Les �crivains, observateurs de leur temps, � transposeurs � de perception, nous �clairent sur les repr�sentations du statut de l'enfant dans une �poque donn�e, la leur. Leurs �crits, sont, en effet, toujours des productions en contexte, et quels que soient le propos, le temps et l'espace de la fiction, de leurs oeuvres transpirent toujours une part conjoncturelle, une part de r�el.
L'oeuvre de
Raymond Queneau, philosophe, romancier et homme de lettres, cofondateur de L'
Oulipo, regorge de r�f�rences explicites � l'�poque dans laquelle elle a �t� �labor�e. L'enfant, l'adolescent et le jeune adulte y sont en bonne place.
Zazie dans le m�tro voit le jour en 1959, � mi-chemin entre la Seconde Guerre mondiale et la r�volution de 1968, � l'aube de la Ve R�publique, et de la reconstruction �conomique qui l'accompagne, sous le gouvernement du g�n�ral
De Gaulle, en pleine guerre d'Alg�rie.
Chemin faisant, le personnage se nourrit de la reconstruction �conomique, politique et sociale qui marque l'apr�s-guerre, Zazie est lib�r�e mais pas libre, � l'image de la France de la IVe R�publique, sous laquelle elle voit le jour.
Notre Zazie vit avec son temps, celui d'une France nouvelle, qui s'embourgeoise au rythme de l'American way of life, mais qui porte les stigmates aust�res de deux guerres mondiales � peine essuy�es. En digne enfant du baby-boom, elle aime les � bloudjins � et le soda, autrement dit le r�ve am�ricain, mais elle est provinciale, issue d'un milieu modeste qu'on imagine ouvrier. Elle se rend � Paris pour la premi�re fois, � priori, au cours des grandes gr�ves de 1950. le Paris qu'elle arpentera au cours du roman est celui des petits commer�ants d'un quartier populaire du xviiie (on se moquera d'elle quand elle �voquera
Saint-Germain), qui mangent d�sormais � leur faim mais vivent encore de d�brouillardises et de petits boulots.
Zazie a une histoire de vie complexe et douloureuse, mais n'en fait ni �talage ni gloriole. Pour elle, tout semble aller de soi, il lui suffit d'une tirade pour exposer les faits, presque sans affects : apr�s que son p�re, alcoolique, tente de la violer, sa m�re l'assassine d'un coup de hache, s'ensuivent d'innombrables proc�dures judiciaires et p�nales. On subodore que Jeanne Laloch�re, la m�re de notre h�ro�ne, commet ce meurtre dans l'objectif de s'affranchir du joug d'un mari buveur et jaloux, plus que pour venir en aide � sa fille, de qui elle dira, en guise de pr�sentation � son oncle Gabriel, dans les premi�res lignes du roman : � Voil� l'objet ! �
Nous ne savons que peu de choses de sa vie quotidienne : va-t-elle � l'�cole, a-t-elle des amis ?� On imagine�
Queneau est un �crivain du pr�sent, du sien et de celui de ses personnages. On ne peut que p�r�griner avec des personnages loufoques, au fil d'une construction romanesque pourtant classique o� l'unit� de temps, de lieu et d'action fait face � la fantaisie des dialogues et de la confusion identitaire. Nous n'entendons et ne voyons qu'au travers des mots de
Queneau, par la bouche de Zazie. Nous pouvons donc seulement affirmer qu'elle est une petite fille, d'une dizaine d'ann�es, effront�e, d�gourdie et curieuse. Son langage et son comportement ne rel�vent en rien des bonnes mani�res, elle ma�trise parfaitement l'argot et les grossi�ret�s. Pour cheminer avec
Roland Barthes dans son essai Zazie et la litt�rature [1]
R. Barthes, � Zazie et la litt�rature �, dans Essais... [1] , on notera que Zazie est la garante du langage-objet, celui de l'action et du r�el, en lutte contre le m�ta-langage des adultes, qui n'est que repr�sentation, et �tat d'�me. On peut poursuivre notre lecture de
Barthes et affirmer que la jeune h�ro�ne n'a de l'enfance que l'�ge et le questionnement. Elle poss�de des caract�ristiques attribu�es habituellement aux adultes : elle est d�cisionnaire et revendique une certaine autonomie, elle n'est en rien na�ve et sait m�me se montrer soup�onneuse ; ses prises de risques sont le plus souvent opportunistes. du haut de ses 10 ans, elle m�ne une troupe d'adultes en mal de rep�res. Sans montrer aucune faiblesse, elle clame � qui veut bien l'entendre qu'elle n'a peur de rien, car, elle, Zazie, en a vu d'autres ! de cette propension � mener, tout en d�routant, le monde adulte,
Barthes �l�vera Zazie au rang de contre-mythe en �voquant sa jeunesse comme une abstraction, puisqu'elle r�unit l'enfance et la maturit�, et en postulant que sa fonction est de � d�gonfler � la mythologie qui l'environne. Mais de quels mythes parle-t-on au juste ? de la libert� retrouv�e, des repr�sentations du monde nouveau, de l'autorit�, de l'enfant sage ou d�linquant ? � la remarque de sa m�re � voil� l'objet �, on peut donc s'interroger. Quel objet Zazie peut bien incarner ? Est-ce celui de l'enfant-objet ?
On pourrait plut�t parler d'un enfant sujet, qui semble mener sa vie en dehors de toute autorit� ou consid�rations parentales. Zazie fait son �ducation, seule, par elle-m�me et pour elle-m�me. Les figures masculines du roman (son oncle, Charles le taximan, Pedro-surplus le flicman, le cafetier) revendiqueront ce souci d'�ducation, mais ne parviendront jamais � imposer � la demoiselle aucune marque d'ob�issance. Zazie est, certes, indisciplin�e, mais personne ne tente r�ellement de maintenir aupr�s d'elle quelques r�gles qui en soient vraiment. Par exemple, l'apr�s-midi m�me de sa � fugue � dans Paris, son oncle la laisse seule pendant qu'il joue au billard. le taximan tente bien de la raisonner pendant la visite de la tour Eiffel mais il d�clarera forfait et prendra la fuite devant son obstination, Pedro-surplus finira lui aussi par oublier la paire de blues jeans. Zazie et son imp�tuosit� inqui�tent les rangs de l'autorit�, mais elle divertit aussi.
Louis Malle, dans son adaptation au cin�ma, nous soumet une all�gorie de cette dualit�, avec la foule de badauds, qui tour � tour, prennent la d�fense d'une enfant en d�tresse, puis accusent une enfant effront�e, le tout dans un joyeux capharna�m, o� Zazie n'est qu'un pr�texte aux bavardages.
Devant le peu de constance du monde adulte, on ne sait donc pas si Zazie est autonome par disposition ou par obligation. Elle vit dans un monde encore tr�s marqu� par l'id�e que les enfants sont des � chenapans � � maintenir sous l'�gide d'une �ducation rigide et autocrate, sous couvert de bonnes moeurs. Zazie �voquera rapidement les coups que lui donne la ma�tresse. Cette situation ne semble pas tr�s bien adapt�e au caract�re cynique et imp�tueux de Zazie, qui ne se laisse pas impressionner et fait preuve d'un sens aigu� de la d�rision, envers toute forme d'autorit�, m�me la sienne, future ma�tresse d'�cole dans l'objectif unique de � faire chier les enfants �. Elle semble avoir saisi en substance la dialectique h�g�lienne du ma�tre et de l'esclave, r�duite au rang d'esclave elle abolira le discours de faux-semblant de ses pseudo-ma�tres par sa pugnacit�. Ainsi, devant les h�sitations de son oncle quant au patrimoine architectural parisien, elle d�cr�dibilisera l'emphase soudaine de Gabriel et son � Si �a te pla�t de voir vraiment le tombeau v�ritable du vrai Napol�on je t'y conduirai �, par un � Napol�on mon cul �, bref et irr�vocable.
Zazie n'est pas dupe. Et elle �volue �galement dans une soci�t� o� les adultes ont v�cu la guerre, l'occupation, et la privation. Ils prennent, tant qu'ils peuvent, leur revanche sur la libert�. Il reconstruisent leurs mythes � grand renfort de frasques. Seule parmi des adultes fantaisistes, et parfois absents � eux-m�mes, Zazie doit trouver son ancrage, son �tayage dans la r�alit�, par elle-m�me. La sc�ne du billard illustr�e comme un espace-temps onirique par
Louis Malle montre une Zazie errante dans une ville o� tout semble succomber au surr�alisme et en particulier la joyeuse �quipe de joueurs. L'autonomie et la r�bellion deviennent alors une question de survie, ne pouvant compter sur la fiabilit� des adultes, elle doit faire preuve d'autres ressources. Elle les pioche avant tout dans un insatiable app�tit de la nouveaut�. Zazie est curieuse de tout, ses principaux int�r�ts portent sur les choses de la modernit� : le m�tro, les produits am�ricains, mais aussi et surtout sur les questions de sexualit�. En somme, Zazie est en qu�te, la qu�te d'elle-m�me et de l'autre par l'exp�rience et la connaissance. Elle fait parfois des raccourcis mais cerne bien la complexit� des � choses de la vie �. Ainsi, elle voit dans chaque homme un satyre potentiel et dans chaque femme une amoureuse possible. L'h�t�rosexualit� ne la surprend pas, elle est chose sue car per�ue par elle, mais l'homosexualit� reste une grande inconnue. Ce choix sexuel suppos� � son oncle par l'inconnu-satyre la questionne durant toute la seconde partie du roman.
Cependant, elle-m�me semble encore loin d'�tre � sexu�e �. En dehors de la br�ve question, plus provocante que signifiante, adress�e � Charles � et moi je te plairais ? � et de la paire de blues-jeans achet�e par l'inconnu aux puces, on ne se sait rien de son physique, ni de ses �mois, et Zazie petite fille aurait aussi bien pu �tre n�e gar�on : cheveux courts, oeil vif et genoux cagneux. Rien d'une Lolita, si ce n'est l'int�r�t pr�coce pour la sexualit�.
Queneau ne trace pas de portrait psychologique de ses personnages, leurs personnalit�s s'expriment davantage dans leurs habitus langagiers et dans leurs actes. Peu �pargn�e par la vie, elle n'en demeure pas moins joviale, tant�t na�ve parce que curieuse, tant�t goguenarde parce que connaisseuse.
Il est �vident que la sexualit� infantile est au coeur des pr�occupations de cette �poque.
Freud en a d�j�, depuis plusieurs d�cennies, d�montr� l'existence et les �cueils, mais nous sommes entr�s dans une d�mocratisation de ses conceptualisations.
Le personnage de l'hyst�rique ne surprend plus, et les f�ministes ont d�j� men� � bien des actions importantes, telles que le droit de vote pour les femmes (1945) et celui de l'avortement th�rapeutique (1955).
Les questions de l'inceste, de la p�dophilie et des � d�viances � sexuelles, ne sont pas sp�cifiques � cette �poque. Mais ce qui peut �tre not�, et ce en partie gr�ce aux r�centes ordonnances sur la protection de l'enfant (1958), c'est qu'il est alors possible d'en parler. Ces sujets restent tabous, mais peuvent d'ores et d�j� �tre trait�s au fil de l'actualit�, de la litt�rature, etc.
L'adulte est au coeur de ces tabous mais l'enfant y a aussi sa part. En effet, elle semble avoir une conscience aigu� des d�sirs malveillants de certains adultes, elle en use parfois, mais ne se laisse pas abuser par leurs intentions.
La concupiscence n'est pas v�cue comme naturelle, mais bien comme irr�v�rencieuse. Zazie la tourne en d�rision. Elle n'est donc pas cette enfant pure, faible et id�alement na�ve. On peut surprendre Zazie comme faisant preuve de subjectivit� et d'objectivit�, elle est un sujet, elle est partie prenante de l'action qu'elle vit. Elle ne se d�responsabilise pas de son v�cu, ne se pose pas en victime de son drame familial, pas plus que ses parents ne passent pour des bourreaux. Il est l� question de la vraie vie, quoique fictionnelle, pas du mythe d'une enfant martyris�e, ni de celui d'une enfant provocatrice. Bien qu'elle nous apprenne que la justice l'a secourue, non sans d�boires, dans cette sombre affaire, c'est Zazie qui a la parole ; ni son p�re, ni sa m�re, ni la loi ne s'expriment en ses mots. Elle est seule d�tentrice de sa v�rit�. Elle est le � je � de son discours.
Mais Zazie, dans sa posture de sujet agissant, ne se constitue-t-elle pas comme objet social, figure st�r�otypique des enfants de sa g�n�ration ?
Plut�t que l'�manation d'un mod�le, il semblerait qu'elle incarne le fait que des enfants puissent �tre acteurs de leur quotidien et vivre en dehors de l'autocratie parentale. Cette situation peut se transposer � la soci�t� elle-m�me et au fait que des personnes (les gr�vistes s'en font l'�cho discret, dans le roman) souhaitent vivre en dehors d'une dictature d'�tat et se consid�rent seuls aptes � penser leur condition sociale.
Zazie, dans sa r�volte, est le reflet d'une soci�t�, qui n'est plus ni patriarcale ni matriarcale, mais qui entre dans l'�re de l'individualisme et du consum�risme.
Est-elle pour autant un personnage proph�tique, qui annonce les mouvements de 68, l'�re du lib�ralisme, de l'individualisme, des familles recompos�es ?
Lorsque que l'on repense au statut de l'enfant des ann�es 1950, on imagine les �coles de
Jules Ferry, � leur apog�e, les internats, la non-mixit� et le bepc. On imagine moins que ce sont les cong�n�res de Zazie qui manifesteront en 1968, et qui brigueront la r�volution culturelle, sexuelle et sociale, d�j� en marche explicitement dans les textes de
Queneau.
Zazie est bel et bien une petite fille ancr�e dans son �poque, et c'est l'�poque tout enti�re qui annonce d�j� la vague de renouveau des ann�es 1960. Ses go�ts pour la mode am�ricaine d�notent d�j� l'importance qu'aura la consommation de masse sur les g�n�rations suivantes. Ses intempestifs manquements � l'autorit� et ses prises de libert� effront�es sont autant de pr�mices � des comportements permissifs et d�responsabilisants qui s'initient dans les ann�es 1960. La protection de l'enfance est � l'oeuvre depuis peu et accorde � l'enfant toute la puret� et la vuln�rabilit� qu'on lui suppose encore aujourd'hui, en perdant peut-�tre de vue que c'est l� une repr�sentation d'adulte sur le monde de l'enfance. Avec Zazie, on se retrouve donc dans une situation confuse, o� les adultes, tour � tour, la victimisent ou se m�fient d'elle, et o�, sous couvert de na�vet�, une vraie curiosit� la tenaille ; et par laquelle elle affirme son autonomie, en ne se contentant pas du peu que son entourage veut bien lui distiller. de cette confusion participent plusieurs inversions identitaires (Marceline/Marcel, Gabriel /la danseuse, Pedros-surplus/le flicman, etc.), en miroir avec la confusion des g�n�rations et de leurs perceptions r�ciproques. Zazie, par sa pr�cocit�, met en relief le fait qu'elle soit une enfant se comportant comme une adulte, dans un monde d'adultes se comportant comme des enfants (c'est
le contre-mythe de
Barthes). La veuve Mouaque ira jusqu'� prier son indulgence et sa compr�hension du monde des adultes !
Par ailleurs, ses questionnements sur la sexualit� et la d�nonciation de la perversion sont autant d'�vocations de la r�volution sexuelle en marche et des droits et politiques de protection de l'enfant et de la femme.
Zazie annonce l'entr�e de notre soci�t� dans un monde h�t�rog�ne. La guerre a fini de ruiner les vestiges des soci�t�s dites � traditionalistes � et par le renouveau qui lui fait suite, entra�ne un cort�ge de pluralit�, que nous vivons aujourd'hui de l'int�rieur.
l'autonomie et donc � une part de libert� et de libre-arbitre. En situant Zazie au coeur des conflits parentaux et sociaux, m�me s'ils restent anecdotiques,
Queneau impose l'id�e que cet enfant et sa g�n�ration sont porteurs d'un renouvellement des grands principes sociaux, tels que le droit de gr�ve, les droits des femmes et de l'enfance lib�rale
, qui pr�existent, chez
Queneau, dans les rapports humains. Zazie incarne l'enfant sujet. Zazie en fait �tat, dans ses choix, ses go�ts, ses aspirations et leurs expressions sans concessions.