Les deux sources de l'islam révolutionnaire, par Marc Ferro (Le Monde diplomatique, janvier 1980)

Les deux sources de l’islam révolutionnaire

Islam révolutionnaire. Deux termes qui paraissent antagoniques tant l’itinéraire mental de l’Occident a toujours dissocié les religions de l’idéal révolutionnaire du socialisme. Théorisée par Marx et ses successeurs, fondée sur une vision téléologique de l’histoire des sociétés, cette conception occidentale est liée à l’action du prolétariat qui prendra la relève du capital. Or les pays d’islam, arabes ou pas, à peine atteints par l’industrialisation aux débuts de ce siècle, semblaient ainsi deux fois disqualifiés pour animer le combat révolutionnaire, prérogative du monde occidental.

Tout au plus, avant comme après 1917, ces pays d’Orient sont-ils apparus, parmi d’autres, comme un facteur de la politique internationale, comme des agents mais pas comme des sujets. Lorsque la première crise iranienne éclate en 1908-1911 à Tabriz, la IIe Internationale voit là un moyen de combattre à la fois l’impérialisme russe et anglais en Iran. Mais on ignore le fait qu’un parti socialiste s’y était constitué, ce que cela impliquait. De la même façon, vingt ans plus tard, exilé à Alma-Ata, Trotski ignore tout de la crise qui secoue l’Orient soviétique, tant l’existence et la spécificité des mouvements qui éclatent dans le monde musulman échappent à son attention. Comme la plupart des dirigeants communistes, il y est étranger ; il ne les prend même pas en compte.

Deux ouvrages récents d’A. Bennigsen et S. Enders-Wimbush, d’une part, et de Cosroe Chaquèri (1), d’autre part, offrent le même intérêt de repérer les racines de l’islam révolutionnaire sans limiter cette exploration aux stratifications les plus récentes des bouleversements que connaît le monde musulman, crise du pétrole ou décolonisation.

Lutte nationale et lutte sociale

La greffe de l’idée révolutionnaire sur le monde musulman est liée à la pénétration des idées socialistes dans le monde. Celle-ci, montre A. Bennigsen, ne se réalisa que si certaines conditions existaient, et en premier lieu l’existence d’une tradition nationale institutionnalisée sous la forme d’un Etat. Ensuite, la présence d’une élite qui, tactiquement, adopta des idéologies différentes mais demeura fondamentalement nationaliste : chez les Tatars, par exemple, elle passa du démocratisme jadid au socialisme national, au national-communisme, puis au nationalisme le plus pur. Il y a ainsi amalgame entre luttes sociales et conflits ethniques lorsque, par exemple, à Bakou, les ouvriers musulmans ont à combattre des patrons géorgiens, russes ou arméniens. Autre condition : l’existence d’une force combattante, qui n’est pas nécessairement un prolétariat mais peut hériter de la tradition haiduk dans le Caucase, des soulèvements nomades plus à l’est ou au sud, etc. Pénétrant par des chenaux indigènes, non européens, ces idées révolutionnaires ne s’enracinèrent que pour autant que le lien était constant entre lutte nationale et lutte sociale (d’où la diffusion privilégiée des idées de Kautski et d’Otto Bauer), et que l’adhésion se présentait comme un apprentissage au travail clandestin, une technique destinée, pour cette élite, à établir un lien avec les masses, un moyen enfin de pouvoir en appeler au monde extérieur. Que, dans les mouvements qui se créaient, ait existé une identification nationale plus forte que l’identification sociale ne fait aucun doute, observe A. Bennigsen : à Bakou, les prolétaires de toutes les nations du Caucase s’entre-tuèrent de 1918 à 1923 avec autant de foi et de détermination que les prolétaires d’Europe occidentale pendant la Grande Guerre.

A la veille de la révolution de 1917, les révolutionnaires russes avaient dû accepter la formation de quelques organisations social-démocrates ou S.R., dont la création émanait d’instances nationales ou religieuses, tel le Hummet, une sorte de Bund musulman. Hors de Russie, et par exemple en Iran, montre C. Chaquèri, les drapeaux de l’islam et du socialisme se confondaient aussi souvent, les élites appartenant aussi bien à la petite bourgeoisie qu’au clergé chiite. Lorsque éclate la révolution de 1917, celle-ci, vue des confins musulmans de la Russie, est perçue comme une désintégration de l’ancien empire plus que sous l’aspect d’une révolution socialiste. Les nations du pourtour vont-elles pouvoir saisir la chance de leur liberté ? Ainsi, à l’intérieur du monde musulman de Russie, il est significatif que les thèses nationalitaires des fédéralistes l’emportèrent sur celles des Tatars centralistes... et des mollahs dont on croit ne plus avoir besoin... Lorsqu’il apparut que la révolution d’Octobre, loin d’apporter le droit à l’autodétermination annoncé, précipitait au contraire le mouvement d’exclusion des musulmans de ces instances dirigeantes des soviets de députés, rejetés, en tant que nationalistes ou musulmans, au cri de « réaction », les musulmans hésitèrent entre plusieurs attitudes, car, entre blancs et rouges, il fallut bien choisir. Comme il n’y avait rien à espérer des blancs ou des Anglais, sinon un retour à l’ordre ancien, force fut de se mettre avec les rouges mais en renforçant les organisations indigènes autonomes, telle l’association des Hummet, ou des Adalat en Azerbaïdjan. Ce qui aida à un ralliement aux rouges fut la politique appropriée de Staline, qui, dès le début des années 20, sut introduire un grand nombre de leaders nationaux dans les instances de l’Etat soviétique, créant, par exemple, au sein du commissariat aux nationalités un Mus-Kom (comité musulman), dont l’existence, en soi, avait valeur symbolique. Ainsi, la victoire du bolchevisme et celle de l’islam se trouvaient associées au point que dans l’esprit de certains leaders religieux, tel Musa Jarullah Bigi, l’islam pourrait mieux pénétrer le reste de l’Asie sous le couvert du bolchevisme, dont l’idéal d’égalité n’était pas en contradiction avec le dogme, avec la loi. En outre, depuis le congrès de Bakou, l’idée d’une révolution mondiale animée par l’Orient prenait quelque consistance ; l’adhésion aux idées socialistes révolutionnaires changeait ainsi d’enveloppe. Le succès de la révolution se confondait avec la défaite de l’impérialisme. On était vraiment loin de la lutte des classes.

Si l’égalité sociale appartient au dogme et à la loi de l’islam qui, rappelle Hélène Carrère d’Encausse, ne dissocie pas le temporel et le spirituel, l’impossibilité pour un Etat socialiste de devenir impérialiste fait partie du dogme et de la loi du marxisme. "Malheureusement, écrivait naguère Maxime Rodinson, il n’y a pas de preuves (2). A défaut de preuves, les nations musulmanes de Russie et du pourtour acquirent la certitude que cette croyance était un mythe, que jamais elles n’acquerraient une réelle autonomie, l’indépendance.

Contre tous les impérialismes

La Constitution de l’U.R.S.S. et la politique stalinienne ne répondant plus, après la victoire sur les blancs, aux aspirations d’une bonne partie des marxistes nationalistes musulmans, l’idée d’un communisme national fit son chemin parmi eux, trouvant en Sultan Galiev le théoricien qui l’armait de son concept opératoire, celui de nation-prolétaire. Se défaire de la nation-oppresseur devenait dans sa stratégie l’objectif prioritaire, la lutte des classes à l’intérieur des pays colonisés ou soumis devenant seulement la deuxième étape de la révolution sociale mondiale. Ce nouveau principe de division internationale de la lutte des classes, anti-russe, allait, en outre, très directement contre la stratégie alors appliquée par le Komintern.

Il ne s’agissait pas d’aider au succès de la révolution européenne en affaiblissant l’impérialisme anglais ou français, mais bien de considérer que deux fois opprimés, par le capital et par la nation dominatrice, les pays coloniaux, ou dépendants, étaient nécessairement plus révolutionnaires que l’Europe, dont le prolétariat exploité par le capital n’en exploitait pas moins lui-même les travailleurs et nations prolétaires du monde entier. Ainsi, adaptant la thèse de Lénine sur « le maillon le plus faible » à la « nation prolétaire », les communistes-nationaux montraient que, une fois l’impérialisme élargi à la planète, le maillon le plus faible n’était plus le prolétariat européen, mais les nations « prolétaires ». La suppression de l’inégalité entre les nations prenait le pas sur la suppression de l’inégalité à l’intérieur des nations. Créer une sorte d’Internationale coloniale indépendante du Komintern, sinon opposée à lui, tel était le projet qui prenait forme aux débuts des années 20.

Sa première source naissait ainsi dans les sphères soviétiques du communisme national où la balkanisation de l’ancien Turkestan apparut la preuve manifeste que le pouvoir de Moscou était capable de toutes les innovations théoriques susceptibles de « casser » le mouvement pour l’institution d’une nation tourannienne qui eût regroupé, en Etat associé, indépendant de la Russie soviétique, la plus grande majorité des Turcs de l’ancien empire. La formation, au même moment, de la République de Ghilan, aux confins du Caucase turc et persan (hors des frontières de l’U.R.S.S.), qui, après coup, apparaît un peu comme la première République satellite créée par Staline, fut un autre précédent qui montra que la formule du socialisme dans un seul pays pouvait couvrir tous les changements de politique ; car, après avoir aidé à sa formation, le gouvernement de Moscou contribua à sa destruction pour complaire à Reza Khan, futur Reza Chah, obstacle plus consistant à la pénétration anglaise. Le Komintern le félicitait en 1923 pour son orientation « progressiste (sic) et anti-impérialiste ». Ainsi, Canton 1927 n’est pas né à Canton, mais bien aux carrefours du Caucase. Et quatre ans plus tôt.

Pour les « nations prolétaires », il était clair qu’il ne fallait rien attendre ni de la IIIe Internationale ni, pour les musulmans de l’intérieur de l’U.R.S.S., du pouvoir de Moscou. Au reste, dans le pays même, les chantres du communisme national furent, l’un après l’autre, exterminés, puis disparurent. En 1928, Staline l’avait définitivement emporté à l’intérieur où sa politique d’assimilation soviétiste fut bon gré mal gré acceptée, notamment grâce au ralliement d’un certain nombre de leaders nationaux intégrés dans l’appareil d’Etat. La semence du « communisme national », tout comme celle des « nations prolétaires », survivait néanmoins et essaimait dans le tiers-monde. Tan Malaka, en Indonésie, Roy aux Indes, avant Lin Piao, en Chine, reprirent ces idées, en les vidant cette fois de leur ancienne appartenance musulmane. Elles la retrouvèrent avec Ben Bella et Boumediène, qui connurent les idées de Sultan Galiev, reprises ensuite par le colonel Kadhafi. Cette fois, l’islam révolutionnaire tendait à se confondre désormais avec le destin de la nation arabe.

Parallèlement, une deuxième source s’essayait à sourdre, qui provenait précisément des versants du Caucase et de l’Iran lui-même. S’interrogeant dès la fin de 1918 sur l’espace le mieux adapté au lancement de la troisième révolution mondiale, K. Trojanovski (3) jugeait qu’avec son puissant clergé, sa vieille tradition social-démocrate, sa position entre le monde turc, le monde indo-musulman et le monde arabe, il ne faisait aucun doute que la Perse était la nation la mieux placée pour servir de carrefour et de foyer à la société de demain. Les peuples ont une mémoire plus longue que les diplomaties, et toutes ne fonctionnent pas non plus selon des principes qui, parce que pensés à Washington, à Paris ou à Moscou, sont considérés comme la loi du déroulement de l’histoire.

Marc Ferro

Directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études.

(1Alexandre-A. Bennigsen et S. Enders Wimbush, Muslim National Communism in the Soviet Union, a Revolutionnary Strategy for the Colonial World, The University of Chicago Press, 1979, 267 pages. — Cosroe Chaquèri, la Social-Démocratie en Iran, éditions Mazdak, Florence, 1979, 300 pages.

(2Maxime Rodinson, Marxisme et Monde musulman, Le Seuil, Paris, 1972. — Hélène Carrère d’Encausse, l’Empire éclaté, Flammarion, Paris, 1978.

(3Cité par Cosroe Chaquèri, Naissance du parti communiste en Iran (thèse), Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris.

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