Eugène Varlin. Aux origines du mouvement ouvrier, de Jacques Rougerie

Varlin aujourd’hui

La Commune de Paris suscite un intérêt perpétué qui croît indéniablement dans les phases de désarroi politique, quand la part du rêve devient d’autant plus nécessaire que l’horizon se brouille. On ne saurait dès lors douter que son 150e anniversaire n’occasionne une abondante production éditoriale dont s’affirment déjà les prémices. Les éditions du Détour occupent là une place notable en publiant coup sur coup une réédition de L’histoire de la commune de 1871 de Lissagaray, préfacée par Jacques Rougerie dont il n’est guère utile de préciser qu’il est le connaisseur entre tous de cette histoire et son infatigable défricheur, et, de la plume de celui-là même, un ouvrage consacré à Eugène Varlin.


Jacques Rougerie, Eugène Varlin. Aux origines du mouvement ouvrier. Éditions du Détour, 250 p., 19,90 €


L’ouvrage, écrit son auteur, n’est pas une biographie stricto sensu. Ce d’autant moins que rares sont les documents propres à renseigner la vie privée de Varlin, précise-t-il. Il s’agit plutôt d’une relecture ordonnée et commentée de quelques-uns de ses écrits majeurs, parus dans la presse, prononcés lors des divers congrès de l’Internationale ouvrière auxquels il a pris part, ou encore d’écrits épistolaires, selon une structure éditoriale qui n’est pas sans évoquer la précieuse collection défunte (?) « Archives-Gallimard » dans laquelle Jacques Rougerie avait, du reste, publié, en 1973, Le procès des communards. Ces documents croisés avec des écrits d’autres protagonistes, individuels ou collectifs, pour certains en annexe (50 pages), constituent un précieux éclairage sur les sociétés ouvrières parisiennes au terme du Second Empire et sur l’Internationale, qui sont en fait le sujet principal de l’ouvrage.

Que cet ouvrage ait été suscité par la proximité du 150e anniversaire de la Commune ne saurait occulter qu’il s’inscrit dans un regain d’attention plus large pour une histoire qui doit au poids de la seconde et de la troisième Internationale et au primat des organisations politiques qui leur fut consubstantiel d’avoir été longtemps sinon marginalisée du moins réduite à peu de chose. Le retournement de cycle qui nous vaut de nous situer dans une séquence dite néolibérale et la crise des systèmes politiques et, par là, des organisations consubstantielles au cycle précédent, qui fut l’âge d’or du mouvement ouvrier, ont contribué depuis deux ou trois décennies à déplacer le regard et l’historiographie sur le premier XIXe siècle qui vit l’émergence des sociétés ouvrières et leurs combats, déployés sous l’espèce de la grève ou, en réponse à une crise inédite, lors de la Commune de Paris. Il est ainsi remarquable que le récent ouvrage de Nicolas Delalande intitulé La lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières (Seuil, 2019) s’inscrive, comme en miroir, dans une profonde complémentarité avec le présent ouvrage en abordant, depuis l’Internationale, la question de la solidarité financière aux grèves et de ses modalités que Jacques Rougerie analyse ici, quant à lui, à l’échelle des sociétés ouvrières, devenues sociétés de résistance, en soulignant le primat de la solidarité déployée à cette échelle.

En 1975, Jean Bruhat publiait Eugène Varlin, militant ouvrier, révolutionnaire et communard [1]. Quarante ans plus tard, ce sont trois ouvrages qui, presque simultanément, sont consacrés à Varlin : l’ouvrage de Jacques Rougerie, celui de Michel Cordillot [2] et la toute récente publication de ses écrits commentés par Michèle Audin [3]. Sans doute faut-il y voir un effet des résonances entre les positions qu’il défend, au fil de ses combats, et bien des interrogations contemporaines, nées de la fin des certitudes et relatives à la crise du politique et aux voies de l’émancipation.

Jacques Rougerie, Eugène Varlin. Aux origines du mouvement ouvrier

Portrait de Varlin par Félix Vallotton (1897)

Eugène Varlin appartient à une génération fidèle à l’héritage des années révolutionnaires de 1848-1851, résumé par l’exigence d’une « république démocratique et sociale », mais également consciente que l’heure est venue d’un adieu aux barricades au profit de nouvelles formes d’action, au premier rang desquelles, s’agissant de Varlin, « l’association ». Cet ouvrier relieur devient un protagoniste majeur de la création et de l’affirmation des sociétés et organisations surgies à différentes échelles dans la seconde moitié des années 1860 : Société mutuelle de crédit et de solidarité des ouvriers et ouvrières relieurs et relieuses, Fédération des chambres syndicales ouvrières, l’Internationale et sa section parisienne, Commission des délégués ouvriers à l’exposition internationale de 1867 dont Jacques Rougerie souligne qu’elle constitue pour l’Internationale une redoutable rivale. Avec, dans ce cadre, une attention spécifique pour l’éducation, technique mais également musicale, la coopération et l’intégration des femmes travailleuses aux sociétés ouvrières témoignant de leur profonde imprégnation fouriériste.

Confronté aux vifs débats qui traversent ces organisations et parfois les opposent, s’agissant du bien-fondé de la grève et de ses fonctions, de la politique, du « collectivisme » au sens que lui confère alors l’Internationale et du mutualisme, Varlin, qui se définit comme un « communiste non autoritaire », se démarque de Proudhon dont il dénonce l’individualisme mais également de Marx avec qui le débat ne paraît cependant pas s’être mené aussi directement. Sa connaissance des sociétés ouvrières et son implication dans leurs combats au terme des années 1860 lui valent de tenir leur action concrète, qu’on peut qualifier de premier syndicalisme réformiste, et la grève pour des modalités de l’émancipation ouvrière qui constitue son objectif entre tous. Mais la grève ne saurait à elle seule répondre aux exigences de justice sociale. Varlin constate que presque toutes aboutissent à la constitution de chambres syndicales devenues ensuite des caisses de résistance, et il souligne l’importance de ces dernières dans la construction du processus révolutionnaire qu’il envisage. Ce processus suppose, en effet, la constitution de fédérations ouvrières qui sont la condition d’une montée en généralité par laquelle peut alors se définir le politique et qu’Eugène Varlin s’emploie à construire.

Mais les sociétés ouvrières se voient également confier un rôle majeur dans l’avenir révolutionnaire. La révolution qu’il dit prochaine ne saurait en effet s’arrêter à un simple changement d’étiquette gouvernementale : « les travailleurs eux-mêmes doivent avoir la libre disposition, la possession de leurs instruments de travail sous la condition d’apporter à l’échange leurs produits au prix de revient ». Devenues le creuset dans lequel se formera la société de demain, les sociétés forment ainsi « les éléments naturels de l’édification  sociale de l’avenir. Ce sont elles qui pourront facilement se transformer en associations de producteurs, ce sont elles qui pourront mettre en œuvre l’outillage social et l’organisation de la production ». Celui qui professe et professera toujours une défiance vis-à-vis de l’État et de la politique dans l’étroite acception du terme se réclame en outre d’un gouvernement direct par le peuple, condition de la « République sociale et universelle » advenue, la représentation politique, dont il admet la nécessité, n’ayant alors d’autre mission que de « régler les intérêts généraux de tous les hommes ».

Jacques Rougerie, Eugène Varlin. Aux origines du mouvement ouvrier

L’une des barricades du faubourg Saint-Antoine, le 18 mars 1871

Dans un ouvrage intitulé The Republican Moment, Philip Nord montrait comment les associations constituées à diverses fins sous le Second Empire devaient à leurs pratiques d’avoir constitué le creuset des cadres et de la culture républicaine [4]. Dans telle de ses interventions, Eugène Varlin développe une théorie similaire s’agissant des sociétés ouvrières absentes du panel étudié par Philip Nord. « Quoique nous ayons été souvent attaqués par certains révolutionnaires qui nous reprochaient de nous occuper de questions de détail lorsque l’ensemble était à changer, nous avons la prétention d’avoir largement contribué à l’avènement de la révolution en habituant le peuple à la pratique des institutions républicaines. » Mais il est vrai que la continuité que Philip Nord met en évidence pour les associations qu’il retient doit à l’insurrection communarde et à sa tragique issue de faire place ici à la césure, en répondant d’héritages susceptibles de résurgences, sous l’espèce du syndicalisme révolutionnaire, s’agissant de certaines des thèses de Varlin, mais avant tout d’une profonde solution de continuité tant en matière de cadres que de culture. L’ouvrage de Jacques Rougerie, qui vaut surtout pour sa retraversée des sociétés ouvrières et de l’Internationale, est plus rapide sur cette séquence durant laquelle Varlin se consacre à des tâches concrètes relatives au logement, aux finances de la Commune et à l’approvisionnement militaire, avant que d’être exécuté à Montmartre aux derniers jours de l’insurrection. La primauté, demeurée la règle, donnée aux documents sur le commentaire rend ici la lecture plus mal aisée à qui n’a pas une bonne connaissance préalable des événements.

Nous n’entendons pas suggérer que ceux qui s’interrogent aujourd’hui sur le politique trouveront là des réponses à leurs doutes et à leurs inquiétudes, s’agissant de l’émancipation sociale ou d’un devenir à la mesure de leurs rêves. Mais, en leur faisant écho à divers titres, l’ouvrage informe sur la nature d’une séquence qui nous oblige à repenser en profondeur le politique et la nature de ses acteurs.


  1. Jean Bruhat, Eugène Varlin, militant ouvrier, révolutionnaire et communard, Éditeurs français réunis, 1975.
  2. Michel Cordillot, Eugène Varlin, internationaliste et communard, Spartacus, 2016.
  3. Michèle Audin, Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, Libertalia, 2019.
  4. Philip Nord, The Republican Moment. Struggles for Democracy in Nineteenth-Century France, Harvard University Press, 1995.

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