les médias traditionnels.

10 Je conclurai en disant que je suis tout à fait conscient que des initiatives comme celle-ci, si elles ont l’avantage de faire circuler l’information différemment, ont l’inconvénient d’être la porte ouverte à la circulation de bruits, de rumeurs, d’informations non vérifiées. C’est pour cette raison que l’on a essayé de mettre en place les trois garde-fous que je vous ai décrits, qui sont perfectibles, s’améliorent, et qui à mon avis, ne peuvent s’améliorer et devenir parfaits par une quelconque législation imposée mais par un processus d’intelligence collective qui ne peut évoluer que par tâtonnements.

11 C. R.

Carlo Revelli
Fondateur d’AgoraVox
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2014
https://doi.org/10.3917/legi.041.0073
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