The Project Gutenberg's eBook of Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 to 4), by George Sand

Project Gutenberg's Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol.1 to 4), by George Sand

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Title: Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol.1 to 4)

Author: George Sand

Release Date: March 11, 2012 [EBook #39101]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE MA VIE ***




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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont �t� corrig�es. L'orthographe d'origine a �t� conserv�e et n'a pas �t� harmonis�e. Les num�ros des pages blanches n'ont pas �t� repris.

Les corrections indiqu�es dans l'errata en fin du livre ont �t� incorpor�es dans le texte.

Le titre �Chapitre Sixi�me� n'existe pas dans cette �dition. Apr�s le Chapitre Cinqui�me, le Chapitre Septi�me continue la narration o� le Chapitre pr�c�dent l'a laiss�e.

I p. 1

HISTOIRE DE MA VIE.

I p. 2 I p. 3

HISTOIRE
DE MA VIE

par

Mme GEORGE SAND.

Charit� envers les autres;
Dignit� envers soi-m�me;
Sinc�rit� devant Dieu.

Telle est l'�pigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.

TOME PREMIER.

PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.

I p. 4 I p. 5

PREMI�RE PARTIE.[1]

* * *

CHAPITRE PREMIER.

Pourquoi ce livre?—C'est un devoir de faire profiter les autres de sa propre exp�rience.—Lettres d'un Voyageur.—Confessions de J.-J. Rousseau.—Mon nom et mon �ge.—Reproches � mes biographes.—Antoine Delaborde, ma�tre Paulmier et ma�tre Oiselier.—Affinit�s myst�rieuses.—Eloge des oiseaux.—Histoire d'Agathe et de Jonquille.—L'oiselier de Venise.

Je ne pense pas qu'il y avait de l'orgueil et de l'impertinence � �crire l'histoire de sa propre vie, encore moins � choisir, dans les souvenirs que cette vie a laiss�s en nous, ceux qui nous paraissent valoir la peine d'�tre conserv�s. Pour ma part, je crois accomplir un devoir, assez p�nible m�me, car je ne connais rien de plus malais� que de se d�finir et de se r�sumer en personne.

I p. 6 L'�tude du cœur humain est de telle nature, que plus on s'y absorbe, moins on y voit clair; et pour certains esprits actifs, se conna�tre est une �tude fastidieuse et toujours incompl�te. Pourtant je l'accomplirai, ce devoir; je l'ai toujours eu devant les yeux; je me suis toujours promis de ne pas mourir sans avoir fait ce que j'ai toujours conseill� aux autres de faire pour eux-m�mes: une �tude sinc�re de ma propre nature et un examen attentif de ma propre existence.

Une insurmontable paresse (c'est la maladie des esprits trop occup�s et celle de la jeunesse par cons�quent) m'a fait diff�rer jusqu'� ce jour d'accomplir cette t�che; et, coupable peut-�tre envers moi-m�me, j'ai laiss� publier sur mon compte un assez grand nombre de biographies pleines d'erreurs, dans la louange comme dans le bl�me. Il n'est pas jusqu'� mon nom qui ne soit une fable dans certaines de ces biographies, publi�es d'abord � l'�tranger et reproduites en France avec des modifications de fantaisie. Questionn�e par les auteurs de ces r�cits, appel�e � donner les renseignements qu'il me plairait de fournir, j'ai pouss� l'apathie jusqu'� refuser � des personnes bienveillantes le plus simple indice. J'�prouvais, je l'avoue, un d�go�t mortel � occuper le public de ma personnalit�, qui n'a rien de saillant, lorsque je me sentais le cœur et la t�te remplis de personnalit�s plus fortes, plus logiques, plus compl�tes, plus id�ales, de types I p. 7 sup�rieurs � moi-m�me, de personnages de romans en un mot. Je sentais qu'il ne faut parler de soi au public qu'une fois en sa vie, tr�s s�rieusement, et n'y plus revenir.

Quand on s'habitue � parler de soi, on en vient facilement � se vanter, et cela, tr�s involontairement, sans doute, par une loi naturelle de l'esprit humain, qui ne peut s'emp�cher d'embellir et d'�lever l'objet de sa contemplation. Il y a m�me de ces vanteries na�ves dont on ne doit pas s'effrayer lorsqu'elles sont rev�tues des formes du lyrisme, comme celles des po�tes, qui ont, sur ce point, un privil�ge sp�cial et consacr�. Mais l'enthousiasme de soi-m�me qui inspire ces audacieux �lans vers le ciel n'est pas le milieu o� l'ame puisse se poser pour parler longtemps d'elle-m�me aux hommes. Dans cette excitation, le sentiment de ses propres faiblesses lui �chappe. Elle s'identifie avec la Divinit�, avec l'id�al qu'elle embrasse: s'il se trouve en elle quelque retour vers le regret et le repentir, elle l'exag�re jusqu'� la po�sie du d�sespoir et du remords; elle devient Werther, ou Manfred, ou Faust, ou Hamlet, types sublimes au point de vue de l'art, mais qui, sans le secours de l'intelligence philosophique, sont devenus parfois de funestes exemples ou des mod�les hors de port�e.

Que ces grandes peintures de plus puissantes �motions de l'ame des po�tes restent pourtant � jamais v�n�r�es! et disons bien vite qu'on doit I p. 8 pardonner aux grands artistes de s'�tre drap�s ainsi des nuages de la foudre ou des rayons de la gloire. C'est leur droit, et en nous donnant le r�sultat de leurs plus sublimes �motions, ils ont accompli leur mission souveraine. Mais disons aussi que dans des conditions plus humbles, et sous des formes plus vulgaires, on peut accomplir un devoir s�rieux, plus imm�diatement utile � ses semblables, en se communiquant � eux sans symbole, sans aur�ole et sans pi�destal.

Il est certainement impossible de croire que cette facult� des po�tes, qui consiste � id�aliser leur propre existence et � en faire quelque chose d'abstrait et d'impalpable, soit un enseignement bien complet. Utile et vivifiant, il l'est sans doute; car tout esprit s'�l�ve avec celui des r�veurs inspir�s, tout sentiment s'�pure ou s'exalte en les suivant � travers ces r�gions de l'extase; mais il manque � ce baume subtil, vers� par eux sur nos d�faillances, quelque chose d'assez important, la r�alit�.

Eh bien! il en co�te � un artiste de toucher � cette r�alit�, et ceux qui s'y complaisent sont vraiment bien g�n�reux! Pour ma part, j'avoue que je ne puis porter aussi loin l'amour du devoir, et que ce n'est pas sans un grand effort que je vais descendre dans la prose de mon sujet.

J'avais toujours trouv� qu'il �tait de mauvais go�t non seulement de parler de soi, mais encore de s'entretenir longtemps avec soi-m�me. Il y I p. 9 a peu de jours, peu de momens dans la vie des �tres ordinaires o� ils soient int�ressans ou utiles � contempler. Je me suis sentie pourtant dans ces jours et dans ces heures-l� quelquefois comme tout le monde, et j'ai pris la plume alors pour �pancher quelque vive souffrance qui me d�bordait, ou quelque violente anxi�t� qui s'agitait en moi. La plupart de ces fragmens n'ont jamais �t� publi�s, et me serviront de jalons pour l'examen que je vais faire de ma vie. Quelques-uns seulement ont pris une forme � demi confidentielle, � demi litt�raire, dans des lettres publi�es � certains intervalles et dat�es de divers lieux. Elles ont �t� r�unies sous le titre de Lettres d'un voyageur. A l'�poque o� j'�crivis ces lettres, je ne me sentis pas trop effray�e de parler de moi-m�me, parce que ce n'�tait pas ouvertement et litt�ralement de moi-m�me que je parlais alors. Ce voyageur �tait une sorte de fiction, un personnage convenu, masculin comme mon pseudonyme, vieux quoique je fusse encore jeune; et dans la bouche de ce triste p�lerin, qui en somme �tait une sorte de h�ros de roman, je mettais des impressions et des r�flexions plus personnelles que je ne les aurais risqu�es dans un roman, o� les conditions de l'art sont plus s�v�res.

J'avais besoin alors d'exhaler certaines agitations, mais non le besoin d'occuper de moi mes lecteurs.

Je l'ai peut-�tre moins encore aujourd'hui, ce I p. 10 besoin pu�ril chez l'homme et dangereux tout au moins chez l'artiste. Je dirai pourquoi je ne l'ai pas, et aussi pourquoi je vais pourtant �crire sur ma propre vie, comme si je l'avais, comme on mange par raison sans �prouver aucun app�tit.

Je ne l'ai pas, parce que je me trouve arriv�e � un �ge de calme o� ma personnalit� n'a rien � gagner � se produire, et o� je n'aspirerais qu'� la faire oublier, � l'oublier moi-m�me enti�rement, si je ne suivais que mon instinct et si je ne consultais que mon go�t. Je ne cherche plus le mot des �nigmes qui ont tourment� ma jeunesse, j'ai r�solu en moi bien des probl�mes qui m'emp�chaient de dormir. On m'y a aid�e, car � moi seule je n'aurais vraisemblablement rien �clairci.

Mon si�cle a fait jaillir les �tincelles de la v�rit� qu'il couve; je les ai vues, et je sais o� en sont les foyers principaux, cela me suffit. J'ai cherch� jadis la lumi�re dans des faits de psychologie. C'�tait absurde. Quand j'ai compris que cette lumi�re �tait dans des principes, et que ses principes �taient en moi sans venir de moi, j'ai pu, sans trop d'effort ni de m�rite, entrer dans le repos de l'esprit. Celui du cœur ne s'est point fait et ne se fera jamais. Pour ceux qui sont n�s compatissans, il y aura toujours � aimer sur la terre, par cons�quent � plaindre, � servir, � souffrir. Il ne faut donc point chercher l'absence I p. 11 de douleur, de fatigue et d'effroi, � quelque �ge que ce soit de la vie, car ce serait l'insensibilit�, l'impuissance, la mort anticip�e. Quand on a accept� un mal incurable, on le supporte mieux.

Dans ce calme de la pens�e et dans cette r�signation du sentiment, je ne saurais avoir d'amertume contre le genre humain qui se trompe, ni d'enthousiasme pour moi-m�me qui me suis tromp�e si longtemps. Je n'ai donc aucun attrait de lutte, aucun besoin d'expansion qui me porte � parler de mon pr�sent ou de mon pass�.

Mais j'ai dit que je regardais comme un devoir de la faire, et voici pourquoi:

Beaucoup d'�tres humains vivent sans se rendre un compte s�rieux de leur existence, sans comprendre et presque sans chercher quelles sont les vues de Dieu � leur �gard, par rapport � leur individualit� aussi bien que par rapport � la soci�t� dont ils font partie. Ils passent parmi nous sans se r�v�ler parce qu'ils v�g�tent sans se conna�tre, et, bien que leur destin�e, si mal d�velopp�e qu'elle soit, ait toujours son genre d'utilit� ou de n�cessit� conforme aux vues de la Providence, il est fatalement certain que la manifestation de leur vie reste incompl�te et moralement inf�conde pour le reste des hommes.

La source la plus vivante et la plus religieuse du progr�s de l'esprit humain, c'est, pour parler la langue de mon temps, la notion de solidarit�[2]. I p. 12 Les hommes de tous les temps l'ont senti instinctivement ou distinctement, et toutes les fois qu'un individu s'est trouv� investi du don plus ou moins d�velopp� de manifester sa propre vie, il a �t� entra�n� � cette manifestation par le d�sir de ses proches ou par une voix int�rieure non moins puissante. Il lui a sembl� alors remplir une obligation, et c'en �tait une en effet, soit qu'il e�t �raconter les �v�nemens historiques dont il avait �t� le t�moin, soit qu'il e�t fr�quent� d'importantes individualit�s, soit enfin qu'il e�t voyag� et appr�ci� les hommes et les choses ext�rieures � un point de vue quelconque.

Il y a encore un genre de travail personnel qui a �t� plus rarement accompli, et qui, selon moi, a une utilit� tout aussi grande, c'est celui qui consiste � raconter la vie int�rieure, la vie de l'ame, c'est-�-dire l'histoire de son propre esprit et de son propre cœur, en vue d'un enseignement fraternel. Ces impressions personnelles, ces voyages ou ces essais de voyage dans le monde abstrait de l'intelligence ou du sentiment, racont�s par un esprit sinc�re et s�rieux, peuvent �tre un stimulant, un encouragement, et m�me un conseil pour les autres esprits engag�s dans le labyrinthe de la vie. C'est comme I p. 13 un �change de confiance et de sympathie qui �l�ve la pens�e de celui qui raconte et de celui qui �coute. Dans la vie intime, un mouvement naturel nous porte � ces sortes d'expansions � la fois humbles et dignes. Qu'un ami, un fr�re vienne nous avouer les tourmens et les perplexit�s de sa situation, nous n'avons pas de meilleur argument pour le fortifier et le convaincre que des argumens tir�s de notre propre exp�rience, tant nous sentons alors que la vie d'un ami c'est la n�tre propre, comme la vie de chacun est celle de tous. �J'ai souffert les m�mes maux, j'ai travers� les m�mes �cueils, et j'en suis sorti; donc tu peux gu�rir et vaincre.� Voil�ce que l'ami dit � l'ami, ce que l'homme enseigne � l'homme. Et lequel de nous, dans ces momens de d�sespoir et d'accablement o� l'affection et le secours d'un autre �tre sont indispensables, n'a pas re�u une forte impression des �panchemens de cette ame dans laquelle il allait �pancher la sienne?

Certes alors c'est l'ame la plus �prouv�e qui a le plus de pouvoir sur l'autre. Dans l'�motion, nous ne cherchons gu�re l'appui du sceptique railleur ou superbe; c'est vers un malheureux de notre esp�ce, souvent m�me vers un plus malheureux que nous, que nous tournons nos regards et que nous tendons nos mains. Si nous le surprenons dans un moment de d�tresse, il conna�tra la piti� et pleurera avec nous. Si nous I p. 14 l'invoquons lorsqu'il est dans l'exercice de sa force et de sa raison, il nous instruira et nous sauvera peut-�tre; mais � coup s�r il n'aura d'action sur nous qu'autant qu'il nous comprendra, et pour qu'il nous comprenne il faut qu'il ait � nous faire une confidence en retour de la n�tre.

Le r�cit des souffrances et des luttes de la vie de chaque homme est donc l'enseignement de tous; ce serait le salut de tous si chacun savait ce qui l'a fait souffrir et conna�tre ce qui l'a sauv�. C'est dans cette vue sublime et sous l'empire d'une foi ardente que saint Augustin �crivit ses Confessions, qui furent celles de son si�cle et le secours efficace de plusieurs g�n�rations de chr�tiens.

Un ab�me s�pare les Confessions de Jean-Jacques Rousseau de celles du P�re de l'Eglise. Le but du philosophe du dix-huiti�me si�cle semble plus personnel, partant moins s�rieux et moins utile. Il s'accuse afin d'avoir l'occasion de se disculper, il r�v�le des fautes ignor�es afin d'avoir le droit de repousser des calomnies publiques. Aussi c'est un monument confus d'orgueil et d'humilit� qui parfois nous r�volte par son affectation, et souvent nous charme et nous p�n�tre par sa sinc�rit�. Tout d�fectueux et parfois coupable que soit cet illustre �crit, il porte avec lui de graves enseignemens, et plus le martyr s'ab�me et s'�gare � la poursuite de son id�al, plus ce m�me id�al nous frappe et nous attire. I p. 15

Mais on a trop longtemps jug� les Confessions de Jean-Jacques au point de vue d'une apologie purement individuelle. Il s'est rendu complice de ce mauvais r�sultat en le provoquant par les pr�occupations personnelles m�l�es �son œuvre. Aujourd'hui que ses amis et ses ennemis personnels ne sont plus, nous jugeons l'œuvre de plus haut. Il ne s'agit plus gu�re pour nous de savoir jusqu'� quel point l'auteur des Confessions fut injuste ou malade, jusqu'� quel point ses d�tracteurs furent impies ou cruels. Ce qui nous int�resse, ce qui nous �claire et nous influence, c'est le spectacle de cette ame inspir�e aux prises avec les erreurs de son temps et les obstacles de sa destin�e philosophique, c'est le combat de ce g�nie �pris d'aust�rit�, d'ind�pendance et de dignit�, avec le milieu frivole, incr�dule ou corrompu qu'il traversait, et qui, r�agissant sur lui �toute heure, tant�t par la s�duction, tant�t par la tyrannie, l'entra�na tant�t dans l'ab�me du d�sespoir, et tant�t le poussa vers de sublimes protestations.

Si la pens�e des Confessions �tait bonne, s'il y avait devoir �se chercher des torts pu�rils et � raconter des fautes in�vitables, je ne suis pas de ceux qui reculeraient devant cette p�nitence publique. Je crois que mes lecteurs me connaissent assez, en tant qu'�crivain, pour ne pas me taxer de couardise. Mais, �mon avis, cette mani�re de s'accuser n'est pas humble, et le sentiment I p. 16 public ne s'y est pas tromp�. Il n'est pas utile, il n'est pas �difiant de savoir que Jean-Jacques a vol� trois livres dix sous � mon grand-p�re, d'autant plus que le fait n'est pas certain[3]. Pour moi, je me souviens d'avoir pris dans mon enfance dix sous dans la bourse de ma grand'm�re pour les donner �un pauvre, et m�me de l'avoir fait en cachette et avec plaisir. Je trouve qu'il n'y a point l� sujet de se vanter, ni de s'accuser. C'�tait tout simplement une b�tise, car pour les avoir je n'avais qu'�les demander.

Or, la plupart de nos fautes, � nous autres honn�tes gens, ne sont rien de plus que des b�tises, et nous serions bien bons de nous en accuser devant des gens malhonn�tes qui font le I p. 17 mal avec art et pr�m�ditation. Le public se compose des uns et des autres. C'est lui faire un peu trop la cour que de se montrer pire que l'on est, pour l'attendrir ou pour lui plaire.

Je souffre mortellement quand je vois le grand Rousseau s'humilier ainsi et s'imaginer qu'en exag�rant, peut-�tre en inventant ces p�ch�s-l�, il se disculpe des vices de cœur que ses ennemis lui attribuaient. Il ne les d�sarma certainement pas par ses Confessions: et ne suffit-il pas, pour le croire pur et bon, de lire les parties de sa vie o� il oublie de s'accuser? Ce n'est que l� qu'il est na�f, on le sent bien.

Qu'on soit pur ou impur, petit ou grand, il y a toujours vanit�, vanit� pu�rile et malheureuse, � entreprendre sa propre justification. Je n'ai jamais compris qu'un accus� p�t r�pondre quelque chose sur les bancs du crime. S'il est coupable, il le devient encore plus par le mensonge, et son mensonge d�voil� ajoute l'humiliation et la honte � la rigueur du ch�timent. S'il est innocent, comment peut il s'abaisser jusqu'� vouloir le prouver?

Et encore l� il s'agit de l'honneur et de la vie. Dans le cours ordinaire de l'existence, il faut, ou s'aimer tendrement soi-m�me, ou avoir quelque projet s�rieux � faire r�ussir, pour s'attacher passionn�ment � repousser la calomnie qui atteint tous les hommes, m�me les meilleurs, et pour vouloir absolument prouver l'excellence de I p. 18 soi. C'est parfois une n�cessit� de la vie publique; mais dans la vie priv�e on ne prouve point sa loyaut� par des discours; et, comme nul ne peut prouver qu'il ait atteint � la perfection, il faut laisser � ceux qui nous connaissent le soin de nous absoudre de nos travers et d'appr�cier nos qualit�s.

Enfin, comme nous sommes solidaires les uns des autres, il n'y a point de faute isol�e. Il n'y a point d'erreur dont quelqu'un ne soit la cause ou le complice, et il est impossible de s'accuser sans accuser le prochain, non pas seulement l'ennemi qui nous attaque, mais encore parfois l'ami qui nous d�fend. C'est ce qui est arriv� � Rousseau, et cela est mal. Qui peut lui pardonner d'avoir confess� Mme de Warens en m�me temps que lui?

Pardonne-moi, Jean-Jacques, de te bl�mer en fermant ton admirable livre des Confessions! Je te bl�me, et c'est te rendre hommage encore puisque ce bl�me ne d�truit pas mon respect et mon enthousiasme pour l'ensemble de ton œuvre.

Je ne fais point ici un ouvrage d'art, je m'en d�fends m�me, car ces choses ne valent que par la spontan�it� et l'abandon, et je ne voudrais pas raconter ma vie comme un roman. La forme emporterait le fond.

Je pourrai donc parler sans ordre et sans suite, tomber m�me dans beaucoup de contradictions. La nature humaine n'est qu'un tissu d'incons�quences, I p. 19 et je ne crois point du tout mais du tout � ceux qui pr�tendent s'�tre toujours trouv�s d'accord avec le moi de la veille.

Mon ouvrage se ressentira donc par la forme de ce laisser-aller de mon esprit, et pour commencer, je laisserai l� l'expos� de ma conviction sur l'utilit� de ces M�moires, et je le compl�terai par l'exemple du fait, au fur et � mesure du r�cit que je vais commencer.

Qu'aucun de ceux qui m'ont fait du mal ne s'effraie, je ne me souviens pas d'eux; qu'aucun amateur de scandale ne se r�jouisse, je n'�cris pas pour lui.

Je suis n�e l'ann�e du couronnement de Napol�on, l'an XII de la R�publique fran�aise (1804). Mon nom n'est pas Marie-Aurore de Saxe, marquise de Dudevant, comme plusieurs de mes biographes l'ont d�couvert, mais Amantine-Lucile-Aurore Dupin, et mon mari, M. Fran�ois Dudevant, ne s'attribue aucun titre. Il n'a jamais �t� que sous-lieutenant d'infanterie, et il n'avait que vingt-sept ans quand je l'ai �pous�. En faisant de lui un vieux colonel de l'empire, on l'a confondu avec M. Delmare, personnage d'un de mes romans. Il est vraiment trop facile de faire la biographie d'un romancier en transportant les fictions de ses contes dans la r�alit� de son existence. Les frais d'imagination ne sont pas grands.

On nous a peut-�tre confondus aussi, lui et moi, avec nos parens. Marie-Aurore de Saxe �tait I p. 20 ma grand'm�re, le p�re de mon mari �tait colonel de cavalerie sous l'empire. Mais il n'�tait ni rude, ni grognon: c'�tait le meilleur et le plus doux des hommes.

A ce propos, et j'en demande bien pardon � mes biographes; mais, au risque de me brouiller avec eux et de payer leur bienveillance d'ingratitude, je le ferai! je ne trouve ni d�licat, ni convenable, ni honn�te, que pour m'excuser de n'avoir pas pers�v�r� � vivre sous le toit conjugal, et d'avoir plaid� en s�paration, on accuse mon mari de torts dont j'ai absolument cess� de me plaindre depuis que j'ai reconquis mon ind�pendance. Que le public, � ses momens perdus, s'entretienne des souvenirs d'un proc�s de ce genre, et qu'il en ait gard� une impression plus ou moins favorable � l'un ou � l'autre, cela ne se peut emp�cher; et il n'y a pas � s'en soucier de part ni d'autre, quand on a cru devoir affronter et subir la publicit� de pareils d�bats.—Mais les �crivains qui s'attachent � raconter la vie d'un autre �crivain, ceux surtout qui sont pr�venus en sa faveur et qui veulent le grandir ou le r�habiliter dans l'opinion publique, ceux-l� ne devraient pas agir contre son sentiment et sa pens�e, en frappant d'estoc et de taille autour de lui. La t�che d'un �crivain en pareil cas est celle d'un ami, et les amis ne doivent pas manquer aux �gards qui sont, apr�s tout, de morale publique. Mon mari est vivant et ne lit ni mes I p. 21 �crits ni ceux qu'on fait sur mon compte. C'est une raison de plus pour moi de d�savouer les attaques dont il est l'objet � propos de moi. Je n'ai pu vivre avec lui, nos caract�res et nos id�es diff�raient essentiellement. Il avait des motifs pour ne point consentir � une s�paration l�gale, dont il �prouvait pourtant le besoin, puisqu'elle existait de fait. De conseils imprudens l'ont engag� � provoquer des d�bats publics qui nous ont contraints � nous accuser l'un l'autre. Triste r�sultat d'une l�gislation imparfaite et que l'avenir amendera. Depuis que la s�paration a �t� prononc�e et maintenue, je me suis h�t�e d'oublier mes griefs, en ce sens que toute r�crimination publique contre lui me semble de mauvais go�t, et ferait croire � une persistance de ressentimens dont je ne suis pas complice.

Ceci pos�, on devine que je ne transcrirai pas dans mes m�moires les pi�ces de mon proc�s. Ce serait me faire ma t�che trop penible que d'y donner place aux rancunes pu�riles et aux souvenirs amers. J'ai beaucoup souffert de tout cela; mais je n'�cris pas pour me plaindre et pour me faire consoler. Les douleurs que j'aurais � raconter � propos d'un fait purement personnel n'auraient aucune utilit� g�n�rale. Je ne raconterai que celles qui peuvent atteindre tous les hommes. Encore une fois donc, amateurs de scandale, fermez mon livre d�s la premi�re page, il n'est pas fait pour vous. I p. 22

Ceci est probablement tout ce que j'aurai � conclure de mon mariage, et je l'ai dit tout de suite pour ob�ir � un arr�t de ma conscience. Il n'est pas prudent, je le sais, de d�savouer des biographes bien dispos�s en votre faveur, et qui peuvent vous menacer d'une �dition revue et corrig�e; mais je n'ai jamais �t� prudente en quoi que ce soit, et je n'ai point vu que ceux qui se donnaient la peine de l'�tre fussent plus �pargn�s que moi. A chances �gales, il faut agir selon l'impulsion de son vrai caract�re.

Je laisse l� le chapitre du mariage jusqu'� nouvel ordre, et je reviens � celui de ma naissance.

Cette naissance, qui m'a �t� reproch�e si souvent et si singuli�rement des deux c�t�s de ma famille, est un fait assez curieux, en effet, et qui m'a parfois donn� � r�fl�chir sur la question des races.

Je soup�onne mes biographes �trangers particuli�rement d'�tre fort aristocrates, car ils m'ont tous gratifi�e d'une illustre origine, sans vouloir tenir compte, eux qui devaient �tre si bien inform�s, d'une tache assez visible dans mon blason.

On n'est pas seulement l'enfant de son p�re, on est aussi un peu, je crois, celui de sa m�re. Il me semble m�me qu'on l'est davantage, et que nous tenons aux entrailles qui nous ont port�s de la fa�on la plus imm�diate, la plus puissante, la plus sacr�e. Or, si mon p�re �tait l'arri�re-petit-fils d'Auguste II, roi de Pologne I p. 23 et si, de ce c�t�, je me trouve d'une mani�re ill�gitime, mais fort r�elle, proche parente de Charles X et de Louis XVIII, il n'en est pas moins vrai que je tiens au peuple par le sang, d'une mani�re tout aussi intime et directe; de plus, il n'y a point de b�tardise de ce c�t�-l�.

Ma m�re �tait une pauvre enfant du vieux pav� de Paris; son p�re, Antoine Delaborde, �tait ma�tre paulmier et ma�tre oiselier, c'est � dire qu'il vendit des serins et des chardonnerets sur le quai aux Oiseaux, apr�s avoir tenu un petit estaminet avec billard, dans je ne sais quel coin de Paris, o�, du reste, il ne fit point ses affaires. Le parrain de ma m�re avait, il est vrai, un nom illustre dans la partie des oiseaux: il s'appelait Barra; et ce nom se lit encore au boulevard du Temple, au-dessus d'un �difice de cages de toutes dimensions, o� sifflent toujours joyeusement une foule de volatiles que je regarde comme autant de parrains et de marraines, myst�rieux patrons avec lesquels j'ai toujours eu des affinit�s particuli�res.

Expliquera qui voudra ces affinit�s entre l'homme et certains �tres secondaires dans la cr�ation. Elles sont tout aussi r�elles que les antipathies et les terreurs insurmontables que nous inspirent certains animaux inoffensifs. Quant � moi, la sympathie des animaux m'est si bien acquise, que mes amis en ont �t� souvent frapp�s comme d'un fait prodigieux. J'ai fait � I p. 24 cet �gard des �ducations merveilleuses; mais les oiseaux sont les seuls �tres de la cr�ation sur lesquels j'aie jamais exerc� une puissance fascinatrice, et s'il y a de la fatuit� � s'en vanter, c'est � eux que j'en demande pardon.

Je tiens ce don de ma m�re, qui l'avait encore plus que moi, et qui marchait toujours dans notre jardin accompagn�e de pierrots effront�s, de fauvettes agiles et de pinsons babillards, vivant sur les arbres en pleine libert�, mais venant becqueter avec confiance les mains qui les avaient nourris. Je gagerais bien qu'elle tenait cette influence de son p�re, et que celui-ci ne s'�tait point fait oiselier par un simple hasard de situation, mais par une tendance naturelle � se rapprocher des �tres avec lesquels l'instinct l'avait mis en relation. Personne n'a refus� � Martin, � Carter et � Van Amburgh une puissance particuli�re sur l'instinct des animaux f�roces. J'esp�re qu'on ne me contestera pas trop mon savoir-faire et mon savoir-vivre avec les bip�des emplum�s qui jouaient peut-�tre un r�le fatal dans mes existences ant�rieures.

Plaisanterie � part, il est certain que chacun de nous a une pr�vention marqu�e, quelquefois m�me violente, pour ou contre certains animaux. Le chien joue un r�le exorbitant dans la vie de l'homme, et il y a bien l� quelque myst�re qu'on n'a pas sond� enti�rement. J'ai eu une servante qui avait la passion des cochons, et qui s'�vanouissait I p. 25 de d�sespoir quand elle les voyait passer entre les mains du boucher; tandis que moi, �lev�e � la campagne, rustiquement m�me, et devant m'�tre habitu�e � voir ces animaux qu'on nourrit chez nous en grand nombre, j'en ai toujours eu une terreur pu�rile, insurmontable, jusqu'au point de perdre la t�te si je me vois entour�e de cette gent immonde: j'aimerais cent fois mieux me voir au milieu des lions et des tigres.

C'est peut-�tre que tous les types, departis chacun sp�cialement � chaque race d'animaux, se retrouvent dans l'homme. Les physionomistes ont constat� des ressemblances physiques; qui peut nier les ressemblances morales? N'y a-t-il pas parmi nous des renards, des loups, des lions, des aigles, des hannetons, des mouches? La grossi�ret� humaine est souvent basse et f�roce comme l'app�tit du pourceau, et c'est ce qui me cause le plus de terreur et de d�go�t chez l'homme. J'aime le chien, mais pas tous les chiens. J'ai m�me des antipathies marqu�es contre certains caract�res d'individus de cette race. Je les aime un peu rebelles, hardis, grondeurs et ind�pendans. Leur gourmandise � tous me chagrine. Ce sont des �tres excellens, admirablement dou�s, mais incorrigibles sur certains points o� la grossi�ret� de la brute reprend trop ses droits. L'homme-chien n'est pas un beau type.

Mais l'oiseau, je le soutiens, est l'�tre sup�rieur I p. 26 dans la cr�ation. Son organisation est admirable. Son vol le place mat�riellement au-dessus de l'homme, et lui cr�e une puissance vitale que notre g�nie n'a pu encore nous faire acqu�rir. Son bec et ses pattes poss�dent une adresse inou�e. Il a des instincts d'amour conjugal, de pr�vision et d'industrie domestique; son nid est un chef-d'œuvre d'habilet�, de sollicitude et de luxe d�licat. C'est la principale esp�ce o� le m�le aide la femelle dans les devoirs de la famille, et o� le p�re s'occupe, comme l'homme, de construire l'habitation, de pr�server et de nourrir les enfans. L'oiseau est chanteur, il est beau, il a la grace, la souplesse, la vivacit�, l'attachement, la morale, et c'est bien � tort qu'on en a fait souvent le type de l'inconstance. En tant que l'instinct de fid�lit� est d�parti � la b�te, il est le plus fid�le des animaux. Dans la race canine si vant�e, la femelle seule a l'amour de la prog�niture, ce qui la rend sup�rieure au m�le; chez l'oiseau, les deux sexes, dou�s d'�gales vertus, offrent l'exemple de l'id�al dans l'hym�n�e. Qu'on ne parle donc pas l�g�rement des oiseaux. Il s'en faut de fort peu qu'ils ne nous valent; et comme musiciens et comme po�tes, ils sont naturellement mieux dou�s que nous. L'homme-oiseau c'est l'artiste.

Puisque je suis sur le chapitre des oiseaux (et pourquoi ne l'�puiserais-je pas, puisque je me suis permis une fois pour toutes les interminables I p. 27 digressions?), je citerai un trait dont j'ai �t� t�moin et que j'aurais voulu raconter � Buffon, ce doux po�te de la nature. J'�levais deux fauvettes de diff�rens nids et de diff�rentes vari�t�s: l'une � poitrine jaune, l'autre � corsage gris. La poitrine jaune, qui s'appelait Jonquille, �tait de quinze jours plus �g�e que la poitrine grise, qui s'appelait Agathe. Quinze jours pour une fauvette (la fauvette est le plus intelligent et le plus pr�coce de nos petits oiseaux), cela �quivaut � dix ans pour une jeune personne. Jonquille �tait donc une fillette fort gentille, encore maigrette et mal emplum�e, ne sachant voler que d'une branche � l'autre, et m�me ne mangeant point seule; car les oiseaux que l'homme �l�ve se d�veloppent beaucoup plus lentement que ceux qui s'�l�vent � l'�tat sauvage. Les m�res fauvettes sont beaucoup plus s�v�res que nous, et Jonquille aurait mang� seule quinze jours plus t�t, si j'avais eu la sagesse de l'y forcer en l'abandonnant � elle-m�me et en ne c�dant pas � ses importunit�s.

Agathe �tait un petit enfant insupportable. Elle ne faisait que remuer, crier, secouer ses plumes naissantes et tourmenter Jonquille, qui commen�ait � r�fl�chir et � se poser des probl�mes, une patte rentr�e sous le duvet de sa robe, la t�te enfonc�e dans les �paules, les yeux � demi ferm�s. I p. 28

Pourtant elle �tait encore tr�s petite-fille, tr�s gourmande, et s'effor�ait de voler jusqu'� moi pour manger � sati�t�, d�s que j'avais l'imprudence de la regarder.

Un jour j'�crivais je ne sais quel roman qui me passionnait un peu; j'avais plac� � quelque distance la branche verte sur laquelle perchaient et vivaient en bonne intelligence mes deux �l�ves. Il faisait un peu frais. Agathe, encore � moiti� nue, s'�tait serr�e et blottie sous le ventre de Jonquille, qui se pr�tait � ce r�le de m�re avec une complaisance g�n�reuse. Elles se tinrent tranquilles toutes les deux pendant une demi-heure, dont je profitai pour �crire; car il �tait rare qu'elles me permissent tant de loisir dans la journ�e.

Mais enfin l'app�tit se r�veilla, et Jonquille sautant sur une chaise, puis sur ma table, vint effacer le dernier mot au bout de ma plume, tandis qu'Agathe, n'osant quitter la branche, battait des ailes et allongeait de mon c�t� son bec entr'ouvert avec des cris d�sesp�r�s.

J'�tais au milieu de mon d�no�ment, et pour la premi�re fois je pris de l'humeur contre Jonquille. Je lui fis observer qu'elle �tait d'�ge � manger seule, qu'elle avait sous le bec une excellente p�t�e dans une jolie soucoupe, et que j'�tais r�solue � ne point fermer les yeux plus longtemps sur sa paresse. Jonquille, un peu I p. 29 piqu�e et t�tue, prit le parti de bouder et de retourner sur sa branche. Mais Agathe ne se r�signa pas de m�me, et se tournant vers elle, lui demanda � manger avec une insistance incroyable. Sans doute elle lui parla avec une grande �loquence, ou si elle ne savait pas encore bien s'exprimer, elle eut dans la voix des accens � d�chirer un cœur sensible. Moi, barbare, je regardais et j'�coutais sans bouger, �tudiant l'�motion tr�s visible de Jonquille, qui semblait h�siter et se livrer un combat int�rieur fort extraordinaire.

Enfin, elle s'arme de r�solution, vole d'un seul �lan jusqu'� la soucoupe, crie un instant, esp�rant que la nourriture viendra d'elle-m�me � son bec: puis elle se d�cide et entame la p�t�e. Mais, � prodige de sensibilit�! elle ne songe pas � apaiser sa propre faim; elle remplit son bec, retourne � la branche, et fait manger Agathe avec autant d'adresse et de propret� que si elle e�t �t� d�j� m�re.

Depuis ce moment Agathe et Jonquille ne m'importun�rent plus, et la petite fut nourrie par l'a�n�e, qui s'en tira bien mieux que moi, car elle la rendit propre, luisante, grasse, et sachant se servir elle-m�me beaucoup plus vite que je n'y serais parvenue. Ainsi cette pauvrette avait fait de sa compagne une fille adoptive, elle, qui n'�tait encore qu'un enfant, et elle n'avait appris � se nourrir elle-m�me que pouss�e I p. 30 et vaincue par un sentiment de charit� maternelle envers sa compagne[4].

Un mois apr�s, Jonquille et Agathe, toujours ins�parables, quoique de m�me sexe et de vari�t�s diff�rentes, vivaient en pleine libert� sur les grands arbres de mon jardin. Elles ne s'�cartaient pas beaucoup de la maison, et elles �lisaient leur domicile de pr�f�rence sur la cime d'un grand sapin. Elles �taient longuettes, lisses et fra�ches. Tous les jours, comme c'�tait la belle saison, et que nous mangions en plein air, elles descendaient � tire d'ailes sur notre table, et se tenaient autour de nous comme d'aimables convives, tant�t sur notre �paule, tant�t volant au devant du domestique qui apportait les fruits, pour les go�ter sur l'assiette avant nous.

Malgr� leur confiance en nous tous, elles ne se laissaient prendre et retenir que par moi, et � quelque moment que ce f�t de la journ�e, elles descendaient du haut de leur arbre � mon appel, qu'elles connaissaient fort bien et ne confondaient jamais avec celui des autres personnes. I p. 31 Ce fut une grande surprise pour un de mes amis qui arrivait de Paris que de m'entendre appeler des oiseaux perdus dans les hautes branches, et de les voir accourir imm�diatement. Je venais de parier avec lui que je les ferais ob�ir, et comme il n'avait pas assist� � leur �ducation, il crut un instant � quelque diablerie.

J'ai eu aussi un rouge-gorge qui, pour l'intelligence et la m�moire, �tait un �tre prodigieux; un milan royal, qui �tait une b�te f�roce pour tout le monde, et qui vivait avec moi dans de tels rapports d'intimit� qu'il se perchait sur le bord du berceau de mon fils, et, de son grand bec, tranchant comme un rasoir, il enlevait d�licatement et avec un petit cri tendre et coquet les mouches qui se posaient sur le visage de l'enfant. Il y mettait tant d'adresse et de pr�caution qu'il ne le r�veilla jamais. Ce monsieur �tait pourtant d'une telle force et d'une telle volont� qu'il s'envola un jour apr�s avoir roul� sous lui et bris� une cage �norme o� on l'avait mis, parce qu'il devenait dangereux pour les personnes qui lui d�plaisaient. Il n'y avait point de cha�ne dont il ne coup�t les anneaux fort lestement, et les plus grands chiens en avaient une terreur insurmontable.

Je n'en finirais pas avec l'histoire des oiseaux que j'ai eus pour amis et pour compagnons. A Venise, j'ai v�cu t�te � t�te avec un sansonnet plein de charmes, qui s'est noy� dans le canaletto I p. 32 � mon grand d�sespoir: ensuite avec une grive que j'y ai laiss�e et dont je ne me suis pas s�par�e sans douleur. Les V�netiens ont un grand talent pour �lever les oiseaux, et il y avait, dans un coin de rue, un jeune gars qui faisait des merveilles en ce genre. Un jour il mit � la loterie et gagna je ne sais combien de sequins. Il les mangea dans la journ�e dans un grand festin qu'il donna � tous ses amis en guenilles. Puis, le lendemain, il revint s'asseoir dans son coin, sur les marches d'un abordage, avec ses cages pleines de pies et de sansonnets qu'il vendait tout instruits aux passans, et avec lesquels il s'entretenait avec amour du matin au soir. Il n'avait aucun chagrin, aucun regret d'avoir fait manger son argent � ses amis. Il avait trop v�cu avec les oiseaux pour n'�tre pas artiste. C'est ce jour-l� qu'il me vendit mon aimable grive cinq sous. Avoir pour cinq sous une compagne belle, bonne, gaie, instruite, et qui ne demande qu'� vivre un jour avec vous pour vous aimer toute sa vie, c'est vraiment trop bon march�! Ah! les oiseaux! qu'on les respecte peu et qu'on les appr�cie mal!

Je me suis pass� la fantaisie d'�crire un roman o� les oiseaux jouent un r�le assez important, et o� j'ai essay� de dire quelque chose sur les affinit�s et les influences occultes. C'est Teverino, auquel je renvoie mon lecteur, ainsi que je le ferai souvent quand je ne voudrai pas redire ce que j'ai mieux d�velopp� ailleurs. Je sais bien I p. 33 que je n'�cris pas pour le genre humain. Le genre humain a bien d'autres affaires en t�te que de se mettre au courant d'une collection de romans et de lire l'histoire d'un individu �tranger au monde officiel. Les gens de mon m�tier n'�crivent jamais que pour un certain nombre de personnes plac�es dans des situations ou perdues dans des r�veries analogues � celles qui les occupent. Je ne craindrai donc pas d'�tre outrecuidante en priant ceux qui n'ont rien de mieux � faire que de relire certaines pages de moi pour compl�ter celles qu'ils ont sous les yeux.

Ainsi, dans Teverino, j'ai invent� une jeune fille ayant pouvoir, comme la premi�re Eve, sur les oiseaux de la cr�ation, et je veux dire ici que ce n'est point l� une pure fantaisie; pas plus que les merveilles qu'on raconte en ce genre du po�tique et admirable imposteur Apollonius de Tyane ne sont des fables contraires � l'esprit du christianisme. Nous vivons dans un temps o� l'on n'explique pas bien encore les causes naturelles qui ont pass� jusqu'ici pour des miracles, mais o� l'on peut d�j� constater que rien n'est miracle ici-bas, et que les lois de l'univers, pour n'�tre pas toutes sond�es et d�finies, n'en sont pas moins conformes � l'ordre �ternel.

Mais il est temps de clore ce chapitre des oiseaux et d'en revenir � celui de ma naissance.

I p. 34

CHAPITRE DEUXIEME.

De la naissance et du libre arbitre.—Fr�d�ric-Auguste.—Aurore de Kœnigsmark.—Maurice de Saxe.—Aurore de Saxe.—Le comte de Horn.—Mesdemoiselles Verri�res et les beaux esprits du dix-huiti�me si�cle.—M. Dupin de Francueil.—Madame Dupin de Chenonceaux.—L'abb� de Saint-Pierre.

Donc, le sang des rois se trouva m�l� dans mes veines au sang des pauvres et des petits; et comme ce qu'on appelle la fatalit�, c'est le caract�re de l'individu; comme le caract�re de l'individu, c'est son organisation; comme l'organisation de chacun de nous est le r�sultat d'un m�lange ou d'une parit� de races, et la continuation, toujours modifi�e, d'une suite de types s'encha�nant les uns aux autres; j'en ai toujours conclu que l'h�r�dit� naturelle, celle du corps et de l'ame, �tablissait une solidarit� assez importante entre chacun de nous et chacun de ses anc�tres.

Car nous avons tous des anc�tres, grands et petits, pl�b�iens et patriciens; anc�tres signifie patres, c'est-�-dire une suite de p�res, car le mot n'a point de singulier. Il est plaisant que la noblesse ait accapar� ce mot � son profit, I p. 35 comme si l'artisan et le paysan n'avaient pas une lign�e de p�res derri�re eux, comme si on ne pouvait porter le titre sacr� de p�re � moins d'avoir un blason, comme si enfin les p�res l�gitimes se trouvaient moins rares dans une classe que dans l'autre.

Ce que je pense de la noblesse de race, je l'ai �crit dans le Piccinino, et je n'ai peut-�tre fait ce roman que pour faire les trois chapitres o� j'ai d�velopp� mon sentiment sur la noblesse. Telle qu'on l'a entendue jusqu'ici, elle est un pr�jug� monstrueux, en tant qu'elle accapare au profit d'une classe de riches et de puissans la religion de la famille, principe qui devrait �tre cher et sacr� � tous les hommes. Par lui-m�me ce principe est inali�nable, et je ne trouve pas compl�te cette sentence espagnole: Cada uno es hijo de sus obras. C'est une id�e g�n�reuse et grande que d'�tre le fils de ses œuvres et de valoir autant par ses vertus que le patricien par ses titres. C'est cette id�e qui a fait notre grande r�volution: mais c'est une id�e de r�action, et les r�actions n'envisagent jamais qu'un c�t� des questions, le c�t� que l'on avait trop m�connu et sacrifi�. Ainsi, il est tr�s vrai que chacun est le fils de ses œuvres; mais il est �galement vrai que chacun est le fils de ses p�res, de ses anc�tres, patres et matres. Nous apportons en naissant des instincts qui ne sont qu'un r�sultat du sang qui nous a �t� transmis, et qui nous gouverneraient I p. 36 comme une fatalit� terrible, si nous n'avions pas une certaine somme de volont� qui est un don tout personnel accord� � chacun de nous par la justice divine.

A ce propos (et ce sera encore une digression), je dirai que, selon moi, nous ne sommes pas absolument libres, et que ceux qui ont admis le dogme affreux de la pr�destination auraient d�, pour �tre logiques et ne pas outrager la bont� de Dieu, supprimer l'atroce fiction de l'enfer, comme je la supprime, moi, dans mon ame et dans ma conscience. Mais nous ne sommes pas non plus absolument esclaves de la fatalit� de nos instincts. Dieu nous a donn� � tous un certain instinct assez puissant pour les combattre, en nous donnant le raisonnement, la comparaison, la facult� de mettre � profit l'exp�rience, de nous sauver enfin, que ce soit par l'amour bien entendu de soi-m�me, ou par l'amour de la v�rit� absolue.

On objecterait en vain les idiots, les fous, et une certaine vari�t� d'homicides qui sont sous l'empire d'une monomanie furieuse et qui rentrent, par cons�quent, dans la cat�gorie des fous et des idiots. Toute r�gle a son exception qui la confirme; toute combinaison, si parfaite qu'elle soit, a ses accidens. Je suis convaincue qu'avec le progr�s des soci�t�s et l'�ducation meilleure du genre humain, ces funestes accidens dispara�tront, de m�me que la somme de fatalit� que I p. 37 nous apportons avec nous en naissant, devenant le r�sultat d'une meilleure combinaison d'instincts transmis, sera notre force et l'appui naturel de notre logique acquise, au lieu de cr�er des luttes incessantes entre nos penchans et nos principes.

C'est peut-�tre trancher un peu hardiment des questions qui ont occup� pendant des si�cles la philosophie et la th�ologie que d'admettre, comme j'ose le faire, une somme d'esclavage et une somme de libert�. Les religions ont cru qu'elles ne pouvaient s'�tablir sans admettre ou sans rejeter le libre arbitre d'une mani�re absolue. L'Eglise de l'avenir comprendra, je crois, qu'il faut tenir compte de la fatalit�, c'est-�-dire de la violence des instincts, de l'entra�nement des passions. Celle du pass� l'avait d�j� pressenti puisqu'elle avait admis un purgatoire, un moyen terme entre l'�ternelle damnation et l'�ternelle b�atitude. La th�ologie du genre humain perfectionn�e admettra les deux principes, fatalit� et libert�. Mais comme nous en avons fini, je l'esp�re, avec le manich�isme, elle admettra un troisi�me principe, qui sera la solution de l'antith�se, la gr�ce.

Ce principe, elle ne l'inventera pas, elle ne fera que le conserver; car c'est, dans son antique h�ritage, ce qu'elle aura de meilleur et de plus beau � exhumer. La gr�ce, c'est l'action divine, toujours f�condante et toujours pr�te � I p. 38 venir au secours de l'homme qui l'implore. Je crois � cela, et ne saurais croire � Dieu sans cela.

L'ancienne th�ologie avait esquiss� ce dogme � l'usage d'hommes plus na�fs et plus ignorans que nous, et par suite aussi de l'insuffisance des lumi�res du temps. Elle avait dit: tentation de Satan, libre arbitre et secours de la gr�ce pour vaincre Satan. Ainsi, trois termes qui ne s'�quilibrent pas, deux contre un, libert� absolue du choix et secours de la toute-puissance de Dieu pour r�sister � la fatalit�, � la tentation du diable, qui doit c�der, �tre terrass� facilement. Si cela e�t �t� vrai, comment donc expliquer l'imb�cilit� humaine qui continuait � satisfaire ses passions et � se donner au diable, malgr� la certitude des flammes �ternelles, lorsqu'il lui �tait si facile de prendre, avec toute la libert� de son esprit et l'appui de Dieu, le chemin de l'�ternelle f�licit�?

Apparemment, ce dogme n'a jamais bien persuad� les hommes; ce dogme, parti d'un sentiment aust�re, enthousiaste, courageux; ce dogme t�m�raire jusqu'� l'orgueil et empreint de la passion du progr�s, mais sans tenir compte de l'essence m�me de l'homme: ce dogme, farouche dans son r�sultat et tyrannique dans ses arr�ts, puisqu'il condamne logiquement � l'�ternelle haine de Dieu l'insens� qui a librement choisi le culte du mal; ce dogme-l� n'a jamais sauv� I p. 39 personne: les saints n'ont gagn� le ciel que par l'amour. La peur n'a pas emp�ch� les faibles de rouler dans l'enfer catholique.

En s�parant absolument l'ame du corps, l'esprit de la mati�re, l'Eglise catholique devait m�conna�tre la puissance de la tentation et d�cr�ter qu'elle avait son si�ge dans l'enfer. Mais si la tentation est en nous-m�mes, si Dieu a permis qu'elle y f�t, en tra�ant la loi qui relie le fils � la m�re, ou la fille au p�re, tous les enfans � l'un ou � l'autre, parfois � l'un autant qu'� l'autre: parfois aussi � l'a�eul, ou � l'oncle, ou au bisa�eul (car tous ces ph�nom�nes de ressemblance, tant�t physique, tant�t morale, tant�t physique et morale � la fois, peuvent se constater chaque jour dans les familles); il est certain que la tentation n'est pas un �l�ment maudit d'avance, et qu'elle n'est pas l'influence d'un principe abstrait plac� en dehors de nous pour nous �prouver et nous tourmenter.

Jean-Jacques Rousseau pensait que nous �tions tous n�s bons, �ducables, et il supprimait ainsi la fatalit�; mais alors comment expliquait-il la perversit� g�n�rale qui s'emparait de chaque homme au berceau pour le corrompre et inoculer en lui l'amour du mal? Lui aussi croyait au libre arbitre pourtant! Il me semble que quand on admet cette libert� absolue de l'homme, il faut, en voyant le mauvais usage qu'il en fait, arriver absolument � douter de I p. 40 Dieu, ou � proclamer son inaction, son indiff�rence, et nous replonger, pour derni�re cons�quence d�sesp�r�e, dans le dogme de la pr�destination; c'est un peu l'histoire de la th�ologie durant les derniers si�cles.

En admettant que l'�ducabilit� ou la sauvagerie de nos instincts soit ce que je l'ai dit, un h�ritage qu'il ne nous appartient pas de refuser, et qu'il nous est fort inutile de renier, le mal �ternel, le mal en tant que principe fatal, est d�truit; car le progr�s n'est point encha�n� par le genre de fatalit� que j'admets. C'est une fatalit� toujours modifiable, toujours modifi�e, excellente et sublime parfois, car l'h�ritage est parfois un don magnifique auquel la bont� de Dieu ne s'oppose jamais. La race humaine n'est plus une cohue d'�tres isol�s allant au hasard, mais un assemblage de lignes qui se rattachent les unes aux autres et qui ne se brisent jamais d'une mani�re absolue, quand m�me les noms p�rissent (m�diocre accident dont les nobles seuls s'embarrassent); l'influence des conqu�tes intellectuelles du temps s'exerce toujours sur la partie libre de l'ame, et quant � l'action divine qui est l'ame m�me de ce progr�s, elle va toujours vivifiant l'esprit humain, qui se d�gage ainsi peu � peu des liens du pass� et du p�ch� originel de sa race.

Ainsi le mal physique quitte peu � peu notre sang, comme l'esprit du mal quitte notre I p. 41 ame. Tant que nos g�n�rations imparfaites luttent encore contre elles-m�mes, la philosophie peut �tre indulgente et la religion mis�ricordieuse. Elles n'ont pas le droit de tuer l'homme pour un acte de d�mence, de le damner pour un faux point de vue. Lorsqu'elles auront � tracer un dogme nouveau pour des �tres plus forts et plus purs, elles n'auront que faire d'y introduire l'inquisiteur des t�n�bres, le bourreau de l'�ternit�, Satan le chauffeur. La peur n'aura plus d'action sur les hommes elle n'en a d�j� plus. La gr�ce suffira, car ce qu'on a appel� la gr�ce, c'est l'action de Dieu manifest�e aux hommes par la foi.

Devant cet affreux dogme de l'enfer auquel l'esprit humain se refuse, devant la tyrannie d'une croyance qui n'admettait ni pardon ni espoir audel� de la vie, la conscience humaine s'est r�volt�e. Elle a bris� ses entraves. Elle a bris� la soci�t� avec l'Eglise, la tombe de ses p�res avec les autels du pass�. Elle a pris son vol, elle s'est �gar�e pour un instant, mais elle retrouvera sa route, ne vous en inqui�tez pas.

Me voici encore une fois bien loin de mon sujet, et mon histoire court le risque de ressembler � celle des sept ch�teaux du roi de Boh�me. Eh bien! que vous importe, mes bons lecteurs? mon histoire par elle-m�me est fort peu int�ressante. Les faits y jouent le moindre r�le, et les r�flexions la remplissent. Personne n'a I p. 42 plus r�v� et moins agi que moi dans sa vie; vous attendiez-vous � autre chose de la part d'un romancier?

Ecoutez: ma vie, c'est la v�tre; car, vous qui me lisez, vous n'�tes point lanc�s dans le fracas des int�r�ts de ce monde, autrement vous me repousseriez avec ennui. Vous �tes des r�veurs comme moi. D�s lors, tout ce qui m'arr�te en mon chemin vous a arr�t�s aussi. Vous avez cherch�, comme moi, � vous rendre raison de votre existence, et vous avez pos� quelques conclusions. Comparez les miennes aux v�tres. Pesez et prononcez. La v�rit� ne sort que de l'examen.

Nous nous arr�terons donc � chaque pas, et nous examinerons chaque point de vue. Ici, une v�rit� m'est apparue, c'est que le culte idol�trique de la famille est faux et dangereux, mais que le respect et la solidarit� dans la famille sont n�cessaires. Dans l'antiquit�, la famille jouait un grand r�le. Puis le r�le s'exag�ra son importance, la noblesse se transmit comme un privil�ge, et les barons du moyen-�ge prirent de leur race une telle id�e, qu'ils eussent m�pris� les augustes familles des patriarches, si la religion n'en e�t consacr� et sanctifi� la m�moire. Les philosophes du dix-huiti�me si�cle �branl�rent le culte de la noblesse, la r�volution le renversa; mais l'id�al religieux de la famille fut entra�n� dans cette destruction, et le peuple qui I p. 43 avait souffert de l'oppression h�r�ditaire, le peuple qui riait des blasons, s'habitua � se croire uniquement fils de ses œuvres. Le peuple se trompa, il a ses anc�tres tout comme les rois. Chaque famille a sa noblesse, sa gloire, ses titres; le travail, le courage, la vertu ou l'intelligence. Chaque homme dou� de quelque distinction naturelle la doit � quelque homme qui l'a pr�c�d�, ou � quelque femme qui l'a engendr�. Chaque descendant d'une ligne quelconque aurait donc des exemples � �viter. Les illustres lignages en sont remplis; et ce ne serait pas une mauvaise le�on pour l'enfant que de savoir de la bouche de sa nourrice les vieilles traditions de race qui faisaient l'enseignement du noble au fond de son ch�teau.

Artisans qui commencez � tout comprendre, paysans qui commencez � savoir �crire, n'oubliez donc plus vos morts. Transmettez la vie de vos p�res � vos fils, faites-vous des titres et des armoiries si vous voulez, mais faites-vous-en tous! La truelle, la pioche ou la serpe sont d'aussi beaux attributs que le cor, la tour ou la cloche. Vous pouvez vous donner cet amusement si bon vous semble. Les industriels et les financiers se le donnent bien!

Mais vous �tes plus s�rieux que ces gens-l�. Eh bien! que chacun de vous cherche � tirer et � sauver de l'oubli les bonnes actions et les utiles travaux de ses a�eux, et qu'il agisse de mani�re I p. 44 que ses descendans lui rendent le m�me honneur. L'oubli est un monstre stupide qui a d�vor� trop de g�n�rations. Combien de h�ros � jamais ignor�s parce qu'ils n'ont pas laiss� de quoi se faire �lever une tombe! combien de lumi�res �teintes dans l'histoire parce que la noblesse a voulu �tre le seul flambeau et la seule histoire des si�cles �coul�s! Echappez � l'oubli, vous tous qui avez autre chose en l'esprit que la nation born�e du pr�sent isol�. Ecrivez votre histoire, vous tous qui avez compris votre vie et sond� votre cœur. Ce n'est pas � autres fins que j'�cris la mienne et que je vais raconter celle de mes parens.

Fr�d�ric-Auguste, �lecteur de Saxe et roi de Pologne, fut le plus �tonnant d�bauch� de son temps. Ce n'est pas un honneur bien rare que d'avoir un peu de son sang dans les veines, car il eut, dit-on, plusieurs centaines de b�tards. Il eut de la belle Aurore de Kœnigsmark, cette grande et habile coquette devant laquelle Charles XII recula et qui dut se croire plus redoutable qu'une arm�e[5], un fils qui le surpasse de beaucoup I p. 45 en noblesse, bien qu'il ne f�t jamais que mar�chal de France. Ce fut Maurice de Saxe, le vainqueur de Fontenoy, bon et brave comme son p�re, mais non moins d�bauch�; plus avant dans l'art de la guerre, plus heureux aussi et mieux second�.

I p. 46 Aurore de Kœnigsmark fut faite, sur ses vieux jours, b�n�ficiaire d'une abbaye protestante; la m�me abbaye de Quedlimbourg dont la princesse Am�lie de Prusse, sœur de Fr�d�ric-le-Grand et amante du c�l�bre et malheureux baron de Trenk, fut abbesse aussi par la suite. La Kœnigsmark mourut dans cette abbaye et y fut enterr�e. Il y a quelques ann�es, les journaux allemands ont publi� qu'on avait fait des fouilles dans les caveaux de l'abbaye de Quedlimbourg, et qu'on y avait trouv� les restes parfaitement embaum�s et intacts de l'abbesse Aurore, v�tu avec un grand luxe, d'une robe de brocart couverte de pierreries et d'un manteau de velours rouge doubl� de martre. Or, j'ai dans ma chambre, � la campagne, le portrait de la dame encore jeune et d'une beaut� �clatante de ton. On voit m�me qu'elle s'�tait fard�e pour poser devant le peintre. Elle est extr�mement brune, ce qui ne r�alise point l'id�e que nous nous faisons d'une beaut� du Nord. Ses cheveux, noirs comme de l'encre, sont relev�s en arri�re par des agrafes de rubis, I p. 47 et son front lisse et d�couvert n'a rien de modeste; de grosses et rudes tresses tombent sur son sein; elle a la robe de brocart d'or couverte de pierreries et le manteau de velours rouge garni de zibeline dont on l'a retrouv�e habill�e dans son cercueil. J'avoue que cette beaut� hardie et souriante ne me pla�t pas, et m�me que, depuis l'histoire de l'exhumation, le portrait me fait un peu peur, le soir, quand il me regarde avec ses yeux brillans. Il me semble qu'elle me dit alors: �De quelles billeves�es embarrasses-tu ta pauvre cervelle, rejeton d�g�n�r� de ma race orgueilleuse De quelle chim�re d'�galit� remplis-tu tes r�ves? L'amour n'est pas ce que tu crois; les hommes ne seront jamais ce que tu esp�res. Ils ne sont faits que pour �tre tromp�s par les rois, par les femmes et par eux-m�mes.

A c�t� d'elle est le portrait de son fils Maurice de Saxe, beau pastel de Latour. Il a une cuirasse �blouissante et la t�te poudr�e, une belle et bonne figure qui semble toujours dire: En avant, tambour battant, m�che allum�e! et ne pas se soucier d'apprendre le fran�ais pour justifier son admission � l'Acad�mie. Il ressemble � sa m�re, mais il est blond, d'un ton de peau assez fin; ses yeux bleus ont plus de douceur et son sourire plus de franchise.

Pourtant le chapitre de ses passions fit souvent tache � sa gloire, entres autres son aventure avec Mme Favart, rapport�e avec tant d'ame I p. 48 et de noblesse dans la correspondance de Favart. Une de ses derni�res affections fut pour Mlle Verri�res[6], dame de l'Op�ra, qui habitait avec sa sœur une petite maison des champs, aujourd'hui existant encore, et situ�e au nouveau centre de Paris, en pleine Chauss�e-d'Antin. Mlle Verri�res eut de leur liaison une fille qui ne fut reconnue que quinze ans plus tard pour fille du mar�chal de Saxe, et autoris�e � porter son nom par un arr�t du parlement. Cette histoire est assez curieuse comme peinture des mœurs du temps. Voici ce que je trouve � ce sujet dans un vieil ouvrage de jurisprudence:

�La demoiselle Marie-Aurore, fille naturelle de Maurice, comte de Saxe, mar�chal-g�n�ral des camps et arm�es de France, avait �t� baptis�e sous le nom de fille de Jean-Baptiste de la Rivi�re, bourgeois de Paris, et de Marie Rinteau, sa femme. La demoiselle Aurore �tant sur le point de se marier, le Sieur de Montglas avait �t� nomm� son tuteur par sentence du Ch�telet, du 3 mai 1766. Il y eut de la publicit� pour la publication des bans, la demoiselle Aurore ne voulant point consentir � �tre qualifi�e de fille de Sieur la Rivi�re, encore moins de fille de p�re et de m�re inconnus. La demoiselle Aurore pr�senta requ�te I p. 49 � la cour, � l'effet d'�tre re�ue appelante de la sentence du Ch�telet. La cour, plaidant Me Th�tion pour la demoiselle Aurore, qui fournit la preuve compl�te, tant par la d�position du sieur Gervais, qui avait accouch� sa m�re, que par les personnes qui l'avaient tenue sur les fonts baptismaux, etc., qu'elle �tait fille naturelle du comte de Saxe, et qu'il l'avait toujours reconnue pour sa fille; Me Massonnet pour le premier tuteur qui s'en rapportait � justice, sur les conclusions conformes de M. Joly de Fleury, avocat g�n�ral, rendit, le 4 juin 1766, un arr�t qui infirma la sentence du 3 mai pr�c�dent; �mendant, nomma Me Giraud, procureur en la cour, pour tuteur de la demoiselle Aurore, la d�clara �en possession de l'�tat de fille naturelle de Maurice, comte de Saxe, la maintint et garda dans ledit �tat et possessions d'icelui; ce faisant, ordonna que l'acte baptistaire inscrit sur les registres de la paroisse de Saint-Gervais et Saint-Protais de Paris, � la date de 19 octobre 1748; ledit extrait contenant Marie-Aurore, fille, pr�sent�e ledit jour � ce bapt�me par Antoine-Alexandre Colbert, Marquis de Sourdis, et par Genevi�ve Rinteau, parrain et marraine, sera r�form�, et qu'au lieu des noms de Jean-Baptiste de la Rivi�re, bourgeois de Paris, et de Marie Rinteau, sa femme, il sera, apr�s le nom de Marie-Aurore, fille, ajout� ces mots: NATURELLE DE MAURICE, COMTE DE I p. 50 SAXE, mar�chal-g�n�ral des camps et arm�es de France, et de Marie Rinteau; et ce par l'huissier de notre dite cour, porteur du pr�sent arr�t, etc.�[7]

Une autre preuve irr�cusable que ma grand'm�re e�t pu revendiquer devant l'opinion publique, c'est la ressemblance av�r�e qu'elle avait avec le mar�chal de Saxe, et l'esp�ce d'adoption que fit d'elle la Dauphine, fille du roi Auguste, ni�ce du mar�chal, m�re de Charles X et de Louis XVIII. Cette princesse la pla�a � Saint-Cyr et se chargea de son �ducation et de son mariage, lui intimant d�fense de voir et fr�quenter sa m�re.

A quinze ans, Aurore de Saxe sortit de Saint-Cyr pour �tre mari�e au comte de Horn[8], b�tard de Louis XV, et lieutenant du roi � Schlestadt. Elle le vit pour la premi�re fois la veille de son mariage et en eut grand'peur, croyant voir marcher le portrait du feu roi, auquel il ressemblait d'une mani�re effrayante. Il �tait seulement plus grand, plus beau, mais il avait l'air dur et insolent. Le soir du mariage, auquel I p. 51 assista l'abb� de Beaumont, mon grand-oncle (fils du duc de Bouillon et de Mlle de Verri�res), un valet de chambre d�vou� vint dire au jeune abb�, qui �tait alors presque un enfant, d'emp�cher par tous les moyens possibles la jeune comtesse de Horn de passer la nuit avec son mari. Le m�decin du comte de Horn fut consult�, et le comte lui-m�me entendit raison.

Il en r�sulta que Marie-Aurore de Saxe ne fut jamais que de nom l'�pouse de son premier mari; car ils ne se virent plus qu'au milieu des f�tes princi�res qu'ils re�urent en Alsace, garnison sous les armes, coups de canon, clefs de la ville pr�sent�es sur un plat d'or, harangues des magistrats, illuminations, grands bals � l'h�tel-de-ville; que sais-je? tout le fracas de vanit� par lequel le monde semblait vouloir consoler cette pauvre petite fille d'appartenir � un homme qu'elle n'aimait pas, qu'elle ne connaissait pas, et qu'elle devait fuir comme la mort.

Ma grand'm�re m'a souvent racont� l'impression que lui fit, au sortir du clo�tre, toute la pompe de cette r�ception. Elle �tait dans un grand carrosse dor� tir� par quatre chevaux blancs; monsieur son mari �tait � cheval avec un habit chamarr� tr�s magnifiquement. Le bruit du canon faisait autant de peur � Aurore que la voix de son mari. Une seule chose l'enivra, c'est qu'on lui apporta � signer, avec autorisation royale, la gr�ce des prisonniers. Et tout I p. 52 aussit�t une vingtaine de prisonniers sortirent des prisons d'Etat et vinrent la remercier. Elle se mit alors � pleurer, et peut-�tre la joie na�ve qu'elle ressentit lui fut-elle compt�e plus tard par la Providence, lorsqu'elle sortit de prison apr�s le 9 thermidor.

Mais, peu de semaines apr�s son arriv�e en Alsace, au beau milieu d'une nuit de bal, M. le gouverneur disparut; madame la gouvernante dansait, � trois heures du matin, lorsqu'on vint lui dire tout bas que son mari la priait de vouloir passer un instant chez lui. Elle s'y rendit; mais, � l'entr�e de la chambre du comte, elle s'arr�ta interdite, se rappelant combien son jeune fr�re l'abb� lui avait recommand� de n'y jamais p�n�trer seule. Elle s'enhardit d�s qu'on ouvrit la chambre et qu'elle y vit de la lumi�re et du monde. Le m�me valet qui avait parl� le jour du mariage soutenait en ce moment le comte de Horn dans ses bras. On l'avait �tendu sur son lit: un m�decin se tenait � c�t�. �Monsieur le comte n'a plus rien � dire � madame la comtesse, s'�cria le valet de chambre en voyant para�tre ma grand'm�re; emmenez, emmenez madame!� Elle ne vit qu'une grande main blanche qui pendait sur le bord du lit et qu'on releva vite pour donner au cadavre l'attitude convenable. Le comte de Horn venait d'�tre tu� en duel d'un grand coup d'�p�e.

Ma grand'm�re n'en sut jamais davantage. I p. 53 Elle ne pouvait gu�re rendre d'autre devoir � son mari que de porter son deuil; mort ou vivant, c'�tait toujours de l'effroi qu'il lui avait inspir�.

Je crois, si je ne me trompe, que la Dauphine vivait encore � cette �poque, et qu'elle repla�a Marie-Aurore dans un couvent. Que ce f�t tout de suite ou peu apr�s, il est certain que la jeune veuve recouvra bient�t la libert� de voir sa m�re, qu'elle avait toujours aim�e, et qu'elle en profita avec empressement[9].

Les demoiselles de Verri�res vivaient toujours ensemble dans l'aisance, et menant m�me assez grand train, encore belles et assez �g�es pourtant pour �tre entour�es d'hommages d�sint�ress�s. Celle qui fut mon arri�re-grand'm�re �tait la plus intelligente et la plus aimable. L'autre avait �t� superbe; je ne sais plus de quel personnage elle tenait ses ressources. J'ai ou� dire qu'on l'appelait la Belle et la B�te.

Elles vivaient agr�ablement, avec l'insouciance que le peu de s�v�rit� des mœurs de l'�poque leur permettait de conserver, et cultivant les Muses, comme on disait alors. On jouait la com�die chez elles, M. de la Harpe y jouait lui-m�me ses pi�ces encore in�dites. Aurore y fit le r�le de M�lanie avec un succ�s m�rit�. On s'occupait l� exclusivement de litt�rature et de I p. 54 musique. Aurore �tait d'une beaut� ang�lique, elle avait une intelligence sup�rieure, une instruction solide, � la hauteur des esprits les plus �clair�s de son temps, et cette intelligence fut cultiv�e et d�velopp�e encore par le commerce, la conversation et l'entourage de sa m�re. Elle avait, en outre, une voix magnifique, et je n'ai jamais connu de meilleure musicienne. On donnait aussi l'op�ra-comique chez sa m�re. Elle fit Colette dans le Devin du village, Az�mia dans les Sauvages, et tous les principaux r�les dans les op�ras de Gr�try et les pi�ces de Sedaine. Je l'ai entendue cent fois dans sa vieillesse chanter des airs des vieux ma�tres italiens, dont elle avait fait depuis sa nourriture plus substantielle: Leo, Porpora, Hasse, Pergol�se, etc. Elle avait les mains paralys�es et s'accompagnait avec deux ou trois doigts seulement sur un vieux clavecin criard. Sa voix �tait chevrotante, mais toujours juste et �tendue; la m�thode et l'accent ne se perdent pas. Elle lisait toutes les partitions � livre ouvert, et jamais depuis je n'ai entendit mieux chanter ni mieux accompagner. Elle avait cette mani�re large, cette simplicit� carr�e, ce go�t pur et cette distinction de prononciation qu'on n'a plus, qu'on ne conna�t plus aujourd'hui. Dans mon enfance, elle me faisait dire avec elle un petit duetto italien, de je ne sais plus quel ma�tre:

Non mi dir, bel idol mio,
Non mi dir ch'io son ingrato.

I p. 55 Elle prenait la partie du t�nor, et quelquefois encore, quoiqu'elle e�t quelque chose comme soixante-cinq ans, sa voix s'�levait � une telle puissance d'expression et de charme, qu'il m'arriva un jour de rester court et de fondre en larmes en l'�coutant. Mais j'aurai � revenir sur ces premi�res impressions musicales, les plus ch�res de ma vie. Je vais retourner maintenant sur mes pas et reprendre l'histoire de la jeunesse de ma ch�re bonne maman.

Parmi les hommes c�l�bres qui fr�quentaient la maison de ma m�re, elle connut particuli�rement Buffon, et trouva dans son entretien un charme qui resta toujours frais dans sa m�moire. Sa vie fut riante et douce autant que brillante, � cette �poque. Elle inspirait � tous l'amour ou l'amiti�. J'ai nombre de poulets en vers fades que lui adress�rent les beaux esprits de l'�poque, un entre autres de La Harpe, ainsi tourn�:

Des C�sars, � vos pieds, je mets toute la cour[10].
Recevez ce cadeau que l'amiti� pr�sente,
Mais n'en dites rien � l'amour.....
Je crains trop qu'il ne me d�mente!

Ceci est un �chantillon de la galanterie du temps. Mais Aurore traversa ce monde de s�ductions et cette foule d'hommages sans songer � autre chose qu'� cultiver les arts et � former I p. 56 son esprit. Elle n'eut jamais d'autre passion que l'amour maternel, et ne sut jamais ce que c'�tait qu'une aventure. C'�tait pourtant une nature tendre, g�n�reuse et d'une exquise sensibilit�. La d�votion ne fut pas son frein. Elle n'en eut pas d'autre que celle du dix-huiti�me si�cle, le d�isme de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire. Mais c'�tait une ame ferme, clairvoyante, �prise particuli�rement d'un certain id�al de fiert� et de respect de soi-m�me. Elle ignora la coquetterie, elle �tait trop bien dou�e pour en avoir besoin, et ce syst�me de provocation blessait ses id�es et ses habitudes de dignit�. Elle traversa une �poque fort libre et un monde tr�s corrompu sans y laisser une plume de son aile; et condamn�e par un destin �trange � ne pas conna�tre l'amour dans le mariage, elle r�solut le grand probl�me de vivre calme et d'�chapper � toute malveillance, � toute calomnie.

Je crois qu'elle avait environ vingt-cinq ans lorsqu'elle perdit sa m�re. Mlle de Verri�res mourut un soir, au moment de se mettre au lit, sans �tre indispos�e le moins du monde et en se plaignant seulement d'avoir un peu froid aux pieds. Elle s'assit devant le feu, et tandis que sa femme de chambre lui faisait chauffer sa pantoufle, elle rendit l'esprit sans dire un mot ni exhaler un soupir. Quand la femme de chambre l'eut chauss�e, elle lui demanda si elle se sentait bien r�chauff�e, et n'en obtenant pas de r�ponse, I p. 57 elle la regarda au visage et s'aper�ut que le dernier sommeil avait ferm� ses yeux. Je crois que dans ce temps-l�, pour certaines natures qui se trouvaient en harmonie compl�te avec l'humeur et les habitudes de leur milieu philosophique, tout �tait agr�able et facile, m�me de mourir.

Aurore se retira dans un couvent: c'�tait l'usage quand on �tait jeune fille ou jeune veuve, sans parens pour vous piloter � travers le monde. On s'y installait paisiblement, avec une certaine �l�gance, on y recevait des visites, on en sortait le matin, le soir m�me, avec un chaperon convenable. C'�tait une sorte de pr�caution contre la calomnie, une affaire d'�tiquette et de go�t.

Mais pour ma grand'm�re, qui avait des go�ts s�rieux et des habitudes d'ordre, cette retraite fut utile et pr�cieuse. Elle y lut prodigieusement, et entassa des volumes d'extraits et de citations que je poss�de encore, et qui me sont un t�moignage de la solidit� de son esprit et du bon emploi de son temps. Sa m�re ne lui avait laiss� que quelques hardes, deux ou trois portraits de famille, celui d'Aurore de Kœnigsmark entre autres, singuli�rement log� chez elle par le mar�chal de Saxe, beaucoup de madrigaux et de pi�ces de vers in�dits de ses amis litt�raires (lesquels vers in�dits m�ritaient bien de l'�tre), enfin le cachet du mar�chal et sa tabati�re, que j'ai I p. 58 encore et qui sont d'un tr�s joli travail. Quant � sa maison, � son th��tre et � tout son luxe de femme charmante, il est � croire que les cr�anciers se tenaient pr�ts � fondre dessus, mais que, jusqu'� l'heure sereine et insouciante de sa fin, la dame avait trop compt� sur leur bonne �ducation pour s'en tourmenter. Les cr�anciers de ce temps-l� �taient en effet fort bien �lev�s. Ma grand'm�re n'eut pas le moindre d�sagr�ment � subir de leur part; mais elle se trouva r�duite � une petite pension de la Dauphine, qui m�me manqua tout d'un coup un beau jour. Ce fut � cette occasion qu'elle �crivit � Voltaire et qu'il lui r�pondit une lettre charmante, dont elle se servit aupr�s de la duchesse de Choiseul[11].

I p. 59

Mais il est probable que cela ne r�ussit point, car Aurore se d�cida, vers l'�ge de trente ans, � �pouser M. Dupin de Francueil, mon grand-p�re, qui en avait alors soixante-deux.

M. Dupin de Francueil, le m�me que Jean-Jacques Rousseau, dans ses M�moires, et Mme d'Epinay, dans sa Correspondance, d�signent sous le nom de Francueil seulement, �tait l'homme charmant par excellence, comme on l'entendait au si�cle dernier. Il n'�tait point de haute noblesse, �tant fils de M. Dupin, fermier-g�n�ral, qui avait quitt� l'�p�e pour la finance. Lui-m�me �tait receveur g�n�ral � l'�poque o� il �pousa ma grand'm�re. C'�tait une famille bien apparent�e et ancienne, ayant quatre in-folio de I p. 60 lignage bien �tabli par grimoire h�raldique, avec vignettes colori�es fort jolies. Quoi qu'il en soit, ma grand'm�re h�sita longtemps � faire cette alliance, non que l'�ge de M. Dupin f�t une objection capitale, mais parce que son entourage, � elle, le tenait pour un trop petit personnage � mettre en regard de Mlle de Saxe, comtesse de Horn. Le pr�jug� c�da devant des consid�rations de fortune, M. Dupin �tant fort riche � cette �poque. Pour ma grand'm�re, l'ennui d'�tre s�questr�e au couvent dans le plus bel �ge de sa vie, les soins assidus, la gr�ce, l'esprit et l'aimable caract�re de son vieux adorateur, eurent plus de poids que l'app�t des richesses; apr�s deux ou trois ans d'h�sitation, durant lesquels il ne passa pas un jour sans venir au parloir d�jeuner et causer avec elle, elle couronna son amour et devint Mme Dupin[12].

Elle m'a souvent parl� de ce mariage si lentement pes� et de ce grand-p�re que je n'ai jamais connu. Elle me dit que pendant dix ans qu'ils v�curent ensemble, il fut, avec son fils, la plus ch�re affection de sa vie; et bien qu'elle n'employ�t jamais le mot d'amour, que je n'ai jamais entendu sortir de ses l�vres � propos de lui ni de personne, elle souriait quand elle m'entendait I p. 61 dire qu'il me paraissait impossible d'aimer un vieillard. �Un vieillard aime plus qu'un jeune homme, disait-elle, et il est impossible de ne pas aimer qui vous aime parfaitement. Je l'appelais mon vieux mari et mon papa. Il le voulait ainsi, et ne m'appelait jamais que sa fille, m�me en public. Et puis, ajoutait-elle, est-ce qu'on �tait jamais vieux dans ce temps-l�? C'est la r�volution qui a amen� la vieillesse dans le monde. Votre grand-p�re, ma fille, a �t� beau, �l�gant, soign�, gracieux, parfum�, enjou�, aimable, affectueux et d'une humeur �gale jusqu'� l'heure de sa mort. Plus jeune, il avait �t� trop aimable pour avoir une vie aussi calme, et je n'eusse peut-�tre pas �t� aussi heureuse avec lui, on me l'aurait trop disput�. Je suis convaincue que j'ai eu le meilleur �ge de sa vie, et que jamais jeune homme n'a rendu une jeune femme aussi heureuse que je le fus; nous ne nous quittions pas d'un instant, et jamais je n'eus un instant d'ennui aupr�s de lui. Son esprit �tait une encyclop�die d'id�es, de connaissances et de talens qui ne s'�puisa jamais pour moi. Il avait le don de savoir toujours s'occuper d'une mani�re agr�able pour les autres autant que pour lui-m�me. Le jour il faisait de la musique avec moi; il �tait excellent violon, et faisait ses violons lui-m�me, car il �tait luthier, outre qu'il �tait horloger, architecte, tourneur, peintre, serrurier, I p. 62 d�corateur, cuisinier, po�te, compositeur de musique, menuisier, et qu'il brodait � merveille. Je ne sais pas ce qu'il n'�tait pas. Le malheur, c'est qu'il mangea sa fortune � satisfaire tous ces instincts divers et � exp�rimenter toutes choses; mais je n'y vis que du feu, et nous nous ruin�mes le plus aimablement du monde. Le soir, quand nous n'�tions pas en f�te, il dessinait � c�t� de moi, tandis que je faisais du parfilage, et nous nous faisions la lecture � tour de r�le: ou bien quelques amis charmans nous entouraient et tenaient en haleine son esprit fin et f�cond par une agr�able causerie. J'avais pour amies de jeunes femmes mari�es d'une fa�on plus splendide, et qui pourtant ne se lassaient pas de me dire qu'elles m'enviaient mon vieux mari.

�C'est qu'on savait vivre et mourir dans ce temps-l�, disait-elle encore: on n'avait pas d'infirmit�s importunes. Si on avait la goutte, on marchait quand m�me et sans faire la grimace: on se cachait de souffrir par bonne �ducation. On n'avait pas ces pr�occupations d'affaires qui g�tent l'int�rieur et rendent l'esprit �pais. On savait se ruiner sans qu'il y par�t, comme de beaux joueurs qui perdent sans montrer d'inqui�tude et de d�sir. On se serait fait porter demi-mort � une partie de chasse. On trouvait qu'il valait mieux mourir au bal ou � la com�die que dans son lit, entre quatre I p. 63 cierges et de vilains hommes noirs. On �tait philosophe, on ne jouait pas l'aust�rit�, on l'avait parfois sans en faire montre. Quand on �tait sage, c'�tait par go�t, et sans faire le p�dant ou la prude. On jouissait de la vie, et quand l'heure de la perdre �tait venue, on ne cherchait pas � d�go�ter les autres de vivre. Le dernier adieu de mon vieux mari fut de m'engager � lui survivre longtemps et � me faire une vie heureuse. C'�tait la vraie mani�re de se faire regretter que de montrer un cœur si g�n�reux.�

Certes, elle �tait agr�able et s�duisante, cette philosophie de la richesse, de l'ind�pendance de la tol�rance et de l'am�nit�; mais il fallait cinq ou six cent mille livres de rente pour la soutenir, et je ne vois pas trop comment en pouvaient profiter les mis�rables et les opprim�s.

Elle �choua, cette philosophie, devant les expiations r�volutionnaires, et les heureux du pass� n'en gard�rent que l'art de savoir monter avec gr�ce sur l'�chafaud, ce qui est beaucoup, j'en conviens; mais ce qui les aida � montrer cette derni�re vaillance, ce fut le profond d�go�t d'une vie o� ils ne voyaient plus le moyen de s'amuser, et l'effroi d'un �tat social o� il fallait admettre, au moins en principe, le droit de tous au bien-�tre et au loisir.

Avant d'aller plus loin, je parlerai d'une illustration qui �tait dans la famille de M. Dupin, I p. 64 illustration vraie et l�gitime, mais dont ni mon grand-p�re ni moi, n'avons � revendiquer l'honneur et le profit intellectuel. Cette illustration, c'�tait Mme Dupin de Chenonceaux, � laquelle je ne tiens en rien par le sang, puisqu'elle �tait seconde femme de M. Dupin, le fermier-g�n�ral, et par cons�quent belle-m�re de M. Dupin de Francueil. Ce n'est pas une raison pour que je n'en parle pas. Je dois d'autant plus le faire que, malgr� la r�putation d'esprit et de charme dont elle a joui, et les �loges que lui ont accord�s ses contemporains, cette femme remarquable n'a jamais voulu occuper dans la r�publique des lettres s�rieuses la place qu'elle m�ritait.

Elle �tait Mlle de Fontaines, et passa pour �tre la fille de Samuel Bernard, du moins Jean-Jacques Rousseau le rapporte. Elle apporta une dot consid�rable � M. Dupin; je ne me souviens plus lequel des deux poss�dait en propre la terre de Chenonceaux, mais il est certain qu'� eux deux ils r�alis�rent une immense fortune. Ils avaient pour pied � terre � Paris l'h�tel Lambert, et pouvaient se piquer d'occuper tour � tour deux des plus belles r�sidences du monde.

On sait comment Jean-Jacques Rousseau devint secr�taire de M. Dupin, et habitua Chenonceaux avec eux, comment il devint amoureux de Mme Dupin, qui �tait belle comme un ange, et comment il risqua imprudemment une d�claration qui n'eut pas de succ�s. Il conserva n�anmoins I p. 65 des relations d'amiti� avec elle et avec son beau-fils Francueil.

Mme Dupin cultivait les lettres et la philosophie sans ostentation et sans attacher son nom aux ouvrages de son mari, dont cependant elle aurait pu, j'en suis certaine, revendiquer la meilleure partie et les meilleures id�es. Leur critique �tendue de l'Esprit des lois est un tr�s bon ouvrage peu connu et peu appr�ci�, inf�rieur par la forme � celui de Montesquieu, mais sup�rieur dans le fond � beaucoup d'�gards, et, par cela m�me qu'il �mettait dans le monde des id�es plus avanc�es, il dut passer inaper�u � c�t� du g�nie de Montesquieu qui r�pondait � toutes les tendances et � toutes les aspirations politiques du moment[13].

M. et Mme Dupin travaillaient � un ouvrage sur le m�rite des femmes, lorsque Jean-Jacques v�cut aupr�s d'eux. Il les aidait � prendre des notes et � faire des recherches, et il entassa � ce sujet des mat�riaux consid�rables qui subsistent I p. 66 encore � l'�tat de manuscrits au ch�teau de Chenonceaux. L'ouvrage ne fut point ex�cut�, � cause de la mort de M. Dupin, et Mme Dupin, par modestie, ne publia jamais ses travaux. Certains r�sum�s de ses opinions, �crits de sa propre main, sous l'humble titre d'Essais, m�riteraient pourtant de voir le jour, ne f�t-ce que comme document historique � joindre � l'histoire philosophique du si�cle dernier. Cette aimable femme est de la famille des beaux et bons esprits de son temps, et il est peut-�tre beaucoup � regretter qu'elle n'avait pas consacr� sa vie � d�velopper et � r�pandre la lumi�re qu'elle portait dans son cœur.

Ce qui lui donne une physionomie tr�s particuli�re et tr�s originale au milieu de ces philosophes, c'est qu'elle est plus avanc�e que la plupart d'entre eux. Elle n'est point l'adepte de Rousseau. Elle n'a pas le talent de Rousseau; mais il n'a pas, lui, la force et l'�lan de son ame. Elle proc�de d'une autre doctrine plus hardie et plus profonde, plus ancienne dans l'humanit�, et plus nouvelle en apparence au dix-huiti�me si�cle; elle est l'amie, l'�l�ve ou le ma�tre (qui sait?) d'un vieillard r�put� extravagant, g�nie incomplet, priv� du talent de la forme, et que je crois pourtant plus �clair� int�rieurement de l'esprit de Dieu que Voltaire, Helv�tius, Diderot et Rousseau lui-m�me: je parle de l'abb� de Saint-Pierre, qu'on appelait alors dans le monde, I p. 67 le fameux abb� de Saint-Pierre, qualification ironique dont on lui fait gr�ce aujourd'hui qu'il est � peu pr�s inconnu et oubli�.

Il est des g�nies malheureux; auxquels l'expression manque et qui, � moins de trouver un Platon pour les traduire au monde, tracent de p�les �clairs dans la nuit des temps, et emportent dans la tombe le secret de leur intelligence, l'inconnu de leur m�ditation, comme disait un membre de cette grande famille de muets ou de b�gues illustres, Geoffroy Saint-Hilaire.

Leur impuissance semble un fait fatal, tandis que la forme la plus claire et la plus heureuse se trouve d�partie souvent � des hommes de courtes id�es et de sentimens froids. Pour mon compte, je comprends fort bien que Mme Dupin ait pr�f�r� les utopies de l'abb� de Saint-Pierre aux doctrines anglomanes de Montesquieu. Le grand Rousseau n'eut pas autant de courage moral ou de libert� d'esprit que cette femme g�n�reuse. Charg� par elle de r�sumer le projet de paix perp�tuelle de l'abb� de Saint-Pierre et la polysynodie, il le fit avec la clart� et la beaut� de sa forme; mais il avoue avoir cru devoir passer les traits les plus hardis de l'auteur; et il renvoie au texte les lecteurs qui auront le courage d'y puiser eux-m�mes.

J'avoue que je n'aime pas beaucoup le syst�me d'ironie adopt� par Jean-Jacques Rousseau � l'�gard des utopies de l'abb� de Saint-Pierre, et les m�nagemens qu'il croit devoir feindre avec I p. 68 les puissances de son temps. Sa feinte, d'ailleurs, est trop habile ou trop maladroite: ou ce n'est pas de l'ironie assez �vidente, et par l� elle perd de sa force, ou elle n'est pas assez d�guis�e, et par l� elle perd de sa prudence et de son effet. Il n'y a pas d'unit�, il n'y a pas de fixit� dans les jugemens de Rousseau sur le philosophe de Chenonceaux; selon les �poques de sa vie o� les d�go�ts de la pers�cution l'abattent plus ou moins lui-m�me, il le traite de grand homme ou de pauvre homme. En de certains endroits des Confessions, on dirait qu'il rougit de l'avoir admir�. Rousseau a tort. Pour manquer de talent, on n'est pas un pauvre homme. Le g�nie vient du cœur et ne r�side pas dans la forme. Et puis, la critique principale qu'il lui adresse avec tous les critiques de son temps, c'est de n'�tre point un homme pratique et d'avoir cru � la r�alisation de ses r�formes sociales. Il me semble pourtant que ce r�veur a vu plus clair que tous ses contemporains, et qu'il �tait beaucoup plus pr�s des id�es r�volutionnaires, constitutionnelles, saint-simoniennes, et m�me de celles qu'on appelle aujourd'hui humanitaires, que son contemporain Montesquieu et ses successeurs Rousseau, Diderot, Voltaire, Helv�tius, etc.

Car il y a eu de tout dans le vaste cerveau de l'abb� de Saint-Pierre, et, dans cette esp�ce de chaos de sa pens�e, on trouve entass�es p�le-m�le toutes les id�es dont chacune a d�fray� depuis I p. 69 la vie enti�re d'hommes tr�s forts. Certainement, Saint-Simon proc�de de lui, Mme Dupin, son �l�ve, et M. Dupin, dans la Critique de l'Esprit des lois, sont ouvertement �mancipateurs de la femme. Les divers essais de gouvernement qui se sont produits depuis cent ans, les principaux actes de la diplomatie europ�enne, et les simulacres de conseils princiers qu'on appelle alliances, ont emprunt� aux th�ories gouvernementales de l'abb� de Saint-Pierre de semblans (menteurs, il est vrai) de sagesse et de moralit�. Quant � la philosophie de la paix perp�tuelle, elle est dans l'esprit des plus nouvelles �coles philosophiques.

Il serait donc fort ridicule aujourd'hui de trouver l'abb� de Saint-Pierre ridicule, et de parler sans respect de celui que ses d�tracteurs m�mes appelaient l'homme de bien par excellence. N'e�t-il conserv� que ce titre pour tout bagage dans la post�rit�, c'est quelque chose de plus que celui de plus d'un grand homme de son temps.

Mme Dupin de Chenonceaux aima religieusement cet homme de bien, partagea ses id�es, embellit sa vieillesse par des soins touchans, et re�ut � Chenonceaux son dernier soupir. J'y ai vu, dans la chambre m�me o� il rendit � Dieu son ame g�n�reuse, un portrait de lui fait peu de temps auparavant. Sa belle figure, � la fois douce et aust�re, a une certaine ressemblance de type avec celle de Fran�ois Arago. Mais l'expression I p. 70 est autre, et d�j�, d'ailleurs, les ombres de la mort ont envahi ce grand œil noir creus� par la souffrance, ses joues p�les d�vast�es par les ann�es[14].

Mme Dupin a laiss� � Chenonceaux quelques �crits fort courts, mais tr�s pleins d'id�es nettes et de nobles sentimens. Ce sont, en g�n�ral, des pens�es d�tach�es, mais dont le lien est tr�s logique. Un petit trait� du Bonheur, en quelques pages, nous a paru un chef-d'œuvre. Et pour en faire comprendre la port�e philosophique, il nous suffit d'en transcrire les premiers mots: Tous les hommes ont un droit �gal au bonheur; textuellement: �Tous les hommes ont un droit �gal au plaisir�. Mais il ne faut pas que ce mot plaisir, qui a sa couleur locale comme un trumeau de chemin�e, fasse �quivoque et soit pris pour l'expression d'une pens�e de la r�gence. Non, son v�ritable sens est un bonheur mat�riel, jouissance de la vie, bien-�tre, r�partition des biens, comme on dirait aujourd'hui. Le titre de l'ouvrage, l'esprit chaste et s�rieux dont il est empreint ne peuvent laisser aucun doute sur le sens moderne de cette formule �galitaire qui r�pond � celle-ci: I p. 71 A chacun suivant ses besoins. C'est une id�e assez avanc�e, je crois, tellement avanc�e, qu'aujourd'hui encore elle l'est trop pour la cervelle prudente de la plupart de nos penseurs et de nos politiques, et qu'il a fallu � l'illustre historien Louis Blanc un certain courage pour la proclamer et la d�velopper.[15]

Belle et charmante, simple, forte et calme, Mme Dupin finit ses jours � Chenonceaux dans un �ge tr�s avanc�. La forme de ses �crits est aussi limpide que son ame, aussi d�licate, souriante et fra�che que les traits de son visage. Cette forme est sienne, et la correction �l�gante n'y nuit point � l'originalit�. Elle �crit la langue de son temps, mais elle a le tour de Montaigne, le trait de Bayle, et l'on voit que cette belle dame n'a pas craint de secouer la poussi�re des vieux ma�tres. Elle ne les imite pas; mais elle se les est assimil�s, comme un bon estomac nourri de bons alimens.

Il faut encore dire � sa louange que de tous les anciens amis d�laiss�s et soup�onn�s par la douloureuse vieillesse de Rousseau, elle est peut-�tre la seule � laquelle il rende justice dans ses Confessions, et dont il avoue les bienfaits sans amertume. Elle fut bonne, m�me � Th�r�se Levasseur I p. 72 et � son indigne famille. Elle fut bonne � tous, et r�ellement estim�e; car l'orage r�volutionnaire entra dans le royal manoir de Chenonceaux et respecta les cheveux blancs de la vieille dame. Toutes les mesures de rigueur se born�rent � la confiscation de quelques tableaux historiques, dont elle fit le sacrifice de bonne gr�ce aux exigences du moment. Sa tombe, simple et de bon go�t, repose dans le parc de Chenonceaux sous de m�lancoliques et frais ombrages. Touristes qui cueillez religieusement les feuilles de ces cypr�s, sans autre motif que de rendre hommage � la vertueuse beaut� aim�e de Jean-Jacques, sachez qu'elle a droit, � plus de respect encore. Elle a consol� la vieillesse de l'homme de bien de son temps; elle a �t� son disciple; elle a inspir� � son propre mari la th�orie du respect pour son sexe; grand hommage rendu � la sup�riorit� douce et modeste de son intelligence. Elle a fait plus encore, elle a compris, elle, riche, belle et puissante, que tous les hommes avaient droit au bonheur. Honneur donc � celle qui fut belle comme la ma�tresse d'un roi, sage comme une matrone, �clair�e comme un vrai philosophe, et bonne comme un ange.

Une noble amiti� qui fut calomni�e, comme tout ce qui est naturel et bon dans le monde, unissait Francueil � sa belle-m�re. Certes, ce dut �tre pour lui un titre de plus � l'affection et � l'estime que ma grand'm�re porta � son vieux I p. 73 mari. Le commerce d'une belle-m�re comme la premi�re Mme Dupin, et celui d'une �pouse comme la seconde, doivent imprimer un reflet de pure lumi�re sur la jeunesse et sur la vieillesse d'un homme. Les hommes doivent aux femmes plus qu'aux autres hommes ce qu'ils ont de bon ou de mauvais dans les hautes r�gions de l'ame, et c'est sous ce rapport qu'il faudrait leur dire: Dis-moi qui tu aimes, et je te dirai qui tu es. Un homme pourrait vivre plus ais�ment dans la soci�t� avec le m�pris des femmes qu'avec celui des hommes: mais devant Dieu, devant les arr�ts de la justice qui voit tout et qui sait tout, le m�pris des femmes lui serait beaucoup plus pr�judiciable. Ce serait peut-�tre ici le pr�texte d'une digression; je pourrais citer quelques excellentes pages de M. Dupin, mon arri�re-grand-p�re, sur l'�galit� de rang de l'homme et de la femme dans les desseins de Dieu et dans l'ordre de la nature. Mais j'y reviendrai plus � propos et plus longuement dans le r�cit de ma propre vie.

I p. 74

CHAPITRE TROISIEME.

Une anecdote sur J.-J. Rousseau.—Maurice Dupin, mon p�re.—Deschartres, mon precepteur.—La t�te du cur�.—Le liberalisme d'avant la r�volution.—La visite domiciliaire.—Incarc�ration.—D�vo�ment de Deschartres et de mon p�re.—N�rina.

Puisque j'ai parl� de Jean-Jacques Rousseau et de mon grand-p�re, je placerai ici une anecdote gracieuse que je trouve dans les papiers de ma grand'm�re Aurore Dupin de Francueil.

�Je ne l'ai vu qu'une seule fois (elle parle de Jean-Jacques) et je n'ai garde de l'oublier jamais. Il vivoit d�j� sauvage et retir�, atteint de cette misanthropie qui fut trop cruellement raill�e par ses amis paresseux ou frivoles.

�Depuis mon mariage, je ne cessois de tourmenter M. de Francueil pour qu'il me le fit voir: et ce n'�toit pas bien ais�. Il alla plusieurs fois sans pouvoir �tre re�u. Enfin, un jour il le trouva jetant du pain sur sa fen�tre � des moineaux. Sa tristesse �toit si grande qu'il lui dit en les voyant s'envoler: �Les voil� repus. Savez vous ce qu'ils vont faire? Ils s'en vont au plus haut des toits pour I p. 75 dire du mal de moi, et que mon pain ne vaut rien.�

�Avant que je visse Rousseau, je venois de lire tout d'une haleine la Nouvelle H�lo�se, et, aux derni�res pages, je me sentis si boulevers�e que je pleurois � sanglots. M. de Francueil m'en plaisantoit doucement. J'en voulois plaisanter moi-m�me: mais ce jour-l�, depuis le matin jusqu'au soir, je ne fis que pleurer. Je ne pouvois penser � la mort de Julie sans recommencer mes pleurs. J'en �tois malade, j'en �tois laide.

�Pendant cela, M. de Francueil, avec l'esprit et la gr�ce qu'il savoit mettre � tout, courut chercher Jean-Jacques. Je ne sais comment il s'y prit, mais il l'enleva, il l'amena, sans m'avoir pr�venue de son dessein.

�Jean-Jacques avait c�d� de fort mauvaise gr�ce, sans s'enqu�rir de moi ni de mon �ge ne s'attendant qu'� satisfaire la curiosit� d'une femme, et ne s'y pr�tant pas volontiers, � ce que je puis croire.

�Moi, avertie de rien, je ne me pressois pas de finir ma toilette: j'�tois avec Mme d'Esparb�s de Lussan, mon amie, la plus aimable femme du monde et la plus jolie, bien qu'elle f�t un peu louche et un peu contrefaite. Elle se moquoit de moi parce qu'il m'avoit pris fantaisie depuis quelque temps d'�tudier l'ost�ologie, et elle faisoit, en riant, des cris affreux, parce I p. 76 que, voulant me passer des rubans qui �toient dans un tiroir, elle y avoit trouv� accroch�e une grande vilaine main de squelette.

�Deux ou trois fois M. de Francueil �toit venu voir si j'�tois pr�te. Il avoit un air, � ce que disoit le marquis (c'est ainsi que j'appelois Mme de Lussan, qui m'avoit donn� pour petit nom son cher baron). Moi, je ne voyois point d'air � mon mari et je ne finissois pas de m'accommoder, ne me doutant point qu'il �toit l�, l'ours sublime, dans mon salon. Il y �toit entr� d'un air � demi niais, demi bourru, et s'�toit assis dans un coin, sans marquer d'autre impatience que celle de diner, afin de s'en aller bien vite.

�Enfin ma toilette finie et mes yeux toujours rouges et gonfl�s, je vais au salon; j'aper�ois un gros petit bonhomme assez mal v�tu et comme renfrogn�, qui se levoit lourdement, qui m�chonnoit des mots confus. Je le regarde et je devine; je crie, je veux parler, je fonds en larmes. Jean-Jacques �tourdi de cet accueil veut me remercier et fond en larmes. Francueil veut nous remettre l'esprit par une plaisanterie et fond en larmes. Nous ne p�mes nous rien dire. Rousseau me serra la main et ne m'adressa pas une parole.

�On essaya de diner pour couper court � tous ces sanglots. Mais je ne pus rien manger. M. de Francueil ne put avoir d'esprit, et Rousseau I p. 77 s'esquiva en sortant de table, sans avoir dit un mot, m�content peut-�tre d'avoir re�u un nouveau d�menti � sa pr�tention d'�tre le plus pers�cut�, le plus ha� et le plus calomni� des hommes.�

J'esp�re que mon lecteur ne me saura pas mauvais gr� de cette anecdote et du ton dont elle est rapport�e. Pour une personne �lev�e � Saint-Cyr, o� l'on n'apprennait pas l'orthographe, ce n'est pas mal tourn�. Il est vrai qu'� Saint-Cyr, � la place de grammaire, on apprenait Racine par cœur et on y jouait ses chefs-d'œuvre. J'ai bien regret que ma grand'm�re ne m'ait pas laiss� plus de souvenirs personnels �crits par elle-m�me. Mais cela se borne � quelques feuillets. Elle passait sa vie � �crire des lettres qui valaient presque, il faut le dire, celles de Mme de S�vign�, et � copier, pour la nourriture de son esprit, une foule de passages dans des livres de pr�dilection.

Je reprends son histoire.

Neuf mois apr�s son mariage avec M. Dupin, jour pour jour, elle accoucha d'un fils qui fut son unique enfant, et qui re�ut le nom de Maurice[16], en m�moire du mar�chal de Saxe. Elle voulut le nourrir elle-m�me, bien entendu: c'�tait encore un peu excentrique, mais elle �tait de I p. 78 celles qui avaient lu Emile avec religion et qui voulaient donner le bon exemple. En outre, elle avait le sentiment maternel extr�mement d�velopp�, et ce fut, chez elle, une passion qui lui tint lieu de toutes les autres.

Mais la nature se refusa � son z�le. Elle n'eut pas de lait, et, pendant quelques jours, qu'en d�pit de plus atroces souffrances elle s'obstina � faire t�ter son enfant, elle ne put le nourrir que de son sang. Il fallut y renoncer, et ce fut pour elle une violente douleur, et comme un sinistre pronostic.

Receveur g�n�ral du duch� d'Albret, M. Dupin passait, avec sa femme et son fils, une partie de l'ann�e � Ch�teauroux. Ils habitaient le vieux ch�teau qui sert aujourd'hui de local aux bureaux de la pr�fecture, et qui domine de sa masse pittoresque le cours de l'Indre et les vastes prairies qu'elle arrose. M. Dupin, qui avait cess� de s'appeler Francueil depuis la mort de son p�re, �tablit � Ch�teauroux des manufactures de drap, et r�pandit par son activit� et ses largesses beaucoup d'argent dans le pays. Il �tait prodigue, sensuel, et menait un train de prince. Il avait � ses gages une troupe de musiciens, de cuisiniers, de parasites, de laquais, de chevaux et de chiens, donnant tout � pleines mains, au plaisir et � la bienfaisance, voulant �tre heureux, et que tout le monde le f�t avec lui. C'�tait une autre mani�re que celle des financiers et des industriels I p. 79 d'aujourd'hui. Ceux-ci ne gaspillent pas la fortune dans les plaisirs, dans l'amour des arts et dans les imprudentes largesses d'un sentiment aristocratique surann�. Ils suivent les id�es prudentes de leur temps, comme mon grand-p�re suivait la route facile du sien. Mais qu'on ne vante pas ce temps-ci plus que l'autre; les hommes ne savent pas encore ce qu'ils font et ce qu'ils devraient faire.

Mon grand-p�re mourut dix ans apr�s son mariage, laissant un grand d�sordre dans ses comptes avec l'Etat et dans ses affaires personnelles. Ma grand'm�re montra la bonne t�te qu'elle avait en s'entourant de sages conseils, et en s'occupant de toutes choses avec activit�. Elle liquida promptement, et, toutes dettes pay�es, tant � l'Etat qu'aux particuliers, elle se trouva ruin�e, c'est-�-dire � la t�te de 75,000 livres de rente[17].

I p. 80

La r�volution devait restreindre bient�t ses ressources � de moindres proportions, et elle ne prit pas tout de suite son parti aussi ais�ment de ce second coup de fortune; mais, au premier, elle s'ex�cuta bravement, et, bien que je ne puisse comprendre qu'on ne soit pas immens�ment riche avec 75,000 livres de rente, comme tout est relatif, elle accepta cette pauvret� avec beaucoup de vaillance et de philosophie. En cela, elle ob�issait � un principe d'honneur et de dignit� qui �tait bien selon ses id�es; au lieu que les confiscations r�volutionnaires ne purent jamais prendre dans son esprit une autre forme que celle du vol et du pillage.

Apr�s avoir quitt� Ch�teauroux, elle habita, rue du Roi de Sicile, un petit appartement, dans lequel, si j'en juge par la quantit� et la dimension des meubles qui garnissent aujourd'hui ma maison, il y avait encore de quoi se retourner. Elle prit, pour faire l'�ducation de son fils, un I p. 81 jeune homme que j'ai connu vieux, et qui a �t� aussi mon pr�cepteur. Ce personnage, � la fois s�rieux et comique, a tenu trop de place dans notre vie de famille et dans mes souvenirs, pour que je n'en fasse pas une mention particuli�re.

Il s'appelait Fran�ois Deschartres, et comme il avait port� le petit collet en qualit� de professeur au coll�ge du cardinal Lemoine, il entra chez ma grand'm�re avec le costume et le titre d'abb�. Mais, � la r�volution, qui vint bient�t chicaner sur toute esp�ce de titres, l'abb� Deschartres devint prudemment le citoyen Deschartres. Sous l'empire, il fut M. Deschartres, maire du village de Nohant; sous la restauration, il e�t volontiers repris son titre d'abb�, car il n'avait pas vari� dans son amour pour les formes du pass�. Mais il n'avait jamais �t� dans les ordres, et d'ailleurs il ne put se d�livrer d'un sobriquet que j'avais attach� � son omnicomp�tence et � son air important: on ne l'appelait plus d�s lors que le grand homme.

Il avait �t� joli gar�on, il l'�tait encore lorsque ma grand'm�re se l'attacha: propret, bien ras�, l'œil vif, et le mollet saillant. Enfin, il avait une tr�s bonne tournure de gouverneur. Mais je suis s�re que jamais personne, dans son meilleur temps, n'avait pu le regarder sans rire, tant le mot cuistre �tait clairement �crit dans toutes les lignes de son visage et dans tous les mouvemens de sa personne. I p. 82

Pour �tre complet, il e�t d� �tre ignare, gourmand et l�che. Mais loin de l�, il �tait fort savant, tr�s sobre et follement courageux. Il avait toutes les grandes qualit�s de l'ame jointes � un caract�re insupportable et � un contentement de lui-m�me qui allait jusqu'au d�lire. Il avait les id�es les plus absolues, les mani�res les plus rudes, le langage le plus outrecuidant. Mais quel d�vo�ment, quel z�le, quelle ame g�n�reuse et sensible! pauvre grand homme! comme je t'ai pardonn� tes pers�cutions! Pardonne-moi de m�me, dans l'autre vie, tous les mauvais tours que je t'ai jou�s, toutes les d�testables espi�gleries par lesquelles je me suis veng�e de ton �touffant despotisme: tu m'as appris fort peu de choses, mais il en est une que je te dois et qui m'a bien servi: c'est de r�ussir, malgr� les bouillonnemens de mon ind�pendance naturelle, � supporter longtemps les caract�res les moins supportables et les id�es les plus extravagantes.

Ma grand'm�re, en lui confiant l'�ducation de son fils, ne pressentait point qu'elle faisait emplette du tyran, du sauveur et de l'ami de toute sa vie.

A ses heures de libert�, Deschartres continuait � suivre des cours de physique, de chimie, de m�decine et de chirurgie. Il s'attacha beaucoup � M. Desaulx, et devint sous le commandement de cet homme remarquable, un praticien fort habile pour les op�rations chirurgicales. Plus tard, I p. 83 lorsqu'il fut le fermier de ma grand'm�re et le maire du village, sa science le rendit fort utile au pays, d'autant plus qu'il l'exer�ait pour l'amour de Dieu, sans r�tribution aucune. Il �tait de si grand cœur qu'il n'�tait point de nuit noire et orageuse, point de chaud, de froid ni d'heure indue qui l'emp�chassent de courir, souvent fort loin, par des chemins perdus, pour porter du secours dans les chaumi�res. Son d�vo�ment et son d�sint�ressement �taient vraiment admirables. Mais comme il fallait qu'il f�t ridicule autant que sublime en toutes choses, il poussait l'int�grit� de ses fonctions jusqu'� battre ses malades quand ils revenaient gu�ris lui apporter de l'argent. Il n'entendait pas plus raison sur le chapitre des pr�sens, et je l'ai vu dix fois faire d�gringoler l'escalier � de pauvres diables, en les assommant � coups de canards, de dindons et de li�vres apport�s par eux en hommage � leur sauveur. Ces braves gens humili�s et maltrait�s s'en allaient le cœur gros, disant: Est-il m�chant, ce brave cher homme! quelques uns ajoutaient en col�re: En voil� un que je tuerais, s'il ne m'avait pas sauv� la vie! Et Deschartres, de vocif�rer, du haut de l'escalier, d'une voix de stentor: �Comment, canaille, malappris, buter, mis�rable! je t'ai rendu service et tu veux me payer! Tu ne veux pas �tre reconnaissant! Tu veux �tre quitte envers moi! Si tu ne te sauves bien vite, je vais te rouer de coups et te mettre I p. 84 pour quinze jours au lit. Et tu seras bien oblig� alors de m'envoyer chercher!�

Malgr� ses bienfaits, le pauvre grand homme �tait aussi ha� qu'estim�, et ses vivacit�s lui attir�rent parfois de mauvaises rencontres dont il ne se vanta pas. Le paysan berrichon est endurant jusqu'� un certain moment o� il fait bon d'y prendre garde.

Mais je vais toujours anticipant sur l'ordre des temps dans ma narration. Qu'on me le pardonne! Je voulais placer, � propos des �tudes anatomiques de l'abb� Deschartres, une anecdote qui n'est point couleur de rose. Ce sera encore un anachronisme de quelques ann�es; mais les souvenirs me pressent un peu confusement me quittent de m�me, et j'ai peur d'oublier tout � fait ce que je remettrais au lendemain.

Sous la Terreur, bien qu'assidu � veiller sur mon p�re et sur les int�r�ts de ma grand'm�re, il para�t que sa passion le poussait encore de temps en temps vers les salles d'h�pitaux et d'amphith��tres de dissection. Il y avait bien assez de drames sanglans dans le monde en ce temps-l�, mais l'amour de la science l'emp�chait de faire beaucoup de r�flexions philosophiques sur les t�tes que la guillotine envoyait aux carabins. Un jour cependant il eut une petite �motion qui le d�rangea fort de ses observations. Quelques t�tes humaines venaient d'�tre jet�es sur une table de laboratoire: avec ce mot d'un �l�ve I p. 85 qui en prenait assez bien son parti! Fra�chement coup�es! On pr�parait une affreuse chaudi�re o� ces t�tes devaient bouillir pour �tre d�pouill�es et diss�qu�es ensuite. Deschartres prenait les t�tes une � une et allait les y plonger: �C'est la t�te d'un cur�, dit l'�l�ve en lui passant la derni�re, elle est tonsur�e.� Deschartres la regarde et reconna�t celle d'un de ses amis qu'il n'avait pas vu depuis quinze jours et qu'il ne savait pas dans les prisons. C'est lui qui m'a racont� cette horrible aventure. �Je ne dis pas un mot: je regardais cette pauvre t�te en cheveux blancs; elle �tait calme et belle encore, elle avait l'air de me sourire. J'attendis que l'�l�ve e�t le dos tourn� pour lui donner un baiser sur le front. Puis je la mis dans la chaudi�re comme les autres et je la dissequai pour moi. Je l'ai gard�e quelque temps, mais il vint un moment o� cette relique devenait trop dangereuse. Je l'enterrai dans un coin de jardin. Cette rencontre me fit tant de mal que je fus bien longtemps sans pouvoir m'occuper de la science.�

Passons vite � des historiettes plus gaies.

Mon p�re prenait fort mal ses le�ons. Deschartres n'aurait os� le maltraiter, et quoique partisan outr� de l'ancienne m�thode, du martinet et de la f�rule, l'amour extr�me de ma grand'm�re pour son fils lui interdisait les moyens efficaces. Il essayait � force de z�le et de t�nacit� I p. 86 de remplacer ce puissant levier de l'intelligence, selon lui, le fouet! Il prenait avec lui les le�ons d'allemand, de musique, de tout ce qu'il ne pouvait lui enseigner � lui seul, et il se faisait son r�p�titeur en l'absence des ma�tres. Il se consacra m�me, par d�vo�ment, � faire des armes, et � lui faire �tudier les passes entre les le�ons du professeur. Mon p�re, qui �tait paresseux et d'une sant� languissante � cette �poque se r�veillait un peu de sa torpeur � la salle d'armes; mais quand Deschartres s'en m�lait, ce pauvre Deschartres qui avait le don de rendre ennuyeuses des choses plus int�ressantes, l'enfant b�illait et s'endormait debout.

—Monsieur l'abb�, lui dit-il un jour na�vement et sans malice, est-ce que quand je me battrai pour tout de bon, �a m'amusera davantage?

—Je ne le crois pas, mon ami, r�pondit Deschartres; mais il se trompait. Mon p�re eut de bonne heure l'amour de la guerre et m�me la passion des batailles. Jamais il ne se sentait si � l'aise, si calme et si doucement remu� int�rieurement que dans une charge de cavalerie.

Mais ce futur brave fut d'abord un enfant d�bile et terriblement g�t�. On l'�leva, � la lettre, dans du coton, et comme il fit une maladie de croissance, on lui permit d'en venir � cet �tat d'indolence, qu'il sonnait un domestique pour lui faire ramasser son crayon ou sa plume. Il en rappela bien, Dieu merci, et l'�lan de la I p. 87 France, lorsqu'elle courut aux fronti�res, le saisit un des premiers, et fit de sa subite transformation un miracle entre mille.

Quand la r�volution commen�a � gronder, ma grand'm�re, comme les aristocrates �clair�s de son temps, la vit approcher sans terreur. Elle �tait trop nourrie de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau pour ne pas ha�r les abus de la cour. Elle �tait m�me des plus ardentes contre la coterie de la reine, et j'ai trouv� des cartons pleins de couplets, de madrigaux et de satires sanglantes contre Marie-Antoinette et ses favoris. Les gens comme il faut copiaient et colportaient ces libelles. Les plus honn�tes sont �crits de la main de ma grand'm�re, peut-�tre quelques-uns sont-ils de sa fa�on: car c'�tait du meilleur go�t de composer quelque �pigramme sur les scandales triomphans, et c'�tait l'opposition philosophique du moment qui prenait cette forme toute fran�aise. Il y en avait vraiment de bien hardies et de bien �tranges. On mettait dans la bouche du peuple et on rimait dans l'argot des halles des chansons inou�es sur la naissance du Dauphin, sur les dilapidations et les galanteries de l'Allemande; on mena�ait la m�re et l'enfant du fouet et du pilori. Et qu'on ne pense pas que ces chansons sortissent du peuple! Elles descendaient du salon � la rue. J'en ai br�l� de tellement obsc�nes, que je n'aurais os� les lire jusqu'au bout, et celles-ci, �crites de la I p. 88 main d'abb�s que j'avais connus dans mon enfance, et sortant du cerveau de marquis de bonne race, ne m'ont laiss� aucun doute sur la haine profonde et l'indignation d�lirante de l'aristocratie � cette �poque. Je crois que le peuple e�t pu ne pas s'en m�ler, et que, s'il ne s'en f�t pas m�l� en effet, la famille de Louis XVI aurait pu avoir le m�me sort et ne pas prendre rang parmi les martyrs.

Au reste, je regrette fort l'acc�s de pruderie qui me fit, � vingt ans, br�ler la plupart de ces manuscrits. Venant d'une personne aussi chaste, aussi sainte que ma grand'm�re, ils me br�laient les yeux; j'aurais d� pourtant me dire que c'�taient des documens historiques qui pouvaient avoir une valeur s�rieuse. Plusieurs �taient peut-�tre uniques, ou du moins fort rares. Ceux qui me restent sont connus et ont �t� cit�s dans plusieurs ouvrages.

Je crois que ma grand'm�re eut une grande admiration pour Necker et ensuite pour Mirabeau. Mais je perds la trace de ses id�es politiques � l'�poque o� la r�volution devint pour elle un fait accablant et un d�sastre personnel.

Entre tous ceux de sa classe, elle �tait peut-�tre la personne qui s'attendit le moins � �tre frapp�e dans cette grande catastrophe; et, en fait, en quoi sa conscience pouvait-elle l'avertir qu'elle avait m�rit� collectivement de subir un ch�timent social? Elle avait adopt� la croyance I p. 89 de l'�galit� autant qu'il �tait possible dans sa situation. Elle �tait � la hauteur de toutes les id�es avanc�es de son temps. Elle acceptait le contrat social avec Rousseau; elle ha�ssait la superstition avec Voltaire; elle aimait m�me les utopies g�n�reuses; le mot de r�publique ne la f�chait point. Par nature, elle �tait aimante, secourable, affable, et voyait volontiers son �gal dans tout homme obscur et malheureux. Que la r�volution e�t pu se faire sans violence et sans �garement, elle l'e�t suivie jusqu'au bout sans regret et sans peur; car c'�tait une grande ame, et toute sa vie elle avait aim� et cherch� la v�rit�.

Mais il faut �tre plus que sinc�re, plus que juste, pour accepter les convulsions in�vitables attach�es � un bouleversement immense. Il faut �tre enthousiaste, aventureux, h�ro�que, fanatique m�me du r�gne de Dieu. Il faut que le z�le de sa maison nous d�vore pour subir l'atteinte et le spectacle des effrayans d�tails de la crise. Chacun de nous est capable de consentir � une amputation pour sauver sa vie, bien peu peuvent sourire dans la torture.

A mes yeux, la r�volution est une des phases actives de la vie �vang�lique. Vie tumultueuse, sanglante, terrible � certaines heures, pleine de convulsions, de d�lires et de sanglots. C'est la lutte violente du principe de l'�galit� pr�ch� par J�sus, et passant, tant�t comme un flambeau I p. 90 radieux, tant�t comme une torche ardente, de main en main, jusqu'� nos jours, contre le vieux monde pa�en, qui n'est pas d�truit, qui ne le sera pas de longtemps, malgr� la mission du Christ et tant d'autres missions divines, malgr� tant de b�chers, d'�chafauds et de martyrs.

Mais l'histoire du genre humain se complique de tant d'�v�nemens impr�vus, bizarres, myst�rieux, les voies de la v�rit� s'embranchent � tant de chemins �tranges et abrupts; les t�n�bres se r�pandent si fr�quentes et si �paisses sur ce p�lerinage �ternel, l'orage y bouleverse si obstin�ment les jalons de la route, depuis l'inscription laiss�e sur le sable jusqu'aux Pyramides; tant de sinistres dispersent et fourvoient les p�les voyageurs, qu'il n'est pas �tonnant que nous n'ayons pas encore eu d'histoire vrai bien accr�dit�e, et que nous flottions dans un labyrinthe d'erreurs. Les �v�nemens d'hier sont aussi obscurs pour nous que les �pop�es des temps fabuleux, et c'est d'aujourd'hui seulement que des �tudes s�rieuses font p�n�trer quelque lumi�re dans ce chaos.

Alors, quoi d'�tonnant dans le vertige qui s'empara de tous les esprits � l'heure de cette inextricable m�l�e o� la France se pr�cipita en 93? Lorsque tout alla par repr�sailles, que chacun fut, de fait ou d'intention, tour � tour victime et bourreau, et qu'entre l'oppression subie et l'oppression exerc�e il n'y eut pas le temps de I p. 91 la r�flexion ou la libert� du choix, comment la passion e�t-elle pu s'abstraire dans l'action, et l'impartialit� dicter des arr�ts tranquilles? Des ames passionn�es furent jug�es par des ames passionn�es, et le genre humain s'�cria comme au temps des vieux hussites: �C'est aujourd'hui le temps du deuil, du z�le et de la fureur�.

Quelle foi e�t-il donc fallu pour se r�soudre joyeusement � �tre, soit � tort, soit � raison, le martyr du principe? L'�tre � tort, par suite d'une de ces fatales m�prises que la tourmente rend in�vitables, �tait encore le plus difficile � accepter; car la foi manquait de lumi�re suffisante et l'atmosph�re sociale �tait trop troubl�e pour que le soleil s'y montr�t � la conscience individuelle. Toutes les classes de la soci�t� �taient pourtant �clair�es de ce soleil r�volutionnaire jusqu'au jour des �tats g�n�raux. Marie-Antoinette, la premi�re t�te de la contre-r�volution de 92, �tait r�volutionnaire dans son int�rieur, et pour son profit personnel, en 88, � Trianon, comme Isabelle l'est aujourd'hui sur le tr�ne d'Espagne, comme le serait Victoria d'Angleterre, si elle �tait forc�e de choisir entre l'absolutisme et sa libert� individuelle. La libert�! tous l'appelaient, tous la voulaient avec passion, avec fureur. Les rois la demandaient pour eux-m�mes aussi bien que le peuple.

Mais vinrent ceux qui la demandaient pour tous, et qui, par suite du choc de tant de I p. 92 passions oppos�es, ne purent la donner � personne.

Ils le tent�rent. Que Dieu les absolve des moyens qu'ils furent r�duits � employer. Ce n'est pas � nous, pour qui ils ont travaill�, � les juger du haut de notre inaction inf�conde[18].

Dans cette �pop�e sanglante, o� chaque parti revendique pour lui-m�me les honneurs et les m�rites du martyre, il faut bien reconna�tre qu'il y eut, en effet, des martyrs dans les deux camps. Les uns souffrirent pour la cause du pass�, les autres pour celle de l'avenir; d'autres encore, plac�s � la limite de ces deux principes, souffrirent sans comprendre ce qu'on ch�tiait en eux. Que la r�action du pass� se f�t faite, ils eussent �t� pers�cut�s par les hommes du pass� comme ils le furent par les hommes de l'avenir.

C'est dans cette position �trange que se trouva la noble et sinc�re femme dont je raconte ici l'histoire. Elle n'avait point song� � �migrer, elle continuait � �lever son fils et � s'absorber dans cette t�che sacr�e.

Elle acceptait m�me la r�duction consid�rable que la crise publique avait apport�e dans ses ressources. Des d�bris de ce qu'elle appelait les d�bris de sa fortune premi�re, elle avait achet� environ 300,000 livres la terre de Nohant, peu �loign�e de Ch�teauroux: ses relations I p. 93 et ses habitudes de vie la rattachaient au Berry.

Elle aspirait � se retirer dans cette province paisible, o� les passions du moment s'�taient encore peu fait sentir, lorsqu'un �v�nement impr�vu vint la frapper.

Elle habitait alors la maison d'un sieur Amonin, payeur de rentes, dont l'appartement, comme presque tous ceux occup�s � cette �poque par les gens ais�s, contenait plusieurs cachettes. M. Amonin lui proposa d'enfouir dans un des panneaux de la boiserie une assez grande quantit� d'argenterie et de bijoux appartenant tant � lui qu'� elle. En outre, un M. de Villiers y cacha des titres de noblesse.

Mais ces cachettes, habilement pratiqu�es dans l'�paisseur des murs, ne pouvaient r�sister � des investigations faites souvent par les ouvriers qui les avaient �tablies et qui en �taient les premiers d�lateurs. Le 5 frimaire an II (26 novembre 93), en vertu d'un d�cret qui prohibait l'enfouissement de ces richesses retir�es de la circulation[19], une I p. 94 descente fut faite dans la maison du sieur Amonin. Un expert menuisier sonda les lambris, et par suite tout fut d�couvert: ma grand'm�re fut arr�t�e et incarc�r�e dans le couvent des Anglaises, rue des Foss�s-Saint-Victor, qui avait �t� converti en maison d'arr�t[20]. Les scell�s furent appos�s chez elle, et les objets confisqu�s confi�s, ainsi que l'appartement, � la garde du citoyen Leblanc, caporal. On permit au jeune Maurice (mon p�re) d'habiter son appartement, et qui �tait, comme on dit, sous une autre clef et que Deschartres occupait aussi.

M. Dupin, alors �g� de quinze ans � peine, fut frapp� de cette s�paration comme d'un coup I p. 95 de massue. Il ne s'�tait attendu � rien de semblable, lui qu'on avait aussi nourri de Voltaire et de J.-J. Rousseau. On lui cacha la gravit� des circonstances, et le brave Deschartres renferma ses inqui�tudes: mais ce dernier sentit que Mme Dupin �tait perdue, s'il ne venait � bout d'une entreprise qu'il con�ut sans h�siter et qu'il ex�cuta avec autant de bonheur que de courage.

Il savait bien que les objets les plus comprometans parmi tous ceux enfouis dans les boiseries de sa maison avaient �chapp� aux premi�res recherches. Ces objets, c'�taient des papiers, des titres et des lettres constatant que ma grand-m�re avait contribu� � un pr�t volontaire secr�tement effectu� en faveur du comte d'Artois, alors �migr�, depuis roi de France, Charles X. Quels motifs ou quelles influences la port�rent � cette action, je l'ignore, peut-�tre un commencement de r�action contre les id�es r�volutionnaires qu'elle avait suivies �nergiquement jusqu'� la prise de la Bastille. Peut-�tre s'�tait-elle laiss� entra�ner par des conseils exalt�s ou par un secret sentiment d'orgueil du sang. Car enfin, malgr� la barre de b�tardise, elle �tait la cousine de Louis XVI et de ses fr�res, et elle crut devoir l'aum�ne � ces princes, qui l'avaient pourtant laiss�e dans la mis�re apr�s la mort de la dauphine. Dans sa pens�e, je crois que ce ne fut point autre chose, et cette somme de 75,000 livres qui, dans sa situation, avait �t� pour elle un I p. 96 sacrifice s�rieux, ne repr�sentait point pour elle, comme pour tant d'autres, un fonds plac� sur les faveurs et les r�compenses de l'avenir. D�s cette �poque, au contraire, elle regardait la cause des princes comme perdue; elle n'avait de sympathie, d'estime, ni pour le caract�re fourbe de Monsieur (Louis XVIII), ni pour la vie honteuse et d�bauch�e du futur Charles X. Elle me parla de cette triste famille au moment de la chute de Napol�on, et je me rappelle parfaitement ce qu'elle m'en dit. Mais n'anticipons pas sur les �v�nemens. Je dirai seulement que jamais la pens�e ne lui vint de profiter de la Restauration pour r�clamer son argent aux Bourbons et pour se faire indemniser d'un service qui avait failli la conduire � la guillotine.

Soit que ces papiers fussent cach�s dans une cavit� particuli�re qu'on n'avait pas sond�e, soit que, m�l�s � ceux de M. de Villiers, ils eussent �chapp� � un premier examen des commissaires, Deschartres �tait certain qu'il n'en avait point �t� fait mention dans le proc�s-verbal, et il s'agissait de les soustraire au nouvel examen qui devait avoir lieu � la lev�e des scell�s.

C'�tait risquer sa libert� et sa vie. Deschartres n'h�sita pas.

Mais pour bien faire comprendre la gravit� de cette r�solution dans de pareilles circonstances, il est bon de citer le proc�s-verbal de la d�couverte des objets suspects. C'est un d�tail qui a I p. 97 sa couleur et dont je transcrirai fid�lement le style et l'orthographe.

�Comit�s r�volutionnaires r�unis des sections de Bon Conseil et Bondy.�

�Ce jourd'hui cinq frimaire, l'an deux de la r�publique une et indivisible et imp�rissable, nous Jean-Fran�ois Posset et Fran�ois Mary, commissaires du comit� r�volutionnaire de la section de Bon Conseil, nous sommes transport�s au comit� r�volutionnaire de la section de Bondy, � l'effet de requ�rir les membres dudit comit� de se transporter avec nous au domicil du citoyen Amonin, payeur de rentes, demeurant rue Nicolas no 12, et de ce sont venus avec nous le citoyen Christophe et G�r�me, membres du comit� de la section de Bondy, et Filoy, idem, ou nous sommes transport�s au domicil ci-dessus ou nous sommes entr�s, et sommes mont�s au deuxi�me �tage et sommes entr�s dans un appartement et de la dans un cabinet de toilette ou il y a trois pas � descendre accompagn�s de la citoyenne Amonin, son mari ni �tant pas, ou l'avons interpell�e de nous d�clarer s'il n'y avait rien de cach� ch�s elle nous a d�clar� n'en s�avoir rien. Et del� la ditte Amonin, s'est trouv�e mal et hors de raison. De suitte avons continu� I p. 98 notre perquisition et avons somm� le citoyen Villiers �tant dans la ditte maison, demeurant rue Montmartre no 21 section de Brutus, d'�tre t�moin � nos perquisitions ce qu'il a fait ainsi que le citoyen Gondois idem de la dite maison, et del� avons proc�d� � l'ouverture par les talens du citoyen Tartey demeurant rue du faubourg Saint-Martin, no 90, et de plus en pr�sence du citoyen Froc portier de la ditte maison, tous assistans � l'ouverture du l'ambri donnant dans une armoire en face de la porte � droite. Et de suite avons fait une ouverture � leffet de d�couvrir ce qu'il y avait dans le dit lambri, et de suitte ouverture faite toujours assist�s comme dessus avons fait la d�couverte d'une quantit� d'argenterie et plusieurs coffres et diff�rens papiers, et de suite en avons fait l'inventaire en pr�sence de tous les d�nomm�s cidessus.—1o une �p�e mont�e en acier taill�, 2o une espingolle, 3o une bo�te en maroquin contenant cuill�res, pelles � sucre, � moutarde en vermeil et toutes les armoiries, etc.........................

Suit l'inventaire d�taill� portant toujours la d�signation des pi�ces et bijoux armori�s, car c'�tait l� un des principaux griefs, comme chacun sait...................

�Et de suitte le citoyen Amonin est arriv� et l'avons somm� de rester avec nous pour �tre pr�sent de la suitte du proc�s-verbal. I p. 99

�Et, de suitte, avons somm� le dit Amonin de nous d�clarer le contenu d'un paquet de papiers envelopp� dans un linge blanc et sur lequel il y avait un cachet.

�Et de suitte, nous avons fait lecture de diff�rentes lettres � l'adresse du citoyen de Villiers, employ� � l'assembl�e nationale constituante, le quel citoyen de Villiers, d�nomm� comme pr�sent au proc�s-verbal en l'absence du citoyen Amonin, nous a d�clar� lui appartenir ainsi que la correspondance que nous avons trouv�e envelopp�e dans le linge blanc et le dit citoyen Amonin nous a d�clar� ne pas s�avoir qu'ils �taient l�, et n'en pas avoir connaissance dont le citoyen de Villiers est convenu. De suite avons interpell� le citoyen Amonin de nous d�clarer depuis quand la ditte argenterie et bijoux �taient enfouis, a r�pondu qu'ils y �taient � l'�poque de la fuite du cidevant roy pour Varenne.

�A lui demand� si la ditte argenterie et bijoux lui appartenaient, a r�pondu qu'une partie lui appartenait, et l'autre partie � la citoyenne Dupin demeurant au premier au-dessous de lui.

�De suitte avons fait comparaitre la citoyenne Dupin � l'effet de nous remettre la notte de l'argenterie qui se trouvait enfouie chez le sieur Amonin, ce que la citoyenne a fait � l'instant... Et de suitte nous avons pass� � la v�rification des lettres et de leur contenu, en pr�sence I p. 100 toujours du citoyen Villiers, lesquelles lettres v�riffi�es avons trouv� des copies de lettres de noblesse et armoiries que nous avons mis sous les scell�s par un cachet en cœur barr�, et un cachet formant la clef de montre d'un dit commissaire, le tout enferm� dans une feuille de papier blanc, pour les dites lettres �tre examin�es par le comit� de suret� g�n�rale pour par eux en �tre ordonn� ce qu'il appartiendra. Et de suitte avons saisi comme il appert par le pr�sent proc�s-verbal toutes les dittes argenteries et bijoux, pour aux termes de la loi en �tre ordonn� ce qu'il appartiendra, et avons clos le pr�sent proc�s-verbal le six frimaire � deux heures.�

D'o� r�sulte que ces perquisitions s'op�raient particuli�rement la nuit et comme par surprise, car ce proc�s-verbal est commenc� le 5 et termin� le 6, � deux heures du matin. S�ance tenante, les commissaires d�cretent d'arrestation M. de Villiers, dont le d�lit leur para�t apparemment le plus consid�rable, et ne statuent rien sur Mme Dupin ni sur M. Amonin son complice, sinon que les scell�s sont appos�s sur les malles, coffres et bo�tes de bijoux et d'argenterie, �pour �tre, dans le jour, transport�s � la Convention nationale, et laiss�s en attendant sous la garde et responsabilit� du citoyen Leblanc, caporal, pour �tre par lui repr�sent�s sains et entiers I p. 101 � la premi�re r�quisition, et a d�clar� ne savoir signer�.

Il para�t qu'on ne s'�mut pas beaucoup d'abord de l'�v�nement dans la maison, ou qu'on crut le danger pass�; � vrai dire, la confiscation faite, avec espoir de restitution (car on prenait avec soin la note des objets saisis, et une bonne partie fut rendue intacte, ainsi qu'il para�t dans des notes de la main de Deschartres aux marges de l'inventaire contenu dans le proc�s-verbal), le d�lit d'enfouissement n'�tait pas bien constat� de la part de Mme Dupin. Elle avait confi� ou pr�t� les objets saisis � M. Amonin, qui avait jug� � propos de les cacher. Tel �tait son syst�me de d�fense, et l'on ne croyait pas encore alors que les choses en viendraient au point o� il n'y aurait pas de d�fense possible. Le fait est qu'on eut l'imprudence de laisser les dangereux papiers dont j'ai parl� plus haut dans un meuble du second entresol, dont il va �tre question tout � l'heure.

Le 13 frimaire, c'est-�-dire sept jours apr�s la premi�re perquisition chez Amonin, seconde descente dans la m�me maison, et cette fois dans l'appartement de ma grand'm�re d�cr�t�e d'arrestation. Nouveau proc�s-verbal plus laconique et moins fleuri que le premier.

�Le treizi�me de frimaire, l'an second de la r�publique fran�aise une et indivisible, nous, membres du comit� de surveillance de la section I p. 102 de Bondy, en vert�e de la loy et d'une arrett� dudit comitt�, en datte du onze frimaire, portant que les scell�es serons appos� chez Marie Orrore, veuve Dupin: et la ditte citoyenne mise en �tat d'arrestations. A cette effet, nous nous sommes transport�s dans son domicile r�e St-Nicolas no 12. Sommes mont� au 1er �tage, la porte � gauche, i �tant avont fait part � la ditte de notre missions, et avons appos�es les scell�es sur les crois�es et porte du dit appartement, ainsi que sur la porte d'entr�e donnans sur les caill�e au nombre de dix: lesquelles scell�es avons laiss�e � la garde de Charles Froc, portier de la ditte maison, qui les a reconnue apr�s lecture � lui donn�.

�Et de suite, nous sommes transport�s en la porte en face, sur le dit paill�e occup�e par le citoyen Maurice Fran�ois Dupin, fils de la dite veuve Dupin, et par le citoyen Deschartre instituteur. Aprais v�riffications faite des papiers desdits citoyen, nous n'avons rien trouv� contraire aux int�rest de la republique, etc.�

Voil� donc ma grand'm�re arr�t�e et Deschartres charg� de son salut: car, au moment d'�tre emmen�e aux Anglaises, elle avait eu le temps de lui dire o� �taient ces maudits papiers dont elle avait n�glig� de se d�faire. Elle avait, en outre, une foule de lettres qui attestaient ses relations avec des �migr�s, relations fort innocences � coup s�r, de sa part, mais qui pouvaient I p. 103 lui �tre imput�es � crime d'Etat et � trahison envers la r�publique.

Le dernier proc�s-verbal que j'ai cit�, et Dieu sait avec quel m�pris et quelle indignation le puriste Deschartres traitait dans son ame des actes r�dig�s en si mauvais fran�ais, ce proc�s-verbal, dont chaque faute d'orthographe lui donnait la chair de poule, ne constate pas l'existence d'un petit entresol situ� au-dessus du premier et qui d�pendait de l'appartement de ma grand'm�re. On y montait par un escalier d�rob� qui partait d'un cabinet de toilette.

Les scell�s avaient �t� appos�s sur les portes et sur les fen�tres de cet entresol, et c'est l� qu'il fallait aller chercher les papiers. Donc, il fallait rompre trois scell�s avant d'y entrer: celui de la porte du premier donnant sur l'escalier de la maison, celui de la porte du cabinet de toilette ouvrant sur l'escalier d�rob�, et celui de la porte de l'entresol au haut de ce m�me escalier. La loge du citoyen portier, r�publicain tr�s farouche, �tait situ�e positivement au-dessous de l'appartement de ma grand'm�re, et le caporal Leblanc, citoyen incorruptible, pr�pos� � la garde des scell�s du second �tage, couchait sur un lit de sangle dans un cabinet voisin de l'appartement de M. Amonin, c'est-�-dire positivement au-dessus de l'entresol. Il �tait l�, arm� jusqu'aux dents, ayant consigne de faire feu sur quiconque s'introduirait dans l'un ou l'autre appartement. Et le citoyen Froc, qui, I p. 104 bien que portier, avait le sommeil fort l�ger, disposait d'une sonnette plac�e ad hoc � la fen�tre du caporal, et dont il n'avait qu'� tirer la corde pour le r�veiller en cas d'alarme.

L'entreprise �tait donc insens�e de la part d'un homme qui n'avait pas, dans l'art de crocheter les portes et de s'introduire sans bruit, les hautes connaissances qu'� force d'�tudes sp�ciales et s�rieuses acqui�rent MM. les voleurs. Mais le d�vouement fait des miracles. Deschartres se munit de tout ce qui �tait n�cessaire, et attendit que tout le monde f�t couch�. Il �tait d�j� deux heures du matin quand la maison fut silencieuse. Alors il se l�ve, s'habille sans bruit, emplit ses poches de tous les instrumens qu'il s'est procur�s, non sans danger. Il enl�ve le premier scell�, puis le second, puis le troisi�me. Le voil� � l'entresol, il s'agit d'ouvrir un meuble en marqueterie qui sert de casier et de d�pouiller vingt-neuf cartons remplis de papiers; car ma grand'm�re n'a pas su dire o� sont ceux qui la compromettent.

Il ne se d�courage pas: le voil� examinant, triant, br�lant. Trois heures sonnent, rien ne bouge... mais si! des pas l�gers font crier faiblement le parquet dans le salon du premier, c'est peut-�tre N�rina, la chienne favorite de la prisonni�re, qui couche aupr�s du lit de Deschartres et qui l'aura suivi. Car force lui a �t�, � tout �v�nement, de laisser les portes ouvertes derri�re I p. 105 lui; c'est le portier qui a les cl�s, et Deschartres s'est introduit � l'aide d'un rossignol.

Quand on �coute attentivement avec le cœur qui bondit dans la poitrine et le sang qui vous tinte dans les oreilles, il y a un moment o� l'on n'entend plus rien. Le pauvre Deschartres reste p�trifi�, immobile; car, ou l'on monte l'escalier de l'entresol, ou il a le cauchemar; et ce n'est pas N�rina, ce sont des pas humains. On approche avec pr�caution; Deschartres s'�tait muni d'un pistolet, il l'arme, il va droit � la porte du petit escalier... mais il laisse retomber son bras d�j� �lev� � hauteur d'homme, car celui qui vient le rejoindre, c'est mon p�re, c'est Maurice, son �l�ve ch�ri.

L'enfant, auquel il a vainement cach� son projet, l'a devin�, �pi�; il vient l'aider. Deschartres, �pouvant� de lui voir partager un p�ril effroyable, veut parler, le renvoyer. Maurice lui pose sa main sur la bouche. Deschartres comprend que le moindre bruit, un mot �chang�, peuvent les perdre l'un et l'autre, et la contenance de l'enfant lui prouve bien d'ailleurs qu'il ne c�dera pas.

Alors tous deux, dans le plus complet silence, se mettent � l'œuvre. L'examen des papiers continue et marche rapidement; on br�le � mesure; mais quoi! quatre heures sonnent: il faudra plus d'une heure pour refermer les portes et replacer les scell�s. La moiti� de la besogne n'est pas I p. 106 faite, et � cinq heures le citoyen Leblanc est invariablement debout.

Il n'y a pas � h�siter. Maurice fait comprendre � son ami, par signes, qu'il faudra revenir la nuit suivante. D'ailleurs cette malheureuse petite N�rina, qu'il a eu soin d'enfermer dans sa chambre, et qui s'ennuie d'�tre seule, commence � g�mir et � hurler. On referme tout, on laisse les scell�s bris�s dans l'int�rieur, et on se contente de r�parer celui de l'entr�e principale qui donne sur le grand escalier. Mon p�re tient la bougie et pr�sente la cire. Deschartres, qui a pris l'empreinte des cachets, se tire de l'op�ration avec la prestesse et la dext�rit� d'un homme qui a fait des op�rations chirurgicales autrement d�licates. Ils rentrent chez eux et se recouchent tranquilles pour eux-m�mes, mais non pas rassur�s sur le succ�s de leur entreprise; car on peut venir dans la journ�e pour lever les scell�s � l'improviste, et tout est rest� en d�sordre dans l'appartement. D'ailleurs les principales pi�ces de culpabilit� n'ont pas encore �t� retrouv�es et an�anties.

Heureusement cette terrible journ�e d'attente s'�coula sans catastrophe. Mon p�re porta N�rina chez un ami, Deschartres acheta pour mon p�re des pantoufles de lisi�re, graissa les portes de leur appartement, mit en ordre ses instrumens, et n'essaya pas de changer l'h�ro�que r�solution de son �l�ve. Lorsqu'il me racontait I p. 107 cette histoire, vingt-cinq ans plus tard: �Je savais bien, disait-il, que si nous �tions surpris, Mme Dupin ne me pardonnerait jamais d'avoir laiss� son fils se pr�cipiter dans un pareil danger: mais avais-je le droit d'emp�cher un bon fils d'exposer sa vie pour sauver celle de sa m�re? Cela e�t �t� contraire � tout principe de saine �ducation, et j'�tais gouverneur avant tout�.

La nuit suivante ils eurent plus de temps. Les gardiens se couch�rent de meilleure heure: ils purent commencer leurs op�rations une heure plus t�t. Les papiers furent retrouv�s et r�duits en cendre, puis on rassembla ces cendres l�g�res dans une bo�te que l'on referma avec soin et que l'on emporta pour la faire dispara�tre le lendemain. Tous les cartons visit�s et purg�s, on brisa plusieurs bijoux et cachets armori�s: on enleva m�me des �cussons sur la couverture des livres de luxe. Enfin, la besogne termin�e, tous les scell�s furent replac�s, les empreintes restitu�es en perfection; les bandes de papier reparurent intactes, les portes furent referm�es sans bruit, et les deux complices, apr�s avoir accompli une action g�n�reuse avec tout le myst�re et toute l'�motion qui accompagnent la perp�tration des crimes, se retir�rent dans leur appartement � l'heure voulue. L�, ils se jet�rent dans les bras l'un de l'autre, et, sans se rien dire, m�l�rent des larmes de joie. Ils croyaient avoir sauv� ma I p. 108 grand'm�re; mais ils devaient vivre encore longtemps sous le coup de l'�pouvante; car sa d�tention se prolongea jusqu'apr�s la catastrophe du 9 thermidor, et, jusque-l�, les tribunaux r�volutionnaires devinrent chaque jour plus ombrageux et plus terribles.

Le 16 nivose, c'est-�-dire environ un mois apr�s, Mme Dupin fut extraite de la maison d'arr�t et amen�e dans son appartement sous la garde du citoyen Philidor, commissaire fort humain et qui se montra de plus en plus dispos� en sa faveur. Le proc�s-verbal, r�dig� sous ses yeux et sign� de lui, atteste que les scell�s furent retrouv�s intacts. Le citoyen portier n'y e�t pas mis de complaisance, donc il est � croire qu'aucun indice ne trahit l'effraction.

Que je dise en passant, car je ne veux point oublier cela, que le brave Deschartres ne m'a jamais racont� cette histoire que press� par mes questions; et encore la racontait-il assez mal, et n'ai-je jamais bien su les d�tails que par ma grand'm�re. Pourtant je n'ai jamais connu de narrateur plus prolixe, plus pointilleux, plus p�dant, plus vain de son r�le dans les petites choses, et plus complaisant � se faire �couter que cet honn�te homme. Il ne se faisait point faute de raconter chaque soir une s�rie d'anecdotes et de traits de sa vie que je connaissais si bien, que je le reprenais quand il se trompait d'un mot. Mais il �tait comme ceux de sa trempe, I p. 109 qui ne savent point par o� ils sont grands: et, quand il s'agissait de montrer les c�t�s h�ro�ques de son caract�re, lui qui avait pour des pu�rilit�s des pr�tentions vraiment burlesques, il �tait aussi na�f qu'un enfant, aussi humble qu'un vrai chr�tien.

Ma grand'm�re n'avait �t� extraite de la prison que pour assister � la lev�e des scell�s et � l'examen de ses papiers. On n'y trouva, bien entendu, rien de contraire aux int�r�ts de la r�publique, bien que cet examen dur�t neuf heures. Ce fut un jour de joie pour elle et pour son fils, parce qu'ils purent le passer ensemble. Leur mutuelle tendresse toucha beaucoup les commissaires, et surtout Philidor, lequel Philidor �tait, si j'ai bonne m�moire, un ex-perruquier, tr�s bon patriote et honn�te homme. Il prit surtout mon p�re en grande amiti� et ne cessa de faire des d�marches pour que ma grand'm�re f�t mise en jugement, avec l'espoir qu'elle serait acquitt�e. Mais ses d�marches n'eurent de succ�s qu'� l'�poque de la r�action.

Le soir du 16 nivose, il reconduisit sa prisonni�re aux Anglaises, et elle y resta jusqu'au 4 fructidor (22 ao�t 1794). Pendant quelque temps, mon p�re put voir sa m�re un instant chaque jour au parloir des Anglaises. Il attendait ce bienheureux instant dans le clo�tre, par un froid glacial, et Dieu sait qu'il fait froid dans ce clo�tre, que j'ai arpent� dans tous les sens I p. 110 durant trois ans de ma vie, car j'ai �t� �lev�e dans ce m�me couvent. Il l'attendait souvent durant plusieurs heures, vu que, dans les commencemens surtout, les consignes changeaient chaque jour selon le caprice des concierges, et peut-�tre suivant le vœu du gouvernement r�volutionnaire, qui craignait les communications trop fr�quentes et trop faciles entre les d�tenus et leurs parens. En d'autres temps, l'enfant mince et d�bile e�t pris l� une fluxion de poitrine. Mais les vives �motions nous font une autre sant�, une autre organisation. Il n'eut pas seulement un rhume, et apprit bien vite � ne plus s'�couter, � ne plus se plaindre � sa m�re de ses petites souffrances et de ses moindres contrari�t�s, comme il avait eu coutume de le faire. Il devint tout d'un coup ce qu'il devait �tre toujours, et l'enfant g�t� disparut pour ne plus repara�tre. Lorsqu'il voyait arriver � la grille sa pauvre m�re toute p�le, toute effray�e du temps qu'il avait pass� � l'attendre, toute pr�te � fondre en larmes en touchant ses mains froides, et � le conjurer de ne plus venir plut�t que de s'exposer � ces souffrances, il �tait honteux de la mollesse dans laquelle il s'�tait laiss� bercer; il se reprochait d'avoir consenti � ce d�veloppement extr�me de sollicitude, et, connaissant enfin par lui-m�me ce que c'est que de trembler et de souffrir pour ce qu'on aime, il niait qu'il e�t attendu, il assurait qu'il n'avait I p. 111 pas eu froid, et, par un effort de sa volont�, il arrivait r�ellement � ne plus sentir le froid.

Ses �tudes �taient bien interrompues; il n'�tait plus question de ma�tres de musique, de danse et d'escrime. Le bon Deschartres lui-m�me, qui aimait tant � enseigner, n'avait pas plus le cœur � donner ses le�ons que l'�l�ve � les prendre; mais cette �ducation-l� en valait bien une autre, et le temps qui formait le cœur et la conscience de l'homme n'�tait pas perdu pour l'enfant.

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CHAPITRE QUATRIEME.

Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde.—La m�re Cloquart et ses filles � l'h�tel de ville.—Le couvent des Anglaises.—Sur l'adolescence.—En dehors de l'histoire officielle, il y une histoire intime des nations.—Recueil de lettres sous la Terreur.

Je suspendrai un instant ici l'histoire de ma lign�e paternelle pour introduire un nouveau personnage qu'un �trange rapprochement place dans la m�me prison � la m�me �poque.

J'ai parl� d'Antoine Delaborde, le ma�tre paulmier et le ma�tre oiselier; c'est-�-dire qu'apr�s avoir tenu un billard, mon grand-p�re maternel vendit des oiseaux. Si je n'en dis pas davantage sur son compte, c'est que je n'en sais davantage. Ma m�re ne parlait presque pas de ses parens, parce qu'elle les avait peu connus, et perdus lorsqu'elle �tait encore enfant. Qui �tait son grand'p�re paternel? Elle n'en savait rien ni moi non plus. Et sa grand'm�re? Pas davantage. Voil� o� les g�n�alogies pl�b�iennes ne peuvent lutter contre celles des riches et des puissans de ce monde. Eussent-elles produit les �tres les meilleurs ou les plus pervers, il y a impunit� I p. 113 pour les uns, ingratitude envers les autres. Aucun titre, aucun embl�me, aucune peinture ne conserve le souvenir de ces g�n�rations obscures qui passent sur la terre et n'y laissent point de traces. Le pauvre meurt tout entier, le m�pris du riche scelle sa tombe et marche dessus sans savoir si c'est m�me de la poussi�re humaine que foule son pied d�daigneux.

Ma m�re et ma tante m'ont parl� d'une grand'm�re maternelle qui les avait �lev�es, et qui �tait bonne et pieuse. Je ne pense pas que la r�volution les ruina. Elles n'avaient rien � perdre, mais elles y souffrirent, comme tout le peuple, de la raret� et de la chert� du pain. Cette grand'm�re �tait royaliste, Dieu sait pourquoi, et entretenait ses deux petites-filles dans l'horreur de la r�volution. Le fait est qu'elles n'y comprenaient goutte, et qu'un beau matin on vint prendre l'a�n�e, qui avait alors quinze ou seize ans et qui s'appelait Sophie-Victoire (et m�me Antoinette, comme la reine de France), pour l'habiller tout de blanc, la poudrer, la couronner de roses et la mener � l'h�tel de ville. Elle ne savait pas elle-m�me ce que cela signifiait: mais les notables pl�b�iens du quartier, tout fra�chement revenus de la Bastille et de Versailles, lui dirent: �Petite citoyenne, tu es la plus jolie fille du district, on va te faire brave, voil� le citoyen Collot-d'Herbois, acteur du Th��tre-Fran�ais, qui va t'apprendre un compliment en vers avec I p. 114 les gestes; voici une couronne de fleurs; nous te conduirons � l'h�tel de ville, tu pr�senteras ces fleurs et diras ce compliment aux citoyens Bailly et La Fayette, et tu auras bien m�rit� de la patrie.�

Victoire s'en fut ga�ment remplir son r�le au milieu d'un chœur d'autres jolies filles, moins gracieuses qu'elle apparemment, car elles n'avaient rien � dire ni � pr�senter aux h�ros du jour, elles n'�taient l� que pour le coup d'œil.

La m�re Cloquart (la bonne maman de Victoire) suivit sa petite-fille avec Lucie, la sœur cadette, et toutes deux bien joyeuses et bien fi�res, se faufilant dans une foule immense, r�ussirent � entrer � l'h�tel de ville et � voir avec quelle gr�ce la perle du district d�bitait son compliment et pr�sentait sa couronne. M. de La Fayette en fut tout �mu, et prenant la couronne, il la pla�a galamment et paternellement sur la t�te de Victoire en lui disant: �Aimable enfant, ces fleurs conviennent � votre visage plus qu'au mien.� On applaudit, on prit place � un banquet offert � La Fayette et � Bailly. Des danses se form�rent autour des tables, les belles jeunes filles des districts y furent entra�n�es; la foule devint si compacte et si bruyante, que la bonne m�re Cloquart et la petite Lucie, perdant de vue la triomphante Victoire, n'esp�rant plus la rejoindre et craignant d'�tre �touff�es, sortirent sur la place pour l'attendre; mais la foule les I p. 115 en chassa. Les cris d'enthousiasme leur firent peur. Maman Cloquart n'�tait pas brave: elle crut que Paris allait s'�crouler sur elle, et elle se sauva avec Lucie, pleurant, et criant que Victoire serait �touff�e ou massacr�e dans cette gigantesque farandole.

Ce ne fut que vers le soir que Victoire revint les trouver dans leur pauvre petite demeure, escort�e d'une bande de patriotes des deux sexes, qui l'avaient si bien prot�g�e et respect�e, que sa robe blanche n'�tait pas seulement chiffonn�e.

A quel �v�nement politique se rattache cette f�te donn�e � l'h�tel de ville? Je n'en sais rien. Ni ma m�re ni ma tante n'ont jamais pu me le dire; probablement qu'en y jouant un r�le elles n'en savaient rien non plus. Autant que je puis le pr�sumer, ce fut lorsque Lafayette vint annoncer � la commune que le roi �tait d�cid� � revenir dans sa bonne ville de Paris.

Probablement � cette �poque les petites citoyennes Delaborde trouv�rent la r�volution charmante. Mais plus tard elles virent passer une belle t�te orn�e de longs cheveux blonds au bout d'une pique, c'�tait celle de la malheureuse princesse de Lamballe. Ce spectacle leur fit une impression �pouvantable, et elles ne jug�rent plus la r�volution qu'� travers cette horrible apparition.

Elles �taient alors si pauvres que Lucie travaillait � l'aiguille, et que Victoire �tait comparse I p. 116 dans un petit th��tre. Ma tante a ni� depuis ce dernier fait, et, comme elle �tait la franchise m�me, elle l'a ni� certainement de bonne foi. Il est possible qu'elle l'ait ignor�; car, dans cet orage o� elles �taient emport�es comme deux pauvres petites feuilles qui tournoient sans savoir o� elles sont, dans cette confusion de malheurs, d'�pouvantes et d'�motions incomprises, si violentes parfois, qu'elles avaient, � certaines �poques, tout � fait d�truit le sens de la m�moire chez ma m�re, il est possible que les deux sœurs se soient perdues de vue pendant un certain temps. Il est possible qu'ensuite Victoire, craignant les reproches de la grand'm�re, qui �tait d�vote, et l'effroi de Lucie, qui �tait prudente et laborieuse, n'ait pas os� avouer � quelles extr�mit�s la mis�re ou l'impr�voyance de son �ge l'avaient r�duite. Mais le fait est certain, parce que Victoire, ma m�re, me l'a dit, et dans des circonstances que je n'oublierai jamais: je raconterai cela en son lieu, mais je dois prier le lecteur de ne rien pr�juger avant ma conclusion.

Je ne sais � quel endroit il arriva � ma m�re, sous la Terreur, de chanter une chanson s�ditieuse contre la r�publique. Le lendemain on vint faire une perquisition chez elle, on y trouva cette chanson manuscrite qui lui avait �t� donn�e par un certain abb� Borel. La chanson �tait s�ditieuse en effet; mais elle n'en avait chant� qu'un seul couplet qui l'�tait fort peu. Elle fut I p. 117 arr�t�e sur-le-champ avec sa soeur Lucie (Dieu sait pourquoi!) et incarc�r�e d'abord � la prison de la Bourbe, et puis dans une autre, et puis transf�r�e enfin aux Anglaises, o� elle �tait probablement � la m�me �poque que ma grand'm�re.

Ainsi deux pauvres petites filles du peuple �taient l�, ni plus ni moins que les dames les plus qualifi�es de la cour, et de la ville. Mlle Comtat y �tait aussi, et la sup�rieure des religieuses anglaises, Mme Canning, s'�tait intimement li�e avec elle. Cette c�l�bre actrice avait des acc�s de pi�t� tendre et exalt�e. Elle ne rencontrait jamais Mme Canning dans les clo�tres sans se mettre � genoux devant elle et lui demander sa b�n�diction. La bonne religieuse, qui �tait pleine d'esprit et de savoir-vivre, la consolait et la fortifiait contre les terreurs de la mort, l'emmenait dans sa cellule et la pr�chait sans l'�pouvanter, trouvant en elle une belle et bonne ame o� rien ne la scandalisait. C'est elle-m�me qui a racont� cela � ma grand'm�re devant moi, lorsque j'�tais au couvent, et qu'au parloir elles repassaient ensemble les souvenirs de cette �trange �poque.

Au milieu d'un si grand nombre de d�tenues souvent renouvel�es par le d�part[21] des unes et l'arrestation des autres, si Marie-Aurore de Saxe et Victoire Delaborde ne se remarqu�rent pas, I p. 118 il n'y a rien d'�tonnant. Le fait est que leurs souvenirs mutuels ne dat�rent point de cette �poque. Mais qu'on me laisse faire ici un aper�u de roman. Je suppose que Maurice se promen�t dans le clo�tre, tout transi et battant la semelle contre le mur en attendant l'heure d'embrasser sa m�re; je suppose aussi que Victoire err�t dans le clo�tre et remarqu�t ce bel enfant; elle qui avait d�j� dix-neuf ans; elle e�t dit, si on lui e�t appris que c'�tait l� le petit-fils du mar�chal de Saxe:—�Il est joli gar�on: quant au mar�chal de Saxe, je ne le connais pas.�—Et je suppose encore qu'on e�t dit � Maurice: �Vois cette pauvre jolie fille qui n'a jamais entendu parler de ton a�eul, et dont le p�re vendait des oisillons en cage, c'est ta future femme...� je ne sais ce qu'il e�t r�pondu alors; mais voil� le roman engag�.

Qu'on n'y croie pas, pourtant. Il est possible qu'ils ne se soient jamais rencontr�s dans ce clo�tre, et il n'est pourtant pas impossible qu'ils s'y soient regard�s et salu�s en passant, ne f�t-ce qu'une fois. La jeune fille n'aurait pas fait grande attention � un �colier; le jeune homme, tout pr�occup� de ses chagrins personnels, l'aura peut-�tre vue, mais il l'aura oubli�e l'instant d'apr�s. Le fait est qu'ils ne se sont souvenus de cette rencontre ni l'un ni l'autre lorsqu'ils ont fait connaissance en Italie, dans une autre temp�te, plusieurs ann�es apr�s. I p. 119

Ici l'existence de ma m�re dispara�t enti�rement pour moi, comme elle avait disparu pour elle-m�me dans ses souvenirs. Elle savait seulement qu'elle �tait sortie de prison comme elle y �tait entr�e, sans comprendre comment et pourquoi. La grand'm�re Cloquart n'ayant pas entendu parler de ses petites-filles depuis plus d'un an les avait crues mortes. Elle �tait bien affaiblie quand elle les vit repara�tre devant elle; car au lieu de se jeter d'abord dans leurs bras, elle eut peur et les prit pour deux spectres.

Je reprendrai leur histoire o� il me sera possible de la retrouver. Je retourne � celle de mon p�re, que, gr�ce � ces lettres, je perds rarement de vue.

Les rapides entrevues qui servaient de consolation � la m�re et au fils furent brusquement interrompues. Le gouvernement r�volutionnaire prit une mesure de rigueur contre les proches parens des d�tenus, en les exilant hors de l'enceinte de Paris et en leur interdisant d'y mettre les pieds jusqu'� nouvel ordre. Mon p�re alla s'�tablir � Passy avec Deschartres, et il y passa plusieurs mois.

Cette seconde s�paration fut plus d�chirante encore que la premi�re. Elle �tait plus absolue, elle d�truisait le peu d'esp�rances qu'on avait pu conserver. Ma grand'm�re en fut navr�e, mais elle r�ussit � cacher � son fils l'angoisse qu'elle �prouva en l'embrassant avec la pens�e que c'�tait pour la derni�re fois. I p. 120

Quant � lui, il n'eut point des pressentimens aussi sombres, mais il fut accabl�. Ce pauvre enfant n'avait jamais quitt� sa m�re, il n'avait jamais connu, jamais pr�vu la douleur. Il �tait beau comme une fleur chaste et doux comme une jeune fille. Il avait seize ans, sa sant� �tait encore d�licate, son ame exquise. A cet �ge, un gar�on �lev� par une tendre m�re est un �tre � part dans la cr�ation. Il n'appartient pour ainsi dire � aucun sexe; ses pens�es sont pures comme celles d'un ange; il n'a point cette pu�rile coquetterie, cette curiosit� inqui�te, cette personnalit� ombrageuse qui tourmentent souvent le premier d�veloppement de la femme. Il aime sa m�re comme la fille ne l'aime point et ne pourra jamais l'aimer. Noy� dans le bonheur d'�tre ch�ri sans partage et choy� avec adoration, cette m�re est pour lui l'objet d'une sorte de culte. C'est de l'amour, moins les orages et les fautes o� plus tard l'entra�nera l'amour d'une autre femme. Oui, c'est l'amour id�al, et il n'a qu'un moment dans la vie de l'homme. La veille il ne s'en rendait pas encore compte et vivait dans l'engourdissement d'un doux instinct; le lendemain d�j� ce sera un amour troubl� ou distrait par d'autres passions, ou en lutte peut-�tre avec l'attrait dominateur de l'amante.

Un monde d'�motions nouvelles se r�v�lera alors � ses yeux �blouis; mais s'il est capable d'aimer ardemment et noblement cette nouvelle I p. 121 idole, c'est qu'il aura fait avec sa m�re le saint apprentissage de l'amour vrai.

Je trouve que les po�tes et les romanciers n'ont pas assez connu ce sujet d'observation, cette source de po�sie qu'offre ce moment rapide et unique dans la vie de l'homme. Il est vrai que, dans notre triste monde actuel, l'adolescent n'existe pas, ou c'est un �tre �lev� d'une mani�re exceptionnelle. Celui que nous voyons tous les jours est un coll�gien mal peign�, assez mal appris, infect� de quelque vice grossier qui a d�j� d�truit dans son �tre la saintet� du premier id�al. Ou si, par miracle, le pauvre enfant a �chapp� � cette peste des �coles, il est impossible qu'il ait conserv� la chastet� de l'imagination et la sainte ignorance de son �ge. En outre, il nourrit une haine sournoise contre les camarades qui ont voulu l'�garer, ou contre les ge�liers qui l'oppriment. Il est laid, m�me lorsque la nature l'a fait beau; il porte un vilain habit, il a l'air honteux et ne vous regarde point en face. Il d�vore en secret de mauvais livres, et pourtant la vue d'une femme lui fait peur. Les caresses de sa m�re le font rougir. On dirait qu'il s'en reconna�t indigne. Les plus belles langues du monde, les plus grands po�mes de l'humanit�, ne sont pour lui qu'un sujet de lassitude, de r�volte et de d�go�t; nourri, brutalement et sans intelligence, des plus purs alimens, il a le go�t d�prav� et n'aspire qu'au mauvais. Il lui faudra I p. 122 des ann�es pour perdre les fruits de cette d�testable �ducation, pour apprendre sa langue en �tudiant le latin qu'il sait mal et le grec qu'il ne sait pas du tout, pour former son go�t, pour avoir une id�e juste de l'histoire, pour perdre ce cachet de laideur qu'une enfance chagrine et l'abrutissement de l'esclavage ont imprim� sur son front, pour regarder franchement et porter haut la t�te. C'est alors seulement qu'il aimera sa m�re; mais d�j� les passions s'emparent de lui, et il n'aura jamais connu cet amour ang�lique dont je parlais tout � l'heure et qui est comme une pause pour l'ame de l'homme, au sein d'une oasis enchanteresse, entre l'enfance et la pubert�.

Ceci n'est point une conclusion que je prends contre l'�ducation universitaire. En principe, je reconnais les avantages de l'�ducation en commun. En fait, telle qu'on la pratique aujourd'hui, je n'h�site pas � dire que tout vaut mieux, en fait d'�ducation, m�me celle des enfans g�t�s � domicile.

Au reste, il ne s'agit pas ici de conclure sur un fait particulier. Une �ducation comme celle que re�ut mon p�re ne saurait servir de type. Elle fut � la fois trop belle et trop d�fectueuse. Bris�e deux fois, la premi�re par une maladie de langueur, la seconde par les �motions de la terreur r�volutionnaire, et par l'existence pr�caire et d�cousue qui en fut la suite, elle ne fut jamais compl�t�e. Mais telle qu'elle fut, elle I p. 123 produisit un homme d'une candeur, d'une vaillance et d'une bont� incomparables. La vie de cet homme fut un roman de guerre et d'amour, termin� � trente ans par une catastrophe impr�vue. Cette mort pr�matur�e le laisse � l'�tat de jeune homme dans la pens�e de ceux qui l'ont connu, et un jeune homme dou� d'un sentiment h�ro�que, dont toute la vie se renferme dans une p�riode h�ro�que de l'histoire, ne peut �tre une physionomie sans int�r�t et sans charme. Quel beau sujet de roman pour moi que cette existence, si les principaux personnages n'eussent �t� mon p�re, ma m�re et ma grand'm�re! Mais, quoi qu'on fasse, quoique dans ma pens�e rien ne soit plus s�rieux que certains romans qu'on �crit avec amour et religion, il ne faut mettre dans un roman ni les �tres qu'on aime ni ceux qu'on hait. J'aurai beaucoup � dire l�-dessus, et j'esp�re r�pondre franchement � quelques personnes qui m'ont accus�e d'avoir voulu les peindre dans mes livres. Mais ce n'est point ici le lieu, et je me borne � dire que je n'eusse pas os� faire de la vie de mon p�re le sujet d'une fiction; plus tard on comprendra pourquoi.

Je ne pense pas, d'ailleurs, que cette existence e�t �t� plus int�ressante avec les ornemens de la forme litt�raire. Racont�e telle qu'elle est, elle signifie davantage et r�sume, par quelques faits tr�s simples, l'histoire morale de la soci�t� qui en fut le milieu.

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CHAPITRE CINQUIEME.

Apr�s la Terreur.—Fin de la prison et de l'exil.—Id�e malencontreuse de Deschartres.—Nohant.—Les bourgeois terroristes.—Etat moral des classes ais�es.—Passion musicale.—Paris sous le Directoire.

Enfin, le 4 fructidor (ao�t 1794), madame Dupin fut r�unie � son fils. Le terrible drame de la r�volution disparut un instant � leurs yeux. Tout entiers au bonheur de se retrouver, cette tendre m�re et cet excellent enfant, oubliant tout ce qu'ils avaient souffert, tout ce qu'ils avaient perdu, tout ce qu'ils avaient vu, tout ce qui pouvait advenir encore, regard�rent ce jour comme le plus beau de leur vie.

Dans son empressement d'aller embrasser son fils � Passy, Mme Dupin n'ayant pas encore de certificats qui lui permissent de passer la barri�re de Paris, et craignant d'�tre signal�e � la porte Maillot s'habilla en paysanne et alla prendre un bateau vers le quai des Invalides pour traverser la Seine et gagner Passy � pied. C'�tait pour elle une course prodigieuse, car de sa vie elle ne sut marcher. Soit habitude d'inaction, soit faiblesse organique de jambes, elle n'avait jamais �t� au bout d'une all�e de Jardin sans �tre �puis�e I p. 125 de fatigue: et cependant elle �tait bien faite, d�gag�e, d'une sant� excellente, et d'une beaut� fra�che et calme qui avait toutes les apparences de la force.

Elle marcha pourtant sans y songer, et si vite que Deschartres, dont le costume r�pondait au sien, avait peine � la suivre. Mais au passage du bateau, une futile circonstance pensa leur attirer de nouveaux malheurs. Le bateau se trouva plein de gens du peuple qui remarqu�rent la blancheur du teint et des mains de ma grand'm�re. Un brave volontaire de la r�publique en fit tout haut la remarque. �Voil�, dit-il, une petite maman de bonne mine qui n'a pas travaill� souvent.� Deschartres, ombrageux et malhabile � se contenir, lui r�pondit par un: Qu'est-ce que cela te fait? qui fut mal accueilli. En m�me temps une des femmes du bateau mit la main sur un paquet bleu qui sortait de la poche de Deschartres et l'�levant en l'air: �Voil�! dit-elle, ce sont des aristocrates qui s'enfuient: si c'�taient des gens comme nous, ils ne br�leraient pas de la cire.� Et une autre continuant lestement l'inventaire des poches du pauvre p�dagogue, y saisit un rouleau d'eau de Cologne qui attira aux deux fugitifs une gr�le de quolibets inqui�tans.

Ce bon Deschartres, qui, malgr� sa rudesse, �tait rempli d'attentions d�licates, trop d�licates dans la circonstance, avait cru faire merveille en se pr�cautionnant pour ma grand'm�re, et � son I p. 126 insu, de ces petites recherches de la civilisation qu'elle n'aurait point trouv�es alors � Passy, ou qu'elle n'e�t pu s'y procurer sans donner l'�veil aux voisins.

Il maudit son inspiration en voyant qu'elle allait devenir funeste � l'objet de ses soins; mais incapable de temporiser, il se leva au milieu du bateau, grossissant sa voix, montrant les poings et mena�ant de jeter dans la rivi�re quiconque insulterait sa comm�re. Les hommes ne firent que rire de ses bravades, mais le batelier lui dit d'un ton dogmatique: �Nous �claircirons cette affaire-l� au d�barqu�. Et les femmes de crier bravo et de menacer avec �nergie les aristocrates d�guis�s.

D�j� le gouvernement r�volutionnaire se rel�chait ouvertement du rigoureux syst�me de la veille, mais le peuple n'abjurait pas encore ses droits et �tait tout pr�t � se faire justice lui-m�me.

Alors ma grand'm�re, par une de ces inspirations du cœur qui sont si puissantes chez les femmes, alla s'asseoir entre deux v�ritables comm�res qui l'injuriaient vivement; et, leur prenant les mains: �Aristocrate ou non, leur dit-elle, je suis une m�re qui n'a pas vu son fils depuis six mois, qui a cru qu'elle ne le reverrait jamais, et qui va l'embrasser au risque de la vie. Voulez-vous me perdre! Eh bien! d�noncez-moi, tuez-moi au retour si vous voulez, mais ne m'emp�chez pas de voir mon fils aujourd'hui; je remets mon sort entre vos mains.� I p. 127

—�Va! va! citoyenne, r�pondirent aussit�t ces braves femmes, nous ne te voulons point de mal. Tu as raison de te fier � nous, nous aussi nous avons des enfans et nous les aimons�.

On abordait. Le batelier et les autres hommes du bateau, qui ne pouvaient dig�rer l'attitude de Deschartres, voulurent faire des difficult�s pour l'emp�cher de passer outre, mais les femmes avaient pris ma grand'm�re sous leur protection. �Nous ne voulons pas de cela, dirent-elles aux hommes, respect au sexe! N'inqui�tez pas cette citoyenne. Quant � son valet de chambre (c'est ainsi qu'elles qualifi�rent le pauvre Deschartres), qu'il la suive. Il fait ses embarras, mais il n'est pas plus ci-devant que vous.�

Mme Dupin embrassa ces bonnes comm�res en pleurant, Deschartres prit le parti de rire de son aventure, et ils arriv�rent sans encombre � la petite maison de Passy, o� Maurice, qui ne les attendait pas encore, faillit mourir de joie en embrassant sa m�re. Je ne sais plus, quel jour fut r�voqu� le d�cret contre les exil�s, mais ce fut presque imm�diatement apr�s; ma grand'm�re se mit en r�gle, j'ai encore ses certificats de r�sidence et de civisme, ce dernier motiv� principalement sur ce que ses domestiques et Antoine, son valet de pied � leur t�te, s'�taient, de l'aveu de toute la section, port�s bravement � la prise de la Bastille. C'�taient l� de grandes le�ons pour l'orgueil des ci-devants. I p. 128

Mais je l'ai dit, ma grand'm�re, sans admettre enti�rement les cons�quences sociales de ses id�es philosophiques, n'avait point de pr�jug�s qui la fissent rougir de devoir sa r�int�gration civique � la belle conduite de son domestique. Elle partit pour Nohant au commencement de l'an III avec son fils, Deschartres, Antoine et Mlle Roumier, une vieille bonne qui avait �lev� mon p�re, et qui mangeait toujours avec les ma�tres. N�rina et Tristan ne furent point oubli�s.

L'autre jour, pendant que j'�crivais dans ce recueil de souvenirs l'histoire de N�rina, mon fils Maurice retrouvait au fond d'un grenier de notre maison la plaque du collier de cette int�ressante petite b�te, avec cette inscription: �Je m'appelle N�rina, j'appartiens � Mme Dupin, � Nohant, pr�s la Ch�tre.� Nous avons recueilli cet objet comme une relique. En 96, je retrouve dans les lettres de mon p�re la post�rit� de N�rina, compos�e de Tristan le pauvre enfant de la Terreur, le compagnon d'exil, plus Spinette et Belle, ses sœurs pu�n�es. N�rina avait fini ses jours sur les genoux de sa ma�tresse. Elle a �t� enterr�e dans notre jardin sous un rosier: encav�e, comme disait le vieux jardinier, qui, en puriste Berrichon, n'e�t jamais appliqu� le verbe enterrer � autre cr�ature qu'� chr�tien baptis�.

N�rina mourut jeune pour avoir eu une existence trop agit�e. Tristan eut une long�vit� extraordinaire. Par une co�ncidence bizarre, son I p. 129 caract�re tendre et m�lancolique r�pondait � son nom, et autant sa m�re avait �t� active et inqui�te, autant il fut calme et recueilli. Ma grand'm�re le pr�f�ra toujours � toute la post�rit� de N�rina, et on con�oit qu'apr�s avoir travers� de grandes crises, on s'attache � tous les �tres, aux animaux m�mes qui les ont travers�es avec nous. Tristan fut donc choy� particuli�rement et v�cut presque tout le reste de la vie de mon p�re, car il existait encore dans les jours de ma premi�re enfance, et je me souviens d'avoir jou� avec lui, bien qu'il ne jou�t pas volontiers et e�t habituellement la figure d'un chien qui s'absorbe dans la contemplation du pass�.

Je ne sais plus bien ces dates de l'histoire que je raconte; mais je vois qu'au 1er brumaire de l'an III (octobre 1794) ma grand'm�re recevait des administrateurs du district de la Ch�tre, une lettre avec l'�pigraphe: Unit�, indivisibilit� de la R�publique, libert�, �galit�, fraternit� ou la mort. La R�publique �tait moralement morte, on en conservait les formules:

A la citoyenne Dupin.

�Nous t'adressons copie du contrat de vente que t'a consenti Piaron, le 3 ao�t dernier (vieux style), et le m�moire nominatif des demandes qu'il te fait, etc.

�Salut et fraternit�.
(Suivent trois signatures de gros bourgeois.)

I p. 130 Comme ils �taient contens, ces bons bourgeois, ces grands enfans �mancip�s de la veille, de tutoyer la modeste ch�telaine de Nohant, et de traiter de Piaron tout court, l'ex-seigneur, celui qu'ils avaient appel� nagu�re M. le comte de Serennes! Ma grand'm�re en souriait et ne s'en trouvait point offens�e. Mais elle remarquait que les paysans ne tutoyaient point ces messieurs, et elle savait gr� � son menuisier de la tutoyer sans fa�ons. Elle y voyait une pr�f�rence d'amiti� dont elle jouissait avec un peu de malice.

Un jour qu'elle �tait avec son fils dans la maisonnette de ce menuisier, alors percepteur de sa commune, r�publicain hardi et intelligent, qui fut pendant toute sa vie notre ami d�vou�, et dont j'ai re�u le dernier soupir, deux bourgeois de la Ch�tre pass�rent devant la porte, fort avin�s, et trouv�rent brave d'insulter une femme et un enfant, de les menacer de la guillotine, et de se donner des airs de Robespierre au petit pied, eux qui mentalement, avec toute leur caste, venaient de tuer Robespierre et la r�volution. Mon p�re, qui n'avait que seize ans, se pr�cipita vers eux, saisit un de leurs chevaux � la bride, et les somma de descendre pour se battre avec lui. Godard, le menuisier-percepteur, vint � son aide, arm� d'un grand compas dont il voulait, disait-il, mesurer ces messieurs. Les messieurs ne r�pondirent point � la provocation et piqu�rent des deux. Ils �taient ivres, c'est ce qui les I p. 131 excuse. Ils sont aujourd'hui (1847) ardens conservateurs et dynastiques; mais ils sont vieux, c'est ce qui les absout.

Leur col�re s'expliquait, au reste, par un motif particulier. L'un d'eux, nomm� par le district administrateur des revenus de Nohant, pendant l'ex�cution de la loi sur les suspects, avait jug� � propos de se les approprier en grande partie, et de pr�senter des comptes erron�s tant � la R�publique qu'� ma grand'm�re. Celle-ci plaida et l'amena � restitution. Mais ce proc�s dura deux ans, et pendant tout ce temps, ma grand'm�re, ne touchant que les revenus de Nohant, qui ne s'�levaient pas alors � quatre mille francs, et devant payer de l'argent emprunt� en 93 pour subvenir aux emprunts forc�s et dons patriotiques dits volontaires, se trouva r�duite � une g�ne extr�me. Pendant plus d'une ann�e, on ne v�cut que du revenu du jardin, qui fournissait au march� pour 12 ou 15 francs de l�gumes chaque semaine. Peu � peu sa position se liquida et fut am�lior�e; mais, � partir de la R�volution, son revenu ne s'�leva jamais � 15.000 livres de rente.

Gr�ce � un ordre admirable et � une grande r�signation aux habitudes modestes qu'il lui fallut prendre, elle fit face � tout, et je lui ai souvent entendu dire en riant qu'elle n'avait jamais �t� aussi riche que depuis qu'elle �tait pauvre.

Je dirai quelques mots de cette terre de Nohant I p. 132 o� j'ai �t� �lev�e, o� j'ai pass� presque toute ma vie et o� je souhaiterais pouvoir mourir.

Le revenu en est peu consid�rable, l'habitation est simple et commode. Le pays est sans beaut�, bien que situ� au centre de la vall�e Noire, qui est un vaste et admirable site. Mais pr�cis�ment cette position centrale dans la partie la plus nivel�e et la moins �lev�e du pays, dans une large veine de terre � froment, nous prive des accidens vari�s et du coup d'œil �tendu dont on jouit sur les hauteurs et sur les pentes. Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement de terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce et de la Brie, c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissans d�tails que nous trouvons en descendant jusqu'au lit cach� de la rivi�re, � un quart de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous embrassons en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un paysage nu et born�.

Quoi qu'il en soit, il nous pla�t et nous l'aimons.

Ma grand'm�re l'aima aussi, et mon p�re y vint chercher de douces heures de repos � travers les agitations de sa vie. Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout ronds, ces petits chemins ombrag�s, ces buissons en d�sordre, ce cimeti�re plein d'herbes, ce petit clocher couvert de tuiles, ce porche antique, ces I p. 133 grands ormeaux d�labr�s, ces maisonnettes de paysan entour�es de leurs jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et de leurs vertes chenevi�res, tout cela devient doux � la vue et cher � la pens�e quand on a v�cu si longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux.

Le ch�teau, si ch�teau il y a (car ce n'est qu'une m�diocre maison du temps de Louis XVI), touche au hameau et se pose au bord de la place champ�tre sans plus de faste qu'une habitation villageoise. Les feux de la commune, au nombre de deux ou trois cents, sont fort dispers�s dans la campagne; mais il s'en trouve une vingtaine qui se resserrent aupr�s de la maison, comme qui dirait porte � porte, et il faut vivre d'accord avec le paysan, qui est ais�, ind�pendant, et qui entre chez vous comme chez lui. Nous nous en sommes toujours bien trouv�s, et, bien qu'en g�n�ral les propri�taires ais�s se plaignent du voisinage des m�nageants, il n'y a pas tant � se plaindre des enfans, des poules et des ch�vres de ces voisins-l� qu'il n'y a qu'� se louer de leur obligeance et de leur bon caract�re.

Les gens de Nohant, tous paysans, tous petits propri�taires (on me permettra bien d'en parler et d'en dire du bien, puisque, par exception, �je pr�tends que le paysan peut �tre bon voisin et bon ami�), sont d'une humeur fac�tieuse sous un air de gravit�. Ils ont de bonnes mœurs, un reste de pi�t� sans fanatisme, une grande I p. 134 d�cence dans leur tenue et dans leurs mani�res, une activit� lente mais soutenue, de l'ordre, une propret� extr�me, de l'esprit naturel et de la franchise. Sauf une ou deux exceptions, je n'ai jamais eu que des relations agr�ables avec ces honn�tes gens. Je ne leur ai pourtant jamais fait la cour, je ne les ai point avilis par ce qu'on appelle des bienfaits. Je leur ai rendu des services et ils se sont acquitt�s envers moi selon leurs moyens, de leur plein gr�, et dans la mesure de leur bont� ou de leur intelligence. Partant, ils ne me doivent rien, car tel petit secours, telle bonne parole, telle l�g�re preuve d'un d�vouement vrai valent autant que tout ce que nous pouvons faire. Ils ne sont ni flatteurs ni rampans, et chaque jour je leur ai vu prendre plus de fiert� bien plac�e, plus de hardiesse bien entendue, sans que jamais ils aient abus� de la confiance qui leur �tait t�moign�e. Ils ne sont point grossiers non plus. Ils ont plus de tact, de r�serve et de politesse que je n'en ai vu r�gner parmi ceux qu'on appelle les gens bien �lev�s.

Telle �tait l'opinion de ma grand'm�re sur leur compte. Elle v�cut vingt-huit ans parmi eux, et n'eut jamais qu'� s'en louer. Deschartres, avec son caract�re irritable et son amour-propre chatouilleux, n'eut pas avec eux la vie aussi douce, et je l'ai toujours entendu r�clamer contre la ruse, la friponnerie et la stupidit� du paysan. Ma grand'm�re I p. 135 r�parait ses b�vues, et lui, par le z�le et l'humanit� qui vivaient au fond de son cœur, il se fit pardonner ses pr�tentions ridicules et les emportemens injustes de son temp�rament.

J'aurai � revenir souvent sur le chapitre des gens de campagne, comme ils s'intitulent eux-m�mes: car, depuis la r�volution, l'�pith�te de paysan leur est devenue injurieuse, synonyme de butor et de mal appris.

Ma grand'm�re passa plusieurs ann�es � Nohant, occup�e � continuer avec Deschartres l'�ducation de mon p�re, et � mettre de l'ordre dans sa situation mat�rielle. Quant � sa situation morale, elle est bien trac�e dans une page de son �criture que je retrouve et qui se rapporte � cette �poque. Je ne garantis pas que cette page soit d'elle. Elle avait l'habitude de copier des fragmens ou de faire des extraits de ses lectures. Quoi qu'il en soit, les r�flexions que je vais transcrire peignent tr�s bien l'�tat moral de toute une caste de la soci�t� apr�s la Terreur.

�On est fond� � contester le jugement rigoureux de l'Europe, qui, � la vue de toutes les horreurs dont la France a �t� le th��tre, se permet de les attribuer � un caract�re particulier et � la perversit� inn�e d'une si nombreuse portion d'un grand peuple. Dieu garde les autres nations d'�tre jamais instruites par leur exp�rience des fureurs dont les hommes de tous les pays sont susceptibles quand ils ne I p. 136 sont plus retenus par aucun lien, quand on a donn� au rouage social une si violente secousse que personne ne sait plus o� il est, ne voit plus les m�mes objets et ne peut plus se confier � ses anciennes opinions. Tout changera peut-�tre si le gouvernement devient meilleur, s'il se rasseoit et s'il renonce � se jouer de la faiblesse des hommes. H�las! recherchons l'esp�rance, puisque nos souvenirs nous tuent. Courons apr�s l'avenir, puisque le pr�sent est d�pourvu de consolation. Et vous qui devez guider le jugement de la post�rit�, vous qui souvent le fixez pour toujours, �crivains de l'histoire, suspendez vos r�cits afin de pouvoir en adoucir l'impression par le signalement d'une r�g�n�ration et d'un repentir. N'achevez pas au moins votre tableau avant de pouvoir indiquer la premi�re lueur de l'aurore dans le lointain de cette effroyable nuit. Parlez du courage des Fran�ais, parlez de leur vaillance, et jetez, s'il se peut, un voile sur les actions qui ont souill� leur gloire et terni l'�clat de leurs triomphes!

�Les Fran�ais ont tous la fatigue du malheur. Ils ont �t� bris�s ou courb�s par des �v�nemens d'une force surnaturelle, et apr�s avoir �prouv� la rigueur d'une lourde oppression, ils ne forment plus aucun des souhaits qui appartiennent � une situation diff�rente; leurs vœux sont born�s, leurs d�sirs sont restreints, et ils I p. 137 seront contens s'ils peuvent croire � la suspension de leurs inqui�tudes. Une horrible tyrannie les a pr�par�s � compter parmi les biens la s�ret� de la vie.

�L'esprit public s'est affaibli et languira longtemps, effet in�vitable d'une catastrophe inou�e et d'une pers�cution sans mod�le. On a tellement v�cu de ses peines qu'on a perdu l'habitude de s'associer � l'int�r�t g�n�ral. Les dangers personnels, quand ils atteignent une certaine limite, bouleversent tous les rapports, et l'oubli de l'esp�rance change presque notre nature. Il faut un peu de bonheur pour se livrer � l'amour de la communaut�. Il faut un peu de superflu de soi pour donner quelque chose de soi aux autres�...

Quel que soit l'auteur de ce fragment, il n'est pas sans beaut�, et ma grand'm�re �tait fort capable de l'�crire. C'�tait du moins l'expression de sa pens�e, si tant est qu'elle n'e�t pris que la peine de le copier. Il y a aussi de la v�rit� dans ce tableau de l'�poque et une justice relative dans les plaintes de ceux qui ont souffert sans utilit� apparente. Enfin il y a une sorte de grandeur � eux de reprocher au gouvernement r�volutionnaire plut�t la perte de leur ame que celle de leur vie.

Mais il y a aussi une contradiction manifeste comme il s'en trouve toujours dans les jugemens de l'int�r�t particulier. Il y est dit que les Fran�ais I p. 138 ont �t� grands par le courage, par la victoire, ce qui suppose un grand �lan donn� au patriotisme; tout aussit�t l'auteur pr�sente la peinture de l'abattement et de l'�go�sme qui s'emparent de ces m�mes Fran�ais devenus insensibles aux peines d'autrui pour avoir trop souffert eux-m�mes.—C'est que ce ne furent pas les m�mes Fran�ais, voil� tout. Les heureux d'hier, ceux qui avaient longtemps dispos� du bonheur d'autrui, durent faire un grand effort pour s'habituer � un sort pr�caire. Les meilleurs d'entre eux, ma grand'm�re, par exemple, g�mirent de n'avoir plus rien � donner, et de voir des souffrances qu'ils ne pouvaient plus soulager. En leur �tant la fonction de bienfaiteurs du pauvre, on les contristait profond�ment, et les bienfaits de la soci�t� renouvel�e n'�taient pas sensibles encore. Ils pouvaient l'�tre d'autant moins que cette r�g�n�ration avortait en naissant, que la bourgeoisie prenait le dessus, et qu'� l'�poque o� ma grand'm�re jugeait la soci�t�, elle agissait sans s'en rendre compte � l'agonie des droits et des esp�rances du peuple.

Quant aux Fran�ais des Arm�es, ils �taient n�cessairement les amis de tout ce qui �tait rest� en France. Ils d�fendaient et le peuple et la bourgeoisie, et la noblesse patriote. H�ro�ques martyrs de la libert�, ils avaient une mission incontestable et glorieuse dans tous les temps, � tous les points de vue, celle de I p. 139 garder le territoire national; sans doute le feu sacr� n'�tait point perdu sur cette terre de France qui produisait en un clin d'œil de pareilles arm�es.

Par contraste avec l'�loquente lamentation que je viens de rapporter, je citerai de nouveaux fragmens de la correspondance de mon p�re, o� l'�poque se montre telle qu'elle fut � la surface, au lendemain du r�gime aust�re de la Convention. Ce tableau donne un d�menti aux pr�dictions tristes du fragment. On y voit la l�g�ret�, l'enivrement, la t�m�raire insouciance de la jeunesse, avide de ressaisir les amusemens dont elle a �t� longtemps sevr�e, la noblesse retournant � Paris demi-morte, demi-ruin�e, mais pr�f�rant � l'aust�re vie des ch�teaux le spectacle du triomphe de la bourgeoisie; le luxe exploit� par les nouveaux pouvoirs comme moyen de r�action; le peuple lui-m�me perdant la t�te et donnant la main au retour du pass�.

La France offrait d'ailleurs � ce moment-l� l'�trange spectacle d'une soci�t� qui veut sortir de l'anarchie et qui ne sait encore si elle se servira du pass� ou si elle comptera sur l'avenir pour retrouver les formes qui garantissent l'ordre et la s�ret� individuelle. L'esprit public s'en allait. Il ne vivait plus que dans les arm�es. La r�action elle-m�me, cette r�action royaliste, aussi cruelle et aussi sanglante que les exc�s du jacobinisme, commen�ait � s'apaiser. La Vend�e I p. 140 avait rendu le dernier soupir en Berry, � l'affaire de Palluau (mai 96). Un chef royaliste du nom de Dupin, mais qui n'�tait pas notre parent, que je sache, avait organis� cette derni�re tentative. Mon p�re e�t �t� d'�ge alors � s'en m�ler, si telle e�t �t� son opinion, et la bravoure ne lui e�t pas manqu� pour un effort d�sesp�r�. Mais mon p�re n'�tait pas royaliste et ne le fut jamais. Quel que f�t l'avenir (et, � cette �poque, malgr� les victoires de Bonaparte en Italie, nul ne pr�voyait le retour du despotisme), cet enfant condamnait et abjurait le pass� sans arri�re-pens�e, sans regret aucun. Sa m�re et lui, purs de toute participation secr�te, de toute complicit� morale avec les fureurs des partis et les vengeances int�ress�es, se laissaient bercer par le flot encore agit� des derniers fr�missemens populaires. Ils attendaient les �v�nemens, elle, les jugeant avec une impartialit� philosophique; lui, d�sirant l'ind�pendance de la patrie et le r�gne des th�ories incompl�tes mais g�n�reuses des �crivains du dix-huiti�me si�cle. Bient�t il devait aller chercher � l'arm�e le dernier souffle de cette vie r�publicaine, et, comme sa m�re �tait quelquefois effray�e des aspirations qui lui �chappaient, elle cherchait � l'en distraire par les douces jouissances de l'art et l'attrait de distractions permises.

Quelques mots sur la personne de mon p�re avant de le faire parler en 96. Depuis 1794, il I p. 141 avait beaucoup �tudi� avec Deschartres, mais il n'�tait pas devenu fort en fait d'�tudes classiques. C'�tait une nature d'artiste, et il n'y avait que les le�ons de sa m�re qui lui profitassent. La musique, les langues vivantes, la d�clamation, le dessin, la litt�rature avaient pour lui un attrait passionn�. Il ne mordait ni aux math�matiques, ni au grec, et m�diocrement au latin. La musique l'emporta toujours sur tout le reste. Son violon fut le compagnon de sa vie. Il avait, en outre, une voix magnifique et chantait admirablement. Il �tait tout instinct, tout cœur, tout �lan, tout courage, toute confiance; aimant tout ce qui �tait beau et s'y jetant tout entier sans s'inqui�ter du r�sultat plus que des causes. Beaucoup plus r�publicain d'instinct, sinon de principes, que sa m�re, il personnifia admirablement la phase chevaleresque des derni�res guerres de la R�publique et des premi�res guerres de l'Empire. Mais en 1796 il n'�tait encore qu'artiste.

A l'automne de la m�me ann�e, ma grand'm�re envoya son cher Maurice � Paris, soit pour le distraire d'une longue retraite, soit pour d'autres motifs plus s�rieux que les lettres semblent indiquer, mais que je ne sais point.

Dans des lettres charmantes quelques-unes peignent si agr�ablement la physionomie de Paris sous le Directoire que je les transcris ici: I p. 142

DE MAURICE A SA M�RE.

�2 octobre 1796.

�..... J'ai �t� hier � un tr�s beau concert qui s'est donn� au th��tre de Louvois. C'�tait Gu�nin et le vieux Gavigny qui conduisaient l'orchestre.

�Tu sais, notre vieux Gavigny, qui a si bien connu mon p�re et Rousseau, du temps du Devin du village, et qui a fait si singuli�rement connaissance avec moi � Passy du temps de mon exil. Eh bien! le public lui a fait r�p�ter sa romance, et il s'en est si bien tir� qu'il a �t�, � la lettre, accabl� d'applaudissemens. Pour un homme de soixante-quinze ans, ce n'est pas mal! Cela m'a fait un bien grand plaisir!

�Je te donne � deviner en mille qui j'ai rencontr� encore et reconnu � ce concert. Sous un habit � la mode, avec des souliers d�gag�s et des oreilles de chien, j'ai vu le sans-culotte S....., et je lui ai parl�. C'est un merveilleux! Voil� de ces rencontres � mourir de rire. Il m'a beaucoup demand� de tes nouvelles. Il n'�tait pas si galant en l'an II!

�Adieu, ma bonne m�re, l'heure me presse, je vais � l'Op�ra. Je te regrette � tous les instans. Tous les plaisirs que je go�te loin de toi sont imparfaits. Je t'embrasse mille fois.

�Et je fais mille amiti�s � ma b�te de bonne.� ............

�3 Octobre.

�Je t'ai quitt�e l'autre jour pour aller � l'Op�ra. On devait donner Corisande, ce fut Renaud. Mais rien ne contrarie un provincial. J'�coutai d'un bout � l'autre avec le plus grand plaisir. J'�tais � l'orchestre. M. Heckel conna�t Ginguen�, directeur du jury des arts, et tous les jours d'Op�ra Ginguen� lui fait pr�sent de deux billets d'orchestre. C'est l� o� va ce qu'on appelle � pr�sent la bonne compagnie. Vous y voyez des femmes charmantes, d'une �l�gance merveilleuse; mais si elles I p. 143 ouvrent la bouche, tout est perdu. Vous entendez: Sacresti! que c'est bien dans�! ou bien: Il fait un chaud du diable! Vous sortez, des voitures brillantes et bruyantes re�oivent tout ce beau monde, et les braves gens s'en retournent � pied, et se vengent par des sarcasmes des �claboussures qu'ils re�oivent. On crie: Place � M. le fournisseur des prisons!Place � M. le brise-scell�s!

�Mais ils vont toujours et s'en moquent. Quoique tout soit renvers�, on peut encore dire comme autrefois: L'honn�te homme � pied et le faquin en liti�re. Ce sont d'autres faquins, voil� tout.

�Adieu, ma bonne m�re. J'irai encore ce soir � l'Op�ra. Ce matin, M. Heckel me fait diner avec M. le duc. Je t'embrasse comme je t'aime.�

�Le 15.

�Quoiqu'� pied, l'honn�te homme se moque bien � Paris du mauvais temps! Il y a tant de choses � faire et � voir! Le matin je vais au Salon; de trois � six heures, je d�ne longuement en bonne compagnie; le soir je vais au spectacle. J'ai d�n� chez madame de Ferri�res avec toutes tes amies; j'ai �t� re�u � bras ouverts! Ah! comme on a parl� de toi! Le diner �tait d�licieux, servi en argenterie. La r�publique n'a pas tout pris. Les vins parfaits. Il y avait des jeunes gens tr�s gais, et nous avons fait rire aux �clats m�me M. de la Domini�re. J'ai �t� le soir � la rue Feydeau, voir l'Ecole des P�res et les Fausses Confidences. Cette derni�re pi�ce est absolument jou�e comme avant 93: Fleuri avait le m�me habit; Dazincourt aussi.�.................

�Le 17.

�Que tu es bonne de vouloir t'ennuyer encore dans ta solitude pour me laisser quelques jours de plus � Paris! Quelle trop bonne m�re! Si tu y �tais avec moi, je m'y amuserais bien davantage. Aujourd'hui, j'ai joint l'utile � l'agr�able, et il me semble que je suis au-dessus de I p. 144 moi-m�me. Mon ami M. Heckel m'a lu deux ouvrages de morale, l'un sur l'immortalit� de l'ame, l'autre sur le vrai bonheur. Tout est admirable, profond, rapide, clair, �loquent; c'est l'hiver dernier qu'il les a compos�s, et il m'assure qu'il n'a eu pour but que de me d�velopper les principes de la vertu.

�J'ai eu un succ�s extraordinaire en chantant Œdipe chez Mme de Chabert.

�Mais ces succ�s, � qui les dois-je? A ma bonne m�re, qui a bien voulu s'ennuyer � m'enseigner et qui en sait plus que tous les professeurs du monde! Apr�s la musique, on a dans�; nous �tions tous en bottes, n'en sois pas scandalis�e, c'est l'usage � pr�sent; mais comme on danse mal en bottes! Par l�-dessus on s'est imagin� de prendre le th�, et c'est bien l� le souper le plus fade et le plus �conomique qu'on puisse faire. Adieu, ma bonne m�re, je t'embrasse de toute mon ame, et je fais � ma bonne trente-trois amiti�s.�......................

�Le 19.

�Ce matin, j'ai encore d�jeun� avec M. le duc et mon ami M. Heckel. Nous avons mang� comme des ogres et ri comme des fous... Et figure-toi que, comme nous marchions tous trois sur le Pont-Neuf, les poissardes nous ont entour�s et ont embrass� M. le duc comme le fils de leur bon roi! Tu vois si l'esprit du peuple a chang�! Mais je t'en parlerai verbalement, comme dit Bridoison.

�Je cours faire mes visites d'adieu. Va, je ne regretterai point Paris, puisque je vais te retrouver.

�Je dis mille brutalit�s � ma bonne; qu'elle s'appr�te � me raser, car ici on m'a fait les crocs, j'effrayais tout le monde, et les voil� qui repoussent de rage............

�Deschartres a eu beau chercher un pr�cepteur pour le fils de Mme de Chander, il regarde la chose comme impossible � trouver dans ce temps-ci. La race en est perdue. Tous les jeunes gens qui se destinaient � l'�ducation I p. 145 cherchent � se faire m�decins, chirurgiens, avocats. Les plus robustes ont �t� employ�s pour la R�publique. Depuis six ans, personne n'a travaill�, il faut bien le dire, et les livres ont eu tort. On ne voit que des gens qui cherchent des instituteurs pour leurs enfans et qui n'en trouvent pas. Il y aura donc beaucoup d'�nes dans quelques ann�es d'ici, et j'en serais un comme un autre sans Deschartres, que dis-je? sans ma bonne m�re, qui aurait toujours suffi � former mon esprit et mon cœur.�

�Le 13.

�Nous partons demain. Deschartres se d�cide enfin � mettre ses estimables jambes dans des bottes. Il n'y pas moyen de lutter contre le torrent! C'est commode � cheval, mais non au bal. On ne fait plus que marcher la contredanse. Dis � ma bonne que je vais m'en d�dommager en la faisant sauter et pirouetter de gr� ou de force. Adieu, Paris... et bonjour � toi bient�t, ma bonne m�re! je pars d'ici plus fou que je n'y suis venu; c'est qu'aussi tout le monde l'est un peu; il suffit d'avoir la t�te sur les �paules pour se croire heureux. Les parvenus s'en donnent � cœur joie, et le peuple a l'air d'�tre indiff�rent � tout; jamais le luxe n'a �t� si brillant... Bah! bah! adieu � toutes ces vanit�s, ma bonne m�re s'ennuie et m'attend: tant pis pour ma jument. Je vais enfin t'embrasser! Peut-�tre arriverai-je avant cette lettre!

�MAURICE.�

I p. 146

CHAPITRE SEPTIEME.

Suite de l'histoire de mon p�re.—Persistance des id�es philosophiques.—Robert, chef de brigands.—Description de La Ch�tre.—Les brigands de Schiller.

AVERTISSEMENT.

Certaines r�flexions viennent in�vitablement au courant de la plume quand on parle du pass�: on le compare avec le pr�sent, et ce pr�sent, le moment o� l'on �crit, c'est d�j� le pass� pour ceux qui vous lisent au bout de quelques ann�es. L'�crivain a quelquefois aussi envisag� l'avenir. Ses pr�dictions se trouvent d�j� r�alis�es ou d�menties quand son œuvre para�t. Je n'ai rien voulu changer aux r�flexions et aux pr�visions qui me vinrent durant ces derniers temps. Je crois qu'elles font d�j� partie de mon histoire et de celle de tous. Je me bornerai � mettre leur date en note.

* * *

Je continuerai l'histoire de mon p�re, puisqu'il est, sans jeu de mots, le v�ritable auteur de l'histoire de ma vie. Ce p�re que j'ai � peine connu, brillante apparition, ce jeune homme artiste et guerrier, est rest� vivant dans les �lans I p. 147 de mon ame, dans les fatalit�s de mon organisation, dans les traits de mon visage. Mon p�re est un reflet, affaibli sans doute mais assez complet, du sien. Le milieu dans lequel j'ai v�cu a amen� les modifications. Mes d�fauts ne sont donc pas son ouvrage absolument, et mes qualit�s sont un des instincts qu'il m'a transmis. Ma vie ext�rieure a autant diff�r� de la sienne que l'�poque o� elle s'est d�velopp�e, mais euss�-je �t� gar�on et euss�-je v�cu vingt-cinq ans plus t�t, je sais et je sens que j'eusse agi et senti en toutes choses comme mon p�re.

Quels �taient, en 97 et en 98, les projets de ma grand'm�re pour l'avenir de son fils? Je crois qu'elle n'en avait pas d'arr�t�s et qu'il en �tait ainsi pour tous les jeunes gens d'une certaine classe. Toutes les carri�res ouvertes � la faveur sous Louis XVI l'�taient sous Barras � l'intrigue. Il n'y avait rien de chang� en cela que les personnes, et mon p�re n'avait r�ellement qu'� choisir sa place entre les camps et le coin du feu. Son choix, � lui, n'e�t pas �t� douteux: mais depuis 93 il s'�tait fait chez ma grand'm�re une r�action assez concevable contre les actes et les personnages de la R�volution. Chose tr�s remarquable, pourtant, sa foi aux id�es philosophiques qui avaient produit la R�volution n'avait pas �t� �branl�e, et en 97, elle �crivait � M. Heckel une lettre excellente que j'ai retrouv�e. La voici:

I p. 148

DE MADAME DUPIN A M. HECKEL.

�Vous d�testez Voltaire et les philosophes, vous croyez qu'ils sont cause des maux qui nous accablent. Mais toutes les r�volutions qui ont d�sol� le monde ont-elles donc �t� suscit�es par des id�es hardies? L'ambition, la vengeance, la fureur des conqu�tes, le dogme de l'intol�rance, ont boulevers� les empires bien plus souvent que l'amour de la libert� et le culte de la raison. Sous un roi tel que Louis XV, toutes ces id�es ont pu vivre et n'ont rien pu bouleverser. Sous un roi tel qu'Henri IV, la fermentation de notre R�volution n'e�t pas amen� les exc�s et les d�lires que nous avons vus, et que j'impute surtout � la faiblesse, � l'incapacit�, au manque de droiture de Louis XVI. Ce roi d�vot a offert � Dieu ses souffrances, et son �troite r�signation n'a sauv� ni ses partisans, ni la France, ni lui-m�me. Fr�d�ric et Catharine ont maintenu leur pouvoir, et vous les admirez, monsieur; mais que dites-vous de leur religion? Ils ont �t� les protecteurs et les pr�neurs de la philosophie, et il n'y a point eu chez eux de r�volution. N'attribuons donc pas aux id�es nouvelles le malheur de nos temps et la chute de la monarchie en France, car on pourrait dire: �Le souverain qui les a rejet�es est tomb�, et ceux qui les ont soutenues sont rest�s debout.� Ne confondons point l'irr�ligion avec la philosophie. On a profit� de l'ath��sme pour exciter les fureurs du peuple comme au temps de la Ligue on lui faisait commettre les m�mes horreurs pour d�fendre le dogme. Tout sert de pr�texte au d�cha�nement des mauvaises passions. La Saint-Barth�lemy ressemble assez aux massacres de septembre, les philosophes sont �galement innocens de ces deux crimes contre l'humanit�.�

Mon p�re avait toujours r�v� la carri�re des armes. On l'a vu, durant son exil, �tudier la bataille de Malplaquet dans sa petite chambre I p. 149 de Passy, dans la solitude de ces journ�es si longues et si accablantes pour un enfant de seize ans: mais sa m�re aurait voulu, pour seconder ses inclinations, le retour d'une monarchie ou l'apaisement d'une r�publique mod�r�e. Quand il la trouvait contraire � ses secrets d�sirs, comme il ne concevait pas alors la pens�e d'agir sans son adh�sion compl�te, il parlait d'�tre artiste, de composer de la musique, de faire repr�senter des op�ras ou ex�cuter des symphonies. On retrouvera ce d�sir marchant de compagnie avec son ardeur militaire, de m�me que son violon fit souvent campagne avec son sabre.

En 1798, se pr�sente dans l'histoire de mon p�re une circonstance futile en apparence, importante en r�alit�, comme toutes ces vives impressions de jeunesse qui r�agissent sur notre vie enti�re, et qui m�me parfois disposent de nous � notre insu.

Il s'�tait li� avec la soci�t� de la ville voisine, et je dois dire que cette petite ville de La Ch�tre, malgr� les travers et les d�fauts propres � la province, a toujours �t� remarquable pour la quantit� de personnes tr�s intelligentes et tr�s instruites qui se sont produites dans sa population, tant bourgeoise que prol�taire. En masse on y est pourtant fort b�te et fort m�chant, parce qu'on y est soumis � ces pr�jug�s, � ces int�r�ts et � ces vanit�s qui r�gnent partout, mais qui r�gnent plus na�vement et plus ouvertement dans I p. 150 les petites localit�s que dans les grandes. La bourgeoisie est ais�e sans �tre opulente, elle n'a point de lutte � soutenir contre une noblesse arrogante, et rarement contre un prol�tariat n�cessiteux. Elle s'y d�veloppe donc dans un milieu fort favorable pour l'intelligence, quoique trop calme pour le cœur et trop froid pour l'imagination.

En 1798, mon p�re, li� avec une trentaine de jeunes gens des deux sexes, et li� intimement avec plusieurs, joua la com�die avec eux. C'est une excellente �tude que ce passe-temps-l�, et je dirai ailleurs tout ce que j'y vois d'utile et de s�rieux pour le d�veloppement intellectuel de la jeunesse. Il est vrai que les soci�t�s d'amateurs sont, comme les troupes d'acteurs de profession, divis�es la plupart du temps par des pr�tentions ridicules et des rivalit�s mesquines. C'est la faute des individus et non celle de l'art. Et comme, selon moi, le th��tre est l'art qui r�sume tous les autres, il n'est point de plus int�ressante occupation que celle-l� pour les loisirs d'une soci�t� d'amis. Il faudrait deux choses pour en faire un plaisir id�al: une bienveillance v�ritable qui imposerait silence � toute vanit� jalouse, un v�ritable sentiment de l'art qui rendrait ces tentatives heureuses et instructives.

Il est � croire que ces deux conditions se trouv�rent r�unies � La Ch�tre � l'�poque que je raconte, car les essais r�ussirent fort bien, et I p. 151 les acteurs improvis�s rest�rent amis. La pi�ce qui eut le plus de succ�s, et qui fit briller chez mon p�re un talent de com�dien spontan� et irr�sistible, fut un drame d�testable, en grande vogue alors, mais dont la lecture m'a beaucoup frapp�e, comme un �chantillon de couleur historique: Robert, chef de brigands.

Ce drame, imit� de l'allemand, n'est qu'une mis�rable imitation des Brigands de Schiller, et pourtant cette imitation a de l'int�r�t et de l'importance, car elle implique toute une doctrine. Elle fut repr�sent�e pour la premi�re fois � Paris en 1792; c'est le syst�me jacobin dans son essence, Robert est un id�al du chef de la montagne, et j'engage mon lecteur � le relire comme un monument tr�s curieux de l'esprit du temps.

Les Brigands de Schiller sont et signifient toute autre chose. C'est un grand et noble ouvrage, rempli de d�fauts exub�rans comme la jeunesse car c'est l'œuvre d'un enfant de vingt et un ans, comme chacun sait; mais si c'est un chaos et un d�lire, c'est aussi une fiction d'une haute port�e et d'un sens profond.

Ces repr�sentations th��trales remplirent les loisirs de la soci�t� de La Ch�tre durant quelques mois, et �chauff�rent l'imagination de mon p�re plus que sa m�re ne pouvait le pr�voir. Bient�t l'action sc�nique n'allait plus le satisfaire, et il allait �changer son sabre de bois dor� pour un sabre � la hussarde. I p. 152

Pour jouer Robert on enr�gimenta des comparses, et les brigands furent des Hongrois-Croates, qui �taient en France comme prisonniers de guerre et avaient �t� cantonn�s � La Ch�tre. On leur faisait simuler un combat, on leur fit comprendre qu'apr�s la bataille, ils devaient para�tre bless�s; ils se concert�rent si bien et ils mirent tant de conscience, qu'� la repr�sentation on les vit sortir de la m�l�e boitant tous du m�me pied.

Ainsi mon p�re, chef de brigands sur les planches d'un th��tre, o� les moines avaient fait ch�re lie, et o� la Montagne avait tenu ses s�ances, commandait � des Hongrois et � des Croates prisonniers. Deux ans plus tard, il �tait fait prisonnier lui-m�me par des Croates et des Hongrois qui ne lui faisaient pas jouer la com�die et qui le traitaient plus rudement. La vie est un roman que chacun de nous porte en soi, pass� et avenir.

Mais au milieu des irr�solutions de ma grand'm�re pour la carri�re de son fils, arriva cette fameuse loi du 2 vend�miaire an VII (23 septembre 1798), propos�e par Jourdan, et qui d�clarait tout Fran�ais soldat, par droit et par devoir, pendant une �poque d�termin�e de sa vie.

La guerre, endormie un moment, mena�ait d'�clater de nouveau sur tous les points. La Prusse h�sitait dans sa neutralit�, la Russie et l'Autriche armaient avec ardeur. Naples enr�lait I p. 153 toute sa population. L'arm�e fran�aise �tait d�cim�e par les combats, les maladies et la d�sertion. La loi de la conscription, imagin�e et adopt�e, le Directoire la mit � ex�cution sur-le-champ en ordonnant une lev�e de 200,000 conscrits. Mon p�re avait vingt ans.

Depuis longtemps son cœur bondissait d'impatience, l'inaction lui pesait, le jeune homme s'agitait et faisait des vœux pour qu'un gouvernement stable, comme disait sa m�re, lui perm�t de servir. Il faisait bon march�, lui, de la stabilit� des choses. Quand les r�quisitions forc�es venaient lui enlever son unique cheval, il frappait du pied en disant: �Si j'�tais militaire, j'aurais le droit d'�tre cavalier; je prendrais � l'ennemi des chevaux pour la France, au lieu de me voir mettre � pied comme un �tre inutile et faible.�

Soit instinct aventureux et chevaleresque, soit s�duction des id�es nouvelles, soit insouciance de temp�rament, soit plut�t, comme ses lettres le prouvent en toute occasion, le bon sens d'un esprit clair et calme, jamais il ne regretta l'ancien r�gime et l'opulence de ses premi�res ann�es. La gloire �tait pour lui un mot vague, myst�rieux, qui l'emp�chait de dormir, et quand sa m�re s'attachait � lui prouver qu'il n'y a pas de gloire v�ritable � servir une mauvaise cause, il n'osait pas discuter, mais il soupirait profond�ment et se disait tout bas, que toute cause est I p. 154 bonne, pourvu qu'on ait son pays � d�fendre et le joug �tranger � repousser.

Probablement ma grand'm�re le sentait aussi, car elle admirait beaucoup les grands faits d'armes de l'arm�e r�publicaine, et elle connaissait Jemmapes et Valmy sur le bout du doigt, tout aussi bien que Fontenoy et l'ancien Fleurus. Mais elle ne pouvait concilier sa logique avec l'effroi de perdre son unique enfant. Elle l'aurait bien voulu voir pourvu d'un r�giment, � condition qu'il n'y aurait jamais de guerre. L'id�e qu'il p�t un jour manger � la gamelle et coucher en plein champ lui faisait dresser les cheveux sur la t�te. A la pens�e d'une bataille, elle se sentait mourir. Je n'ai jamais vu de femme plus courageuse pour elle-m�me, si faible pour les autres, si calme dans les dangers personnels, si pusillanime pour les dangers de ceux qu'elle aimait. Quand j'�tais enfant, elle m'endoctrinait si bien au sto�cisme, que j'aurais eu honte d'�crire devant elle en me faisant du mal. Mais si elle en �tait t�moin, c'�tait elle alors, la ch�re femme, qui jetait les hauts cris.

Toute sa vie s'�coula dans cette contradiction touchante, et comme tout ce qui est bon produit quelque chose de bon, comme ce qui vient du cœur agit toujours sur le cœur, sa tendre faiblesse ne produisait pas sur ses enfans un effet contraire � celui o� tendaient ses enseignemens. On puisait plus de courage dans la volont� I p. 155 de lui �pargner de la douleur et de l'effroi en lui cachant de petites souffrances, qu'on en aurait peut-�tre eu si elle n'en e�t pas manqu� en les voyant. Ma m�re �tait tout le contraire.

Rude � elle-m�me et aux autres, elle avait le pr�cieux sang-froid, l'admirable pr�sence d'esprit qui apportent le secours et inspirent la confiance. Ces deux fa�ons d'agir sont bonnes apparemment, quoique diam�tralement oppos�es; d'o� l'on pourra conclure tout ce qu'on voudra. Quant � moi, je n'ai pas trouv� les th�ories applicables dans l'�ducation des enfans. Ce sont des cr�atures si mobiles, que, si on ne se fait pas mobile comme elles (quand on le peut), elles vous �chappent � chaque heure de leur d�veloppement.

Mon p�re avait �t� appel� � Paris dans les derniers jours de l'an VI pour r�gler quelques int�r�ts, et, dans les premiers jours de l'an VII, cette terrible loi de la conscription vint le frapper d'un choc �lectrique et d�cida de sa vie. J'ai assez indiqu� les agitations de la m�re et les secrets d�sirs de l'enfant. Je le laisserai maintenant parler lui-m�me.

LETTRE PREMI�RE.

Sans doute c'est dans les derniers jours de l'an VI (octobre 1798). Paris.

�A la citoyenne Dupin, � Nohant.

�J'ai enfin re�u une lettre de toi, ma bonne m�re. Elle a mis huit jours pour faire la route; �a ne laisse I p. 156 pas que d'�tre exp�ditif; que tu es bonne de me regretter. Ainsi, tu crains que je r�ussisse et que je ne r�ussisse pas. L'aventure est singuli�re. Quant � moi, je suis assez tranquille sur les affaires de famille que nous avons sur les bras. De cela, je m'occupe avec Beaumont, ne te tourmente pas, nous nous en tirerons.

Mais quant aux �v�nemens, tes inqui�tudes me chagrinent; ma pauvre maman, sois courageuse, je t'en prie. Il est impossible, sous aucun pr�texte, de s'exempter de la derni�re, et elle me concerne absolument. Les g�n�raux ne peuvent prendre d'aides-de-camp que dans la classe des officiers. Les institutions publiques, telles que l'�cole Polytechnique, le Conservatoire de musique, etc., etc., ont re�u ordre de n'admettre aucun �l�ve compris dans la premi�re classe. Ainsi, tu le vois, il faut servir, et il n'y aura aucun moyen de n'�tre pas soldat. Beaumont a frapp� � toutes les portes, et partout m�me r�ponse. On ne commence plus par �tre officier, on finit par l�, si on peut. Beaumont conna�t tout Paris; il est particuli�rement li� avec Barras. Il m'a pr�sent� au brave M. de Latour-d'Auvergne, qui par son intr�pidit�, ses talens, sa modestie, est digne d'�tre le Turenne de ce temps-ci. Apr�s m'avoir examin� avec beaucoup d'attention, il m'a dit: Est-ce que le petit-fils du mar�chal de Saxe aurait peur de faire une campagne? Ce mot-l� ne m'a fait ni p�lir ni rougir, et je lui ai r�pondu: Certainement! en le regardant bien en face. Et puis j'ai ajout�: Mais j'ai fait quelques �tudes, je puis acqu�rir quelques talens, et je croirais servir mieux mon pays dans un grade ou dans un �tat-major que dans les rangs aveugles du simple soldat.—H� bien! a-t-il dit, c'est vrai, et il faut parvenir � un poste honorable. Cependant il faut commencer par �tre soldat, et voil� ce que j'imagine pour que vous le soyez le moins longtemps et le moins durement possible.

�J'ai un ami intime colonel du 10me r�giment de chasseurs I p. 157 � cheval. Il faut entrer dans son r�giment. Il sera enchant� de vous avoir. C'est un homme d'une naissance autrefois illustre. Il vous comblera d'amiti�. Vous resterez simple chasseur le temps n�cessaire pour vous perfectionner dans l'�quitation. Ce colonel est sur la liste des g�n�raux. S'il est nomm�, � ma recommandation il vous rapprochera de sa personne. S'il ne l'est pas, je vous fais entrer dans le g�nie. Mais quoi qu'il puisse arriver, vous ne devez aspirer � aucun grade que vous n'ayez rempli les conditions prescrites. C'est dans l'ordre. Nous saurons allier la gloire et le devoir, le plaisir de servir la patrie avec �clat, et les lois de la justice et de la raison. Voil� � peu pr�s, mot pour mot, son discours. H� bien! maman? qu'en dis-tu? Il n'y a rien � r�pondre � cela? N'est-ce pas beau d'�tre un homme, un brave, comme Latour-d'Auvergne? Ne faut-il pas acheter cet honneur-l� par quelques sacrifices, et voudrais-tu qu'on d�t que ton fils, le petit-fils de ton p�re, Maurice de Saxe, a peur de faire une campagne? La carri�re est ouverte. Faut-il pr�f�rer un �ternel et honteux repos au sentier p�nible du devoir? Et puis, il n'y a pas que cela; songe, maman, que j'ai vingt ans, que nous sommes ruin�s, que j'ai une longue carri�re � parcourir, toi aussi, Dieu merci! et que je puis en devenant quelque chose, te rendre un peu de l'aisance que tu as perdue: c'est mon devoir, c'est mon ambition. Beaumont est content de me voir dans ces id�es-l�. Il dit qu'il faut en prendre son parti. Il est bien �vident qu'un homme qui n'attend pas qu'on l'inscrive sur un registre comme une marchandise livr�e, mais qui, au contraire, se pr�sente volontairement pour courir � la d�fense de son pays, a plus de droits � la bienveillance et � l'avancement que celui qui s'y fait tra�ner de force. Cette conduite ne sera pas approuv�e par les personnes de notre classe? Elles auront grand tort, et moi je d�sapprouverai leur d�sapprobation. Laissons-les dire, elles feraient mieux de m'imiter. J'en vois d'autres qui font plus que I p. 158 moi les patriotes et les beaux Titus, et qui ne se sentent pas du tout press�s d'aller rejoindre le drapeau.

�On croit peu ici � la paix, et Beaumont ne me conseille pas du tout d'y compter. M. de Latour-d'Auvergne m'a d�j� pris en amiti�. Il a dit � Beaumont qu'il aimait mon air calme, et qu'� la mani�re dont je lui avais r�pondu, il avait senti en moi un homme. Tu diras � cela, bonne m�re, qu'il m'a vu dans mon beau moment! mais, enfin, on peut avoir souvent de ces momens-l�; il ne faut que l'occasion. Notre fortune est renvers�e: faut-il pour cela nous laisser abattre? N'est-il pas plus beau de s'�lever sur ses propres revers, que de tomber, par sa faute, du fa�te des hauteurs o� le hasard vous avait plac�? Les commencemens de cette carri�re ne peuvent para�tre repoussans qu'� un esprit vulgaire; mais toi, tu n'auras pas honte d'�tre la m�re d'un brave soldat. Les arm�es sont tr�s bien disciplin�es maintenant. Les officiers sont tous gens de m�rite, n'aie donc pas peur. Il ne s'agit pas d'aller se battre tout de suite, mais de passer quelque temps aux �tudes du man�ge. Ce sera d'autant moins d�sagr�able que tu m'en as fait apprendre plus, peut-�tre, qu'on n'en a � me montrer.

�Je n'ai pas besoin de me vanter de cela, mais je ne ferai point un apprentissage qui compromette mes os, ni qui appr�te � rire aux assistans. Tu peux du moins �tre bien tranquille l�-dessus. Adieu, maman, donne-moi ton avis sur toutes mes r�flexions, et songe que du chagrin de notre s�paration peut r�sulter un grand bien pour nous deux. Adieu encore, ma bonne m�re, je t'embrasse de toute mon ame.

�J'embrasse Deschartres et je l'engage � mettre un peu plus de colophane � son archet pour �viter les couacs et les riquiquis. Allons, ris donc, ma bonne m�re!�

La vie des grands hommes modestes est in�dite en grande partie. Combien de mouvemens admirables n'ont eu pour t�moins que Dieu et I p. 159 la conscience. La lettre qu'on vient de lire en offre un qui me p�n�tre profond�ment. Voil� ce Latour-d'Auvergne, ce premier grenadier de France, ce h�ros de bravoure et de simplicit�, qui peu de temps apr�s partit lui-m�me comme simple soldat, quoique ses cheveux blancs ne lui rendissent pas la nouvelle loi applicable... Il faut rappeler cette aventure que plusieurs personnes ont peut-�tre oubli�e. Il avait un vieux ami, octog�naire qui ne vivait que du travail de son petit-fils. La loi de la conscription frappe sur ce jeune homme. Aucun moyen alors de se racheter. Latour-d'Auvergne obtient comme une faveur sp�ciale du gouvernement, en r�compense d'une vie glorieuse, de partir comme simple soldat pour remplacer l'enfant de son ami. Il part, il se couvre d'une gloire nouvelle, il meurt sur le champ d'honneur, sans avoir jamais voulu accepter aucune r�compense, aucune dignit�!... Eh bien, voil� cet homme, avec de tels sentimens, avec le projet d�j� arr�t� peut-�tre de se faire conscrit (� 55 ans), � la place d'un pauvre jeune homme, qui se trouve en pr�sence d'un autre jeune homme, lequel h�site devant la n�cessit� de se faire soldat. Il examine attentivement cet enfant g�t� qu'une tendre m�re voudrait soustraire aux rigueurs de la discipline et aux dangers de la guerre. Il interroge son regard, son attitude. On sent que s'il d�couvre en lui un l�che cœur, il ne s'y int�ressera I p. 160 pas et le fera rougir d'�tre le petit-fils d'un illustre militaire. Mais un mot, un regard de cet enfant lui suffisent pour pressentir en lui un homme, et tout aussit�t il le prend en amiti�, il lui parle avec douceur, et condescend, par de g�n�reuses promesses, � la sollicitude de sa m�re. Il sait que toutes les m�res ne sont pas des h�ro�nes, il devine que celle-l� ne peut pas adorer la R�publique, que ce jeune homme a �t� �lev� avec des d�licatesses infinies, qu'on a de l'ambition pour lui et qu'on ne saurait prendre pour mod�le l'antique d�vo�ment d'un Latour-d'Auvergne. Mais ce Latour-d'Auvergne semble ignorer la sublimit� de son propre r�le. Il en tire si peu de vanit� qu'il ne le rappelle pas aux autres. Il n'exige de personne le m�me degr� de vertu. Il peut aimer, estimer encore ceux qui aspirent au bien-�tre et aux honneurs qu'il m�prise. Il entre dans leurs projets, il caresse leurs esp�rances, il travaillera � les r�aliser, tout comme le ferait un homme ordinaire qui appr�cierait les douceurs de la vie et les sourires de la fortune; et, comme s'il se parlait � lui-m�me, pour amoindrir son m�rite � ses propres yeux, et pour se pr�server de l'orgueil, il se r�sume en disant: On peut concilier la gloire et le devoir, le plaisir de servir sa patrie avec �clat et les lois de la justice et de la raison.

Pour moi, ce langage bienveillant et simple est trois fois grand, trois fois saint dans la bouche I p. 161 d'un h�ros. Ce qu'on voit, ce qu'on sait d'une vie �clatante peut toujours �tre imput� � un secret raffinement de l'orgueil. C'est dans le d�tail, c'est dans les faits insignifians en apparence qu'on saisit le secret de la conscience humaine. Si j'avais jamais dout� de la na�vet� dans l'h�ro�sme, j'en verrais une preuve dans cette douceur du premier grenadier de France.

Mon p�re n'analysa point cette conduite touchante, du moins il ne le fit pas en la rapportant � sa m�re. Mais il est certain que son entrevue avec cet homme qui avait command� la colonne infernale et qui avait un cœur si tendre et un langage si doux, lui fit une impression profonde. D�s ce jour son parti fut pris, et il trouva en lui-m�me un certain art pour tromper sa m�re sur des dangers qui allaient environner sa nouvelle existence. On voit d�j� qu'en lui parlant d'�tudes, de man�ges, il cherche � d�tourner sa pens�e de l'�ventualit� prochaine des batailles. Par la suite, on le verra plus ing�nieux encore � lui �pargner les tourmens de l'inqui�tude, jusqu'au moment o� blas� lui-m�me sur l'�motion du p�ril, il semble croire qu'elle se soit habitu�e aux chances de la guerre. Mais elle n'en prit jamais son parti, et longtemps apr�s elle �crivait � son fr�re, l'abb� de Beaumont:

�Je d�teste la gloire. Je voudrais r�duire en cendres tous ces lauriers o� je m'attends toujours � voir le sang de mon fils. Il aime ce I p. 162 qui fait mon supplice, et je sais qu'au lieu de se pr�server, il est toujours et m�me inutilement � l'endroit le plus p�rilleux. Il a bu � cette coupe d'enivrement depuis le jour o� pour la premi�re fois, il a vu M. de Latour-d'Auvergne. C'est ce maudit h�ros qui lui a tourn� la t�te!�

Je reprends la transcription de ces lettres, et je ne puis me persuader que mon lecteur les trouve trop longues ou trop nombreuses. Quant � moi, lorsque je sens qu'en les publiant, j'arrache parfois � l'oubli quelque d�tail qui honore l'humanit�, je me reconcilie avec ma t�che, et je go�te un plaisir que ne m'ont jamais donn� les fictions du roman.

FIN DU TOME PREMIER.

II p. 1

HISTOIRE DE MA VIE.

II p. 2 II p. 3

HISTOIRE
DE MA VIE

par

Mme GEORGE SAND.

Charit� envers les autres;
Dignit� envers soi-m�me;
Sinc�rit� devant Dieu.

Telle est l'�pigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.

TOME DEUXI�ME.

PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.

II p. 4 II p. 5

CHAPITRE HUITIEME.

Suite des lettres.—Enr�lement volontaire.—Elan militaire de la jeunesse de 1798.—Lettre de Latour-d'Auvergne.—La gamelle.—Cologne.—Le g�n�ral d'Harville.—Caulaincourt.—Le capitaine Fleury.—Amour de la patrie.—Durosnel.

LETTRE II.

�Paris, 6 vend�miaire an VII (7 septembre 1798).

�Je t'�cris, ma bonne m�re, de chez notre Navarrais[22]. La loi de la conscription, proclam�e ce matin, et qui ordonne de r�pondre dans vingt-six jours, m'emp�che d'attendre ta r�ponse et me d�termine � prendre le parti dont je t'ai parl�. Nous allons tous les deux ce matin chez le capitaine des chasseurs, afin de terminer cette affaire. Ne t'inqui�te pas, ma bonne m�re; il s'agit d'aller en garnison � Bruxelles et non point au feu de l'ennemi. J'aurai probablement un cong� ou une ordonnance qui me forcera de venir bient�t t'embrasser. Tous les jeunes gens ici ont la t�te ou la figure � l'envers. Toutes les jolies femmes et les bonnes m�res se II p. 6 d�solent. Mais il n'y a pas de quoi, je t'assure; je vais endosser le dolman vert, prendre le grand sabre et laisser cro�tre mes moustaches. Te voil� m�re d'un d�fenseur de la patrie, et ayant droit au milliard. C'est un profit tout clair. Allons, ma bonne m�re, ne t'afflige pas. Tu me reverras bient�t.�

LETTRE III.

�7 vend�miaire an VII (septembre 98).

�Je suis volontaire. J'ai le grand sabre, la toque rouge et le dolman vert. Quant � mes moustaches, elles ne sont pas encore aussi longues que je pourrais le d�sirer: mais cela viendra. D�j� on tremble � mon aspect, du moins je l'esp�re. Allons, ma ch�re bonne m�re, ne t'afflige pas.

�Je suis soldat; mais le mar�chal de Saxe n'a-t-il pas servi volontairement dans ce poste pendant deux ans? Toi-m�me tu reconnaissais que j'�tais en �ge de chercher un �tat. Je tergiversais sur le choix, parce que tu craignais trop la guerre. Mais, au fond, je d�sirais �tre forc� par les circonstances de suivre mes inclinations. Le fait est arriv�. Je serais heureux de cela sans la douleur de te quitter et sans tes inqui�tudes qui me d�chirent; mais je t'assure, ma bonne m�re, que l� o� je vais, on ne se bat pas, et que j'aurai souvent des cong�s pour te voir. Allons, ton chasseur t'embrasse de toute son II p. 7 ame. Il y a dans le r�giment une place vacante de trompette. Propose-la au p�re Deschartres. J'embrasse ma bonne. Adieu, adieu, je t'aime.�

LETTRE V.

Paris, le 13 vend�miaire an VII (septembre 98).

�Je t'�cris au moment d'aller chez le g�n�ral Beurnonville. C'est un ami de M. Perrin, ami intime du g�n�ral, qui me pr�sente. Beurnonville est g�n�ral de l'arm�e d'Angleterre dont je fais partie, et, par son moyen, j'esp�re avoir un prompt avancement. Il sera � propos que tu lui �crives. Tu lui diras que si tu ne m'as pas envoy� plus t�t � la d�fense de la patrie, c'est que les lois s'y opposaient, puisqu'on m'avait compris dans la classe des soldats; qu'enfin le d�cret de la conscription me permet de partir, et que tu lui demandes pour moi son appui. Dans tout cela, il n'y aura qu'une moiti� de mensonge, ton z�le pour m'envoyer � la guerre; enfin tu t'en tireras � merveille; je n'en suis pas en peine. On reparle ici de la paix, et toutes mes affaires vont probablement se passer en promenades.�

LETTRE VII.

�17 vend�miaire an VII (octobre 98).

�Beurnonville m'a donn� deux lettres de recommandation, l'une pour le chef de brigade commandant le dixi�me r�giment dont je fais II p. 8 partie; l'autre pour le g�n�ral d'Harville, inspecteur g�n�ral de l'arm�e de Mayence. Il m'adresse � eux comme le petit-fils du mar�chal de Saxe, notre mod�le � tous, dit-il; il demande pour moi de l'emploi, d'abord comme ordonnance, et ensuite suivant la partie � laquelle ils me trouveront propre. Il me recommande aussi fortement au chef de brigade et lui dit qu'il lui tiendra compte des �gards qu'il aura pour moi. Tu vois que mes affaires sont en bon train et qu'avec de pareilles recommandations je ne moisirai pas dans les casernes. Il leur dit, par exemple, que ma famille m'entretient et que je n'aurai pas besoin d'appointemens. Ce n'est point ce qui m'en pla�t le plus, car nous ne sommes pas riches, et je vais te co�ter de l'argent. Esp�rons pourtant que je ne tarderai pas � vivre de mon travail. Ne sois pas inqui�te, ma bonne m�re, et crois que peut-�tre bient�t tu entendras parler de moi...

�On me dit que tu ne veux pas qu'on sache en Berry en quelle qualit� je sers: mais, ma bonne m�re, il faut pourtant bien en venir l�. D'abord, quels sont donc les imb�ciles qui se formaliseraient de voir ton fils soldat de la R�publique? Ensuite, pour qu'on ne t'inqui�te pas en mon absence, il faut que j'envoie � la municipalit� une attestation de mon activit� de service, sans quoi je serais regard� comme fuyard et �migr�, ce qui ne me va gu�re.�

II p. 9

LETTRE X.

�23 vend�miaire an VII (octobre 98).

�Ah! ma pauvre bonne m�re, que tu es bonne de m'envoyer des diamans, n'ayant pas de quoi m'�quiper; tu fais comme les dames romaines, tu sacrifies tes bijoux aux besoins de la patrie. Je vais les faire estimer et les vendre le mieux possible.�

LETTRE XI.

�25 vend�miaire an VII (octobre 98).

�J'ai d�n� hier avec M. de Latour-d'Auvergne, chez M. de Bouillon. Ah! ma m�re, quel homme que M. de Latour! si tu pouvais causer une heure avec lui, tu n'aurais plus tant de chagrin de me voir soldat. Mais je vois que ce n'est pas le moment de te prouver que j'ai raison. Ton chagrin m'emp�che d'avoir raison contre toi: je lui ai remis ta lettre. Il l'a trouv�e charmante, admirable, et il en a �t� attendri. C'est qu'il est aussi bon que brave. Permets-moi de t'avouer que, s'il n'y avait eu que de pareils hommes dans la R�volution, je serais encore plus r�volutionnaire que je ne le suis... c'est-�-dire que je le serais sans ta prison et tes douleurs.

�J'ai �t� de l� aux Italiens voir Montenerro. C'est d�testable.

�Toutes les �l�gantes de Paris �taient l�. Mme Tallien, Mlle Lange et mille autres, tant II p. 10 grecques que romaines, ce qui ne m'a pas emp�ch� de me bien ennuyer.�

Lettre de Latour-d'Auvergne � ma grand'm�re.

�De Passy, le 25 vend�miaire an 7 de la R�publique fran�aise.

�Madame,

�Je n'ai re�u que dans ce moment-m�me la lettre extr�mement flatteuse que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser. Vous ne me devez aucun remerc�ment pour ce que j'ai pu faire pour monsieur votre fils, dans les circonstances embarrassantes o� il s'est trouv�. Les personnes qui me devaient une v�ritable reconnaissance �taient ses officiers et ses camarades; aussi n'ont-ils pas manqu� de me donner � conna�tre tout ce qu'ils pensaient et sentaient sur le service que je leur avais rendu en leur procurant pour fr�re d'armes le jeune Maurice, chez lequel tout semble d�j� annoncer qu'il accomplira un jour les hautes destin�es de son immortel grand-p�re. L'on a pris toutes les pr�cautions et toutes les mesures possibles pour qu'il serve avec douceur et agr�ment; soyez donc bien tranquille, madame, sur ses premiers pas dans la carri�re des armes. La paix, � laquelle je crois toujours, malgr� les apparences contraires, vous le renverra peut-�tre plus t�t que vous n'osez l'esp�rer. Ainsi, laissez prendre place � ce sentiment, au milieu des motifs de s'alarmer, que la tendresse II p. 11 d'une m�re trouve si facilement au fond de son cœur pour un fils qui s'�loigne d'elle pour la premi�re fois. Je n'entreprendrai pas, madame, d'arr�ter les premiers mouvemens de votre sensibilit�; ils sont trop justes et je n'ai pas le bonheur d'�tre p�re, mais je sens que je m�ritais de l'�tre, � en juger par l'effet que votre lettre a produit sur moi.

�Agr�ez, madame, avec bont�, mes hommages les plus respectueux.

�Le citoyen LATOUR-D'AUVERGNE CORRET,
capitaine d'infanterie.�

LETTRE XII.

�27 vend�miaire au soir, an VII (octobre 98).

�Je pars aujourd'hui, ma bonne m�re; je viens de prendre cong� de mon capitaine, qui, tout enchant� de ta lettre, m'en a donn� une pour le chef d'escadron; puis il m'a embrass� avec effusion. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais tout froid qu'il est, ce digne homme, il a l'air de m'aimer comme son fils. Beurnonville m'a recommand� de toutes parts: lui aussi me comble de bont�s; il m'appelle son Saxon. Je crois bien que c'est aux lettres de ma bonne m�re, encore plus qu'� ma bonne volont� que je dois tout cela. Je t'envoie un duplicata de ma conscription. Beaumont m'a men� � sa section et m'a fait inscrire. Cette d�marche �tait n�cessaire; sans cela, malgr� ma pr�sence au II p. 12 corps, j'aurais encouru les peines port�es par la loi.

�Tu vas donc lire que j'exerce la profession de chasseur � cheval et que ma taille est d'un m�tre 733 millim�tres, � quoi tu ne comprendras rien et te figureras peut-�tre que j'ai grandi ce mois-ci de 733 coud�es. Mais cela ne fait toujours que 5 pieds 3 pouces. Hier, en retenant ma place � la diligence, j'ai emmen� le commis qui m'inscrivait sur le registre. Ah! monsieur, je suis de la conscription.—Voil� un uniforme qui vous va bien; voulez-vous m'adresser � votre capitaine?—Certainement, mon camarade; je vais chez lui, venez-y avec moi. Un jeune homme qui venait s'inscrire aussi pour la diligence, nous entend et nous suit. Bient�t j'emm�nerai les postillons et les chevaux. Tu vois bien, ma bonne m�re, que je ne suis pas le seul qui ait le go�t militaire, car tous s'en vont joyeux et fiers. Je pars, je t'embrasse, je t'aime, je recommande � p�re Deschartres et ma bonne, et m�me aussi un peu � Tristan, de te distraire, de te rassurer, de te soigner; je reviendrai bient�t, sois-en s�re, et je serai heureux.

�MAURICE.�

Cologne, 7 brumaire.

�Me voil� � Cologne! Bah! comment donc si loin? Figure-toi qu'arriv� � Bruxelles, j'entre dans la chambre de la sixi�me compagnie. On II p. 13 allait se mettre � table, c'est � dire se ranger autour de la gamelle. On m'invite poliment � d�ner. Je prends une cuill�re, et me voil� � m'empifrer avec toute la soci�t�. A un petit go�t de fum�e pr�s, la soupe �tait, ma foi, tr�s bonne, et je t'assure qu'on ne meurt pas de cette cuisine-l�. Je r�gale ensuite les camarades de quelques pots de bi�re et de quelques tranches de jambon. Nous fumons quelques pipes, nous voil� amis comme si nous avions pass� dix ans ensemble. Tout � coup l'appel sonne, on descend dans la cour. Le chef d'escadron s'avance, je vais � lui, je lui remets la lettre du capitaine, il me serre la main, mais il m'apprend que le chef de brigade et le g�n�ral sont aux avant-postes de l'arm�e de Mayence avec l'autre partie de mon r�giment. Je vois dans l'instant qu'il n'y a rien � faire � Bruxelles, et je le dis tout net � mon chef d'escadron qui m'approuve sans h�siter. Il m'exp�die une feuille de route pour les avant-postes, et apr�s dix-huit heures d'amiti� avec mon chef et mes camarades, me voil� parti! Mais le destin, ma bonne m�re, me sert mieux que la prudence. Je passais par Cologne pour me rendre dans les environs de Francfort, o� est mon r�giment, lorsque j'ai appris que le citoyen d'Harville, g�n�ral en chef et inspecteur de la cavalerie de Mayence, allait arriver ici dans deux jours. Je suspends ma course, je l'attends. Tout le monde me dit qu'avec la recommandation II p. 14 de Beurnonville, son ami, je serai employ� d'embl�e pr�s de lui comme ordonnance. J'aurai donc un peu plus de mouvement, sinon dans le corps, du moins dans l'esprit, que si j'�tais forc� de m'en tenir � la consigne du soldat casern�. Ainsi mes affaires vont bien, et sois tranquille.

�Tu apprendras par les journaux qu'il y a eu des troubles dans le Brabant, au sujet de la conscription. Les r�volt�s se sont empar�s pendant quelques heures de la ville et de la citadelle de Malines; mais les Fran�ais, � qui rien ne r�siste, les en ont chass�s, et en ont tu� 300. On en a amen� 27 � Bruxelles pendant que j'y �tais, et j'ai vu, parmi eux, des gens de tout �ge et deux capucins. La conscription n'�tait qu'un pr�texte, et le projet des r�volt�s �tait de favoriser une descente des Anglais; car ils s'�tendent du c�t� d'Ostende et de Gand. Notre diligence s'�tant cass�e et nous ayant forc�s de passer huit heures � Louvain, toutes les villes qui �taient sur la route, vinrent au-devant de nous. Le bruit s'�tait r�pandu que Bruxelles �tait en insurrection, parce qu'on ne voyait point arriver la diligence. Cette alerte s'est accrue au point que c'est la nouvelle du pays, et qu'on a peine � me croire, quand je dis que j'ai laiss� Bruxelles fort tranquille. On fait descendre beaucoup de troupes de l'arm�e de Mayence, et on esp�re voir bient�t le Brabant pacifi�. Je b�nis de plus en plus, ma bonne m�re, les soins dont tu comblas mon enfance. II p. 15 L'allemand m'est ici de la plus grande utilit�. J'ai servi dans tout le chemin d'interpr�te � la carross�e. Ils �taient d�sol�s de me laisser � Cologne et de perdre leur trucheman.—Tu vas passer un hiver bien triste, toi, ma bonne m�re, et cette id�e seule m'afflige. Mais j'esp�re �tre charg� de quelque ordonnance pour le d�partement de l'Indre. J'irai encore te soigner, te caresser, te faire rire. Ta douleur est mon unique souci, car de tout ce qui peut m'arriver, je m'en moque, et suis certain de m'en bien tirer.�

En attendant le g�n�ral d'Harville, notre chasseur se promenait au bord du Rhin, et, malgr� sa joie d'�tre militaire, il ne pouvait pas toujours prendre son parti sur l'absence de sa m�re. �Les bords du Rhin me rappellent les bords de la Seine � Passy, lui �crivait-il � la date du 9 brumaire, et je m'y surprends tout triste, r�vant � toi, et t'appelant comme dans ce temps-l� o� nous �tions si malheureux.� Il rencontre un aide-de-camp du g�n�ral Jacobi, ils parlent musique, ils en font ensemble, et les voil� li�s. Le g�n�ral d'Harville arrive enfin, et, d'embl�e, choisit le prot�g� de Beurnonville pour son ordonnance. Il lui promet un beau cheval, tout �quip�, le plus t�t possible, car les chevaux �taient rares alors, et celui-l� se fit longtemps attendre.

II p. 16 Le g�n�ral, qui s'intitulait alors Auguste Harville, �tait le comte d'Harville, qui fut depuis s�nateur et chevalier d'honneur de Jos�phine, avait �t� mar�chal-de-camp avant la r�volution, puis employ� sous Dumouriez. Il avait �t� un peu froid ou h�sitant � la bataille de Jemmapes. Traduit au tribunal r�volutionnaire apr�s la trahison de ce dernier, il avait eu le bonheur d'�tre acquitt�. La suite de sa vie s'�coula dans les faveurs plus que dans la gloire. En 1814 il vota la d�ch�ance de l'empereur et fut fait pair de France. Ce pouvait �tre un brave et galant homme, mais le r�sum� de ces existences qui ont servi toutes les causes ne laisse pas de traces bien chaudes dans la m�moire des hommes, et on peut, en tout temps, suspecter un peu leur sinc�rit�. Ce g�n�ral �tait fort sensible � la recommandation de la naissance. Son aide-de-camp et parent, le jeune marquis de Caulaincourt, le poussait � la hauteur et � la r�action contre les id�es r�volutionnaires. Le caract�re d'aristocratie de ces deux personnages est tr�s bien trac� dans les lettres de mon p�re, que je citerai encore, car elles offrent une peinture assez originale de l'esprit de r�action qui grandissait chaque jour dans les rangs de l'arm�e. On y verra que l'�galit� de droits, �tablie par la r�volution, n'y �tait d�j� plus du tout l'�galit� de fait.

II p. 17

LETTRE XIV.

�26 brumaire an VII (9 septembre 98), Cologne.

�... Les aides-de-camp du g�n�ral dont l'un est le citoyen Caulaincourt, m'ont invit� hier � d�ner. Le repas a �t� tr�s gai et tr�s amical. On a pass� ensuite dans la chambre du g�n�ral qui a un �rysip�le � la jambe. Je suis rest� seul avec lui une demi-heure. Il m'a parl� avec l'aisance et l'affabilit� d'un personnage d'autrefois, s'est inqui�t� de la mani�re dont j'�tais log� et nourri; puis il me fit mille questions sur mon pass�, sur ma naissance, sur mes relations. En apprenant que la femme et la fille du g�n�ral de La Marli�re avaient pass� l'�t� chez toi, que la fille du g�n�ral de Guibert avait �pous� mon neveu, que Mme Dupin de Chenonceaux avait �t� la femme de mon grand-p�re, il devint de plus en plus gracieux, et je vis bien que tout cela ne lui �tait pas indiff�rent. On fit ensuite de la musique. Il y avait beaucoup d'�l�gans et d'�l�gantes de Cologne qui, pour des Allemands, n'ont pas mauvaise tournure. Chacun demandait au g�n�ral: Quel est donc ce chasseur-l�? Car ce n'est pas en Allemagne la coutume que les ordonnances fassent salon avec les officiers sup�rieurs, et cette infraction � l'�tiquette leur bouscule un peu l'esprit. Je m'en moque, et je vais mon train, d'autant plus qu'apr�s la musique vint une magnifique collation dont aucun II p. 18 plat ne fit avec moi le rench�ri. Puis du punch... Et puis on a vals�. Et puis les aides-de-camp m'ont invit� � souper avec ceux du g�n�ral Tr�guier, commandant de la place. Nous avons bu du vin de Champagne qui cassait tout, puis encore du punch, puis nous nous sommes un peu gris�, et puis on s'est s�par� � minuit.

�Tu vois que n'ayant pas le sou, je vis comme un prince. L'�tat-major est tr�s bien compos�. Les aides-de-camp sont tous des jeunes gens fort aimables, et le citoyen de Caulaincourt m'a dit, de la part du g�n�ral, que dans trois ou quatre mois je serais officier.

�On bat toujours les rebelles; on a br�l� plusieurs villages entre Mons et Bruxelles. Cologne est tranquille..................................

�Dis � ma bonne qu'il y a ici des places vacantes de vivandi�res, et que je lui en offre une. J'embrasse il signor Fugantini-Deschartres. D�bite-t-on toujours, dans nos environs, bien des platitudes sur mon absence? Arrivent-ils � croire que je ne suis pas �migr�, mais soldat? Tous nos bons paysans partent-ils? Demandent-ils o� je suis? Il arrive ici une foule de conscrits. On les compte, on les enr�gimente, on les conduit comme des moutons. Tous les matins, la rue de l'�tat-major en est remplie. Les uns chantent; quelques-uns, pauvres enfans, ont la larme � l'œil. Je voudrais pouvoir les consoler ou leur donner ma ga�t�. II p. 19 �Je me retrouvai pr�s de toi, dans la rue du Roi-de-Sicile, dans ton boudoir gris de perle. C'est �tonnant comme la musique vous replonge dans les souvenirs. C'est comme les odeurs: quand je respire tes lettres, je crois �tre dans la chambre � Nohant, et le cœur me saute � l'id�e que je vais te voir ouvrir ce meuble en marqueterie qui sent si bon, et qui me rappelle des choses si s�rieuses d'un anti-temps[23].

* * *

�En sortant de la com�die, ce diable de bon gar�on (mon ami le secr�taire) m'a emmen� souper. Je ne voulais pas boire de vin parce qu'il est trop cher ici, et que je voudrais m'en d�shabituer. Il y avait six jours que je n'en avais go�t�; mais, en le voyant sur la table, et press� par mon camarade, je n'ai pas su r�sister.�

LETTRE XVIII.

�23 frimaire an VII (d�cembre 98). Cologne.

�Ma foi, ma bonne m�re, si j'osais, je te gronderais, car je ne re�ois pas de tes nouvelles, II p. 20 et je ne saurais m'y habituer. Je reviens encore de fouiller dans les d�p�ches du g�n�ral, et je reviens encore une fois triste. J'ai �t� voir avant-hier mon brave compatriote le capitaine Fleury[24], j'y suis all� avec un autre capitaine de son r�giment. Nous avons descendu le Rhin jusqu'� Mulheim dans une chaloupe � voiles, par un vent qui nous coupait la figure et qui nous menait d'un train admirable. Il nous a donn� un tr�s bon d�ner et j'en avais besoin, car ce joli vent m'avait donn� une faim de soldat. Ce brave homme nous a re�us � bras ouvert, et nous n'avons fait que parler du Berry. Le sentiment qu'on appelle amour de la patrie est de deux sortes. Il y a l'amour du sol, qu'on ressent bien vite d�s qu'on a mis le pied sur la terre �trang�re, o� rien ne vous satisfait, ni la langue, ni les visages, ni les mani�res, ni les caract�res. Il se m�le � cela je ne sais quel amour-propre national qui fait qu'on trouve tout plus beau et meilleur chez soi que chez les autres. Le sentiment militaire s'en m�le aussi, Dieu sait pourquoi! Mais enfin, enfantillage ou non, voil� que je m'en sens atteint et qu'une plaisanterie sur mon uniforme ou mon r�giment me mettrait en col�re tout aussi bien qu'un vieux soldat dont on raillerait le sabre ou la moustache.

II p. 21 �Et puis, outre cet attachement au sol, et cet esprit de corps, il y a encore l'amour de la patrie qui est autre chose et qui ne peut gu�re se d�finir; tu auras beau dire, ma bonne m�re, qu'il y a quelque chim�re dans tout cela, je sens que j'aime ma patrie comme Tancr�de:

Qu'elle en soit digne ou non, je lui donne ma vie!

Nous avons senti tous ces amours-l� confus�ment � travers le vin du Rhin, en trinquant � tout rompre, Fleury et moi, au Berry et � la France.

�Comment va ton pauvre m�tayer; Ses enfans partent-ils? P�re Deschartres continue-t-il ses cures merveilleuses? Monte-t-il ma jument? R�cle-t-il toujours du violon? Dis � ma bonne que, depuis qu'elle ne s'en m�le plus, mes chemises ne sont pas dans un �tat brillant. Elle �tait bien bonne avec son id�e de se faire envoyer mon linge pour le raccommoder! Le port pour aller et revenir co�terait plus cher que le linge ne vaut.

�Il s'est donn� avant-hier un tr�s beau bal; le g�n�ral y �tait avec ses aides-de-camp. Je fus le saluer, et il me fit tr�s bonne mine. Il me demanda si je savais valser, et je lui en donnai vite la preuve. Je remarquai qu'il me suivait des yeux et qu'il parlait de moi � un de ses aides-de-camp d'un air de satisfaction. Tu n'aimes pas la guerre, ma bonne m�re, et je ne veux II p. 22 pas te dire de mal de l'ancien r�gime; mais pourtant j'aimerais mieux faire mes preuves sur un champ de bataille que dans un bal.

�Tu me demandes si j'ai plant� l� Caulincourt. Ce n'est point pour moi un homme � planter l�, je t'assure car il fait la pluie et le beau temps chez le g�n�ral. Je lui t�moigne toujours tout le respect et les attentions auxquels je suis tenu; mais c'est un �tre original qui ne peut me plaire infiniment. Un jour il vous fait des avances; le lendemain il vous re�oit s�chement. Il dit des douceurs � la Deschartres. Il tance ses secr�taires comme des �coliers, et, dans la conversation la plus insignifiante, il garde le ton d'un homme qui fait la le�on � tout le monde. C'est l'amour du commandement personnifi�. Il vous dit qu'il fait chaud ou froid, comme il dirait � son domestique de brider son cheval. J'aime infiniment mieux Durosnel, l'autre aide-de-camp. Celui-l� est vraiment aimable, bon et simple dans ses mani�res. Il parle toujours avec franchise et amiti�, et n'a pas de caprices. Il �tait aussi au bal d'avant-hier, et nous �tions plac�s pour valser par rang de grade. D'abord le citoyen de Caulincourt, ensuite Durosnel, puis moi; de mani�re que l'adjoint, l'aide-de-camp et l'ordonnance accomplissaient leur rotation comme des plan�tes.

�Toutes tes r�flexions sur le monde � propos de ma situation sont bien vraies, ma bonne m�re. II p. 23 Je les garderai pour moi, et j'en ferai mon profit. Ta lettre est charmante, et je ne serai pas le premier � te dire que tu �cris comme S�vign�, mais tu en sais plus long qu'elle sur les vicissitudes de ce monde.�

II p. 24

CHAPITRE NEUVIEME.

Suite des lettres.—Courses en tra�neaux.—Les baronnes allemandes.—La chanoinesse.—Les glaces du Rhin.

LETTRE XXIII.

Cologne, 18 nivose an VII (Janvier, 1799).

�.... Le g�n�ral m'a fait inviter � diner par M. de Caulincourt. Il m'a fait parler de Jean-Jacques Rousseau, de mes aventures avec mon p�re, et m'a �cout� de fa�on � me tourner la t�te si j'�tais un sot. Mais je me tenais sur mes gardes pour ne pas devenir babillard et pour ne dire que ce � quoi j'�tais provoqu�. Apr�s le d�ner, le g�n�ral et M. Durosnel mont�rent dans un tra�neau magnifique repr�sentant un dragon or et vert, tra�n� par deux chevaux charmans. Je montai dans un autre avec Caulincourt; mon camarade le hussard rouge, me voyant sortir de table et monter dans les tra�neaux du g�n�ral, ouvrait des yeux gros comme le poing. Il croyait r�ver. Le g�n�ral courait la ville en tra�neau pour faire ses invitations � une grande partie qui devait avoir lieu le lendemain. Il voulut que je le suivisse dans toutes ses visites et chez Mme II p. 25 Herstadt, en la priant de laisser sa fille venir � cette partie. Il se mit en plaisantant � ses genoux en lui disant: Souffrirez-vous, madame, que je reste longtemps dans cette posture, en pr�sence de mes aides-de-camp et de mon ordonnance, le petit-fils du mar�chal de Saxe?—Les dames ouvrirent de grands yeux, ne comprenant probablement pas que je ne fusse pas �migr�.

�Nous avons un tr�s beau bal par abonnement, o� vont tous les officiers sup�rieurs et la bonne compagnie du cr�. Tu ne croirais pas qu'une b�casse de baronne allemande, qui y m�ne ses filles, a trouv� mauvais que j'y fusse, et a d�fendu � ses filles de danser avec moi. C'est un capitaine de cavalerie qui loge chez elle qui est venu me conter cela. Il en �tait furieux et voulait d�loger � l'instant m�me. Sa col�re �tait burlesque, et j'ai �t� oblig� de le calmer. Mais je n'ai pu l'emp�cher, hier soir, d'aller donner le mot � tous les Fran�ais militaires et autres qui sont ici; et comme j'arrivais au bal, amenant mon quartier-ma�tre et mon chef d'escadron avec lesquels je venais de d�ner, d'autres officiers s'approch�rent de nous et nous dirent: La consigne est donn�e, le serment est pr�t�:

�Aucun Fran�ais ne dansera avec les filles de la baronne ***. J'esp�re, messieurs, que vous voudrez bien prendre le m�me engagement. Je demande pourquoi: on me r�pond que la baronne II p. 26 a d�fendu � ses filles de danser avec les soldats, et j'apprends ainsi que c'est moi qui suis la cause de cette conspiration...

�Je suis tent� de b�nir la fameuse baronne qui veut que les ordonnances attendent dans la cour pendant que les officiers sont au bal. Cela m'a valu les paroles les plus aimables, les regards les plus ravissans de Mlle....., et nous sommes dans un �change d'int�r�t et de reconnaissance qui me fait beaucoup esp�rer. Cette jeune personne est chanoinesse et � peu pr�s ma�tresse de ses actions. Elle est charmante, et, ma foi, si une chanoinesse du chapitre �lectoral n'a pas peur de mon dolman, je puis bien narguer la vieille baronne et ses pies-gri�ches de filles.....�

LETTRE XXIV.

�7 pluvi�se an VII.

�Tu sais s�rement d�j� qu'Ehrenbreitstein est rendu. Le Rhin fait ici des ravages du diable. Le port de Cologne est plein de b�timens marchands hollandais: les glaces se sont d'abord fortement serr�es; ensuite est arriv� un d�bordement qui les a port�es � la hauteur des premiers �tages des maisons du port. Il a gel� de nouveau par l�-dessus; puis tout � coup le Rhin est rentr� dans son lit, de mani�re que l'eau n'�tant plus sous la glace, la glace s'est bris�e et les b�timens qui s'�taient rang�s contre les II p. 27 maisons de plain-pied avec les crois�es du premier, sont retomb�s sur le port de trente pieds de haut et se sont fracass�s en grande partie. Cet �v�nement est unique et ne s'est peut-�tre jamais vu. Hier, je suis rest� toute l'apr�s-midi sur le bastion du Rhin � observer ses mouvemens, avec un officier d'artillerie, jeune homme rempli de talens que j'ai pris en amiti� et qui me le rend. Nous avions une pi�ce de 4, et, � chaque effort de la glace, nous avertissions les hommes du port par un coup de canon. Je me suis ressouvenu de mes jeux de la rue du Roi-de-Sicile, et en mettant le feu, je sentais que cela m'amusait encore. Tu as beau dire, ma ch�re m�re, il n'y a rien de joli comme le bruit. Je voudrais bien pouvoir t'importuner encore de mon vacarme!..... Mais on vient me chercher pour d�ner. On crie, on rit, c'est un bruit � ne pas s'entendre, et, quoique j'aime le tapage, je m'en passerais bien quand je cause avec toi. Allons, il faut que je te quitte brusquement, mais, avant, je t'embrasse comme je t'aime.

�Tu d�sires beaucoup la paix, ma bonne m�re, et moi je tremble qu'on ne la fasse. La guerre est mon seul moyen d'avancement; si elle recommence, je suis officier avec facilit� et avec honneur. En se conduisant proprement dans quelque affaire, on peut �tre nomm� sur le champ de bataille. Quel plaisir! quelle gloire! mon cœur bondit rien que d'y songer! C'est alors II p. 28 qu'on obtient des cong�s, qu'on revient passer d'heureux momens � Nohant, et qu'on est par l� bien r�compens� du peu qu'on a fait!

..... On ne s'appelle plus ici citoyen ni citoyenne; les militaires, entre eux, reprennent le monsieur chaque jour davantage, et les dames sont toujours des dames. Dis au p�re Deschartres qu'il est un ...... de tant dormir.

�Adieu, ma bonne m�re, je t'embrasse de toute mon ame.�

LETTRE XXIX.

Cologne, le 20 pluviose an VII.

�Heureux celui qui conserve sa m�re, et qui peut jouir de sa tendresse? Celui-l� est pr�destin�, car il aura connu le bonheur d'�tre aim� pour lui seul!

�Ta lettre, ma bonne m�re, est venue compl�ter bien agr�ablement ma journ�e. Je l'ai re�ue au retour d'une promenade que j'ai faite de l'autre c�t� du Rhin avec Lecomte (c'est le nom du chasseur � qui j'ai servi de t�moin). Il m'a men� voir le b�timent d'un n�gociant de ses amis. Ce vaisseau n'a point souffert des glaces, il est tr�s joli; les chambres sont d'une propret� parfaite. Nous l'avons visit� dans tous les sens. Il �tait rempli de marchandises. Le n�gociant, avec tout son monde, �tait occup� � le faire charger pour la Hollande. Ma�tres et ouvriers grouillaient sur le pont. Il faisait le plus beau II p. 29 temps du monde. Seuls nous ne faisions rien, le chasseur et moi, au milieu de tous ces visages affair�s. Pour moi, appuy� sur mon sabre, la pipe � la ......, l'œil stupidement fix� sur ce spectacle, je me disais � part moi: �Je suis n� dans une condition plus riche et plus �lev�e que ces gros n�gocians qui ont des maisons en ville, des vaisseaux en rade, de l'or plein leurs coffres; et moi, soldat de la R�publique, je n'ai pour toute propri�t� que mon sabre et ma pipe. Mais les glaces, mais le feu, mais les voleurs, mais les douaniers ne m'emp�chent pas de dormir. Que d'inqui�tudes de moins! Que la ville s'effondre, que le port et tout ce qui est dedans s'engloutisse, je m'en moque..... et m�me, je dirais � la hussarde, je m'en.... Travaillez pour vous-m�mes, canailles, amassez de l'argent; nous, nous travaillerons pour notre pays et nous recueillerons de l'honneur. Mon m�tier vaut bien le v�tre.�

�L�-dessus, laissant mon chasseur � bord, occup� � vider quelques bouteilles avec son ami le n�gociant, je suis revenu trouver ma chanoinesse, qui m'avait promis d'avoir un grand mal de t�te pour se dispenser d'aller � la com�die, ce qui lui permettrait de rester seule chez elle toute la soir�e.

II p. 30

CHAPITRE DIXIEME.

Suite des lettres.—Saint-Jean.—Vie de garnison.—La petite maison.—D�part de Cologne.

LETTRE XXXI.

�Le 24 ventose, Cologne, an VII (mars 1799).

�De mon p�re � sa m�re,

�Caulaincourt est enfin parti, je lui ai souhait� une bonne sant� et un beau voyage. Il m'a r�pondu par de grandes r�v�rences encore plus glaciales que de coutume. Je n'ai pas pleur�, c'est singulier!

�Le g�n�ral me dit que je ne m'occupe pas assez. Mais � quoi veut-il que je m'occupe puisqu'il ne me donne rien � faire, que je n'ai m�me pas un cheval � monter, et que notre temps ici se passe � faire des visites, � aller au bal et � la com�die? Si je n'avais la passion de la musique je m'ennuierais � mourir, car je suis oblig� d'�tudier les commandemens et les manœuvres de l'escadron dans ma chambre, ce qui ne m'apprend pas grand'chose. Depuis que je suis chez mon docteur, j'accompagne sa fille. A ma pri�re, ma belle chanoinesse a repris la musique qu'elle II p. 31 poss�de admirablement. Elle a fait venir un piano de Mayence, et elle le touche avec beaucoup de go�t et de l�g�ret�. Je vais aussi tr�s souvent jouer du violon et chanter chez Mme Maret, femme du commissaire des guerres en chef � Cologne. Elle re�oit tout ce qu'il y a de mieux ici en Fran�ais, et le g�n�ral y vient quelquefois.

�Nous avons eu une tr�s belle revue, favoris�e par un temps magnifique. Pour le coup, les plumets et les broderies ont brill� tout � leur aise. La musique �tait fort bonne, et tout cela me grisait. J'�tais heureux. Mais tout cela donne le go�t du m�tier et ne me satisfait pas. Il est vrai que voil� la guerre recommenc�e sinon d�clar�e. Ce sera, j'esp�re, le signal de mon avancement. Que cette esp�rance ne t'effraie pas: songe qu'il y aura des remplacemens � faire dans les corps, et qu'il faudra bien que mon tour vienne. Connais-tu rien de plus risible que les n�gociations de Rastadt? On se fait de grandes politesses de part et d'autre, et on se canonne avec des protestations d'amiti�. A la bonne heure!

�Ce que tu me dis de notre moisson prochaine n'est pas gai; mais dans ma sagesse optimiste, j'ai imagin� que si le bl� �tait plus rare il serait plus cher, et que tu n'y perdrais rien. Il est vrai que les pauvres, sur qui cela retombe, te retomberont sur les bras, et que tu en nourriras plus que de coutume. De loin, je vois bien que II p. 32 mon optimisme est en d�faut, et que les bons cœurs ne vont pas � la richesse.....

�Dis � Saint-Jean que le bruit court � l'arm�e que l'on va faire une lev�e de tous les hommes depuis quarante ans jusqu'� cinquante-cinq ans, et qu'alors je t�cherai de le faire entrer comme cuisinier dans le r�giment, afin qu'il ne soit expos� qu'au feu de la cuisine, car je crois que celui des batteries ne lui conviendrait pas.�

* * *

Ce Saint-Jean, objet fr�quent des amicales railleries de mon p�re, �tait le cocher de la maison et l'�poux d'Andelon, la cuisini�re. Ce vieux couple est mort chez nous, le mari quelques mois avant ma grand'm�re qui ne l'a pas su, son �tat de paralysie nous permettant de le lui cacher. Saint-Jean �tait un ivrogne fort comique. Toute sa vie il avait �t� atrocement poltron, et, quand il �tait ivre surtout, il �tait assailli par les revenans, par Georgeon, le diable de la vall�e noire; par la Levrette blanche, par la Grand'B�te, par le monde fantastique des superstitions du pays. Charg� d'aller chercher les lettres � La Ch�tre, les jours de courrier, il prenait chaque fois, pour faire ce voyage d'une lieue, des pr�cautions solennelles, surtout en hiver, lorsqu'il ne devait �tre de retour qu'aux premi�res heures de la nuit. D�s le matin, apr�s s'�tre lest� de quelques pintes de vin du cr�, il chaussait une paire de bottes qui datait au moins du temps de II p. 33 la Fronde, il endossait un v�tement d'une forme et d'une couleur ind�finissables, qu'il appelait sa roquemane; Dieu sait o� il avait p�ch� ce nom-l�! Puis il embrassait sa femme, qui lui apportait respectueusement une chaise, moyennant quoi il se hissait sur un antique et flegmatique cheval blanc, lequel, en moins de deux petites heures (c'�tait son expression), le transportait � la ville. L�, il s'oubliait encore deux ou trois petites heures au cabaret, avant et apr�s ses commissions, et enfin, � la nuit tombante, il reprenait le chemin de la maison, o� il arrivait rarement sans encombre; car tant�t il rencontrait une bande de brigands qui le rouaient de coups, tant�t, voyant venir � lui une �norme boule de feu, son cheval fougueux l'emportait � travers champs, tant�t le diable, sous une forme quelconque, se pla�ait sous le ventre de son cheval et l'emp�chait d'avancer; tant�t, enfin, il lui sautait en croupe et prenait un tel poids que le pauvre animal �tait forc� de s'abattre. Parti de Nohant � neuf heures du matin, il r�ussissait pourtant � y rentrer vers neuf heures du soir; et, tout en d�pliant lentement son portefeuille pour remettre les lettres et les journaux � ma grand'm�re, il nous faisait le plus gravement du monde le r�cit de ses hallucinations.

Un jour il eut une assez plaisante aventure, dont il ne se vanta pas. Perdu dans les profondes m�ditations que procure le vin, il revenait, II p. 34 par une soir�e sombre et brumeuse, lorsqu'avant d'avoir eu le temps de prendre le large, il se trouva face � face avec deux cavaliers arm�s, qui ne pouvaient �tre que des brigands. Par une de ces inspirations de courage que la peur seule peut donner, il arr�te son cheval et prend le parti d'effrayer les voleurs en faisant le voleur lui-m�me, et en s'�criant d'une voix terrible: �Halte-l�, messieurs, la bourse ou la vie!�

Les cavaliers un peu surpris de tant d'audace, et se croyant environn�s de bandits, tirent leurs sabres, et, pr�ts � faire un mauvais parti au pauvre Saint-Jean, le reconnaissent et �clatent de rire. Ils ne le quitt�rent pourtant pas sans lui faire une petite semonce et le mena�ant, s'il recommen�ait, de le conduire en prison. Il avait arr�t� la gendarmerie.

Il avait �t�, dans sa jeunesse, quelque chose comme sous-aide porte-foin dans les �curies de Louis XV. Il en avait conserv� des id�es et des mani�res solennelles et dignes, et un respect obstin� pour la hi�rarchie. Etant devenu postillon plus tard, lorsque ma grand'm�re le prit pour cocher apr�s la r�volution, une petite difficult� se pr�senta; c'est qu'il ne voulut jamais monter sur le si�ge de la voiture, ni quitter sa veste � revers rouges et � boutons d'argent. Ma grand'm�re, qui ne savait contrarier personne, en passa par o� il voulut, et toute sa vie il la conduisit en postillon. Comme il avait l'habitude II p. 35 de s'endormir � cheval, il la versa maintes fois. Enfin, il la servit pendant vingt-cinq ans d'une mani�re intol�rable, sans que jamais l'id�e fort naturelle de le mettre � la porte v�nt � l'esprit de cette femme incroyablement patiente et d�bonnaire.

Il para�t qu'il prit au s�rieux les moqueries de mon p�re sur la pr�tendue lev�e de conscrits de cinquante ans, et qu'il n'�pousa Andelon, � cette �poque, que pour se soustraire aux exigences �ventuelles de la r�publique. Vingt ans plus tard, quand on lui demandait s'il avait �t� � l'arm�e, il r�pondait: �Non, mais j'ai bien failli y aller!� La premi�re fois que mon p�re vint en cong� apr�s Marengo et la campagne d'Italie, Saint-Jean ne le reconnut pas et prit la fuite; mais voyant qu'il se dirigeait vers l'appartement de ma grand'm�re, il courut chez Deschartres pour lui dire qu'un affreux soldat �tait entr� malgr� lui dans sa maison, et que, pour s�r, madame allait �tre assassin�e.

Malgr� tout cela, il avait du bon, et une fois, sachant ma grand'm�re d�pourvue d'argent et inqui�te de ne pouvoir en envoyer de suite � son fils, il lui rapporta joyeusement son salaire de l'ann�e que, par miracle, il n'avait pas encore bu. Peut-�tre l'avait-il re�u la veille! Mais enfin l'id�e vint de lui, et, pour un ivrogne, c'est une id�e. Il pardonnait � mon p�re de mener les chevaux un peu vite; mais, sur ses vieux jours, il devint plus intol�rant pour moi, II p. 36 et souvent, pour monter � cheval, je fus oblig�e d'aller au pas jusqu'au premier village pour faire remettre � ma monture un fer qu'il avait eu la malice de lui �ter pour m'emp�cher de la faire courir.

Mon p�re lui avait fait pr�sent d'une paire d'�perons d'argent. Il en perdit un, et, pendant le reste de sa vie, il se servit d'un seul �peron, refusant obstin�ment de remplacer l'autre. Il ne manquait jamais de dire � sa femme, chaque fois qu'elle l'�quipait pour le d�part: �Madame, n'oubliez pas de m'attacher mon �peron d'argent.�

Tout en s'appelant monsieur et madame, ils ne pass�rent pas un jour de leur douce union sans se battre, et enfin le p�re Saint-Jean mourut ivre, comme il avait v�cu.

Voici encore quelques lettres sur la quantit�:

Cologne, 19 flor�al.

�Quoi que tu en dises, ma bonne m�re, je ne sens pas trop l'�curie. Panser mon cheval est la moindre des choses. Il ne s'agit que d'avoir un v�tement ad hoc, et, ma foi, si un peu de ce parfum-l� s'attache � notre personne, nos belles n'ont pas trop l'air de s'en apercevoir. D'ailleurs, il faudra bien qu'elles s'y accoutument. Si nous faisions campagne pour tout de bon, nous sentirions encore plus mauvais. Permets-moi de te dire, ma bonne m�re, que ton id�e d'augmenter ma pension, pour que je puisse II p. 37 me procurer un domestique, ne me va pas du tout. Je ne veux pas de cela, d'abord parce que tu n'es pas assez riche maintenant pour faire ce sacrifice, ensuite parce qu'un simple chasseur se faisant cirer les bottes et faire la queue par un laquais serait la ris�e de toute l'arm�e. Je t'avoue que j'ai ri � l'id�e de me voir un valet de chambre dans la position o� je suis, mais j'ai �t� encore plus attendri de ta sollicitude. Si cette id�e de me voir l'�trille et la fourche en main te d�sesp�re; je te dirai, pour te rassurer, qu'il m'est tr�s facile, si je le veux, de faire soigner mon cheval par un palefrenier du g�n�ral pour la somme de six francs par mois.

�Les femmes sont n�es pour nous consoler de tous les maux de la terre. On ne trouve que chez elles ces soins attentifs et charmans auxquels la gr�ce et la sensibilit� donnent tant de prix. Tu me les as fait conna�tre, ma bonne m�re, quand j'�tais pr�s de toi; et maintenant tu r�pares mes folies. Oh! si toutes les m�res te ressemblaient, jamais la paix et le bonheur n'eussent abandonn� les familles. Chaque lettre de toi, chaque jour qui s'�coule, augmentent ma reconnaissance et mon amour pour toi. Oh! non, il ne faut pas abandonner cette faible cr�ature. Je sais bien que tu ne l'abandonneras pas. Ne justifions pas cette sentence terrible pour l'esp�ce humaine que l'on fait prononcer � de jeunes oiseaux:

II p. 38

Nous allons tous, tant que nous sommes,
Par notre m�re �tre �lev�s.
Peut-�tre, si nous �tions hommes,
Serions-nous aux enfans trouv�s.

�Tes r�flexions, ma bonne m�re, m'ont vivement touch�. J'aurais d� les faire plus t�t! Si ta conduite, en cette occasion, n'e�t r�par� les suites impr�vues de mon entra�nement, j'aurais peut-�tre �t� r�duit � n'en faire que de st�riles et douloureuses. Professer et pratiquer la vertu, c'est ton lot et ton habitude. Adieu, ma bonne m�re, ma m�re excellente et ch�rie. On m'appelle chez le g�n�ral. Je n'ai que le temps de t'embrasser de toute mon ame.

�MAURICE.�

Voici l'explication de la lettre qu'on vient de lire. Une jeune femme attach�e au service de la maison venait de donner le jour � un beau gar�on qui a �t� plus tard le compagnon de mon enfance et l'ami de ma jeunesse. Cette jolie personne n'avait pas �t� victime de la s�duction: elle avait c�d�, comme mon p�re, � l'entra�nement de son �ge. Ma grand'm�re l'�loigna sans reproches, pourvut � son existence, garda l'enfant et l'�leva.

Il fut mis en nourrice, sous ses yeux, chez une paysanne fort propre qui demeure presque porte � porte avec nous. On voit, dans la suite des lettres de mon p�re, qu'il re�oit par sa m�re des nouvelles de cet enfant, et qu'ils le d�signent II p. 39 entre eux, � mot couvert, sous le nom de la petite maison. Ceci ne ressemble gu�res aux petites maisons des seigneurs d�bauch�s du bon temps. Il est bien question d'une maisonnette rustique; mais il n'y a l� de rendez-vous qu'entre une tendre grand'm�re, une honn�te nourrice villageoise et un bon gros enfant qu'on n'a pas laiss� � l'h�pital et qu'on �l�vera avec autant de soin qu'un fils l�gitime. L'entra�nement d'un jour sera r�par� par une sollicitude de toute la vie. Ma grand'm�re avait lu et ch�ri Jean-Jacques: elle avait profit� de ses v�rit�s et de ses erreurs; car c'est faire tourner le mal au profit du bien que de se servir d'un mauvais exemple pour en donner un bon.

LETTRE XXXVII.

Cologne, 19 prairial an VII (juin 99).

�Le g�n�ral ne donne point sa d�mission, ma bonne m�re, rassure-toi. C'est sa coutume d'aller tous les ans passer un mois ou deux dans ses terres. Il ne me perd point de vue. Il vient de me parler avec beaucoup d'affection, pour me dire qu'il me fallait aller au d�p�t; que c'�tait n�cessaire pour me former aux manœuvres de cavalerie, et que ce ne serait pas pour longtemps, puisque Beurnonville �tait en instance avec lui et avec Beaumont aupr�s du Directoire, pour m'obtenir un grade. Il m'a dit qu'il savait bien que tu serais contrari�e de me savoir au d�p�t; II p. 40 mais que, d'un autre c�t�, tu voulais que je fusse sous ses yeux, et que c'�tait le seul moyen, puisque le d�p�t est � Thionville et que le g�n�ral va � Metz ou aux environs. Il m'avancera l'argent dont j'ai besoin pour la route. Ainsi, ne t'inqui�te pas, ne t'afflige pas, je serai bien partout, pourvu que tu n'aies pas de chagrin. Songe que si tu te rends malheureuse, il faudra que je le sois, fuss�-je au comble de la richesse et au sein du luxe. Tu me verras revenir un beau jour, officier, galonn� de la t�te aux pieds, et c'est alors que messieurs les potentats de La Ch�tre te salueront jusqu'� terre. Allons, prends patience, ma bonne m�re, voyage, va aux eaux, distrais-toi, t�che de t'amuser, de m'oublier quelque temps si mon souvenir te fait du mal. Mais non, ne m'oublie pas et donne-moi du courage. J'en ai besoin aussi. J'ai des adieux � faire qui vont bien me co�ter! Elle ne sait rien encore de mon d�part. Il faut que je l'annonce ce soir, et que les larmes prennent la place du bonheur. Je penserai � toi dans la douleur comme j'y ai toujours pens� dans l'ivresse. Je t'�crirai plus longuement au prochain courrier. Le g�n�ral veut que j'�crive � Beurnonville avant le d�part de celui-ci.

�Toutes tes mesures pour la petite maison sont excellentes et charmantes. Tu m�nages mon amour-propre qui n'est pas fier, je t'assure. Je me fais bien plus de reproches pour tout cela II p. 41 que tu ne m'en adresses: tu prot�ges la faiblesse, tu emp�ches le malheur. Que tu es bonne, ma m�re, et que je t'aime!�

LETTRE XXXVIII.

Cologne, 26 prairial an VII (juin 99).

�Tu es triste, ma bonne m�re, moi aussi je le suis, mais c'est de ta douleur, car pour moi-m�me, j'ai du courage, et je me suis toujours dit que l'amour ne me ferait pas oublier le devoir; mais je n'ai pas de force contre ta souffrance. Je vois que ton existence est empoisonn�e par des inqui�tudes continuelles et excessives. Mon Dieu! que tu te forges de chim�res effrayantes. Ouvre donc les yeux, ma ch�re m�re, et reconnais qu'il n'y a rien de si noir dans tout cela. Qu'y a-t-il donc? Je pars pour Thionville, cit� de l'int�rieur, la plus paisible du monde, emportant l'amiti� et la protection du g�n�ral, qui me recommande au chef d'escadron. Je ne pourrai donc sortir de l� que par son ordre, et ne serai pas libre d'aller affronter ces hasards que tu redoutes tant[25]. Que ne puis-je faire de toi un hussard pendant quelque temps, afin que tu voies combien il est facile de l'�tre, et quel fonds d'insouciance pour soi-m�me est attach� � cet habit-l�. Sais-tu comment je vais quitter Cologne? Dans les larmes? Non; il faut rentrer II p. 42 cela, et s'en aller dans le tintamarre d'une f�te. Quand j'ai annonc� mon d�part � mes amis, tous se sont �cri�s: �Il faut lui faire une conduite d'honneur. Il faut nous griser avec lui � son premier g�te et nous s�parer tous ivres, car, de sang-froid, ce serait trop dur.� En cons�quence, voil� qu'on �quipe pour Bonn, trois cabriolets, deux bironchtes et cinq chevaux de selle. Non seulement je serai escort� par notre tabl�e, mais encore par un jeune officier d'infanterie l�g�re, Parisien charmant et qui a re�u une excellente �ducation; par Maulnoir, par les secr�taires du g�n�ral, par un garde-magasin des vivres et par un jeune adjudant de place, qui donnera une grande consid�ration � la bande joyeuse, et l'emp�chera d'�tre arr�t�e pour tout le tapage qu'elle se propose de faire. En v�rit� il est doux d'�tre aim�, et tu vois bien que le rang et la richesse n'y font rien. L'affection ne regarde pas � cela, surtout dans la jeunesse qui est l'�ge de l'�galit� v�ritable et de l'amiti� fraternelle.

�Nous sommes d�j� une vingtaine, et � chaque instant mon escorte se recrute de nouveaux convives; cette ville est le centre de r�union de tous les employ�s de l'aile gauche de l'arm�e du Danube, et, parmi eux, il y a une foule de jeunes gens excellens. Je suis li� avec tous; nous nageons ensemble, nous faisons des armes, nous jouons au ballon, etc. Compagnon II p. 43 de leurs plaisirs, ils ne veulent pas que je les quitte sans adieux solennels. Il n'est pas jusqu'� l'entrepreneur des diligences, jeune homme fort aimable, qui ne veuille �tre de la partie et pr�ter gratuitement ses cabriolets et bironchtes. Je serai gravement � cheval, et je crois que si Alexandre fit une glorieuse entr�e dans Babylone, j'en ferai, dans Bonn, une plus joyeuse.

II p. 44

CHAPITRE ONZIEME.

Suite des lettres.—La conduite.—Thionville.—L'arriv�e au d�p�t.—Bienveillance des officiers.—Le fourrier professeur de belles mani�res.—Le premier grade.—Un pieux mensonge.

LETTRE XXXIX.

Lenchstrat, 2 messidor, an VII (juin 99).

�Je suis parti de Cologne, ainsi que je te l'avais annonc�, ma bonne m�re, escort� de voitures et de chevaux portant une bruyante et fol�tre jeunesse. Le cort�ge �tait pr�c�d� de Maulnoir et de Leroy, aides-de-camp du g�n�ral, et j'�tais entre eux deux, giberne et carabine au dos, mont� sur mon hongrois �quip� � la hussarde. A notre passage, les postes se mettaient sous les armes, et quiconque voyait ces plumets au vent et ces cal�ches en route ne se doutait gu�re qu'il s'agissait de faire la conduite � un simple soldat.

�Au lieu de nous rendre � Bonn, comme nous l'avions projet�, nous quitt�mes la route et nous dirige�mes vers Brull, ch�teau magnifique, ancienne r�sidence ordinaire de l'Electeur. Ce lieu �tait bien plus propre � la c�l�bration II p. 45 des adieux que la ville de Bonn. La bande joyeuse d�je�na et fut ensuite visiter le ch�teau. C'est une imitation de Versailles. Les appartemens d�labr�s ont encore de beaux plafonds peints � fresque. L'escalier, tr�s vaste et tr�s clair, est soutenu par des cariatides et orn� de bas-reliefs. Mais tout cela, malgr� sa richesse, porte l'empreinte ineffa�able du mauvais go�t allemand. Ils ne peuvent pas se d�fendre, en nous copiant, de nous surcharger, et s'ils ne font que nous imiter ils nous singent. J'errai longtemps dans ce palais avec l'officier de chasseurs, qui est, ainsi que moi, passionn� pour les arts.

�Puis nous f�mes rejoindre la soci�t� dans le parc, et, apr�s l'avoir parcouru dans tous les sens, on proposa une partie de ballon. Nous �tions sur une belle pelouse entour�e d'une futaie magnifique. Il faisait un temps admirable. Chacun, habit bas, le nez en l'air, l'œil fix� sur le ballon, s'escrimait � l'envi, lorsque les pr�paratifs du banquet arriv�rent du fond d'une sombre all�e. La partie est abandonn�e, on s'empresse. Les petits p�t�s sont d�vor�s avant d'�tre pos�s sur la table. A la fin du d�ner, qui fut entrem�l� de folies et de tendresses, on me chargea de graver sur l'�corce du gros arbre qui avait ombrag� notre festin un cor de chasse et un sabre, avec mon chiffre au milieu. A peine eus-je fini, qu'ils vinrent tous mettre leurs noms II p. 46 autour, avec cette devise: �Il emporte nos regrets! �On forma un cercle autour de l'arbre, on l'arrosa de vin, et on but � la ronde dans la forme de mon schako, qu'on intitula la coupe de l'amiti�. Comme il se faisait tard, on m'amena mon cheval, on m'embrassa avant de m'y laisser monter, on m'embrassa encore quand je fus dessus, et nous nous quitt�mes les larmes aux yeux. Je m'�loignai au grand trot, et bient�t je les perdis de vue.

�Me voil� donc seul, cheminant tristement sur la route de Bonn, perdant � la fois amis et ma�tresse, aussi sombre � la fin de ma journ�e que j'avais �t� brillant au commencement. D�cid�ment cette mani�re de se quitter en s'�tourdissant est la plus douloureuse que je connaisse. On n'y fait point provision de courage; on chasse la r�flexion qui vous en donnerait; on s'assied pour un banquet, image d'une association �ternelle, et tout � coup on se trouve seul et constern� comme au sortir d'un r�ve.............

�Adieu, ma bonne m�re, je t'embrasse et je me remets en route.�

LETTRE XL.

Thionville, 14 messidor an VII (juillet 99).

�Bah! ma bonne m�re, cesse donc, une fois pour toutes, de t'alarmer, car me voici heureux. Ici, comme partout, les choses s'arrangent toujours � souhait pour moi. En entrant dans la II p. 47 ville, je commence par tomber dans la boutique d'un perruquier, mon cheval � la porte, moi dans l'int�rieur. Comme � l'ordinaire, je ne me fais pas le moindre mal. Je me ramasse plus vite que mon cheval. Je regarde cet �v�nement comme d'un bon augure, et je remonte sur ma b�te, qui n'avait pas de mal non plus.

�J'arrive au quartier. Je vais trouver le quartier-ma�tre Boursier, qui me re�oit et m'embrasse avec sa ga�t� et sa franchise ordinaires. Il me dit que les lettres du g�n�ral ne sont pas encore arriv�es, mais que je suis bien bon pour me pr�senter et me recommander moi-m�me, et il me m�ne chez le commandant du d�p�t, nomm� Dupr�. C'est un officier de l'ancien r�gime, qui ressemble � notre ami M. de la Domini�re. Je lui dis qui je suis, d'o� je viens. Il m'embrasse aussi; il m'invite � souper; il m'autorise � ne point aller coucher au quartier, et me dit qu'il esp�re que je vivrai avec les officiers. En effet, je d�ne tous les jours avec lui et avec eux.......

�Je passe mes journ�es chez le quartier-ma�tre, et je t'�cris de son bureau. Nous avons � notre table un autre jeune homme de la conscription, simple chasseur comme moi. Il est d'une des premi�res familles de Li�ge et joue du violon comme Gu�nin ou Ma�strino. En outre, il est aimable et spirituel, et le commandant l'aime beaucoup, car il joue lui-m�me de la fl�te, adore la musique et fait grand cas des II p. 48 talens et de la bonne �ducation. Voil�, je crois, la distinction qui servira � la chute des privil�ges, justement abolis, et l'�galit� r�v�e par nos philosophes ne sera possible que lorsque tous les hommes auront re�u une culture qui pourra les rendre agr�ables et sociables les uns pour les autres. Tu t'effrayais de me voir soldat, pensant que je serais forc� de vivre avec des gens grossiers.

�D'abord figure-toi qu'il n'y a pas tant de gens grossiers qu'on le pense, que c'est une affaire de temp�rament, et que l'�ducation ne la d�truit pas toujours chez ceux qui sont n�s rudes et d�sobligeans. Je pense m�me que le vernis de la politesse donne � ces caract�res-l� les moyens d'�tre encore plus blessans que ne le sont ceux qui ont pour excuse l'absence totale d'�ducation. Ainsi j'aimerais mieux vivre avec certains conscrits sortant de la charrue qu'avec M. de Caulaincourt, et je pr�f�re beaucoup le ton de nos paysans du Berri � celui de certains grands barons allemands. La sottise est partout choquante, et la bonhomie, au contraire, se fait tout pardonner. Je conviens que je ne saurais me plaire longtemps avec les gens sans culture. L'absence d'id�es chez les autres provoque chez moi, je le sens, un besoin d'id�es qui me ferait faire une maladie. Sous ce rapport, tu m'as g�t�, et si je n'avais eu la ressource de la musique qui me jette dans une ivresse � tout oublier, II p. 49 il y a certaines soci�t�s in�vitables o� je p�rirais d'ennui. Mais pour en revenir � ton chagrin, tu vois qu'il n'est pas fond�, et que partout o� je me trouve, je rencontre des personnes aimables qui me font f�te et qui vivent avec ton soldat sur le pied de l'�galit�. Le titre de petit-fils du mar�chal de Saxe, dont j'�vite de me pr�valoir, mais sous lequel je suis annonc� et recommand� partout, est certainement en ma faveur et m'ouvre le chemin. Mais il m'impose aussi une responsabilit�, et si j'�tais un malotru ou un impertinent, ma naissance, loin de me sauver, me condamnerait et me ferait ha�r davantage.

�C'est donc par nous-m�mes que nous valons quelque chose, ou pour mieux dire par les principes que l'�ducation nous a donn�s; et si je vaux quelque chose, si j'inspire quelque sympathie, c'est parce que tu t'es donn� beaucoup de peine, ma bonne m�re, pour que je fusse digne de toi.

�Ajoute � cela mon �toile qui me pousse parmi les gens aimables, car le r�giment de Sch�mberg-dragons, qui est maintenant ici, ne ressemble en rien au n�tre. Ses officiers y ont beaucoup de morgue et tiennent � distance les jeunes gens sans grade, quelque bien �lev�s qu'ils soient. Chez nous, c'est tout le contraire, nos officiers sont comp�res et compagnons avec nous quand nous leur plaisons. Ils nous prennent sous le bras et viennent boire de la bi�re II p. 50 avec nous; et nous n'en sommes que plus soumis et plus respectueux quand ils sont dans leurs fonctions et nous dans les n�tres.

�Mon brigadier et mon mar�chal-des-logis sont pour moi aux petits soins et me choyent comme si j'�tais leur sup�rieur, ce qui est tout le contraire. Ils ont le droit de me commander et de me mettre � la salle de police, et pourtant ce sont eux qui me servent comme s'ils �taient mes palefreniers. A la manœuvre, j'ai toujours le meilleur cheval, je le trouve tout sell�, tout brid�, tenu en main par ces braves gens qui, pour un peu, me tiendraient l'�trier. Quand la manœuvre est finie, ils m'�tent mon cheval des mains et ne veulent plus que je m'en occupe. Avec cela ils sont si dr�les que je ris avec eux comme un bossu. Mon fourrier surtout est un homme � principes d'�ducation et il fait le Deschartres avec ses conscrits; ce sont de bons petits paysans qu'il veut absolument former aux belles mani�res. Il ne leur permet pas de jouer aux palets avec des pierres, parce que cela sent trop le village. Il s'occupe aussi de leur langage; hier il en vint un pour lui annoncer que les chevaux �tions tretous sell�s. Comment! lui dit-il, d'un air indign�, ne vous ai-je pas dit cent fois qu'il ne fallait pas dire tretous? On dit tout simplement: Mon fourrier v'la qu'c'est pr�t. Au reste, je m'y en vas moi-m�me. �Et le voil� parti apr�s cette belle le�on.�

II p. 51

LETTRE XLII.

Thionville, 20 messidor an VII (juillet 1799).

�Si j'avais su lire, dit Montauciel, il y a dix ans que je serais brigadier. Moi qui sais lire et �crire, me voil�, ma bonne m�re, exer�ant mes fonctions, apr�s avoir �t� promu � ce grade �clatant par les ordres du g�n�ral, et � la t�te de ma compagnie, qui, align�e et le sabre en main, a re�u injonction de m'ob�ir en tout ce que je lui commanderais. Depuis ce jour fameux, je porte deux galons en chevrons sur les manches. Je suis chef d'escouade, c'est-�-dire de vingt-quatre hommes, et inspecteur-g�n�ral de leur tenue et de leur coiffure. En revanche, je n'ai plus un moment � moi: depuis six heures du matin jusqu'� six heures du soir, je n'ai pas le temps d'�ternuer.

�Notre s�paration est douloureuse, mais je me devais � moi-m�me de faire quelques efforts pour sortir de cette vie de d�lices o� mon insouciance et un peu de paresse naturelle m'auraient rendu �go�ste. Tu m'aimais tant que tu ne t'en serais peut-�tre pas aper�ue; tu aurais cru, en me voyant accepter le bonheur que tu me donnais, que ton bonheur � toi �tait mon ouvrage, et j'aurais �t� ingrat sans m'en douter et sans m'en apercevoir. Il a fallu que je fusse arrach� � ma nullit� par des circonstances ext�rieures et imp�rieuses. Il y a eu dans tout cela un peu de la destin�e. Cette fatalit� qui brise les ames II p. 52 faibles et craintives est le salut de ceux qui l'acceptent. Christine de Su�de avait pris pour devise: Fata viam inveniunt. �Les destins guident ma route.� Moi j'aime encore mieux l'oracle de Rabelais: Ducunt volentem fata, nolentem trahunt. �Les destins conduisent ceux qui veulent et tra�nent ceux qui r�sistent.� Tu verras que cette carri�re est la mienne. Dans une r�volution, ce sont toujours les sabres qui tranchent les difficult�s, et nous voil� aux prises avec l'ennemi pour d�fendre les conqu�tes philosophiques. Nos sabres auront raison. Voltaire et Rousseau, tes amis, ma bonne m�re, ont besoin maintenant de nos armes; qui e�t dit � mon p�re, lorsqu'il causait avec Jean-Jacques, qu'il aurait un jour un fils qui ne serait ni fermier-g�n�ral, ni receveur des finances, ni riche, ni bel esprit, ni m�me tr�s philosophe, mais qui, de gr� autant que de force, serait soldat d'une r�publique, et que cette r�publique serait la France? C'est ainsi que les id�es deviennent des faits, et m�nent plus loin qu'on ne pense.

�Adieu, ma bonne m�re, sur ces belles r�flexions. Je m'en vais faire donner l'avoine ou enlever ce qui en r�sulte.�

LETTRE XLIV.

Thionville, 13 fructidor an VII (sept. 99).

�Toujours � Thionville, ma bonne m�re; depuis quatre heures du matin jusqu'� huit heures II p. 53 du soir, dans les exercices � pied et � cheval, et figurant comme serre-file dans les uns et dans les autres en ma qualit� de brigadier. Je rentre le soir exc�d�, n'ayant pas pu donner un seul instant aux muses, aux jeux et aux ris. Je manque les plus jolies parties; je n�glige les plus jolies femmes, je ne fais m�me presque plus de musique... Je suis brigadier � la lettre, je me plonge dans la tactique, et je suis p�trifi� de me voir devenu un mod�le d'exactitude et d'activit�. Et le plus dr�le de l'affaire, c'est que j'y prends go�t, et ne regrette rien de ma vie facile et libre.

�Que tu es bonne de t'occuper ainsi de la petite maison! Ah! si toutes les m�res te ressemblaient, un fils ingrat serait un monstre imaginaire!

�J'ai re�u l'argent, j'ai pay� toutes mes d�penses. Je suis au niveau de mes affaires, c'est-�-dire que je suis sans le sou, mais je ne dois plus rien � personne; ne m'en envoie pas avant la fin du mois. J'ai de tout � cr�dit ici, et je ne manque de rien. Adieu, ma bonne m�re, je t'aime de toute mon ame, je t'embrasse comme je t'aime. Mes amiti�s � p�re Deschartres et � ma bonne.�

La lettre qu'on vient de lire et qui porte la date de Thionville, fut �crite de Colmar. Cette date est un pieux mensonge que va expliquer la lettre suivante.

II p. 54

CHAPITRE DOUZIEME.

Suite des lettres.—Entr�e en campagne.—Le premier coup de canon.—Passage de la Linth.—Le champ de bataille.—Une bonne action.—Glaris.—Rencontre avec M. de Latour-d'Auvergne sur le lac de Constance.—Ordener.—Lettre de ma grand'm�re � son fils. La vall�e du Rhinthal.

LETTRE XLV.

Weinfelden, canton de Turgovie, 20 vend�miaire an VII (octobre 1799).

�Une moisson de lauriers, de la gloire, des victoires, les Russes battus, chass�s de la Suisse dans l'espace de vingt jours; nos troupes pr�tes � rentrer en Italie: les Autrichiens repouss�s de l'autre cot� du Rhin; voil� sans doute de grandes nouvelles et d'heureux r�sultats!... Eh bien! ma bonne m�re, ton fils a la satisfaction d'avoir pris sa part de cette gloire-l�, et, dans l'espace de quinze jours, il s'est trouv� � trois batailles successives. Il se porte � merveille. Il boit, il rit, il chante; il saute de trois pieds de haut en songeant � la joie qu'il aura de t'embrasser au mois de janvier prochain et de d�poser � Nohant, dans ta chambre, � tes pieds, la petite branche de laurier qu'il aura pu m�riter.

II p. 55 �Je te vois �tonn�e, confondue de ce langage, me faire cent questions, me demander mille �claircissemens: Comment je suis en Suisse, pourquoi j'ai quitt� Thionville. Je vais r�pondre � tout cela et te d�duire les circonstances et les raisonnemens qui ont dirig� ma conduite. La crainte de t'inqui�ter inutilement m'a emp�ch� de te tenir au courant.

�Je suis militaire. Je veux suivre cette carri�re. Mon �toile, mon nom, la mani�re dont je me suis pr�sent�, mon honneur et le tien, tout exige que je me conduise bien et que je m�rite les protections qui me sont accord�es. Tu veux surtout que je ne reste pas confondu dans la foule et que je devienne officier. Eh bien! ma bonne m�re, il est aussi impossible maintenant, dans l'arm�e fran�aise, de devenir officier, sans avoir fait la guerre, qu'il l'e�t �t�, au 13e si�cle, de faire un Turc �v�que, sans l'avoir fait baptiser. C'est une certitude dont il faut absolument que tu te p�n�tres. Un homme, quel qu'il f�t, arrivant comme officier dans un corps quelconque, sans avoir vu le feu des batteries, serait le jouet et la ris�e, sinon de ses camarades, qui sauraient appr�cier d'ailleurs ses talens, mais de ses propres soldats, qui, incapables de juger le talent, n'ont d'estime et de respect que pour le courage physique. Frapp� de ces deux certitudes, la n�cessit� d'avoir fait la guerre pour �tre officier, d'une part; la n�cessit� d'avoir fait la guerre II p. 56 pour �tre officier avec honneur, d'autre part; je m'�tais dit, d�s le principe, il faut entrer en campagne le plus t�t possible. Crois-tu donc que j'ai quitt� Nohant avec le projet de passer ma vie � faire l'aimable dans les garnisons et le n�cessaire dans les d�p�ts? Non, certes, j'ai toujours r�v� la guerre; et si je t'ai fait l�-dessus quelques mensonges, pardonne-les moi, ma bonne m�re, c'est toi qui m'y condamnais par tes tendres frayeurs.

Avant que le g�n�ral me parl�t de le quitter, et d�s la reprise des hostilit�s, j'avais �t� lui demander de rejoindre les escadrons de guerre. Il re�ut cette proposition avec plaisir, d'abord; puis, attendri par tes lettres, il craignit de te d�plaire en prenant sur lui la responsabilit� de mon destin. Il me fit donc revenir pour me dire d'aller au d�p�t, parce que tu ne voulais pas que je fisse la guerre, et comme je lui observai que toutes les m�res �taient plus ou moins comme toi, et que la seule d�sob�issance permise, et m�me command�e � un homme, �tait celle-l�, il convint que j'avais raison:

�Allez au d�p�t, me dit-il, l� vous pourrez partir avec le premier d�tachement destin� aux escadrons de guerre, et Mme votre m�re n'aura pas de reproches � m'adresser. Vous aurez agi de votre propre mouvement.�

�J'arrive � Thionville, et mon premier soin est de m'informer si bient�t il ne partira pas un II p. 57 d�tachement. Je ne pouvais cacher ma vive impatience de rejoindre le r�giment. J'attends un mois avec anxi�t�. Enfin, on forme un d�tachement; j'en fais partie. Je manœuvre tous les jours avec lui; je parle guerre avec les plus anciens chasseurs; ils voient combien je d�sire partager leurs fatigues, leur travaux et leur gloire. C'est l�, ma bonne m�re, le secret de leur amiti� pour moi, bien plus que les bienvenues que je leur avais pay�es. Enfin le jour du d�part �tait fix�; il n'y avait plus que huit jours � attendre. Je t'�crivais des balivernes, mais pouvais-tu croire que je me serais passionn� pour le pansage et le fourniment, si je n'avais pas eu l'id�e de faire campagne?

�Au moment o� je m'y attendais le moins, je re�ois du g�n�ral une lettre o� il me dit, en termes fort aimables � la v�rit�, mais tr�s pr�cis, qu'il veut que je reste au d�p�t jusqu'� nouvel ordre. Regarde le mauvais personnage qu'il me faisait jouer! Comment donc aller expliquer et persuader � tout le r�giment que, si je ne pars pas, ce n'est pas ma faute? j'�tais au d�sespoir. Je montrais cette lettre funeste � tous mes amis. Les officiers voyaient bien mon esclavage et ma douleur; mais le soldat qui ne sait pas lire et qui ne raisonne gu�re, n'y croyait pas. J'entendais dire derri�re moi: �Je savais bien qu'il ne partirait pas. Les enfans de famille ont peur. Les gens prot�g�s ne partent jamais, etc. La II p. 58 sueur me coulait du front, je me regardais comme d�shonor�, je ne dormais plus malgr� la fatigue du service, j'avais la mort dans l'ame, et je t'�crivais rarement, comme tu as d� le remarquer. Comment te dire tout cela? Tu n'aurais jamais voulu y croire.

�Enfin, dans mon d�sespoir, je vais trouver le commandant Dupr�. Je lui montre la maudite lettre et je lui annonce que je suis r�solu � desob�ir au g�n�ral, � d�serter le r�giment, s'il le faut, pour aller servir comme volontaire dans le premier corps que je rencontrerai, � perdre mon grade de brigadier, etc. J'�tais comme fou. Le commandant m'embrasse et m'approuve. Il m'avait annonc� et recommand� au chef de brigade et � plusieurs officiers du r�giment, et il voyait bien que si je ne profitais de l'occasion de me distinguer dans cette campagne, mon avenir �tait ajourn�, g�t� peut-�tre. Il me dit qu'il prenait sur lui d'annoncer mon d�part au g�n�ral, et que, quand m�me je perdrais � cela sa protection et ses bont�s, ce qui n'�tait gu�re probable, je ne devais pas h�siter. Enchant� de cette conclusion, le matin du d�part, je monte � cheval avec le d�tachement, tous les officiers viennent m'embrasser, et, au grand �tonnement de tous les soldats, je prends avec eux la route de la Suisse. Ne voulant te dire ma r�solution que lorsque je l'aurais justifi�e par le bapt�me de la premi�re rencontre avec l'ennemi, je t'�crivis II p. 59 de Colmar, sous la date de Thionville, et j'envoyai ma lettre au virtuose Hardy, pour qu'il la m�t � la poste. Notre voyage fut de vingt jours, et, apr�s avoir travers� le canton de B�le, nous rejoign�mes le r�giment dans le canton de Glaris. C'est l� qu'on voit ces montagnes � pic, couvertes de noirs sapins. Leurs cimes couvertes d'une neige �ternelle se perdent dans les nues. On entend le fracas des torrens qui s'�lancent des rochers, le sifflement du vent � travers les for�ts. Mais l�, maintenant, plus de chants des bergers, plus de mugissemens des troupeaux. Les ch�lets avaient �t� abandonn�s pr�cipitamment. Tout avait fui � notre aspect. Les habitans s'�taient retir�s dans l'int�rieur des montagnes avec leurs bestiaux. Pas un �tre vivant dans les villages. Ce canton offrait l'image du plus morne d�sert. Pas un fruit, pas un verre de lait. Nous avons vecu dix jours avec le d�testable pain, et la viande plus d�testable encore que donne le gouvernement. Les dix autres jours que nous avons �t� en activit� nous nous sommes nourris de pommes de terre presque crues, car nous n'avions pas le temps de rester pour les faire cuire, et d'eau-de-vie, quand nous en pouvions trouver.

�Le 3 vend�miaire, les hostilit�s commenc�rent. Nous attaqu�mes l'ennemi sur tous les points. Il �tait retranch� derri�re la Limmath et la Linth. A trois heures du matin l'attaque fut donn�e. On m'avait tant parl� du premier coup II p. 60 de canon! Tout le monde en parle et personne ne m'a su rendre ses impressions. Mais j'ai voulu me rendre compte de la mienne, et je t'assure que, loin d'�tre p�nible, elle fut agr�able. Figure-toi un moment d'attente solennelle, et puis un �branlement soudain, magnifique. C'est le premier coup d'archet de l'op�ra quand on s'est recueilli un instant pour entendre, l'ouverture. Mais quelle belle ouverture qu'une canonnade en r�gle! Cette canonnade, cette fusillade, la nuit, au milieu des rochers qui d�cuplaient le bruit (tu sais que j'aime le bruit), c'�tait d'un effet sublime! Et quand le soleil �claira la sc�ne et dora les tourbillons de fum�e, c'�tait plus beau que tous les op�ras du monde.

�D�s le matin, l'ennemi abandonna ses positions de gauche, il replia toutes ses forces � Uznack, sur la droite. Nous nous y rend�mes. Nous rest�mes en bataille derri�re l'infanterie, laquelle s'occupait de passer la rivi�re qui nous s�parait de l'ennemi. On construisit un pont sous son feu m�me, c'�tait � des Russes que nous avions affaire. Ces gens-l� se battent vraiment bien. Lorsque le pont fut termin�, trois bataillons s'avanc�rent pour le passer. Mais � peine furent-ils arriv�s de l'autre c�t�, que l'ennemi s'avan�ant en forces consid�rables et bien sup�rieures aux n�tres, les troupes qui avaient pass� le pont se jet�rent dessus en d�sordre pour le repasser. La moiti� �tait d�j� parvenue sur la II p. 61 rive gauche, lorsque le pont trop charg� se rompit. Ceux qui �taient encore sur la rive droite et qui n'avaient pu op�rer leur retraite voyant le pont rompu derri�re eux, ne cherch�rent leur salut que dans un effort de courage d�sesp�r�. Ils attendent les Russes � vingt pas et en font un horrible carnage. J'ai fr�mi, je l'avoue, en voyant tant d'hommes tomber, malgr� l'admiration que me causait l'h�ro�que d�fense de nos bataillons. Une pi�ce de douze, que nous avions sur la hauteur, les soutint � propos. Le pont fut promptement r�tabli; on vola au secours de nos braves, et l'affaire fut d�cid�e. Si ce pont n'e�t point cass�, l'ennemi profitait de notre d�sordre, la bataille �tait perdue. Le terrain mar�cageux ne permettant pas � la cavalerie d'avancer, nous avons bivouaqu� sur le champ de bataille. Il fallait traverser notre bivouac pour porter les bless�s � l'ambulance. Les feux �normes que nous avions allum�s permettaient d'y voir comme en plein jour. C'est l� que j'aurais voulu tenir, seulement pendant une heure, les ma�tres supr�mes du sort des nations. Ceux qui tiennent la paix ou la guerre entre leurs mains, et qui ne se d�cident pas � la guerre pour des motifs sacr�s, mais pour de l�ches questions d'int�r�t personnel, devraient avoir sans cesse, pour punition, ces spectacles sous les yeux. Il est horrible, et je n'avais pas pr�vu qu'il me ferait tant de mal.

II p. 62 �J'eus ce soir-l� la satisfaction de conserver la vie � un homme. C'�tait un Autrichien. Il y avait un corps �tendu � c�t� de notre feu. Je l'observai. Il n'�tait que bless� � la jambe; mais, accabl� de fatigue, et de faim, il respirait � peine. Je le fis revenir avec quelques gouttes d'eau-de-vie. Tous nos gens �taient endormis. J'allai leur proposer de m'aider � transporter ce malheureux � l'ambulance. Accabl�s eux-m�mes de fatigue, ils me refus�rent. L'un d'eux me proposa de l'achever. Cette id�e me r�volta. Exc�d� aussi de fatigue et de faim, je ne sais o� je pus chercher ce que leur dis, je m'�chauffai, je leur parlai avec indignation, avec col�re, je leur reprochai leur duret�. Enfin, deux d'entre eux se lev�rent et vinrent m'aider � emporter le bless�. Nous f�mes un brancard avec une planche et deux carabines. Un troisi�me chasseur, entra�n� par notre exemple, se joignit � nous; nous soulevons notre homme et, � travers les marais, dans l'eau et dans la vase jusqu'aux genoux, nous le portons � l'ambulance, �loign�e d'une demi-lieue. Chemin faisant ils se plaignirent souvent du fardeau et d�lib�r�rent de me laisser seul avec mon bless�, m'en tirer comme je pourrais. Et moi de leur crier courage et de leur d�biter, en termes de soldat, les meilleures sentences des philosophes sur la piti� qu'on doit aux vaincus et sur le d�sir que nous aurions qu'en pareil cas, on en f�t autant pour nous. II p. 63 Les hommes ne sont pas mauvais au fond, car la corv�e �tait rude et cependant mes pauvres camarades se laiss�rent persuader. Enfin, nous arrivons et nous mettons ce malheureux en un lieu o� il pouvait avoir des secours. Je le recommande moi-m�me, et je m'en retourne avec mes trois chasseurs, plus joyeux cent fois, l'ame plus satisfaite que si je sortais du plus beau bal ou du plus excellent concert. J'arrive, je m'�tends sur mon manteau devant le feu, et je dors paisiblement jusqu'au jour.

�Le surlendemain, nous f�mes � Glaris, o� �tait l'ennemi. Le g�n�ral Molitor, commandant cette attaque, demanda un homme intelligent dans la compagnie. Je lui fus envoy�. Il alla le soir reconna�tre la position de l'ennemi, et je l'accompagnai. Le lendemain, nous attaqu�mes et nous chass�mes l'ennemi de la ville. Je fis, pendant l'affaire, le service d'aide-de-camp du g�n�ral, ce qui m'amusa �norm�ment. Je portais presque tous ses ordres aux diff�rens corps qu'il commandait. L'ennemi, dans une retraite de quatre lieues, br�la tous les ponts de la Linth. Deux jours apr�s, comme il s'avan�ait en force sur notre droite, le g�n�ral Molitor m'envoya � Zurich porter au g�n�ral Mass�na une lettre dans laquelle il lui demandait probablement des forces. Je voyageais par la correspondance. Il y a vingt grandes lieues de Glaris � Zurich. Je les fis en neuf heures. Le II p. 64 lendemain, je revins par le lac, dans une chaloupe. Je descendis � sept lieues de Zurich, � Reicherville. Devine la premi�re personne que je vis en mettant le pied sur la rive? M. de Latour-d'Auvergne! Il �tait avec le g�n�ral Humbert. Il me reconna�t, me saute au cou, et moi de l'embrasser avec transport. Il me pr�senta au g�n�ral Humbert comme le petit-fils du mar�chal de Saxe.

�Le g�n�ral m'invita � souper et me fit coucher dans sa maison. J'en avais besoin, car j'�tais sur les dents. Le lendemain, M. de Latour-d'Auvergne, qui se disposait � retourner bient�t � Paris, causa avec moi, me parla de toi, m'approuva de n'avoir pas trop consult� ta tendresse et la prudence du g�n�ral Harville. Il ajouta que rien ne me serait plus facile que d'avoir un cong� de trois d�cades cet hiver pour t'aller voir; que le Directoire �tait ma�tre de nommer par an cinquante officiers, et que je pouvais �tre du nombre. Il en parlera � Beurnonville. Il a lui-m�me du cr�dit aupr�s du Directoire; il se charge de mon cong�. Ainsi, ma bonne m�re, c'est � ton maudit-h�ros que je devrai de pouvoir t'embrasser! Je me livre � cette id�e. Je me vois arrivant � Nohant, tombant dans tes bras, Beurnonville pourrait m'attacher � son �tat-major, ce qui me donnerait la libert� de te voir plus souvent; nous arrangerons tout cela cet hiver, ma bonne m�re. Les commencemens II p. 65 sont durs, mais il faut y passer; sois s�re que j'ai bien fait.

�Nous avons quitt� Glaris, il y a quatre jours, pour nous rendre � Constance. Il y a dix-huit lieues de pays qui en valent bien vingt-cinq de France. Nous les avons faites sans nous arr�ter, par une pluie battante, arrivant pour bivouaquer dans des pr�s pleins d'eau. Mais la fatigue pouss�e � l'exc�s fait dormir partout. Nous sommes arriv�s pendant le combat, et, le soir, nous �tions ma�tres de la ville. Les hostilit�s paraissent tirer � leur fin. Nous sommes all�s nous reposer de vingt jours de bivouac dans le village d'o� je t'�cris. C'est le seul endroit o� j'en aie eu la possibilit�. Le but qu'on s'�tait propos� est rempli. La Suisse est �vacu�e. Nous allons maintenant nous refaire. Ne sois point inqui�te de moi, ma bonne m�re; je te donnerai de mes nouvelles le plus souvent possible. Ne sois pas f�ch�e contre moi, surtout, si je ne t'ai inform�e qu'aujourd'hui de mes d�marches. Mais te dire que j'allais � l'arm�e, tu n'y aurais jamais consenti, ou tu aurais pass� tout ce temps dans des inqui�tudes d�vorantes. La guerre n'est qu'un jeu; je ne sais pourquoi tu t'en fais un monstre; c'est tr�s peu de chose. Je te donne ma parole d'honneur que je me suis fort amus�, � l'attaque du glacis, de voir les Russes gravir les montagnes. Ils s'en acquittent avec une grande l�g�ret�. Leurs grenadiers sont II p. 66 coiff�s comme les soldats dans la Caravane. Leurs cavaliers, parmi lesquels il y a beaucoup de Tartares, ont une culotte � plis comme celle d'Othello, un petit dolman et un bonnet en forme de mortier. Je t'en envoie un croquis. Ils �taient six mille dans le canton de Glaris. Leurs chevaux, qui pour la plupart n'�taient pas ferr�s, sont rest�s sur les chemins. La fatigue les a presque tous d�truits.

�Je re�ois � l'instant deux lettres de toi du 5 et du 8 fructidor. Quel plaisir et quel bien elles me font, ma bonne m�re! J'en avais re�u une du 25 thermidor. Elle m'est parvenue il y a six jours, lorsque nous �tions bivouaqu�s sur les bords du lac de Wallenstadt. Je l'ai lue assis sur la pointe d'un rocher qui s'avance sur ce beau lac. Il faisait un temps admirable: j'avais devant moi des aspects enchanteurs: j'avais le sentiment d'avoir fait mon devoir en servant ma patrie, et je tenais une lettre de toi! C'est un des momens les plus heureux de ma vie.

�Que diable veut dire M. de Chabrillant avec les services que j'ai rendus aux Gargilesse? Je ne les ai pas vus depuis plus d'un an. On fait des histoires qui n'ont pas le sens commun.

�Tu veux conna�tre le chef de brigade? Il s'appelle Ordener. C'est un Alsacien de quarante ans, grand, sec, fort grave, terrible dans le combat, excellent chef de corps, instruit dans son m�tier, en histoire, en g�ographie. A la II p. 67 premi�re vue, il a l'air de Robert, chef de brigands. Sur la recommandation de Beurnonville, il m'a tr�s bien re�u.

�J'ai re�u, comme je te l'ai dit, les 150 fr. que tu m'envoyais � Thionville et, en partant, j'ai tout pay�, sauf le vin pour deux mois, qui se montait � 30 fr. Je paierai cela � Hardy qui a sold� pour moi. Tu vois que mes libations aux camarades ne m'ont pas ruin�. J'ai mieux aim� partir sans le sou que de laisser des dettes derri�re moi. Il est vrai que je n'ai pas fait fortune � la guerre, car, depuis quatre mois, les troupes ne sont pas sold�es. Mais je ne sais o� te prier de m'envoyer de l'argent. Sois tranquille, je saurai bien m'en passer comme les autres. Envoie-moi, si tu veux, l'adresse du g�n�ral Harville. Je ne sais o� le prendre. Adieu, ma bonne m�re.

�Voil�, j'esp�re, une longue lettre. Dieu sait quand je retrouverai le temps de t'en �crire une pareille! Mais sois certaine que je n'en perdrai pas l'occasion. Ne sois pas inqui�te. Je t'embrasse mille fois de toute mon ame. Quel plaisir j'aurai de te revoir! Dis � Deschartres que j'ai pens� � lui pendant la canonnade, et � ma bonne, qui aurait bien d� venir me border au bivouac.�

* * *

Est-il n�cessaire de rappeler la situation de l'Europe � laquelle se rattache le r�cit �pisodique II p. 68 de cette fameuse campagne de Suisse? Peu de mots suffiront. Nos pl�nipotentiaires au congr�s de Rastadt avaient �t� l�chement assassin�s. La guerre s'�tait rallum�e. En quinze jours, Mass�na sauva la France � Zurich, en faisant �vacuer la Suisse. Suwarow se retirait avec peine derri�re le Rhin, laissant une partie de ses Russes foudroy�s ou bris�s dans les pr�cipices de l'Helv�tie. A cette m�me �poque, Bonaparte, quittant l'Egypte, venait de d�barquer en France. Le m�me jour o� mon p�re �crivait la lettre qu'on vient de lire (25 vend�miaire), Napol�on se pr�sentait devant le Directoire � Paris, et d�j� les �l�mens du 18 brumaire commen�aient � s'agiter sourdement.

J'ai malheureusement bien peu de lettres de ma grand'm�re � son fils. En voici une pourtant. Elle est bien us�e, bien noircie. Elle a fait le reste de la campagne sur la poitrine du jeune soldat, et il a pu la rapporter au tr�sor de famille.

Nohant, le 6 brumaire an VIII.

�Ah! mon enfant, qu'as-tu fait! Tu as dispos� de ton sort, de ta vie, de la mienne, sans mon aveu! Tu m'as fait souffrir des tourmens inou�s par un silence de six semaines, ta pauvre m�re ne vivait plus. Je n'osais plus parler de toi. Les jours de courrier �taient devenus des jours d'agonie, et j'�tais presque plus tranquille les jours o� je n'avais rien � esp�rer. Mais le II p. 69 moment du retour de Saint-Jean �tait affreux. A sa mani�re d'ouvrir la porte, mon cœur battait avec violence. Il ne disait mot, le pauvre homme, et j'�tais pr�te � mourir. Mon fils! n'�prouve jamais ce que j'ai souffert!

�Enfin, hier, j'ai re�u ta bonne grande lettre. Ah! comme je m'en suis empar�e! comme je l'ai tenue longtemps serr�e sur mon cœur sans pouvoir l'ouvrir! Je me suis trouv�e couverte de larmes qui m'aveuglaient quand j'ai voulu la lire. Mon Dieu, que n'avais-je point imagin�?

�Je craignais qu'on ne l'e�t fait partir pour la Hollande. Je d�teste ce pays et cette arm�e; je ne sais pourquoi. Tous ces morts, tous ces bless�s me gla�aient d'effroi. Mais il m'aurait �crit son d�part, me disais-je, et j'�tais bien loin de croire que tu fusses � l'arm�e victorieuse de Mass�na. Je ne pouvais croire � de tels succ�s avant d'avoir lu ta lettre. C'est que tu y �tais, mon fils, tu lui as port� bonheur, et c'est � toi qu'il doit sa gloire. Trois batailles o� tu t'es trouv� en quinze jours! et tu es sain et sauf, gr�ce � Dieu! Dieu soit lou�! Mon Dieu! si c'�taient les derni�res! Comme toi, je rirais et je chanterais. Mais la paix n'est pas faite.

�Tu dis que nous sommes pr�s de rentrer en Italie; si cela �tait, il n'y aurait point de fin � nos maux, et il est bien temps de renoncer � s'�gorger pour occuper un terrain qui ne nous restera pas. Je con�ois, mon enfant, les raisons II p. 70 qui ont d�termin� le parti que tu as pris. Il est �vident que M. d'Harville ne te disait de rester que par �gard pour moi. Il t'a fait brigadier avec circonspection, et il s'en tiendra l�. Il a rempli sa t�che pr�s du g�n�ral Beurnonville. Il t'a pr�t� secours momentan�ment, il faut lui en savoir gr�; il ne te devait rien, et ce n'est pas un homme � prot�ger franchement, non plus qu'� refuser sa protection avec la m�me franchise. Tu l'as bien compris. Caulaincourt l'avait mis sur ce pied, o� il avait toutes les hauteurs de l'ancien r�gime et les s�v�rit�s du nouveau. M. de Latour-d'Auvergne saura faire valoir ta conduite. Quel bonheur que tu l'aies rencontr� en descendant de cette chaloupe � Reicherville! Il pourra dire que tu as fait la campagne, qu'il t'a vu, et celui-l�, qui ne demande jamais rien pour lui, sait faire valoir les autres avec z�le; mais je crains que ton cong� ne d�pende du g�n�ral d'Harville; et, en ce cas, malgr� le cr�dit que tu me supposes sur son esprit, nous ne l'obtiendrions pas facilement. Pourtant, je vais recommencer bien vite toutes mes informations, mes d�marches et mes �critures. Depuis un grand mois, j'�tais morte; je vais ressusciter par l'esp�rance. Je suis pourtant au d�sespoir de te savoir sans argent et de ne pas savoir o� t'en adresser. Je vais essayer d'en faire passer au commandant Dupr� ou � ton ami Hardy. Puisqu'ils t'ont bien fait parvenir mes lettres, ils II p. 71 pourront peut-�tre se charger de te faire tenir l'argent. Mais, en attendant, tu es dans un pays d�sert et d�vast� sans un sou dans ta poche! Si tu pouvais demander au caissier du r�giment, ou au chef de brigade de t'en avancer, je leur ferais bien parvenir le remboursement. Ton insouciance � cet �gard me d�sole. Vivre de pommes de terre et d'eau-de-vie! Quelle nourriture apr�s de telles fatigues! apr�s des marches forc�es, par un temps affreux et des nuits dans des pr�s pleins d'eau! Mon pauvre enfant, quel �tat, quel m�tier! On a plus soin des chevaux et des chiens durant la paix que des hommes � la guerre. Et tu r�sistes � tant de fatigues! tu les oublies pour rendre la vie � un malheureux que le sort am�ne pr�s de toi! Ta bonne action m'a touch�e profond�ment; ta sensibilit�, ton �loquence ont touch� ces brutaux qui voulaient achever un pauvre homme; et tu es revenu dormir sur ton manteau, plus satisfait qu'apr�s tous les plaisirs que ma sollicitude voudrait te procurer! La vertu seule, mon enfant, donne cette sorte de d�lice. Malheureux qui ne la conna�t pas! C'est dans ton cœur que tu l'as trouv�e, car il n'y avait dans ce bon mouvement ni ostentation, ni regards publics, ni instinct d'imitation. Dieu seul te voyait! Ta m�re seule en devait avoir le r�cit. C'est l'amour du bien qui t'a conduit. Tu parles toujours de ta bonne �toile: sois s�r que ce sont les bonnes actions qui portent bonheur, II p. 72 et qu'avec Dieu les bienfaits ne sont jamais perdus.

�Je crois, puisqu'il le faut, que le parti que tu as pris est le plus sage; ces victoires inattendues me le persuadent. Tu veux servir, c'est ton go�t, c'est ta premi�re destination. Tu peux, sous ce gouvernement, faire un chemin plus rapide, je le sais bien, que tu n'aurais pu l'esp�rer autrefois. Les hommes d'aujourd'hui aimeront � attacher � la chose publique les restes du sang d'un h�ros. Il ne s'agit point l� de noblesse, mais de reconnaissance publique, et je ne suis point injuste; je sais fort bien que ce qu'on appelait les gens de rien sont plus capables de cette reconnaissance-l� que les gens haut plac�s ne l'�taient. Je l'ai �prouv� dans tout le cours de ma vie. Les premiers n'avaient devant les yeux, dans mes rapports avec eux, que la m�moire d'un grand homme dont ils appr�ciaient les services publics. Les seconds, prompts � oublier les services particuliers, auraient voulu effacer sa gloire par jalousie et par ingratitude. Ils me voyaient pauvre, sans cr�dit, sans famille et n'en �taient point touch�s, Madame la dauphine elle-m�me, qui devait son mariage � mon p�re, trouvait mauvais que je signasse de son nom, et e�t voulu pouvoir m'emp�cher de le porter, tant la vanit� rend injuste et ingrat.

�Tu peux donc, mon fils, faire un chemin o� tu ne rencontreras plus de pareils obstacles. II p. 73 Tu as de l'�nergie, du courage, de la vertu. Tu n'as rien � r�parer, point de parens suspects. Tes premiers pas sont pour la chose publique; la route est trac�e. Parcours-la, mon fils: moissonne des lauriers, apporte-les � Nohant; je les poserai sur mon cœur, je les arroserai de mes larmes. Elles ne seront pas si am�res que celles que j'ai vers�es depuis quinze jours!

�Au mois de janvier, dis-tu, je pourrai te serrer dans mes bras. Dieu! c'est dans deux mois! Je ne le puis croire, mais j'en vais faire l'unique objet de ma sollicitude. Je suis en force, trois batailles! Je vais parler tr�s haut. Tout le monde va savoir que tu as vu l'ennemi et que tu l'as vaincu. On t'adorera � La Ch�tre. Tout le monde y partageait ma consternation, et c'�tait une joie publique quand on a vu ton paquet: Saint-Jean le portait en triomphe et on l'arr�tait dans les rues. Tu balan�ais Bonaparte.... � La Ch�tre!

�Tu as donc lu ma lettre au bord d'un beau lac suisse, et elle venait, dis-tu, compl�ter l'�clat du plus beau jour de ta vie? Aimable enfant! Combien mon cœur te sait gr� de cette douce sensibilit�! Combien tu m'es cher et combien je t'envie cet instant de f�licit� que je n'ai pu partager avec toi. Quel bonheur de te voir, dans cette situation, tout entier � ta m�re et � tes tendres souvenirs! Que j'ai bien raison de t'aimer uniquement et d'avoir mis en toi tout le II p. 74 bonheur, toute la joie, toutes les affections de ma vie! Je n'aurai pas assez de tout mon �tre pour te recevoir, t'embrasser, te presser contre mon cœur, je mourrai de joie.

�Mande-moi donc promptement o� je pourrai t'envoyer de l'argent. Dans ce village de Winfeld, il n'y a pas moyen, car tu n'y resteras pas. Si ton r�giment s�journait quelque part, je t'enverrais courrier par courrier ce que tu me demanderais. En attendant, tu recevras, j'esp�re, les quarante �cus que je vais envoyer aujourd'hui � M. Dupr�. Il serait f�cheux qu'ils s'�garassent! L'argent est si rare, que six louis, c'est un tr�sor aujourd'hui. Je ne sais o� est M. d'Harville. Je vais lui �crire vite pour lui demander ta gr�ce, et j'adresserai ma lettre � Paris, rue Neuve-des-Capucines, no 531.

�Adieu, mon enfant, m�nage ta vie, la mienne y est attach�e; ne couche pas dans l'eau. Chaque peine que tu �prouves, je l'endure. Tu n'as point �t� �branl� par ce premier coup de canon. Mon Dieu! il me passe � travers le cœur! Je suis s�re que ce sont les m�res qui lui ont fait cette r�putation. Pour toi, tu riais de voir fuir ces pauvres Russes dans les montagnes, le bruit des armes te ravissait comme lorsque tu �tais enfant. Mais le soir, � la lueur de ces grands feux, qu'as-tu vu? Tu as beau jeter un voile sur ces horreurs, mon imagination le soul�ve, et, comme toi, je fr�mis.

II p. 75 �Tu vas te reposer? H�las! je le souhaite; mais ne n�glige pas de m'�crire un mot seulement: je respire. C'est tout ce que te demande ta pauvre m�re, car l'ivresse de ma joie pour ton volume s'affaiblira bient�t, je le sais, devant de nouvelles inqui�tudes, et, s'il me faut �tre encore six semaines sans entendre parler de toi, mes tourmens vont recommencer. Je finis ma lettre comme finit la tienne: �Quel bonheur j'aurai � te voir cet hiver!�

L�, dans ma chambre, pr�s de mon feu! Toutes ces friandises que nous faisons, je me dis � chaque instant que c'est pour toi. La vieille bonne dit: �C'est pour Maurice, je sais ce qu'il aime.� Deschartres fait de mauvais vin qu'il croit admirable, et il pr�tend que tu le trouveras bon. Il pleure en parlant de toi. Saint-Jean a fait un cri affreux quand je lui ai dit que tu t'�tais trouv� � trois batailles, et il s'est �cri�: Ah! c'est qu'il est brave, lui! Enfin, c'est une ivresse ici que l'id�e de ton retour. Je t'embrasse, mon enfant; je t'aime plus que ma vie. Ma sant� est toujours de m�me: je prends des eaux de Vichy qui me soulagent quelquefois; je voudrais �tre bien gu�rie pour ton retour, car je ne veux me plaindre de rien quand tu seras pr�s de moi. Il faut que tu sois attach� � l'�tat-major, je le veux absolument; mais notre pauvre amie de la rue de l'Arcade est dans un malheur affreux: son fils a�n� est toujours dans les fers, l'autre II p. 76 ne repara�t pas; elle succombe, et je n'ose lui parler de toi. Le gros cur� Gallepie est mort �cras� par un coffre qui, d'une charrette, est tomb� sur lui. Il venait s'�tablir pour la quatri�me fois dans nos environs, toujours poursuivi par les huissiers, et laissant partout des dettes.

�La petite maison se porte bien. Il est monstrueux. Il a un rire charmant. Je m'en occupe tous les jours; il me conna�t � merveille. Je te le pr�senterai. Adieu, adieu, ma lettre est le second volume de la tienne. Je n'y vois plus. Es-tu mont� sur le cheval que tu as �t� chercher �...? Est-il bon et beau? On va encore me prendre mon poulain, et bient�t je serai r�duite � mon �ne... On m'apporte de la lumi�re, et je puis encore te dire quelques mots. Je serai forc�e de cacher � certaines gens la pr�cipitation avec laquelle tu t'es jet� dans cette guerre; car, enfin, tu pouvais t'y trouver en face de Pontgibault, d'Andrezel, Termont, etc., et �tre forc� de les combattre. Mon r�le sera de dire que tu as �t� forc� de marcher; car on trouvera qu'avec ta naissance, tu n'aurais pas d� montrer tant de z�le pour la R�publique. La situation est embarrassante, car il faut que je fasse sonner bien haut, avec les uns, ce que je dois dissimuler aux autres. Tu tranches de ton sabre toutes ces difficult�s, et pourtant l'avenir ne nous offre aucune certitude! Tu regardes comme un devoir de servir ton pays contre l'�tranger, sans t'embarrasser II p. 77 des cons�quences. Et moi, je ne songe qu'� ton avenir et � tes int�r�ts. Mais je vois que je ne puis rien r�soudre, et qu'il faut s'en remettre � la destin�e.�

LETTRE XLVI.

Canton d'Appenzel, le 28 vend�miaire an VIII.
Arm�e du Danube, 3e division.

�C'est de la vall�e du Rhinthal, du pied de ces montagnes dont les sommets �blouissans se perdent dans les nues, c'est du s�jour des brouillards et des frimas que je t'�cris aujourd'hui, ma bonne m�re. S'il existe un pays inhabitable, mis�rable, d�testable dans sa sublimit�, c'est celui-ci, � coup s�r. Les habitans sont � demi sauvages, n'ayant d'autre propri�t� qu'un chalet et quelques bestiaux; nulle id�e de culture ou de commerce, ne vivant que de racines et de laitage, se tenant toute l'ann�e dans leurs rochers, et ne communiquant presque jamais avec les villes. Ils ont �t� confondus, l'autre jour, de nous voir faire de la soupe, et quand nous leur avons fait go�ter du bouillon, ils l'ont trouv� d�testable. Pour moi, je le trouvai d�licieux, car, depuis deux jours, nous nous �tions trouv�s sans pain et sans viande, et nous avions �t� forc�s de nous remettre � leur nourriture pastorale, que, de bon cœur, � mon �ge, avec mon app�tit et le m�tier que nous faisons, on peut donner � tous les diables.

II p. 78 �Le jour m�me o� je t'�crivis la derni�re fois, nous quitt�mes Weinfelden pour nous rendre � Saint-Gall, qui en est �loign� de sept lieues. On nous renvoya ensuite dans ces montagnes, et, depuis deux jours, je suis � Gambs, sur la droite d'Alstedten, d�tach� comme ordonnance, avec deux chasseurs, pr�s du g�n�ral Brunet; et comme on ne meurt pas de faim � un �tat-major, je me d�dommage sans fa�on du r�gime des montagnes et de la frugalit� des pasteurs.

�Certes, je suis loin d'�tre dans la prosp�rit� � l'heure qu'il est. Je suis soumis � toutes les corv�es, � toutes les gardes, � tous les bivouacs, � tous les appels, comme les autres. Je panse mon cheval, je vais au fourrage, je vis � la gamelle, heureux quand gamelle il y a! Eh bien! fuss�-je dix fois plus mal, je ne regretterais pas ce que j'ai fait, car je sens que personne n'a rien � me reprocher, et que si le g�n�ral Harville me bl�me, il aura tort. Dans tous les cas, Beurnonville et M. de Latour-d'Auvergne m'approuvent et me prot�gent. Ils pourront le faire d'autant mieux maintenant que je ne suis plus seulement le petit fils du mar�chal de Saxe, mais que je suis soldat pour tout de bon de la R�publique, et que j'ai justifi� autant qu'il �tait en moi l'int�r�t qu'on m'accorde. Pour toi, ma bonne m�re, tu n'es plus consid�r�e comme une femme suspecte de l'ancien r�gime, mais comme la m�re d'un vengeur de la patrie. Oui, ma m�re, II p. 79 c'est sur ce pied-l� qu'il faut le prendre en France � l'heure qu'il est, car tout autre point de vue est faux et impossible. Je ne suis pas devenu jacobin au r�giment, mais j'ai compris qu'il fallait aller droit son chemin et servir son pays sans regarder derri�re soi, faire bon march� de la fortune et du rang que la R�volution nous a fait perdre, et se trouver assez heureux si l'on peut devoir � soi-m�me d�sormais ce que nous devions jadis au hasard de la naissance. Allons, p�re Deschartres, il faut vous �riger en Caton d'Utique, et ne plus me parler du pass�. Je ne succombe point sous la rigueur du r�gime militaire, car je grandis � vue d'œil, et tous ceux qui ne m'ont pas vu depuis un mois s'en aper�oivent. Loin de maigrir, je deviens plus carr�, et je me sens chaque jour plus fort et plus dispos. Tu jugeras toi-m�me bient�t de mes progr�s en long et en large.�

II p. 80

CHAPITRE TREIZIEME.

Retour � Paris.—Pr�sentation � Bonaparte.—Campagne d'Italie.—Passage du Saint Bernard.—Le fort de Bard.

Le cong� que mon p�re esp�rait ne fut pas obtenu sans peine. Il y fallut le cr�dit de Latour-d'Auvergne. Au commencement de 1800, le fils et la m�re furent enfin r�unis � Paris, o� ils pass�rent l'hiver. Mon p�re fut pr�sent� � Bonaparte, qui lui permit de passer dans le 1er r�giment de chasseurs et de faire la campagne avec le g�n�ral Dupont, en qualit� d'adjoint � l'�tat-major.

LETTRE LIII.

�Au quartier-g�n�ral, Verres, le 4 prairial.

�Enfin, m'y voil�! Ce n'est pas une petite affaire que de voyager sans chevaux, � travers des montagnes, des d�serts affreux et des villages ruin�s. Chaque jour, je manquais l'�tat-major d'une journ�e. Il s'est enfin arr�t� vis-�-vis le fort de Bard, qui nous emp�che d'entrer en Italie. Nous sommes maintenant au milieu des pr�cipices du Pi�mont. Je me suis pr�sent� II p. 81 hier, aussit�t en arrivant, au g�n�ral Dupont. Il m'a fort bien re�u. Je suis adjoint � son �tat-major, et j'en recevrai ce matin l'exp�dition et le brevet. Je t'�tablis d'abord ce fait, afin de te d�barrasser de l'inqui�tude et de l'impatience qui t'eussent rendu insupportable toute narration pr�alable. Me voil� donc dans un pays o� nous mourons de faim. Les figures qui composent cet �tat-major, � l'exception des trois g�n�raux, m'ont paru toutes assez saugrenues. Je remarque pourtant, depuis vingt-quatre heures que je suis ici, que les aides-de-camp et l'adjudant-g�n�ral me t�moignent plus d'�gards qu'� tous ceux qui sont l�. Je crois comprendre pourquoi. Je te le dirai plus tard, quand j'aurai mieux examin�.

�J'ai travers� le mont Saint-Bernard. Les descriptions et les peintures sont encore au-dessous de l'horreur de la r�alit�. J'avais couch� la veille au village de Saint-Pierre, qui est au pied de la montagne, et j'en partis le matin, � jeun, pour me rendre au couvent, qui est situ� � trois lieues au dessus, c'est-�-dire dans la r�gion des glaces et des �ternels frimas. Ces trois lieues se font dans la neige, � travers les rochers; pas une plante, pas un arbre; des cavernes et des ab�mes � chaque pas. Plusieurs avalanches qui �taient tomb�es la veille achevaient de rendre le chemin impraticable. Nous sommes tomb�s plusieurs fois dans la neige jusqu'� la ceinture. Eh bien! � travers tous ces obstacles, une demi-brigade II p. 82 portait sur ses �paules ses canons et ses caissons, et les hissait de rochers en rochers. C'�tait le spectacle le plus extraordinaire qu'on puisse imaginer, que l'activit�, la r�solution, les cris et les chants de cette arm�e. Deux divisions se trouvaient r�unies dans ces montagnes; le g�n�ral Harville les commandait. C'est pour le coup qu'il �tait transi! En arrivant chez les moines, ce fut la premi�re personne que je rencontrai. Il fut fort �tonn� de me retrouver si haut, et, tout en grelottant, me fit assez d'amiti�s, sans me parler toutefois de ma d�sob�issance et m'exprimer ni approbation ni bl�me. Peut-�tre l'e�t-il fait dans un autre moment, mais il ne pensait qu'� d�je�ner, et il m'invita � d�je�ner avec lui; mais, ne voulant pas quitter mes compagnons de voyage, je le remerciai. Je causai avec le prieur pendant le repas tr�s frugal qu'il nous fit servir; il me dit que son couvent �tait le point habit� le plus �lev� de l'Europe, et me montra les gros chiens qui l'aident � retrouver les gens engloutis par les avalanches. Bonaparte les avait caress�s une heure auparavant, et, sans me g�ner, je fis comme Bonaparte. Je fus fort �tonn� lorsque, disant � ce bon prieur que les vertus hospitali�res de ses religieux �taient expos�es, sur nos th��tres, � l'admiration publique, j'appris de lui qu'il connaissait la pi�ce. Apr�s lui avoir fait nos adieux avec cordialit�, nous descend�mes pendant sept lieues pour nous rendre II p. 83 � la vall�e d'Aoste, en Pi�mont. Je marchai pendant dix lieues, faisant porter mes bagages par des mules. Arriv� � Aoste, je courus au palais du consul pour voir Leclerc; la premi�re personne que j'y rencontrai, ce fut Bonaparte. Je fus � lui pour le remercier de ma nomination. Il interrompit brusquement mon compliment pour me demander qui j'�tais.—Le petit-fils du mar�chal de Saxe.—Ah oui! ah bon! Dans quel r�giment �tes-vous?—1er de chasseurs.—Ah bien! mais il n'est pas ici. Vous �tes donc adjoint � l'�tat-major?—Oui, g�n�ral.—C'est bien, tant mieux, je suis bien aise de vous voir. Et il me tourna le dos. Avoue que j'ai toujours de la chance, et que, quand on l'aurait fait expr�s, on n'aurait pas fait mieux. Je suis d'embl�e adjoint � l'�tat-major, et de l'aveu de Bonaparte, sans attendre ces fameux mortels trois mois. Pour que les lettres me parviennent s�rement, adresse-les au citoyen Dupin, adjoint � l'�tat-major g�n�ral de l'arm�e de r�serve, au quartier g�n�ral, sans d�signation de lien. On fera suivre.

�Ce fort que nous avons en avant de nous, le fort de Bard, nous emp�chait de passer en Italie, mais on a pris la r�solution de le tourner, de mani�re que le quartier g�n�ral ira s'�tablir demain � Ivr�e. J'en suis fort aise, car ici nous sommes r�duits � une demi-portion de nourriture, et mon diable d'estomac ne veut pas se II p. 84 soumettre � une demi-ration d'app�tit. Tu as bien fait de m'engraisser � Paris, car je ne crois pas qu'ici on s'en occupe. Adieu, ma bonne m�re, je t'embrasse bien tendrement; je voudrais bien que cette nouvelle s�paration te f�t moins cruelle que les autres. Songe qu'elle ne sera pas longue et qu'elle aura de bons r�sultats.�

LETTRE LIV.

Prairial an VIII (sans date).

�Ouf! nous y voil�, nous y voil�! respirons! O� donc? � Milan; et si nous allons toujours de ce train-l�, bient�t, je crois, nous serons en Sicile. Bonaparte a transform� le v�n�rable �tat-major g�n�ral en une avant-garde des plus lestes. Il nous fait courir comme des li�vres, et tant mieux! Depuis Verres, pas un moment de repos. Enfin, nous sommes ici d'hier, et j'en profite pour causer avec toi. Je vais reprendre notre marche depuis le d�part du susdit Verres. Je t'ai parl�, je crois, du fort de Bard, seul obstacle qui nous emp�ch�t d'entrer en Italie. Bonaparte, � peine arriv�, ordonne l'assaut. Il passe six compagnies en revue. �Grenadiers, dit-il, il faut monter l� cette nuit, et le fort est � nous.� Quelques instans apr�s, il fut s'asseoir sur le bout d'un rocher. Je le suivis et me pla�ai derri�re lui. Tous les g�n�raux de division l'entouraient Loison lui faisait de fortes objections sur la difficult� de grimper � travers de rochers, II p. 85 sous le feu de l'ennemi, fortifi� de mani�re qu'il n'avait qu'� allumer les bombes et les obus et � les laisser rouler pour nous emp�cher d'approcher. Bonaparte ne voulut rien entendre, et, en repassant, il r�p�ta aux grenadiers que le fort �tait � eux. L'assaut fut ordonn� pour deux heures apr�s minuit. N'�tant point mont�, et le fort �tant � deux lieues du quartier-g�n�ral, je n'avais point l'ordre d'y aller. Je rentrai donc � Verres avec mes compagnons de promenade, et, apr�s souper, je souhaite le bonsoir � chacun, et, sans rien dire, je repars pour le fort de Bard. On arrive � ce fort par une longue vall�e bord�e de rochers immenses, couverts de cypr�s. Il faisait une nuit obscure, et le silence qui regnait dans ce lieu sauvage n'�tait interrompu que par le bruit d'un torrent qui roulait dans les t�n�bres, et par les coups sourds et �loign�s du canon du fort. J'avance lestement. J'entends d�j� les coups plus distinctement, bient�t j'aper�ois le feu des pi�ces; bient�t je suis � port�e. Je vois deux hommes couch�s derri�re une roche contre un bon feu. Jugeant que le g�n�ral Dupont doit �tre avec le g�n�ral en chef, je vais leur demander s'ils n'ont pas vu passer ce dernier. Le voil�! me dit l'un d'eux en se levant: c'�tait Berthier lui-m�me. Je lui dis qui j'�tais et qui je cherchais. Il m'indiqua o� �tait le g�n�ral Dupont. Il �tait sur le pont de la ville de Bard. J'y vais, et je le trouve entour� de grenadiers, II p. 86 qui attendaient le moment de l'attaque. Je me m�le � sa suite, et, au moment o� il tournait la t�te, je lui souhaite le bonsoir.—Comment, me dit-il tout �tonn�, vous �tes l� sans ordres et � pied?—Si vous voulez bien le permettre, mon g�n�ral.—A la bonne heure! L'attaque commence, vous venez au bon moment. �On fit passer six pi�ces et des caissons au pied du fort. Les aides-de-camp du g�n�ral les accompagn�rent, et je les suivis, toujours en me promenant. A moiti� de la ville, il nous arriva trois obus � la fois. Nous entr�mes dans une maison ouverte, et, apr�s les avoir laiss� �clater, nous continu�mes notre route et rev�nmes, toujours escort�s de quelques grenades ou de quelques boulets. L'attaque fut sans succ�s. Nous grimp�mes jusqu'au dernier retranchement; mais les bombes et les obus que l'ennemi lan�ait et roulait dans les rochers, des �chelles trop courtes, des mesures mal prises, firent tout �chouer, et l'on se retira avec perte.

�Le lendemain matin, nous part�mes pour Ivr�e. Nous tourn�mes le fort, en grimpant, hommes et chevaux, � travers de roches, par un sentier o� les gens du pays n'avaient jamais os� mener des mulets. Aussi plusieurs des n�tres furent pr�cipit�s. Un cheval de Bonaparte se cassa la jambe. Arriv� � un certain point qui domine le fort, Bonaparte s'arr�ta, et lorgna, de fort mauvaise humeur, cette bicoque contre laquelle II p. 87 il venait d'�chouer. Apr�s mille fatigues, nous arriv�mes dans la plaine, et comme j'�tais � pied, le g�n�ral Dupont, satisfait de ma promenade de la veille, me donna un de ses chevaux � monter. Je cheminai avec ses aides-de-camp, ceux de Bonaparte et ceux de Berthier, et au milieu de cette troupe brillante, un des aides-de-camp du g�n�ral Dupont, nomm� Morin, prit la parole et dit: Messieurs, sur trente adjoints � l'�tat-major g�n�ral, M. Dupin, arriv� d'avant-hier soir et n'ayant pas encore de cheval, est le seul qui f�t avec le g�n�ral � l'attaque du fort. Les autres �taient rest�s prudemment couch�s. Il faut que je te dise maintenant ce que j'avais devin� au premier coup d'œil. C'est que cet �tat-major est une p�taudi�re des plus compl�tes. On y donne le titre d'adjoint et on y attache quiconque est sans corps et sans distinction positive. Nous sommes cependant huit ou dix qui valons mieux que les autres et qui faisons soci�t� ensemble. L'�tat-major s'�pure � mesure que nous avan�ons. On laisse les ganaches et les casse-dos pour le service des diff�rentes places que nous traversons. Lacu�e s'est bien tromp� en te faisant valoir ces grands avantages de mon emploi. Nous sommes bien moins consid�r�s que les aides-de-camp. Nous courons comme des ordonnances sans savoir ce que nous portons. Nous ne faisons point soci�t� avec le g�n�ral et nous ne mangeons point avec lui.

II p. 88 �Lorsque nous f�mes � Ivr�e, je vis bien qu'en avan�ant toujours, je ne recevrais pas mes chevaux de sit�t. Je pris le parti d'aller de mon pied l�ger aux avant-postes. On avait pris des chevaux la veille. Un officier du 12e hussards m'en c�da, pour quinze louis, un qui en vaudrait trente � Paris. C'est un hongrois sauvage qui appartenait � un capitaine ennemi. Il est gris-pommel�. Ses jambes sont d'une finesse et d'une beaut� incomparables. Le regard est de feu, la bouche l�g�re, et par-dessus tous ces avantages, il a les mani�res d'une b�te f�roce. Il mord tous ceux qu'il ne conna�t pas et ne se laisse monter que par son ma�tre. C'est avec bien de la peine que je suis venu � bout de l'enfourcher. Ce coquin-l� ne voulait pas servir la France. A force de pain et de caresses, j'en suis venu � bout. Mais, dans les premiers jours, il se cabrait et mordait comme un d�mon. Une fois qu'on est dessus, il est doux et tranquille. Il court comme le vent et saute comme un chevreuil. Lorsque mes deux autres seront arriv�s, je pourrai le vendre. Voil� la poste qui arrive. Adieu, ma bonne m�re, je n'ai que le temps de t'embrasser. Adieu! adieu!�

II p. 89

CHAPITRE QUATORZIEME.

Court r�sum�.—Bataille de Marengo.—Turin, Milan, en 1800.—Latour-d'Auvergne.—Occupation de Florence.—George Lafayette.

Mais si je continue l'histoire de mon p�re, on me dira peut-�tre que je tarde bien � tenir la promesse que j'ai faite de raconter ma propre histoire. Faut-il que je rappelle ici ce que j'ai dit au commencement de mon livre? Tout lecteur a la m�moire courte, et, au risque de me r�p�ter, je r�sumerai de nouveau ma pens�e sur le travail que j'ai entrepris.

Toutes les existences sont solidaires les unes des autres, et tout �tre humain qui pr�senterait la sienne isol�ment, sans la rattacher � celle de ses semblables, n'offrirait qu'une �nigme � d�brouiller. La solidarit� est bien plus �vidente encore, lorsqu'elle est imm�diate comme celle qui rattache les enfans aux parens, les amis aux amis du pass� et du pr�sent, les contemporains aux contemporains de la veille et du jour m�me. Quant � moi (comme quant � vous tous), mes pens�es, mes croyances et mes r�pulsions, mes instincts comme mes sentimens seraient un myst�re II p. 90 � mes propres yeux, et je ne pourrais les attribuer qu'au hasard, qui n'a jamais rien expliqu� en ce monde, si je ne relisais pas dans le pass� la page qui pr�c�de celle o� mon individualit� est inscrite dans le livre universel. Cette individualit� n'a, par elle seule, ni signification, ni importance aucune. Elle ne prend un sens quelconque qu'en devenant une parcelle de la vie g�n�rale, en se fondant avec l'individualit� de chacun de mes semblables, et c'est par l� qu'elle devient de l'histoire.

Ceci pos�, et pour n'y plus revenir, j'affirme que je ne pourrais pas raconter et expliquer ma vie sans avoir racont� et fait comprendre celle de mes parens. C'est aussi n�cessaire dans l'histoire des individus que dans l'histoire du genre humain. Lisez � part une page de la r�volution ou de l'empire, vous n'y comprendrez rien si vous ne connaissez toute l'histoire ant�rieure de la r�volution et de l'empire; et pour comprendre la r�volution et l'empire, encore vous faut-il conna�tre toute l'histoire de l'humanit�. Je raconte ici une histoire intime; l'humanit� a son histoire intime dans chaque homme. Il faut donc que j'embrasse une p�riode d'environ cent ans pour raconter quarante ans de ma vie.

Je ne puis coordonner sans cela mes souvenirs. J'ai travers� l'empire et la restauration; j'�tais trop jeune au commencement pour comprendre II p. 91 par moi-m�me l'histoire qui se faisait sous mes yeux et qui s'agitait autour de moi. J'ai compris alors, tant�t par persuasion, tant�t par r�action, � travers les impressions de mes parens. Eux, ils avaient travers� l'ancienne monarchie et la r�volution. Sans leurs impressions, les miennes eussent �t� beaucoup plus vagues, et il est douteux que j'eusse conserv�, des premiers temps de ma vie, un souvenir aussi net que celui que j'ai. Or, ces premi�res impressions, quand elles ont �t� vives, ont une importance �norme, et tout le reste de notre vie n'en est souvent que la cons�quence rigoureuse.

* * *

SUITE DE L'HISTOIRE DE MON P�RE.

J'ai laiss� mon jeune soldat quittant le fort de Bard, et pour rappeler sa situation au lecteur, je citerai, d'une lettre dat�e d'Ivr�e, et adress�e par lui � son neveu Ren� de Villeneuve, quelques fragmens � propos des m�mes �v�nemens.

Mais, d'abord, je dirai comment mon p�re, �g� de 21 ans, avait un neveu, son ami et son camarade, plus �g� d'un ou deux ans que lui-m�me. M. Dupin de Francueil avait soixante ans lorsqu'il �pousa ma grand'm�re. Il avait �t� mari� en premi�res noces � Mlle Bouilloud, dont il avait eu une fille. Cette fille avait �pous� M. de Villeneuve, neveu de Mme Dupin de Chenonceaux, et en avait eu deux fils, Ren� et Auguste, II p. 92 que mon p�re aima toujours comme ses fr�res. On peut croire qu'ils le plaisantaient beaucoup sur la gravit� de son r�le d'oncle, et qu'il leur fit gr�ce du respect que son titre r�clamait. Une succession avait �lev� quelques diff�rends entre leurs hommes d'affaires, et voici comment, aujourd'hui, mon cousin Ren� s'explique avec moi sur cette contestation: �Les gens d'affaires trouvaient des motifs de chicane, des chances de gain pour nous, � entamer un proc�s: il s'agissait d'une maison et de trente mille francs l�gu�s par M. de Rochefort, petit-fils de Mme Dupin de Chenonceaux, � notre cher Maurice. Maurice, mon fr�re et moi, nous r�pond�mes aux gens d'affaires que nous nous aimions trop pour nous disputer sur quoi que ce soit; que, s'ils tenaient cependant � se quereller entre eux, nous leur donnions la permission de se battre. J'ignore s'ils en profit�rent, mais nos d�bats de famille furent ainsi termin�s.�

Ces trois jeunes gens �taient bons et d�sint�ress�s, sans aucun doute; mais le temps aussi valait mieux que celui o� nous sommes. Malgr� les vices du gouvernement directorial, malgr� l'anarchie des id�es, la tourmente r�volutionnaire avait laiss� dans les esprits quelque chose de chevaleresque. On avait souffert, on s'�tait habitu� � perdre sa fortune sans l�chet�, � la recouvrer sans avarice, et il est certain que le malheur et le danger sont de salutaires �preuves. L'humanit� II p. 93 n'est pas encore assez pure pour ne pas contracter les vices de l'�go�sme dans le repos et dans les jouissances mat�rielles. Aujourd'hui, l'on trouverait bien peu de familles o� des collat�raux, en pr�sence d'un h�ritage contestable, termineraient leur diff�rend en s'embrassant et en riant � la barbe des procureurs.

Dans la lettre que mon p�re �crivit d'Ivr�e � l'a�n� de ses neveux, il raconte encore le passage du Saint-Bernard et l'attaque du fort de Bard. Les fragmens que je vais transcrire montrent combien on agissait ga�ment et sans la moindre pens�e de vanterie dans ce beau moment de notre histoire:

�...................... J'arrive au pied d'un roc, pr�s d'un pr�cipice o� mon �tat-major s'�tait perch�. Je me pr�sente au g�n�ral: il me re�oit. Je m'installe, je pr�sente mon respect � Bonaparte. La m�me nuit, il ordonne l'attaque du fort de Bard. Je me trouve � l'assaut avec mon g�n�ral[26]. Les boulets, les bombes, les grenades, les obus grondent, roulent, tonnent, �clatent de tous c�t�s. Nous sommes battus, je ne suis point bless�.....

�Nous tournons le fort en grimpant � travers les rochers et les ab�mes. Bonaparte grimpe avec nous. Plusieurs hommes roulent dans les pr�cipices. II p. 94 Nous descendons enfin dans la plaine: on s'y battait. Un hussard venait de prendre un beau cheval; je l'arr�te, et me voil� mont�, chose assez n�cessaire � la guerre. Ce matin, je porte un ordre aux avant-postes; je trouve les chemins jonch�s de cadavres. Demain, ou cette nuit, nous avons une bataille rang�e. Bonaparte n'est pas patient, il veut absolument avancer. Nous y sommes tous fort dispos�s.........................

�Nous d�vastons un pays admirable. Le sang, le carnage, la d�solation marchent � notre suite, nos traces sont marqu�es par des morts et des ruines. On a beau vouloir m�nager les habitans, l'opini�tret� des Autrichiens nous force � tout canonner. J'en g�mis tout le premier, et tout le premier pourtant, cette maudite passion des conqu�tes et de la gloire me saisit et me fait d�sirer impatiemment qu'on se batte et qu'on avance.�

LETTRE I.

De Maurice � sa m�re.

Stradella, 21 prairial.

�Nous courons comme des diables. Hier, nous avons pass� le P� et ross� l'ennemi. Je suis tr�s fatigu�. Toujours � cheval, charg� de missions d�licates et p�nibles, je m'en suis tir� assez bien, et t'en donnerai des d�tails lorsque j'aurai un peu de temps. Ce soir, je n'ai que celui de t'embrasser et de te dire que je t'aime.�

II p. 95

LETTRE II.

�Au quartier-g�n�ral, � Torre di Garofolo,
le 27 prairial an VIII.

�Historiens, taillez vos plumes; po�tes, montez sur P�gase; peintres, appr�tez vos pinceaux; journalistes, mentez tout � votre aise! Jamais sujet plus beau ne vous fut offert. Pour moi, ma bonne m�re, je vais te conter le fait tel que je l'ai vu, et tel qu'il s'est pass�.

�Apr�s la glorieuse affaire de Montebello nous arrivons le 23 � Voghera. Le lendemain nous en partons � dix heures du matin, conduits par notre h�ros, et � quatre de l'apr�s-midi, nous arrivons dans les plaines de San-Giuliano. Nous y trouvons l'ennemi, nous l'attaquons, nous le battons, et l'acculons � la Bormida, sous les murs d'Alexandrie. La nuit s�pare les combattans; le 1er consul et le g�n�ral en chef vont se loger dans une ferme � Torre di Garofolo. Nous nous �tendons par terre sans souper, et l'on dort. Le lendemain matin, l'ennemi nous attaque, nous nous rendons sur le champ de bataille et nous y trouvons l'affaire engag�e. C'�tait sur un front de deux lieues. Une canonnade et une fusillade � rendre sourd! Jamais, au rapport des plus anciens, on n'avait vu l'ennemi si fort en artillerie. Sur les neuf heures, le carnage devenait tel que deux colonnes r�trogrades de bless�s et de gens qui les portaient, s'�taient form�es sur la route de Marengo � Torre di Garofolo. II p. 96 D�j� nos bataillons �taient repouss�s de Marengo. La droite �tait tourn�e par l'ennemi, dont l'artillerie formait un feu crois� avec le centre. Les boulets pleuvaient de toutes parts. L'�tat-major �tait alors r�uni. Un boulet passe sous le ventre du cheval de l'aide-de-camp du g�n�ral Dupont. Un autre frise la croupe de mon cheval. Un obus tombe au milieu de nous, �clate et ne blesse personne. On d�lib�re pourtant sur ce qu'il est bon de faire. Le g�n�ral en chef envoie � la gauche un de ses aides-de-camp, nomm� Laborde avec qui je suis assez li�; il n'a pas fait cent pas que son cheval est tu�, je vais � la gauche avec l'adjudant-g�n�ral Stabenrath. Chemin faisant, nous trouvons un peloton du 1er de dragons. Le chef s'avance vers nous tristement, nous montre douze hommes qu'il avait avec lui, et nous dit que c'est le reste de cinquante qui formaient son peloton le matin. Pendant qu'il parlait, un boulet passe sous le nez de mon cheval, et l'�tourdit tellement qu'il se renverse sur moi comme mort. Je me d�gage lestement de dessous lui. Je le croyais tu� et fus fort �tonn� quand je le vis se relever. Il n'avait aucun mal. Je remonte dessus et nous nous rendons � la gauche, l'adjudant-g�n�ral et moi. Nous la trouvons r�trogradant. Nous rallions, de notre mieux, un bataillon. Mais � peine l'�tait-il que nous voyons, encore plus sur la gauche, une colonne de fuyards courant � toutes II p. 97 jambes. Le g�n�ral m'envoie l'arr�ter. C'�tait l� chose impossible. Je trouve l'infanterie p�le-m�le avec la cavalerie, les bagages et les chevaux de main. Les bless�s abandonn�s sur la route et �cras�s par les caissons et l'artillerie. Des cris affreux, une poussi�re � ne pas se voir � deux pas de soi. Dans cette extr�mit�, je me jette hors de la route et cours en avant, criant: halte � la t�te! Je cours toujours; pas un chef, pas un officier. Je rencontre Caulincourt le jeune, bless� � la t�te, et fuyant, emport� par son cheval. Enfin je trouve un aide-de-camp. Nous faisons nos efforts pour arr�ter le d�sordre. Nous donnons des coups de plat de sabre aux uns, des �loges aux autres; car, parmi ces d�sesp�r�s il y avait encore bien des braves. Je descends de cheval, je fais mettre une pi�ce en batterie, je forme un peloton. J'en veux former un second. A peine avais-je commenc� que le premier avait d�j� d�guerpi. Nous abandonnons l'entreprise et courons rejoindre le g�n�ral en chef. Nous voyons Bonaparte battre en retraite.

�Il �tait deux heures; nous avions d�j� perdu, tant prises que d�mont�es, douze pi�ces de canon. La consternation �tait g�n�rale; les chevaux et les hommes harass�s de fatigue, les bless�s encombraient les routes. Je voyais d�j� le P�, le Tesin � repasser; un pays � traverser dont chaque habitant est notre ennemi, lorsqu'au milieu de ces tristes r�flexions, un bruit consolateur vient II p. 98 ranimer nos courages. La division Desaix et Kellermann arrivent avec treize pi�ces de canon. On retrouve des forces, on arr�te les fuyards. Les divisions arrivent; on bat la charge et on retourne sur ses pas; on enfonce l'ennemi, il fuit � son tour, l'enthousiasme est � son comble: on charge en riant; nous prenons huit drapeaux, six mille hommes, deux g�n�raux, vingt pi�ces de canon, et la nuit seule d�robe le reste � notre fureur.

�Le lendemain matin, le g�n�ral M�las envoie un parlementaire: c'�tait un g�n�ral. On le re�oit dans la cour de notre ferme, au son de la musique de la garde consulaire et toute la garde sous les armes. Il apporte des propositions. On nous c�de G�nes, Milan, Tortone, Alexandrie, Acqui, Pizzighitone, enfin une partie de l'Italie et le Milanais. Ils s'avouent vaincus. Nous allons aujourd'hui d�ner chez eux � Alexandrie. L'armistice est conclu. Nous donnons des ordres dans le palais du g�n�ral M�las. Les officiers autrichiens viennent me demander de parler pour eux au g�n�ral Dupont. C'est, en v�rit�, trop plaisant! Aujourd'hui, l'arm�e fran�aise et l'arm�e autrichienne n'en forment plus qu'une. Les officiers imp�riaux enragent de se voir ainsi donner des lois; mais ils ont beau enrager, ils sont battus. V� victis!

�Ce soir, le g�n�ral Stabenrath, nomm� pour l'ex�cution des articles du trait�, et avec II p. 99 lequel j'�tais le matin de la bataille, m'a dit en me serrant la main qu'il �tait content de moi; que j'avais �t� comme un beau diable, et que le g�n�ral Dupont en �tait instruit. Dans le fait, je puis te dire, ma bonne m�re, que j'ai �t� ce qui s'appelle ferme et toute la journ�e sous le boulet. Nous avons eu un nombre infini de bless�s, et, comme ils le sont tous par le canon, tr�s peu en reviendront. On en apporta hier par centaines au quartier-g�n�ral, et, ce matin, la cour �tait pleine de morts. La plaine de Marengo est jonch�e de cadavres sur un espace de deux lieues. L'air est empest�, la chaleur �touffante. Nous allons demain � Tortone, j'en suis fort aise, car, outre qu'on meurt de faim ici, l'infection devient telle que, dans deux jours, il ne serait plus possible d'y tenir. Et quel spectacle! on ne s'habitue pas � cela.

�Pourtant, nous sommes tous de fort bonne humeur; voil� la guerre! Le g�n�ral a des aides-de-camp fort aimables, et qui me t�moignent beaucoup d'amiti�. Plus d'inqui�tude, ma bonne m�re, voil� la paix; dors sur les deux oreilles; bient�t, nous n'aurons plus qu'� nous reposer sur nos lauriers. Le g�n�ral Dupont va me faire lieutenant. Vraiment! j'allais oublier de te le dire, tant je me suis oubli� depuis quelques jours. Comme son aide-de-camp a �t� bless�, je lui en sers provisoirement. Adieu, ma bonne m�re, je suis harass� de fatigue et vais me coucher II p. 100 sur la paille. Je t'embrasse de toute mon ame. A Milan, o� nous allons ces jours-ci, je t'en dirai plus long et j'�crirai � mon oncle de Beaumont.�

LETTRE III.

Au citoyen Beaumont, � l'h�tel de Bouillon, quai Malaquais, Paris.

Turin, le .. messidor an VIII (juin ou juillet 1800).

�Pim, pan, pouf, patatra! en avant! sonne la charge! En retraite! en batterie! Nous sommes perdus! Victoire! Sauve qui peut! Courez � droite, � gauche, au milieu! Revenez, restez, partez, d�p�chons-nous! Gare l'obus! au galop! Baisse la t�te, voil� un boulet qui ricoche.... Des morts, des bless�s, des jambes de moins, des bras emport�s, des prisonniers, des bagages, des chevaux, des mulets, des cris de rage, des cris de victoire, des cris de douleur, une poussi�re du diable, une chaleur d'enfer, des f..., des b..., des m..., un charivari, une confusion, une bagarre magnifique. Voil�, mon bon et aimable oncle, en deux mots, l'aper�u clair et net de la bataille de Marengo, dont votre neveu est revenu tr�s bien portant, apr�s avoir �t� culbut�, lui et son cheval, par le passage d'un boulet, et avoir �t� r�gal�, pendant quinze heures, par les Autrichiens, du feu de trente pi�ces de canon, de vingt obusiers et de trente mille fusils. Cependant, tout n'est pas si brutal, car le g�n�ral II p. 101 en chef, content de mon sang froid et de la mani�re dont j'avais ralli� des fuyards pour les ramener au combat, m'a nomm� lieutenant sur le champ de bataille de Marengo. Je n'ai donc plus qu'un fil dans mon �paulette. Maintenant, couverts de gloire et de lauriers, apr�s avoir �t� d�ner chez papa M�las et lui avoir donn� nos ordres dans son palais d'Alexandrie, nous sommes revenus � Turin avec mon g�n�ral, nomm� ministre extraordinaire du gouvernement fran�ais, et nous donnons des lois au Pi�mont, log�s au palais du duc d'Aoste, ayant chevaux, voitures, spectacles, bonne table, etc. Le g�n�ral Dupont a sagement cong�di� tout son �tat-major; il n'a conserv� que ses deux aides-de-camp et moi, de mani�re que me voil� adjoint tout seul au ministre. Comme je n'entends pas grand'chose aux affaires, je donne mes audiences dans la salle � manger, parce que, par principe, je ne parle jamais mieux que quand je suis dans mon assiette. C'est avec de telles maximes qu'on gouverne sagement les empires. Malheureusement, voil� la guerre termin�e; tant pis, car encore trois ou quatre culbutes sur la poussi�re des champs de bataille, et j'�tais g�n�ral. Cependant, je ne perds pas courage. Quelque bon matin, les affaires se brouilleront encore, et nous rattraperons le temps perdu, en nous retapant sur nouveaux frais.

�Ne m'en veuillez pas, mon bon oncle, d'�tre II p. 102 rest� si longtemps sans vous �crire. Mais nos courses, nos conqu�tes, nos victoires, m'ont absolument pris tous mes instans. D�sormais, je serai plus exact; je n'y aurai pas grand'peine. Je n'aurai qu'� suivre les mouvemens de mon cœur, il me ram�ne toujours vers mon bon oncle, que j'embrasse de toute mon ame.

�Je prie M. de Bouillon d'agr�er l'hommage de mon respect,

�MAURICE.�

Dans une troisi�me lettre sur la bataille de Marengo, lettre adress�e aux jeunes Villeneuve, et commen�ant ainsi: �Or, �coutez, mes chers neveux,� mon p�re ajoute quelques circonstances omises � dessein dans ses autres lettres:

�Votre respectable oncle, apr�s avoir �t� fris� par un boulet, culbut� par un autre, lui et son cheval, avait re�u dans la poitrine un coup de crosse, ce qui lui procura un petit crachement de sang qui dura une heure, et dont il se gu�rit en courant toute la journ�e au grand trot et au grand galop, etc..... Au reste, mes amis, si je ne me suis pas fait tuer, ce n'est pas ma faute.. Le d�tail de toutes nos mis�res serait trop long; mais figurez-vous ce que c'est que de rester trois grands jours dans des plaines br�lantes sans rien manger. A Torre di Garofolo, nous avions, pour tout soulagement, un puits pour 1,400 hommes..............................................

II p. 103 Il finit en disant:

�Recevez, mes bons amis, vingt-trois embrassades chacun, et pr�sentez mes respects � ces dames.�

LETTRE VI.

Milan, le .. fructidor an VIII (septembre 1800).

�Il y a bien longtemps que je ne t'ai �crit, ma bonne m�re, mais les derniers temps de notre s�jour � Turin ont �t� si remplis, nous avons eu tant � faire pour mettre en ordre le reste de notre minist�re; � peine arriv�s � Milan, nous avons eu tant de visites � rendre avec le g�n�ral Dupont, que, jusqu'� pr�sent, je n'ai pu te donner de mes nouvelles. Le g�n�ral continue � me montrer beaucoup d'int�r�t. Tes lettres n'y ont pas peu contribu�. Je suis de tous ses voyages, de toutes ses parties. Il a laiss� � Turin Decouchy et Merlin....

�Nous passons notre temps ici � courir en voiture et � faire des d�ners. Nous en faisons de fort bons chez P�tiet, le ministre de France. Le soir, nous allons au cours et au spectacle, qui est magnifique. Il y a une cantatrice et un t�nor admirables. Les ballets sont fort mal dans�s, mais les d�corations superbes. En somme, forc� de m'amuser par ordre, je prends le parti de m'amuser pour tout de bon. Milan est fort agr�able; mais je suis fort content de m'en aller. Tout cela est bel et bon; mais deux mois pass�s II p. 104 dans les plaisirs ne vous avancent pas plus que si vous aviez dormi deux mois. Et deux mois pass�s dans les camps peuvent me faire capitaine. Et puis, il faut courir et voyager quand on est jeune: cette coutume date de T�l�maque. Adieu, ma bonne m�re; il faut que j'aille faire mon porte-manteau. Je t'embrasse de toute mon ame.�

LETTRE VII.

Bologne, 24 fructidor.

�.....................

�Ah! que tu es fine, ma bonne m�re! Tu as devin�, sans que je t'en aie dit un seul mot, que j'avais �t�, dans cette maudite Capoue, sous l'empire d'une terrible pr�occupation! Ne m'interroge pas trop, je t'en prie. Il y a des choses qu'on aime mieux raconter qu'�crire. Que veux-tu! je suis dans l'�ge des �motions vives, et je ne suis pas coupable de les ressentir. J'ai �t� enivr�, mais j'ai souffert aussi; pardonne-moi donc, et souviens-toi que j'ai quitt� Milan avec joie, avec une ardente volont� de me consacrer aux devoirs de mon emploi. Plus tard, je te racontrai tout, de sangfroid; car d�j� j'ai retrouv�, dans l'agitation de mon m�tier, le calme de mon esprit. Je me suis acquitt� de mon mieux de la commission du g�n�ral. J'ai parcouru en trois jours toute la ligne. Je suis arriv� hier, et, le soir II p. 105 m�me, j'ai eu la satisfaction de voir mon rapport, dont le g�n�ral a �t� tr�s content, envoy� tout vif au g�n�ral en chef. Ce n'est pas l� servir en machine, et j'aime la guerre quand j'en comprends les mouvemens et la pens�e. C'est pour moi comme une belle partie d'�checs: au lieu que, pour le pauvre soldat, c'est un grossier jeu de hasard. Il est vrai que bien des �tres, qui me valent sous d'autres rapports, sont forc�s de passer leur vie dans des fatigues obscures que n'embellit jamais le plaisir de comprendre et de savoir. Je les plains, et je partagerais leurs souffrances, si, en les partageant, je pouvais les adoucir. Mais il n'en serait rien, et, puisque l'�ducation m'a donn� quelque lumi�re, ne dois-je pas � mon pays, dont j'ai embrass� la d�fense avec ardeur, de mettre � son service la petite capacit� de ma cervelle, aussi bien que l'activit� de mes membres? M. de Latour-d'Auvergne, ce h�ros que je pleure, fut de mon avis quand je lui parlai ainsi; il me trouva tout aussi bon patriote que lui-m�me, malgr� mon grain d'ambition et tes sollicitudes maternelles. Sa modestie m'a fait surtout une impression que je n'oublierai jamais, et que, toute ma vie, je me proposerai pour mod�le. La vanit� g�te le m�rite des plus belles actions. La simplicit�, un silence d�licat sur soi-m�me en rehaussent le prix et font aimer ceux qu'on admire. H�las! il n'est plus! Il a trouv� une mort glorieuse et digne de lui. Tu II p. 106 ne le maudis plus maintenant, et tu le regrettes avec moi!

�D'ailleurs, tu persistes � d�tester tous les h�ros. Comme je n'en suis pas encore un, je ne crains rien pour le pr�sent. Mais est-ce que tu me d�fends d'aspirer � le devenir? Je serais capable d'y renoncer si tu me mena�ais de ne plus m'aimer, et d'aller planter des choux en guise de lauriers dans les carr�s de ton jardin. Mais j'ai bon espoir pourtant que tu t'habitueras � mon ambition et que je trouverai moyen de me la faire pardonner.

�J'ai travers� les Etats du duc de Parme et je me suis cru en 88. Des fleurs de lis, des armes, des livr�es, des chapeaux sous les bras, des talons rouges; ma foi, cela para�t bien dr�le aujourd'hui. On nous regardait dans les rues comme des animaux extraordinaires. Il y avait dans leurs regards un m�lange d'effroi, de scandale, de haine tout-�-fait comique: Ils ont tous les pr�jug�s, la sottise et la poltronnerie de nos royalistes de Paris. Notre commissaire des guerres, jeune homme tout � fait aimable, passa la soir�e dans une des grandes maisons de l'endroit, et nous raconta que la conversation avait roul� tout le temps sur l'arbre g�n�alogique de chaque famille des Etats du duc. Pour se divertir, il leur dit qu'il y avait dans la ville un petit-fils du mar�chal de Saxe, et qu'il servait la r�publique. Il y eut un long cri d'horreur et de stup�faction dans II p. 107 l'assembl�e. On n'en revenait pas, et encore n'osa-t-on pas dire devant ce jeune homme tout ce qu'on pensait d'une pareille abomination. J'en ai bien ri.

�J'ai �t� voir, dans cette bonne ville de Parme, l'acad�mie de peinture et l'immense th��tre dans le go�t des anciens cirques, b�ti par Farn�se. On n'y a pas jou� depuis deux si�cles, il tombe en ruines, mais il est encore admirable. A Bologne, j'ai vu la galerie San-Pietri, une des plus belles collections de l'Italie. Il y a les plus beaux ouvrages de Rapha�l, du Guide, du Guerchin et des Carrache.

�Adieu, ma bonne m�re, aime-moi, gronde-moi, pourvu que tes lettres soient bien longues, car je n'en trouve jamais assez.�

LETTRE X.

De Maurice � sa m�re.

Florence, 26 vend�miaire an IX (octobre 1800).

�C'est pour le coup que nous venons de faire une belle �quip�e! Nous venons de rompre la tr�ve comme de jolis gar�ons que nous sommes. En trois jours nous nous sommes empar�s de la Toscane et de la belle et d�licieuse ville de Florence. M. de Sommariva, ses fameuses troupes, ses terribles paysans arm�s, tout a fui � notre approche, et nous sommes des enfonceurs de portes ouvertes.

II p. 108 �Avec le g�n�ral Dupont commandant l'exp�dition, nous avons travers� l'Apennin � la t�te de l'avant-garde, et maintenant nous nous reposons d�licieusement sous les oliviers, les orangers, les citronniers et les palmiers qui bordent les rives de l'Arno. Cependant, les Toscans, insurg�s, se sont retranch�s dans Arezzo, et tiennent en �chec le g�n�ral Mounier, l'un de nos g�n�raux de division; mais nous venons d'y envoyer du canon, et demain tout sera termin�.

�Il n'y a rien de comique comme notre entr�e � Florence: M. de Sommariva avait envoy� � notre rencontre plusieurs parlementaires charg�s de nous assurer de sa part qu'il allait d�sarmer les paysans qu'il avait soulev�s, et qu'il nous priait de nous arr�ter; mais que si nous persistions � entrer dans Florence, il se ferait tuer sur les remparts. C'�tait bien parler. Mais, en d�pit de ses promesses et de ses menaces, nous continu�mes notre marche. Arriv�s � quelques milles de Florence, le g�n�ral Dupont envoie le g�n�ral Jablonowski avec un escadron de chasseurs pour savoir si en effet l'ennemi d�fend la place. Moi, qui me trouvais l� assez d�sœuvr�, je suis le g�n�ral Jablonowski. Nous arrivons militairement par quatre le sabre � la main, au grand trot. Point de r�sistance. Nous entrons dans la ville. Personne pour nous arr�ter. Au coin d'une rue, nous nous trouvons nez � nez avec un d�tachement de cuirassiers autrichiens. II p. 109 Nos chasseurs veulent les sabrer. L'officier autrichien s'avance vers nous, chapeau bas, et nous dit que lui et son piquet formant la garde de police, il est oblig� de se retirer des derniers. Une si bonne raison nous d�sarme, et nous le prions poliment d'aller rejoindre bien vite le reste de l'arm�e autrichienne et toscane qui se repliait sur Arezzo. Nous arrivons sur la grande place, o� les d�put�s du gouvernement viennent nous rendre leurs devoirs. J'�tablis le quartier-g�n�ral dans le plus beau quartier et le plus beau palais de la ville. Je retourne vers le g�n�ral Dupont; nous faisons une entr�e triomphale, et voil� une ville prise!

�Le soir m�me, on illumine le Grand-Op�ra, on nous garde les plus belles loges, on nous envoie de bonnes berlines pour nous y tra�ner, et nous voil� install�s en ma�tres. Le lendemain, il nous restait � prendre deux forts garnis chacun de dix-huit pi�ces de canon et d'un obusier. Nous envoyons dire aux deux commandans que nous allons leur fournir toutes les voitures n�cessaires � l'�vacuation de leurs garnisons. Frapp�s d'une si terrible sommation, ils se rendent sur-le-champ, et nous voil� ma�tres des deux forts. Cette capitulation nous a fait tant rire, que nous �tions tent�s de nous imaginer que les Autrichiens s'entendaient avec nous. Il para�t cependant qu'il n'en est rien.

�Ils ont emport� et embarqu� � Livourne la II p. 110 fameuse V�nus et les deux plus belles filles de Niob�. J'ai �t� ce matin � la galerie. Elle est remplie d'une immense quantit� de statues antiques presque toutes superbes. J'ai vu le fameux Torse, la V�nus � la coquille, le Faune, le Mercure, et force empereurs et imp�ratrices de Rome. Cette ville fourmille de beaux �difices et regorge de chefs-d'œuvre. Les ponts, les quais et les promenades sont un peu distribu�s comme � Paris, mais elle a cet avantage d'�tre situ�e dans un vallon admirable d'aspect et de fertilit�. Ce ne sont que villas charmantes, all�es de citronniers, for�ts d'oliviers; juge comme tout cela nous para�t joli au sortir des Apennins!

��a ira bien pourvu que �a dure, mais je crois que nous marcherons du c�t� de Ferrare si les hostilit�s recommencent avec les Autrichiens. Alors, nous abandonnerons ces belles contr�es pour retourner aux rives arides du P�.

�Tu vois, ma bonne m�re, que je cours de la belle mani�re. Je ne veux point quitter le g�n�ral Dupont; il me veut du bien. Je jouis ici de l'amiti� et de la consid�ration de ceux avec qui je vis. Le g�n�ral a trois aides-de-camp; le troisi�me est Merlin, fils du directeur. Il �tait aide-de-camp de Bonaparte, et a fait avec lui les campagnes d'Egypte. Il est capitaine dans mon r�giment; sa sœur avait �pous� notre colonel peu de temps avant qu'il f�t tu�. Bonaparte, ne gardant plus que des aides-de-camp II p. 111 chefs de brigade, nous l'a envoy� au retour de la campagne de l'arm�e de r�serve. C'est un fort bon enfant. Moi je suis l'officier de correspondance attach� imm�diatement au g�n�ral, logeant et vivant avec lui. Je suis devenu d�cid�ment l'homme de confiance pour les missions d�licates et rapides. Nous avons un �tat-major compos� de plusieurs officiers, mais qui ne vivent point avec nous. Notre soci�t� se compose de Merlin, Morin, Decouchy, Barth�lemy, fr�re du directeur, George Lafayette et moi; c'est avec George Lafayette que je suis le plus li�. C'est un jeune homme charmant, plein d'esprit, de franchise et de cœur. Il est sous-lieutenant au 11e r�giment de hussards, et commande trente hussards de notre escorte. Nous formons ce qu'on appelle la bande joyeuse. Mme de Lafayette et sa fille sont maintenant � Chenonceaux, notre liaison s'accro�t tout naturellement de cette liaison de nos parens. Tu devrais bien y aller faire un tour. Ce voyage te distrairait et tu en as grand besoin, ma pauvre m�re. Le s�jour de Nohant, depuis que je n'y suis plus, te para�t sombre. Cette id�e m'afflige, je serais le plus heureux du monde si tu ne t'ennuyais point. Nous faisons, Lafayette et moi, les plus jolis projets de r�union pour quand la paix sera venue. Nous nous voyons � Chenonceaux, avec nos bonnes m�res, n'ayant d'autre soin que celui de les divertir et de les d�dommager des inqui�tudes que nous II p. 112 leur avons donn�es. Tu vois que nous conservons des id�es et des sentimens humains, malgr� la guerre et le carnage. Je parle bien souvent de toi avec George qui me parle aussi de sa m�re. Quelque bonne qu'elle puisse �tre, tu dois �tre encore meilleure et au-dessus de toute comparaison. Quant � p�re Deschartres, en toutes choses il est incomparable, et puisque le voil� maire de Nohant, je le salue jusqu'� terre et l'embrasse de tout mon cœur.�

�MAURICE.�

II p. 113

CHAPITRE QUINZIEME.

Rome. Entrevue avec le pape. Tentative simul�e d'assassinat.—Monsignor Gonzalvi.—Asola. Premi�re passion. La veille de la bataille.—Passage du Mincio. Maurice prisonnier.—D�livrance. Lettre d'amour.—Rivalit�s et ressentiments entre Brune et Dupont.—D�part pour Nohant.

LETTRE XI.

Rome, le 2 frimaire an IX (novembre 1800).

�Deux jours apr�s ma derni�re lettre que je t'�crivis � notre second retour � Florence, le g�n�ral Dupont m'envoya � Rome porter des d�p�ches au pape et au commandant en chef des forces napolitaines. Je partis avec un de nos camarades, nomm� Charles His, Parisien, homme d'esprit, et ami du g�n�ral Dupont. Nous arriv�mes � Rome apr�s trente-six heures de marche, malgr� toutes les peurs qu'on avait voulu nous faire de la fureur du peuple contre le nom fran�ais. Nous ne trouv�mes qu'un extr�me �tonnement de voir deux Fran�ais arriver seuls et en uniforme au milieu d'une nation hostile. Notre entr�e dans la ville �ternelle fut tr�s comique. Tout le peuple nous suivait en foule, et si nous eussions voulu, durant notre s�jour, nous montrer II p. 114 pour de l'argent, nous eussions fait fortune. La curiosit� �tait telle, que tout le monde courait apr�s nous dans les rues. Nous nous sommes convaincus que les Romains sont les meilleures gens du monde, et que les exactions commises par certains dilapidateurs nous avaient seules attir� leur inimiti�. Nous n'avons qu'� nous louer de leurs proc�d�s envers nous. Le saint p�re nous a re�us avec les marques les moins �quivoques d'amiti� et de consid�ration, et nous repartons, ce matin, pour l'arm�e, extr�mement satisfaits de notre voyage. Nous avons vu tout ce qu'il est possible d'admirer, tant en antiques qu'en modernes. Comme j'ai un grand go�t pour les escalades, je me suis amus� � grimper en dehors de la boule de la coupole de Saint-Pierre. Quand j'ai �t� redescendu, on m'a dit que presque tous les Anglais qui venaient � Rome en faisaient autant, ce qui n'a pas laiss� de me convaincre de la sagesse de mon entreprise. Adieu, ma bonne m�re, on m'appelle pour monter en voiture. Adieu, Rome! Je t'embrasse de toute mon ame.�

LETTRE XII.

Bologne, le 5 frimaire an IX (novembre 1800).

�Tu as d� voir, ma bonne m�re, au style prudent de ma derni�re lettre, que je t'�crivais avec la certitude d'�tre lu, une demi-heure apr�s, par le secr�taire d'Etat, monsignor Gonzalvi, II p. 115 qui, avec un petit air de confiance et d'amiti�, ne laissait pas de nous espionner de tout son pouvoir. Nous n'�tions pourtant all�s � Rome que pour porter deux lettres, l'une au pape, pour lui demander la mise en libert� des personnes d�tenues pour opinions politiques, et l'autre au commandant en chef des forces napolitaines, pour qu'il notifi�t � son gouvernement que nous redemandions le g�n�ral Dumas[27] et M. Dolomieu, et que, dans le cas d'un refus, les ba�onnettes fran�aises �taient toutes pr�tes � faire leur office. Quoique nous ne fussions absolument que des porteurs de d�p�ches, on nous crut envoy�s pour exciter une insurrection et armer les Jacobins. Dans cette belle persuasion, on nous campa sur le dos deux officiers napolitains, qui, sous pr�texte de nous faire respecter, ne nous quittaient non plus que nos ombres; on nous entoura de pi�ges et d'espions, on fit renforcer la garnison; le bruit courut parmi le peuple que les Fran�ais allaient arriver. C'�tait une rumeur du diable. Le roi de Sardaigne, qui �tait � Naples, se sauva sur-le-champ en Sicile. Le secr�taire d'Etat tremblait de nous voir dans Rome; il nous r�p�tait sans cesse, pour nous faire peur, qu'il craignait que nous ne fussions assassin�s, et qu'il serait prudent � nous de quitter nos uniformes. Nous lui r�pondions qu'aucune esp�ce de crainte II p. 116 ne pourrait nous d�cider � changer de costume, et que, quant aux assassins, nous �tions plus m�chans qu'eux, que le premier qui nous approcherait �tait un homme mort. Pour nous effrayer davantage, on fit arr�ter avec ostentation, le soir, � notre porte, des gens arm�s de grands poignards fort b�tes. Nous v�mes bien que tout cela �tait une com�die, et nous n'en rest�mes pas moins � attendre paisiblement la r�ponse du roi de Naples, que M. de Damas, g�n�ral en chef, nous disait devoir arriver incessamment. Nous rest�mes douze jours � l'attendre, et, pendant ce temps, nous v�nmes � bout, par notre conduite et nos mani�res, de nous attirer la bienveillance g�n�rale. Nous re��mes et rend�mes la visite de tous les ambassadeurs. Nous f�mes une visite d'apr�s-midi au pape: c'est l� que mon grand uniforme et celui de mon camarade, qui est aussi dans les hussards, firent tout leur effet. Le pape, d�s que nous entr�mes, se leva de son si�ge, nous serra les mains, nous fit asseoir � sa droite et � sa gauche, puis, nous e�mes avec lui une conversation tr�s grave et tr�s int�ressante sur la pluie et le beau temps. Au bout d'un quart d'heure, apr�s qu'il se f�t bien inform� de nos �ges respectables, de nos noms et de nos grades, nous lui pr�sent�mes nos respects; il nous serra la main de nouveau, en nous demandant notre amiti�, que nous e�mes la bont� de lui accorder, et nous nous s�par�mes II p. 117 fort contens les uns des autres. Il �tait temps, car je commen�ais � pouffer de rire, de nous voir mon camarade et moi, deux vauriens de hussards, assis majestueusement � la droite et � la gauche du pape. C'e�t �t� un vrai calvaire, s'il y e�t eu un bon larron.

�Le lendemain, nous f�mes pr�sent�s chez la duchesse Lanti. Il y avait un monde �norme. J'y rencontrai le vieux chevalier de Bernis et le jeune Talleyrand, aide-de-camp du g�n�ral Damas. Je renouvelai connaissance avec M. de Bernis, et je me mis � causer avec lui de Paris et du monde entier. Ma liaison avec ces deux personnages fit un grand effet dans l'esprit des Romains et des Romaines, et c'est � cela seulement qu'ils voulurent bien reconna�tre que nous n'�tions pas des brigands venus pour mettre le feu aux quatre coins de la ville �ternelle.

�La mani�re dont nous nous gobergions leur donna aussi une grande id�e de notre m�rite. Le g�n�ral Dupont nous avait donn� beaucoup d'argent pour repr�senter dignement la nation fran�aise, et nous nous en acquitt�mes le mieux du monde. Nous avions voitures, loges, chevaux, concerts chez nous et d�ners fins. C'�tait fort divertissant, et nous avons si bien fait que nous revenons sans un sou. Cette fois, nous avons servi la patrie fort commod�ment; mais nous laissons aux Romains une grande admiration pour notre magnificence, et aux pauvres II p. 118 une grande reconnaissance pour notre lib�ralit�. Ce dernier point est aussi un plaisir de prince, et c'est le plus doux, � coup s�r.

�Le secr�taire d'Etat nous d�cocha la gracieuset� de nous envoyer le plus savant antiquaire de Rome pour nous montrer toutes les merveilles. J'en ai tant vu que j'en suis h�b�t�. Tous les originaux de nos beaux ouvrages et puis toutes les vieilles masures devant lesquelles il est de bon ton de se p�mer d'aise; j'avoue qu'elles m'ont fort ennuy�, et qu'en d�pit de l'enthousiasme des vieux Romains, je pr�f�re Saint-Pierre-de-Rome � tous ces amas de vieilles briques. J'ai pourtant vu avec int�r�t la grotte de la nymphe Eg�rie et les d�bris du pont sur lequel se battit Horatius Cocl�s, brave officier de hussards dans son temps.

�Enfin, la nouvelle de la reprise des hostilit�s vint mettre un terme � nos grandeurs. Nous �criv�mes � M. de Damas que le d�sir de rejoindre nos drapeaux ne nous permettait pas d'attendre plus longtemps la r�ponse du roi de Naples, et nous part�mes accompagn�s de nos surveillans, les deux officiers napolitains, qui ne nous quitt�rent qu'� nos avant-postes. M. de Damas, en nous faisant les adieux les plus aimables, nous avait remerci� de la mani�re dont nous nous �tions comport�s.

�Nous venons d'arriver � Bologne apr�s trois jours et trois nuits de marche, et pendant qu'on II p. 119 att�le nos chevaux, je m'entretiens avec toi. Le g�n�ral Dupont est de l'autre c�t� du P�. Demain je serai pr�s de lui. Maintenant, j'esp�re que nous irons � Venise. Cela d�pendra de nos succ�s. Quant � moi, j'ai la certitude que nous battrons partout l'ennemi. Notre nom porte avec lui l'�pouvante depuis la bataille de Marengo. On parle cependant vaguement d'un nouvel armistice, et les arm�es n'ont encore fait aucun mouvement directement hostile.

�Ma bonne m�re, que je regrette donc que nous n'ayons pas vu Rome ensemble! Tu sais que dans mon enfance c'�tait notre r�ve! A tout ce que je voyais de beau, je pensais � toi, et mon plaisir �tait diminu� par la pens�e que tu ne le partageais pas. Adieu, je t'aime et t'embrasse de toute mon ame. On m'appelle pour monter en voiture. Je voudrais toujours causer avec toi, et je vais ne penser qu'� toi, de Bologne � Casal-Maggiore.

�J'embrasse l'ami Deschartres. Dis-lui que j'ai vu les ruines des maisons d'Horace et de Virgile, et le buste de Cic�ron, et que j'ai dit � ces m�nes illustres: Messieurs, je vous ai expliqu�s avec mon ami Deschartres, et vos œuvres sublimes m'ont valu plus d'un travaillez donc! vous r�vez!

�Un immense jardin botanique m'a rappel� aussi mon cher pr�cepteur, et si, comme un sot que je suis, je n'y ai rien trouv� d'int�ressant II p. 120 en p�tales, tiges et �tamines, du moins j'y ai trouv� le souvenir de mon ancien et v�ritable ami. Plante-t-il toujours beaucoup de choux? Je d�coiffe ma bonne et je l'embrasse de tout mon cœur.�

LETTRE XIII.

Asola, 29 frimaire an IX (d�cembre 1800).

�Qu'il y a longtemps, ma bonne m�re, que je n'ai eu le plaisir de m'entretenir avec toi; tu vas me dire: A qui la faute? En v�rit�, ce n'est pas trop la mienne. Depuis que nous sommes � Asola, nous ne faisons que courir pour reconna�tre les postes ennemis. A peine rentr�s, nous trouvons une soci�t� bruyante et joyeuse, dont les rires et les �bats se prolongent bien avant dans la nuit. On se couche exc�d� de fatigue, et le lendemain, on recommence. Tu vas me gronder et me dire que je ferais sagement de me coucher de bonne heure. Mais si tu �tais de la trempe d'un soldat, tu saurais que la fatigue engendre l'excitation, et que notre m�tier n'am�ne le sang-froid que quand le danger est pr�sent. En toute autre circonstance, nous sommes fous, et nous avons besoin de l'�tre. Et puis, j'avais � te dire une bonne nouvelle, dont je viens seulement d'avoir la certitude. Morin me l'avait annonc�e comme tr�s prochaine, et le g�n�ral vient de me la confirmer, en me faisant cadeau II p. 121 d'un brevet d'aide-de-camp, d'un plumet jaune et d'une belle �charpe rouge � franges d'or.

�Ainsi, me voil� aide-de-camp du lieutenant-g�n�ral Dupont, et c'est ainsi qu'il faut me qualifier sur l'adresse de tes lettres, pour qu'elles me parviennent plus vite. Le nouveau r�glement lui accorde trois aides-de-camp. Me voil� enfin dans un poste charmant, consid�r�, estim�, aim�... Oui! aim�, d'une bien aimable et bien charmante femme, et il ne me manque, pour �tre parfaitement heureux ici, que ta pr�sence... Il est vrai que c'est beaucoup!

�Tu sauras donc que, comme la lieutenance Dupont et la division Watrin sont r�unies ici, nous formons tous les soirs des r�unions dans lesquelles Mme Watrin, �clatante de jeunesse et de beaut�, brille comme une �toile. Pourtant ce n'est pas elle! Une �toile d'un feu plus doux luit pour moi.

�Tu sais qu'� Milan j'ai �t� amoureux. Tu l'as devin� parce que je ne te l'ai pas dit. Je croyais parfois �tre aim�, et puis, je voyais ou je croyais voir que je ne l'�tais pas. Je cherchais � m'�tourdir, je partis, n'y voulant plus songer.

�Cette femme charmante est ici, et nous nous parlions peu; nous nous regardions � peine. J'avais comme du d�pit, quoique ce ne soit gu�re dans ma nature. Elle me montrait de la fiert�, quoiqu'elle ait le cœur tendre et passionn�. Ce matin, pendant le d�jeuner, on entendit tirer au II p. 122 loin le canon. Le g�n�ral me dit de monter aussit�t � cheval, et d'aller voir ce qui se passait. Je me l�ve, et, en deux sauts, je d�gringole l'escalier et cours � l'�curie. Au moment de monter � cheval je me retourne pour voir derri�re moi cette ch�re femme, rouge, embarrass�e et jetant sur moi un long regard exprimant la crainte, l'int�r�t, l'amour... J'allais r�pondre � tout cela en lui sautant au cou: mais, au milieu de la cour, c'�tait impossible. Je me bornai � lui serrer tendrement la main en sautant sur mon noble coursier, qui, plein d'ardeur et d'audace, fit trois caracoles magnifiques en s'�lan�ant sur la route. Je fus bient�t au poste d'o� partait le bruit. J'y trouve les Autrichiens repouss�s dans une escarmouche qu'ils �taient venus engager avec nous. J'en revins porter la nouvelle au g�n�ral. Elle �tait encore l�. Ah! comme je fus re�u! et comme le d�ner fut riant, aimable! Comme elle eut pour moi de d�licates attentions!

�Ce soir, par un hasard inesp�r�, je me suis trouv� seul avec elle. Tout le monde, fatigu� des courses excessives de la journ�e, s'�tait couch�. Je n'ai pas tard� � dire combien j'aimais, et elle, fondant en larmes, s'est jet�e dans mes bras. Puis, elle s'est �chapp�e malgr� moi et a couru s'enfermer dans sa chambre. J'ai voulu la suivre; elle m'a pri�, conjur�, ordonn� de la laisser seule. Et moi, en amant soumis, j'ai ob�i. Comme nous montons � cheval � la pointe du II p. 123 jour pour faire une reconnaissance, je suis rest� � m'entretenir avec ma bonne m�re des �motions de la journ�e. Comme ta bonne grande lettre de huit pages est aimable! Quel plaisir elle m'a fait! Qu'il est doux d'�tre aim�, d'avoir une bonne m�re, de bons amis, une belle ma�tresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des ennemis � combattre! J'ai de tout cela, et, de tout cela, ce qui est le meilleur, c'est ma bonne m�re!�

�MAURICE.�

* * *

Il y a, dans certaines existences, un moment o� nos facult�s de bonheur, de confiance et d'ivresse atteignent leur apog�e. Puis, comme si notre ame n'y pouvait plus suffire, le doute et la tristesse �tendent sur nous un nuage qui nous enveloppe � jamais. Ou bien est-ce la destin�e qui s'obscurcit, en effet, et sommes-nous condamn�s � descendre lentement la pente que nous avons gravie avec l'audace de la joie?

Pour la premi�re fois, le jeune homme venait de ressentir les atteintes d'une passion durable. Cette femme, dont il vient de parler avec un m�lange d'enthousiasme et de l�g�ret�, cette gracieuse amourette qu'il croyait peut-�tre pouvoir oublier comme il avait oubli� la chanoinesse et plusieurs autres, allait s'emparer de toute sa vie et l'entra�ner dans une lutte contre lui-m�me, qui fit le tourment, le bonheur, le d�sespoir et la grandeur de ses huit derni�res ann�es. D�s II p. 124 cet instant, ce cœur na�f et bon, ouvert jusque-l� � toutes les impressions ext�rieures, � une immense bienveillance, � une foi aveugle dans l'avenir, � une ambition qui n'a rien de personnel et qui s'identifie avec la gloire de la patrie, ce cœur qu'une seule affection presque passionn�e, l'amour filial, avait rempli et conserv� dans sa pr�cieuse unit�, fut partag�, c'est-�-dire d�chir� par deux amours presque inconciliables. La m�re, heureuse et fi�re, qui ne vivait que de cet amour, fut tourment�e et bris�e par une jalousie naturelle au cœur de la femme, et qui fut d'autant plus inqui�te et poignante, que l'amour maternel avait �t� l'unique passion de sa vie. A cette angoisse int�rieure qu'elle ne s'avoua jamais, mais qui fut trop certaine et que toute autre femme e�t fait na�tre en elle, se joignit l'amertume des pr�jug�s froiss�s, pr�jug�s respectables et sur lesquels je veux m'expliquer, avant d'aller plus loin.

Mais d'abord il faut dire que cette femme charmante que le jeune homme avait r�v�e � Milan, et conquise � Asola, cette Fran�aise qui avait �t� en prison au couvent des Anglaises dans le m�me temps que ma grand'm�re, n'�tait autre que ma m�re, Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde. Je lui donne ces trois noms de bapt�me parce que, dans le cours agit� de sa vie, elle les porta successivement; et ces trois noms sont eux-m�mes comme un symbole de l'esprit II p. 125 des temps. Dans son enfance, on pr�f�ra probablement pour elle le nom d'Antoinette, celui de la reine de France. Durant les conqu�tes de l'empire, le nom de Victoire pr�valut naturellement. Depuis son mariage avec elle, mon p�re l'appela toujours Sophie.

Tout est significatif et embl�matique (et le plus naturellement du monde) dans les d�tails en apparence les plus fortuits de la vie humaine.

Sans doute, ma grand'm�re e�t pr�f�r� pour mon p�re une compagne de son rang: mais elle l'a dit et �crit elle-m�me, elle ne se f�t pas s�rieusement afflig�e pour ce qu'on appelait dans son temps et dans son monde une m�salliance. Elle ne faisait pas de la naissance plus de cas qu'il ne faut, et, quant � la fortune, elle savait s'en passer et trouver dans son �conomie et dans ses privations personnelles de quoi rem�dier aux d�penses qu'entra�naient les postes plus brillans que lucratifs qu'occupa son fils. Mais elle ne put qu'� grand'peine accepter une belle-fille dont la jeunesse avait �t� livr�e, par la force des choses, � des hasards effrayans. C'�tait l� le point d�licat � trancher, et l'amour, qui est la supr�me sagesse et la supr�me grandeur d'ame, quand il est sinc�re et profond, le trancha r�solument dans l'ame de mon p�re. Un jour vint aussi o� ma grand'm�re se rendit. Mais nous n'y sommes point encore, et j'ai � vous raconter bien des II p. 126 douleurs avant d'en venir � cette �poque de mon r�cit.

Je ne connais que tr�s imparfaitement l'histoire de ma m�re avant son mariage. Je dirai plus tard comment certaines personnes crurent agir prudemment et dans mon int�r�t, en me racontant des choses que j'aurais mieux fait d'ignorer et dont rien ne m'a prouv� l'authenticit�. Mais fussent-elles toutes vraies, un fait subsiste devant Dieu: C'est qu'elle fut aim�e de mon p�re, et qu'elle le m�rita apparemment puisque son deuil � elle ne finit qu'avec sa vie.

Mais le principe d'aristocratie a tellement p�n�tr� au fond du cœur humain, que malgr� nos r�volutions, il existe encore sous toutes les formes. Il faudra encore bien du temps pour que le principe chr�tien de l'�galit� morale et sociale domine les lois et l'esprit des soci�t�s. Le dogme de la R�demption est pourtant le symbole du principe de l'expiation et de la r�habilitation. Nos soci�t�s reconnaissent ce principe en th�orie religieuse, et non en fait; il est trop grand, trop beau pour elles. Et pourtant ce quelque chose de divin qui est au fond de nos ames nous porte, dans la pratique de la vie individuelle, � violer l'aride pr�cepte de l'aristocratie morale, et notre cœur, plus fraternel, plus �galitaire, plus mis�ricordieux, partant plus juste et plus chr�tien que notre esprit, nous fait aimer II p. 127 souvent des �tres que la soci�t� r�pute indignes et d�grad�s.

C'est que nous sentons que cette condamnation est absurde, c'est qu'elle fait horreur � Dieu. D'autant plus que, pour ce qu'on appelle le monde, elle est hypocrite et ne porte en rien sur la question fondamentale du bien et du mal. Le grand r�volutionnaire J�sus nous a dit un jour une parole sublime: c'est qu'il y avait plus de joie au ciel pour la recouvrance d'un p�cheur que pour la pers�v�rance de cent justes: et le retour de l'enfant prodigue n'est pas un frivole apologue, je pense. Pourtant, il y a encore une pr�tendue aristocratie de vertu qui, fi�re de ses privil�ges, n'admet pas que les �garemens de la jeunesse puissent �tre rachet�s. Une femme n�e dans l'opulence, �lev�e avec soin, au couvent, sous l'œil de respectables matrones, surveill�e comme une plante sous cloche, �tablie dans le monde avec toutes les conditions de la prudence, du bien-�tre, du calme, du respect de soi et de la crainte du contr�le des autres, n'a pas grand'peine et peut-�tre pas grand m�rite � mener une vie sage et r�gl�e, � donner de bons exemples, � professer des principes aust�res. Et encore, je me trompe; car si la nature lui a donn� une ame ardente, au milieu d'une soci�t� qui n'admet pas la manifestation de ses facult�s et de ses passions, elle aura encore beaucoup de peine et de m�rite � ne pas froisser cette soci�t�. Eh II p. 128 bien! � plus forte raison, l'enfant pauvre et abandonn�e, qui vient au monde avec sa beaut� pour tout patrimoine, est-elle, pour ainsi dire, innocente de tous les entra�nemens que subira sa jeunesse, de tous les pi�ges o� tombera son inexp�rience. Il semble que la prudente matrone serait plac�e en ce monde pour lui ouvrir ses bras, la consoler, la purifier et la r�concilier avec elle-m�me. A quoi sert d'�tre meilleur et plus pur que les autres, si ce n'est pour rendre la bont� f�conde et la vertu contagieuse?—Il n'en est point ainsi pourtant! Le monde est l�, qui d�fend � la femme estim�e de tendre la main � celle qui ne l'est point, et de la faire asseoir � ses c�t�s. Le monde! ce faux arbitre, ce code menteur et impie d'une pr�tendue d�cence et d'une pr�tendue moralit�! sous peine de perdre sa bonne renomm�e, il faut que la femme pure d�tourne ses regards de la p�cheresse; et, si elle lui tend les bras, le monde, l'ar�opage des fausses vertus et des faux devoirs, lui ferme les siens.

Je dis les fausses vertus et les faux devoirs parce que ce n'est pas la femme vraiment pure, ce ne sont pas les matrones vraiment respect�es qui ont exclusivement � statuer sur le m�rite de leurs sœurs �gar�es. Ce n'est pas une r�union de gens de bien qui fait l'opinion: tout cela est un r�ve. L'immense majorit� des femmes du monde est une majorit� de femmes perdues. Tous II p. 129 le savent, tous l'avouent, et pourtant personne ne bl�me et ne souffl�te ces femmes impudentes quand elles bl�ment et souffl�tent des femmes moins coupables qu'elles.

Lorsque ma grand'm�re vit son fils �pouser ma m�re, elle fut d�sesp�r�e; elle e�t voulu dissoudre de ses larmes le contrat qui cimentait cette union. Mais ce ne fut pas sa raison qui la condamna froidement, ce fut son cœur maternel qui s'effraya des suites. Elle craignit pour son fils les orages et les luttes d'une association si audacieuse, comme elle avait craint pour lui les fatigues et les dangers de la guerre; elle craignit aussi le bl�me qui allait s'attacher � lui, de la part d'un certain monde; elle souffrit dans cet orgueil de moralit� qu'une vie exempte de bl�me l�gitimait en elle; mais il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour voir qu'une nature privil�gi�e secoue ais�ment ses ailes, et peut �lever son vol d�s qu'on lui ouvre l'espace. Elle fut bonne et affectueuse pour la femme de son fils, pourtant, la jalousie maternelle resta et le calme ne se fit gu�re. Si cette tendre jalousie fut un crime, � Dieu seul appartient de la condamner, car il �chappe � la s�v�rit� des hommes, � celle des femmes surtout.

Depuis Asola, c'est-�-dire depuis la fin de l'ann�e 1800 jusqu'� l'�poque de ma naissance, en 1804, mon p�re devait souffrir mortellement aussi du partage de son ame entre une m�re II p. 130 ch�rie et une femme ardemment aim�e. C'est en 1804 seulement qu'il trouva plus de calme et de force dans la conscience d'un devoir accompli, lorsqu'il eut �pous� cette femme que, bien des fois, il avait essay� de sacrifier � sa m�re.

En attendant que je le suive, en le plaignant et en l'admirant, dans ces combats int�rieurs, je vais le reprendre � Asola, d'o� il �crivait � sa m�re la derni�re lettre que j'ai rapport�e, � la date du 29 frimaire. Cette date marque un des grands �v�nemens militaires de l'�poque, le passage du Mincio.

M. de Cobentzel �tait encore � Luneville, n�gociant avec Joseph Bonaparte. Ce fut alors que le premier consul, voulant briser par un coup hardi et d�cisif les irr�solutions de la cour de Vienne, fit passer l'Inn � l'arm�e du Rhin, command�e par Moreau, et le Mincio � l'arm�e d'Italie, command�e par Brune. A peu de jours de distance, ces deux lignes furent emport�es. Moreau gagna la bataille de Hohenlinden; et l'arm�e d'Italie, qui ne manquait pas non plus de bons officiers et de bons soldats, fit reculer les Autrichiens, et termina ainsi la guerre en for�ant l'ennemi � �vacuer la P�ninsule.

Mais, si la conduite de l'arm�e fut h�ro�que, l� comme partout, si l'ardeur et l'inspiration individuelle de plusieurs officiers r�par�rent les fautes du g�n�ral en chef, il n'en est pas moins certain que cette op�ration fut dirig�e par Brune II p. 131 d'une mani�re d�plorable. Je ne fais point ici de l'histoire officielle; je renverrai mon lecteur au r�cit de M. Thiers, historien �minent des �v�nemens militaires, toujours clair, pr�cis, attachant et fid�le. Il servira de caution aux accusations port�es par mon p�re contre le g�n�ral qui, en cette circonstance, fit plus que des fautes: il commit un crime. Il laissa une partie de son arm�e abandonn�e, sans secours, dans une lutte in�gale contre l'ennemi, et son inertie fut l'ent�tement cruel de l'amour-propre. M�content de l'ardeur qui avait emport� le g�n�ral Dupont � franchir le fleuve avec 10,000 hommes, il emp�cha Suchet de lui donner un secours suffisant: et si ce dernier, voyant le corps de Dupont aux prises avec trente mille Autrichiens et en grand danger d'�tre �cras� malgr� une d�fense h�ro�que, n'e�t enfreint les ordres de Brune et envoy� de son chef le reste de la division Gazan au secours de ces braves gens, notre aile droite �tait perdue. Cette barbarie, ou cette ineptie du g�n�ral en chef co�ta la vie � plusieurs milliers d'intr�pides soldats et la libert� � mon p�re. Entra�n� par sa bravoure et trop confiant dans son �toile (c'�tait le prestige du moment, et sans songer � imiter Bonaparte, chacun se croyait prot�g� comme lui par sa destin�e) il fut pris par les Autrichiens, accident plus redout� � la guerre que les blessures graves, et presque plus attristant que la mort pour des jeunes gens ivres de gloire et d'activit�.

II p. 132 C'�tait un douloureux r�veil apr�s une matin�e d'�motions violentes, qu'une nuit d'impatience et de transport avait pr�c�d�e. C'est durant cette veill�e que, livr� aux plus ardentes �motions, il avait �crit � sa m�re: �Qu'il est doux d'�tre aim�, d'avoir une bonne m�re, de braves amis, une belle ma�tresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des ennemis � combattre!� Il ne lui avait pourtant pas dit que c'�tait le jour m�me, � l'instant m�me, qu'il allait combattre ces ennemis dont la pr�sence faisait partie de son bonheur. Il cachetait sa lettre, il venait d'y tracer un tendre adieu qui pouvait bien �tre le dernier, et il lui laissait croire qu'il allait seulement monter � cheval pour faire une reconnaissance. Tout entier � l'amour et � la guerre, bien que bris� par la fatigue de la journ�e et de toutes les journ�es pr�c�dentes, il n'avait pas seulement song� � dormir une heure. La vie �tait si pleine et si intense dans ce moment-l� pour lui et pour tous! Dans cette m�me nuit, il avait �crit � son cher neveu Ren� de Villeneuve, et il avait �t� plus explicite. Cette lettre montre une libert� d'esprit qui charme et qui surprendrait si elle �tait un fait particulier dans l'histoire de cette �poque. Il lui parle assez longuement d'un cam�e qu'il avait achet� pour lui � Rome, et qu'un ouvrier maladroit a bris� en voulant le monter; mais il lui annonce l'envoi d'autres objets d'art du m�me genre, que le cardinal Gonzalvi II p. 133 s'est charg� d'exp�dier. �Car il faut que tu saches, lui dit-il, que je suis tr�s bien avec Son Eminence et encore mieux avec le pape.� Puis il lui expose sa situation et celle de l'arm�e. �Il est deux heures du matin. Dans deux heures nous montons � cheval. Nous avons pass� toute la journ�e � disposer les troupes; nous avons fait avancer toute notre artillerie sur la ligne, et, � la pointe du jour, nous allons nous taper. Tu entendras probablement parler de la journ�e du 29, car l'attaque est g�n�rale dans toute l'arm�e.

�... On selle d�j� les chevaux du g�n�ral, je les entends dans la cour, et quand j'aurai �crit un mot � ma m�re, je vais faire seller les miens. Je te quitte donc, mon bon ami, pour aller me disputer avec messieurs les Croates, Valaques, Dalmates, Hongrois et autres, qui nous attendent. Cela va faire un beau sabbat. Nous avons huit pi�ces de douze en batterie. Que je suis f�ch� que tu ne sois pas l� pour entendre le vacarme que nous allons faire! Cela t'amuserait, j'en suis s�r.�

Le lendemain, il �tait dans les mains de l'ennemi, il quittait le th��tre de la guerre, et laissant derri�re lui l'arm�e victorieuse, ses amis pr�ts � rentrer en France pour aller embrasser leurs m�res et leurs amis, il partait � pied pour un long et p�nible exil.—Cet �v�nement le s�parait aussi de la femme aim�e et il plongea II p. 134 ma pauvre grand'm�re dans un d�sespoir affreux. Il eut des suites sur toute la vie de ce jeune homme qui, depuis 94, avait oubli� ce que c'est que la souffrance, l'isolement, la contrainte et la r�flexion. Peut-�tre une r�volution d�cisive s'op�ra-t-elle en lui. A partir de cette �poque, il fut, sinon moins gai ext�rieurement, du moins plus d�fiant et plus s�rieux au fond de son ame. Il e�t oubli� Victoire dans le tumulte et l'enivrement de la guerre: Il retrouva son image fatalement li�e � toutes ses pens�es, dans les durs loisirs intellectuels de l'exil et de la captivit�. Rien ne pr�dispose � une grande passion comme une grande souffrance.

LETTRE XIV.

Padoue, 15 nivose an IX (janvier 1801).

�Ne sois point inqui�te, ma bonne m�re; j'avais pri� Morin de t'�crire; ainsi, tu sais s�rement d�j� que je suis prisonnier. Je suis maintenant � Padoue et en route pour Gratz. J'esp�re �tre bient�t �chang�, le g�n�ral Dupont m'ayant fait redemander � M. de Bellegarde le matin m�me du jour o� j'ai �t� pris. Je ne puis t'en dire davantage maintenant; mais j'esp�re que, bient�t, je t'annoncerai mon retour. Adieu! je t'embrasse de toute mon ame. J'embrasse aussi p�re Deschartres et ma bonne.�

* * *

II p. 135 Ce peu de mots �tait destin� � rassurer la pauvre m�re. La captivit� fut plus longue et plus dure que cette lettre ne l'annon�ait. Pendant les deux mois qui s'�coul�rent sans qu'elle re��t aucune nouvelle de lui, ma grand'm�re fut en proie � une de ces douleurs mornes que les hommes ne connaissent point et auxquelles ils ne pourraient survivre. L'organisation de la femme, sous ce rapport, est un prodige. On ne comprend pas une telle intensit� de souffrance avec tant de force pour y r�sister. La pauvre m�re n'eut pas un instant de sommeil et ne v�cut que d'eau froide. La vue des alimens qu'on lui pr�sentait lui arrachait des sanglots et presque des cris de d�sespoir. Mon fils meurt de faim! disait-elle; il expire peut-�tre en ce moment, et vous voulez que je puisse manger? Elle ne voulait plus se coucher. �Mon fils couche par terre, disait-elle; on ne lui donne peut-�tre pas une poign�e de paille pour se coucher. Il a peut-�tre �t� pris bless�[28]. Il n'a pas un morceau de linge pour couvrir ses plaies.� La vue de sa chambre, de son fauteuil, de son feu, de tout le bien-�tre de sa vie, tout r�veillait en elle les plus am�res comparaisons; son imagination lui exag�rait les privations et les souffrances que son cher enfant pouvait endurer. Elle le voyait li� dans un cachot: elle le II p. 136 voyait frapp� par des mains sacril�ges, tombant de lassitude et d'�puisement au bord des chemins, et forc� de se relever et de se tra�ner sous le b�ton du caporal autrichien.

Le pauvre Deschartres s'effor�ait vainement de la distraire. Outre qu'il n'y entendait rien et que personne n'�tait plus alarmiste par temp�rament, il �tait si triste lui-m�me, que c'�tait piti� de les voir remuer des cartes le soir sur une table � jeu, sans savoir ce qu'ils faisaient et sans savoir lequel des deux avait gagn� ou perdu la partie.

Enfin, vers la fin de ventose, Saint-Jean arriva au pas de course. Ce fut peut-�tre la seule fois de sa vie qu'il oublia d'entrer au cabaret en sortant de la poste. Ce fut peut-�tre aussi la seule fois qu'� l'aide de son �peron d'argent il mit au galop ce paisible cheval blanc qui a v�cu presque aussi longtemps que lui. Au bruit inusit� de sa d�marche triomphante, ma grand'm�re tressaillit, courut � sa rencontre et re�ut la lettre suivante:

LETTRE XV.

Conegliano, le 6 ventose an IX (f�vrier 1801).

�Enfin, je suis hors de leurs mains! Je respire! Ce jour est pour moi celui du bonheur et de la libert�! J'ai l'espoir certain de te revoir, de t'embrasser dans peu, et tout ce que j'ai souffert est oubli�. D�s ce moment, tous mes II p. 137 d�marches vont tendre � te rejoindre. Le d�tail de toutes mes infortunes serait trop long; je te dirai seulement qu'apr�s �tre rest�s deux mois dans leurs mains, marchant toujours dans les d�serts de la Carinthie et de la Carniole, nous avons �t� men�s jusqu'aux confins de la Bosnie et de la Croatie; nous allions entrer dans la Basse-Hongrie, lorsque, par l'�v�nement le plus heureux, on nous a fait retourner sur nos pas et, pris un des derniers, j'ai �t� rendu un des premiers. Je suis maintenant au second poste fran�ais, o� j'ai trouv� un lit, meuble dont je ne me suis point servi depuis environ trois mois; car j'�tais rest� un mois, avant d'�tre pris, sans me d�shabiller pour dormir, et, depuis ma prise jusqu'� ce jour, je n'ai eu d'autre lit que de la paille. En revenant � l'arm�e, j'esp�rais retrouver le g�n�ral Dupont et mes camarades; mais j'apprends qu'il est rappel� pour avoir, par son intr�pide passage du Mincio, excit� la jalousie d'un homme dont on ne tardera pas � reconna�tre l'incapacit�.

�Le g�n�ral Dupont ayant emmen�, � ce que je pr�sume, mes chevaux et mes bagages, il ne me reste plus qu'� m'adresser au g�n�ral Mounier, qui est aussi un de ses g�n�raux divisionnaires. Je ne doute pas qu'il ne me donne les moyens de retourner pr�s de toi, et je vais me diriger vers Bologne, o� il est maintenant. Je ne puis plus servir jusqu'� mon �change, je suis rendu sur ma parole.

II p. 138 �J'�prouve une joie d'�tre libre, de pouvoir retourner pr�s de toi sans qu'on puisse me faire de reproches! Je suis dans le ravissement, et pourtant j'ai pris comme une habitude de tristesse qui m'emp�che encore de comprendre tout mon bonheur. Je vais demain � Tr�vise, o� les nouveaux renseignemens que je prendrai d�cideront de ma route. Adieu, ma bonne m�re, plus d'inqui�tudes, plus de chagrin. Je t'embrasse et n'aspire qu'au moment de te revoir. J'embrasse l'ami Deschartres et ma bonne. Ce pauvre p�re Deschartres, qu'il y a longtemps que je ne l'ai vu.�

LETTRE XVI.

Paris, 25 germinal an IX (Avril 1801).

�Apr�s bien des ennuis et des affaires qui m'ont retenu � Ferrare et � Milan, o� j'ai retrouv� le g�n�ral Watrin, un de mes meilleurs amis de l'aile droite, et qui m'a fait toucher, non sans peine, mes appointemens arri�r�s, je me suis mis en route avec George Lafayette. Nous avons vers� quatre fois, et cependant, en d�pit des mauvaises voitures et des brigands[29], nous sommes arriv�s � Paris sains et saufs hier matin. J'ai vu d�j� mes neveux, mon oncle, mon g�n�ral, et j'ai �t� re�u de tous avec la plus vive II p. 139 effusion. Mais ma joie n'�tait pas pure, tu manquais � mon bonheur. En passant dans la rue Ville-l'Ev�que, je regardai tristement notre maison o� tu n'�tais plus, et mon cœur fut bien serr�. Je crois r�ver de me voir rendu � ma patrie, � ma m�re, � mes amis; je suis triste, quoique heureux! Pourquoi triste, je n'en sais rien! Il y a des �motions qu'on ne peut pas d�finir. C'est sans doute l'impatience de te voir.

�Je fus voir le g�n�ral Dupont le matin m�me de mon arriv�e. Il n'y �tait pas. J'y retournai � cinq heures, je le trouvai � table avec plusieurs autres g�n�raux. En me voyant entrer, il se leva pour m'embrasser. Nous nous sommes serr�s mutuellement avec la plus vive affection et des larmes de joie dans les yeux; Morin �tait fou de plaisir. Pendant le d�ner, le g�n�ral s'est plu � citer plusieurs traits honorables pour moi, et � faire mon �loge. En rentrant au salon, nous nous sommes encore embrass�s. Apr�s tant de p�rils et de travaux, cette r�ception amicale �tait pour moi bien douce, j'�tais suffoqu� d'attendrissement. Il existe une union r�elle parmi des compagnons d'armes. On a mille fois brav� la mort ensemble; on a vu couler leur sang, on est aussi s�r de leur courage que de leur amiti�. Ce sont v�ritablement des fr�res, et la gloire est notre m�re. Il en est une plus tendre, plus sensible et que j'aime encore mieux. C'est vers elle que se portent tous mes vœux, c'est � elle II p. 140 que je pense quand mon g�n�ral et mes amis me disent qu'ils sont contens et fiers de moi.

�Je voulais t'aller embrasser tout de suite, mais Beaumont me dit que tu vas venir et Pernon t'a trouv� un autre logement rue Ville-l'Ev�que. Pons dit que l'�tat de tes finances te permet d'arriver. Arrive donc vite, bonne m�re, ou je cours te chercher. Le g�n�ral veut pourtant me retenir pour me pr�senter � toutes nos grandeurs. Je ne sais � qui entendre. Si tu pouvais venir de suite, affaires et bonheur iraient de compagnie. R�ponds-moi donc aussit�t ou je pars. Qu'il est doux le moment o� l'on retrouve tout ce qui vous est cher, sa m�re, sa patrie, ses amis! On ne saurait croire comme j'aime ma patrie! Comme on sent le prix de la libert� quand on l'a perdue, on sent de m�me l'amour de la patrie quand on en a �t� �loign�. Tous ces gens de Paris n'entendent rien � un tel langage; ils ne connaissent que l'amour de la vie et de l'argent. Moi, je ne connais le prix de la vie qu'� cause de toi. J'ai vu d�j� tant de gens tomber � mes c�t�s sans presque m'en apercevoir que je regarde ce changement de la vie � la mort comme tr�s peu de chose en soi-m�me. Enfin, je l'ai conserv�e malgr� le peu de soin que j'en ai pris, cette vie que je veux te consacrer enti�rement, quand j'aurai encore donn� quelques ann�es au service de la France.

�Je vais voir le logement que Pernon t'a II p. 141 trouv� et le faire pr�parer pour ton arriv�e. Je ne pense qu'� cela. Je t'embrasse de toute mon ame.�

LETTRE XVII.

A Madame ***.

�Sans date ni indication de lieu.

�Ah! que je suis heureux et malheureux � la fois! Je ne sais que faire et que dire, ma ch�re Victoire: je sais que je t'aime passionn�ment, et voil� tout. Mais je vois que tu es dans une position brillante, et moi je ne suis qu'un pauvre petit officier qu'un boulet peut emporter avant que j'aie fait fortune � la guerre. Ma m�re, ruin�e par la r�volution, a bien de la peine � m'entretenir, et, dans ce moment, sortant des mains de l'ennemi, ayant � peine de quoi me v�tir, j'ai la figure d'un homme qui meurt de faim plus que celle d'un fils de famille. Tu m'as aim� pourtant ainsi, ma ch�re et charmante amie, et tu as mis avec un rare d�vo�ment ta bourse � ma disposition. Qu'as tu fait? qu'ai-je fait moi-m�me en acceptant ce secours!

�C'est moi que tu aimes, et tu veux me suivre, tu veux perdre une position assur�e et fortun�e, pour partager les hasards de ma mince fortune. Oui, je sais que tu es l'�tre le plus fier, le plus ind�pendant, le plus d�sint�ress�. Je sais, en outre, que tu es une femme adorable, et que je t'adore! Mais je ne puis me r�soudre II p. 142 � rien. Je ne puis accepter un si grand sacrifice, je ne pourrais peut-�tre jamais t'en d�dommager. Et puis, ma m�re! ma m�re m'appelle, et moi, je br�le de la rejoindre, en m�me temps que l'id�e de te perdre me fait tourner la t�te! Allons, il faut pourtant prendre un parti, et voici ce que je demande: c'est de ne rien d�cider encore, c'est de ne pas brusquer les choses de mani�re � ne pouvoir plus s'en d�dire. Je vais passer un certain temps aupr�s de ma m�re, et t'envoyer imm�diatement ce que tu m'as pr�t�. Ne te f�che pas, c'est la premi�re dette que je veux payer. Si tu persistes dans ta r�solution, nous nous retrouverons � Paris. Mais jusque-l� r�fl�chis bien, et surtout ne me consulte pas. Adieu. Je t'aime �perduement, et je suis si triste que je regrette presque le temps o� je pensais � toi sans espoir dans les d�serts de la Croatie.�

LETTRE XVIII.

A Mme Dupin, � Nohant.

Paris, 3 flor�al an IX (avril 1801)

�Je pars lundi. Je vais donc enfin te revoir, ma ch�re m�re, te serrer dans mes bras! Je suis au comble de la joie. Toutes ces lettres, toutes ces r�ponses sont d'une lenteur insupportable. Je me repens de les avoir attendues et d'avoir recul� le plus doux moment de ma vie. Paris m'ennuie d�j�. C'est singulier, depuis quelque II p. 143 temps je ne me trouve bien nulle part. Je vais go�ter � Nohant pr�s de toi le calme dont j'ai besoin. Mes camarades Morlin, Marin et Decouchy sont en route. Nous allons laisser notre g�n�ral seul. On ne dit encore rien de certain sur les exp�ditions; j'esp�re pourtant que lorsqu'on se sera d�cid� � quelque chose, on n'oubliera pas les lauriers du Mincio. C'est sur ces lauriers sanglans que nous avons d�pos� nos armes. Faudra-t-il donc que tant de braves officiers et de g�n�reux soldats, sacrifi�s l� pour conqu�rir la paix, sortent de la tombe pour crier honte et vengeance contre de l�ches calomniateurs! Tu n'as pas d'id�e de ce qui se dit autour du g�n�ral en chef[30] pour pallier l'horrible indiff�rence avec laquelle il a laiss� assassiner nos braves. Quelqu'un chez lui, par sa permission ou par son ordre, a os� dire, entre autres choses, que je m'�tais fait prendre pour donner � l'ennemi le plan et la marche de l'arm�e. Le g�n�ral Dupont et mes camarades, qui se trouvaient l�, ont heureusement relev� ces pieds plats de la belle mani�re.

�Adieu, ma bonne m�re; je vais plier bagage et arriver.... toujours trop tard au gr� de mon impatience. Je t'embrasse de toute mon ame. Que je vais �tre content de revoir p�re Deschartres et ma bonne!

�MAURICE.�

II p. 144

CHAPITRE SEIZIEME.

Incidens romanesque. Malheureux exp�dient de Deschartres. L'auberge de la T�te-Noire. Chagrins de famille.—Courses au Blanc, � Argenton, � Courcelles, � Paris.—Suite du roman. L'oncle de Beaumont.—R�sum� de l'an IX.

Qu'on me permette, pour esquisser quelques �v�nemens romanesques, de d�signer mes parens par leurs noms de bapt�me. C'est en effet un chapitre de roman; seulement, il est vrai de tous points.

Maurice arriva � Nohant dans les premiers jours de mai 1801. Apr�s les premi�res effusions de la joie, sa m�re l'examina avec quelque surprise. Cette campagne d'Italie l'avait plus chang� que la campagne de Suisse: Il �tait plus grand, plus maigre, plus fort, plus p�le; il avait grandi d'un pouce depuis son enr�lement, fait assez rare � l'�ge de 21 ans, mais amen� probablement par les marches extraordinaires auxquelles il avait �t� forc� par les Autrichiens. Malgr� les transports de plaisir et de ga�t� qui remplirent les premiers jours de ce rapprochement avec sa m�re, on ne tarda pas � s'apercevoir qu'il �tait parfois r�veur et poursuivi par une m�lancolie secr�te; et puis, un jour II p. 145 qu'il �tait all� faire des visites � La Ch�tre, il y resta plus longtemps que de raison. Il y retourna le lendemain sous un pr�texte, le surlendemain sous un autre, et, le jour suivant, il avoua � sa m�re, inqui�te et chagrine, que Victoire �tait venue le rejoindre. Elle avait tout quitt�, tout sacrifi� � un amour libre et d�sint�ress�. Elle lui donnait de cet amour la preuve la plus irr�cusable. Il �tait ivre de reconnaissance et de tendresse: mais il trouva sa m�re si hostile � cette r�union qu'il dut refouler toutes ses pens�es en lui-m�me et dissimuler la force de son affection. La voyant s�rieusement alarm�e du scandale qu'une pareille aventure allait faire et faisait d�j� dans la petite ville, il promit de persuader � Victoire de retourner bien vite � Paris. Mais il ne pouvait le lui persuader, il ne pouvait se le persuader � lui-m�me, qu'en promettant de la suivre ou de la rejoindre bient�t, et l� �tait la difficult�. Il fallait choisir entre sa m�re et sa ma�tresse, tromper ou d�sesp�rer l'une ou l'autre. La pauvre m�re avait compt� garder son cher fils jusqu'au moment o� il serait rappel� par son service, et ce moment pouvait �tre assez �loign�, puisque toute l'Europe travaillait � la paix, et que c'�tait l'unique pens�e de Bonaparte � cette �poque. Victoire avait tout sacrifi�, elle avait br�l� ses vaisseaux; elle ne comprenait plus d'autre fortune, d'autre bonheur que celui de vivre sans pr�vision du lendemain, sans regret de la veille, sans obstacle dans le pr�sent, II p. 146 avec l'objet de son amour. Mais �tait-ce au retour d'une campagne durant laquelle sa m�re avait tant g�mi, tant pleur� et tant souffert, que cet excellent fils pouvait la quitter au bout de quelques jours? Etait-ce au moment o� Victoire lui montrait un d�vo�ment si passionn� qu'il pouvait lui parler du chagrin de sa m�re, de l'indignation des collets-mont�s de la province, et la renvoyer comme une ma�tresse vulgaire qui vient de faire un coup de t�te impertinent? Il y avait l� plus que la lutte de deux amours: il y avait la lutte de deux devoirs.

Il essaya d'abord, pour rassurer sa m�re, de tourner l'affaire en plaisanterie. Il eut tort peut-�tre. Il l'e�t attendrie, sinon persuad�e, par des raisons s�rieuses. Mais il craignit les anxi�t�s qu'elle �tait sujette � se cr�er, et cette sorte de jalousie qui n'�tait que trop certaine et qui trouvait, pour la premi�re fois, un aliment r�el.

Cette situation �tait, pour ainsi dire, insoluble. Ce fut l'ami Deschartres qui trancha la difficult� par une �norme faute, et qui d�gagea le jeune homme des scrupules qui l'assi�geaient.

Dans son d�vo�ment � Mme Dupin, dans son m�pris pour l'amour, qu'il n'avait jamais connu, dans son respect pour les convenances, le pauvre p�dagogue eut la malheureuse id�e de frapper un grand coup, s'imaginant mettre fin par un �clat � une situation qui mena�ait de se prolonger. Un beau matin, il part de Nohant avant que son �l�ve II p. 147 ait les yeux ouverts, et il se rend � La Ch�tre, � l'auberge de la T�te-Noire, o� la jeune voyageuse �tait encore livr�e aux douceurs du sommeil. Il se pr�sente comme un ami de Maurice Dupin, on le fait attendre quelques instans, on s'habille � la h�te, on le re�oit. A peine troubl� par la gr�ce et la beaut� de Victoire, il la salue avec cette brusque gaucherie qui le caract�rise et d�bute par proc�der � un interrogatoire en r�gle. La jeune femme, que sa figure divertit et qui ne sait � qui elle a affaire, r�pond d'abord avec douceur, puis avec enjouement, et, le prenant pour un fou, finit par �clater de rire. Alors Deschartres, qui, jusque-l�, avait gard� un ton magistral, entre en col�re et devient rude, grondeur, insolent. Des reproches, il passe aux menaces. Son esprit n'est pas assez d�licat, son cœur n'est pas assez tendre pour avertir sa conscience de la l�chet� qu'il va commettre en insultant une femme dont le d�fenseur est absent. Il l'insulte, il s'emporte, il lui ordonne de reprendre la route de Paris le jour m�me, et la menace de faire intervenir les autorit�s constitu�es, si elle ne fait ses paquets au plus vite.

Victoire n'�tait ni craintive ni patiente: � son tour, elle raille et froisse le p�dagogue. Plus prompte que prudente � la r�plique, dou�e d'une vivacit� d'�locution qui contraste avec le b�gaiement qui s'emparait de Deschartres lorsqu'il �tait en col�re, fine et mordante comme un v�ritable enfant de Paris, elle le pousse bravement � la II p. 148 porte, la lui ferme au nez, en lui jetant, � travers la serrure, la promesse de partir le jour m�me, mais avec Maurice; et Deschartres, furieux, atterr� de tant d'audace, se consulte un instant et prend un parti qui met le comble � la folie de sa d�marche. Il va chercher le maire et un des amis de la famille, qui remplissait je ne sais quelle autre fonction municipale. Je ne sais pas s'il ne fit pas avertir la gendarmerie. L'auberge de la T�te-Noire fut promptement envahie par ces respectables repr�sentans de l'autorit�. La ville crut un instant � une nouvelle r�volution, � l'arrestation d'un personnage important, tout au moins.

Ces messieurs, alarm�s par le rapport de Deschartres, marchaient bravement � l'assaut, s'imaginant avoir affaire � une arm�e de furies. Chemin faisant, ils se consultaient sur les moyens l�gaux � employer pour forcer l'ennemi � �vacuer la ville. D'abord il fallait lui demander ses papiers, et s'il n'en avait pas, il fallait exiger son d�part et le menacer de la prison. S'il en avait, il fallait t�cher de trouver qu'ils n'�taient pas en r�gle et �lever une chicane quelconque. Deschartres, tout boursoufl� de col�re, stimulait leur z�le. Il r�clamait l'intervention de la force arm�e. Cependant l'appareil du pouvoir militaire ne fut pas jug� indispensable; les magistrats p�n�tr�rent dans l'auberge, et, malgr� les repr�sentations de l'aubergiste, qui s'int�ressait vivement � sa belle h�tesse, II p. 149 ils mont�rent l'escalier avec autant de courage que de sang-froid.

J'ignore s'ils firent � la porte les trois sommations l�gales en cas d'�meute, mais il est certain qu'ils n'eurent � franchir aucune esp�ce de barricade, et qu'ils ne trouv�rent dans l'antre de la m�g�re d�peinte par Deschartres qu'une toute petite femme, jolie comme un ange, qui pleurait, assise sur le bord de son lit, les bras nus et les cheveux �pars.

A ce spectacle, les magistrats, moins f�roces que le p�dagogue, se rassur�rent d'abord, s'adoucirent ensuite, et finirent par s'attendrir. Je crois que l'un d'eux tomba amoureux de la terrible personne, et que l'autre comprit fort bien que le jeune Maurice pouvait l'�tre de tout son cœur. Ils proc�d�rent avec beaucoup de politesse et m�me de courtoisie � son interrogatoire. Elle refusa fi�rement de leur r�pondre; mais quand elle les vit prendre son parti contre les invectives de Deschartres, imposer silence � ce dernier, et se piquer envers elle d'une paternelle bienveillance, elle se calma, leur parla avec douceur, avec charme, avec courage et confiance. Elle ne cacha rien: elle raconta qu'elle avait connu Maurice en Italie, qu'elle l'avait aim�, qu'elle avait quitt� pour lui une riche protection, et qu'elle ne connaissait aucune loi qui p�t lui faire un crime de sacrifier un g�n�ral � un lieutenant et sa fortune � son amour. Les magistrats la consol�rent, et, remontrant � II p. 150 Deschartres qu'ils n'avaient aucun droit de pers�cuter cette jeune femme, ils l'engag�rent � se retirer, promettant d'employer le langage de la douceur et de la persuasion pour l'amener � quitter la ville de son plein gr�.

Deschartres se retira en effet, entendant peut-�tre le galop du cheval qui ramenait Maurice aupr�s de sa bien-aim�e. Tout s'arrangea ensuite � l'amiable et de concert avec Maurice, qu'on eut d'abord quelque peine � calmer, car il �tait indign� contre son butor de pr�cepteur, et Dieu sait si, dans le premier mouvement de sa col�re, il n'e�t pas couru apr�s lui pour lui faire un mauvais parti. C'�tait pourtant l'ami fid�le qui avait sauv� sa m�re au p�ril de ses jours; c'�tait l'ami de toute sa vie, et cette faute qu'il venait de commettre, c'�tait encore par amour pour sa m�re et pour lui qu'il en avait eu la fatale inspiration. Mais il venait d'insulter et d'outrager la femme que Maurice aimait. La sueur lui en venait au front, un vertige passait devant ses yeux. �Amour, tu perdis Troie!� Heureusement, Deschartres �tait d�j� loin. Rude et maladroit, comme il l'�tait toujours, il allait ajouter aux chagrins de la m�re de Maurice en faisant un horrible portrait de l'aventuri�re, et en se livrant sur l'avenir du jeune homme domin� et aveugl� par cette femme dangereuse � de sinistres pr�visions.

Pendant qu'il mettait la derni�re main � son œuvre de col�re et d'aberration, Maurice et Victoire II p. 151 se laissaient peu � peu calmer par les magistrats, devenus leurs amis communs. Ce jeune couple les int�ressait vivement; mais ils ne pouvaient oublier la bonne et respectable m�re dont ils avaient mission de faire respecter le repos et de m�nager la sensibilit�. Maurice n'avait pas besoin de leurs repr�sentations affectueuses pour comprendre ce qu'il devait faire. Il le fit comprendre � son amie, et elle promit de partir le soir m�me. Mais ce qui fut convenu entre eux, apr�s que les magistrats se furent retir�s, c'est qu'il irait la rejoindre � Paris au bout de peu de jours. Il en avait le droit, il en avait le devoir d�sormais.

Il l'eut bien davantage lorsque, revenu aupr�s de sa m�re, il la trouva irrit�e contre lui et refusant de donner tort � Deschartres. Le premier mouvement du jeune homme fut de partir pour �viter une sc�ne violente avec son ami, et Mme Dupin, effray�e de leur mutuelle irritation, ne chercha pas � s'y opposer. Seulement, pour ne pas faire acte de d�sob�issance et de bravade envers cette m�re si tendre et si aim�e, Maurice lui annon�a, en ayant m�me l'air de la consulter sur l'opportunit� de cette d�marche, un petit voyage au Blanc chez son neveu Auguste de Villeneuve, puis � Courcelles, o� �tait son autre neveu Ren�, all�guant la n�cessit� de se distraire de p�nibles �motions, et d'�viter une rupture douloureuse et violente avec Deschartres. Dans quelques jours, lui dit-il, je reviendrai calme. Deschartres le sera II p. 152 aussi, ton chagrin sera dissip� et tu n'auras plus d'inqui�tudes, puisque Victoire est d�j� partie. Il ajouta m�me, en la voyant pleurer am�rement, que Victoire serait probablement consol�e de son c�t�, et que, quant � lui, il travaillerait � l'oublier. Il mentait, le pauvre enfant, et ce n'�tait pas la premi�re fois que la tendresse un peu pusillanime de sa m�re le for�ait � mentir. Ce ne fut pas non plus la derni�re fois, et cette n�cessit� de la tromper fut une des grandes souffrances de sa vie; car jamais caract�re ne fut plus loyal, plus sinc�re et plus confiant que le sien. Pour dissimuler, il �tait forc� de faire une telle violence � son instinct, qu'il s'en tirait toujours mal et ne r�ussissait pas du tout � tromper la p�n�tration de sa m�re. Aussi lorsqu'elle le vit monter � cheval le lendemain matin, elle lui dit tristement qu'elle savait bien o� il allait. Il donna sa parole d'honneur qu'il allait au Blanc et � Courcelles. Elle n'osa pas lui faire donner sa parole d'honneur qu'il n'irait point de l� � Paris. Elle sentit qu'il ne la donnerait pas ou qu'il y manquerait. Elle dut sentir aussi qu'en sauvant les apparences vis-�-vis d'elle, il lui donnait toutes les preuves de respect et de d�f�rence qu'il pouvait lui donner en une telle situation.

Ma pauvre grand'm�re n'�tait donc sortie d'une douleur que pour retomber dans de nouveaux chagrins et dans de nouvelles appr�hensions. Deschartres lui avait rapport� de son orageux entretien II p. 153 avec ma m�re que celle-ci lui avait dit: �Il ne tient qu'� moi d'�pouser Maurice, et si j'�tais ambitieuse comme vous le croyez, je donnerais ce d�menti � vos insultes. Je sais bien � quel point il m'aime, et vous, vous ne le savez pas!� D�s ce moment, la crainte de ce mariage s'empara de Mme Dupin, et, � cette �poque, c'�tait une crainte pu�rile et chim�rique. Ni Maurice ni Victoire n'en avaient eu la pens�e. Mais comme il arrive toujours qu'on provoque les dangers dont on se pr�occupe avec exc�s, la menace de ma m�re devint une proph�tie, et ma grand'm�re, Deschartres surtout, en pr�cipit�rent l'accomplissement par le soin qu'ils prirent de l'emp�cher.

Ainsi qu'il l'avait annonc� et promis, Maurice alla au Blanc, et de l� il �crivit � sa m�re une lettre qui peint bien la situation de son ame.

LETTRE XIX.

Le Blanc, prairial an IX (mai 1801).

�Ma m�re, tu souffres, et moi aussi. Il y a quelqu'un de coupable entre nous, qui, par bonne intention, je le reconnais, mais sans jugement et sans m�nagement aucun, nous a fait beaucoup de mal. Voici, depuis la Terreur, le premier chagrin s�rieux de ma vie: il est profond, et peut-�tre plus amer que le premier; car, si nous �tions malheureux alors, nous n'avions, du moins, pas de discussion ensemble, nous n'avions qu'une pens�e, II p. 154 qu'une volont�, et aujourd'hui, nous voil� divis�s, non de sentimens, mais d'opinions sur certains points assez importans. C'est la plus grande douleur qui p�t nous arriver, et je prendrai difficilement mon parti sur l'influence f�cheuse que l'ami Deschartres exerce sur toi en cette occasion. Comment se fait-il, ma bonne m�re, que tu voies les choses au m�me point de vue qu'un homme, honn�te et d�vou�, sans doute, mais brutal, et qui juge de certains actes et de certaines affections comme un aveugle des couleurs? Je n'y comprends rien moi-m�me: car j'ai beau interroger mon cœur, je n'y trouve pas m�me la pens�e d'un tort envers toi; je sens mon amour pour toi plus pur, plus grand que tout autre amour, et l'id�e de te causer une souffrance m'est aussi �trang�re et aussi odieuse que l'id�e de commettre un crime.

�Mais raisonnons un peu, maman. Comment se fait-il que mon go�t pour telle ou telle femme soit une injure pour toi et un danger pour moi qui doive t'inqui�ter et te faire r�pandre des larmes? Dans toutes ces occasions-l�, tu m'as toujours consid�r� comme un homme � la veille de se d�shonorer, et d�j�, du temps de Mlle ***, tu te cr�ais des soucis affreux, comme si cette personne devait m'entra�ner � des fautes impardonnables. Aimerais-tu mieux que je fusse un suborneur qui porte le trouble dans les familles, et quand je rencontre des personnes de bonne volont�, dois-je donc jouer le r�le d'un Caton? Cela II p. 155 est bon pour Deschartres, qui n'a plus mon �ge, et qui, d'ailleurs, n'a peut-�tre pas rencontr� beaucoup d'occasions de p�cher, soit dit sans malice. Mais venons au fait. Je ne suis plus un enfant, et je puis tr�s bien juger des personnes qui m'inspirent de l'affection. Certaines femmes sont, je le veux bien, pour me servir du vocabulaire de Deschartres, des filles et des cr�atures: je ne les aime ni ne les recherche; je ne suis ni assez libertin pour abuser de mes forces, ni assez riche pour entretenir ces femmes-l�; mais jamais ces vilains mots ne seront applicables � une femme qui a du cœur. L'amour purifie tout. L'amour ennoblit les �tres les plus abjects; � plus forte raison, ceux qui n'ont d'autres torts que le malheur d'avoir �t� jet�s dans ce monde sans appui, sans ressources et sans guide. Pourquoi donc une femme ainsi abandonn�e serait-elle coupable de chercher son soutien et sa consolation dans le cœur d'un honn�te homme, tandis que les femmes du monde, auxquelles rien ne manque en jouissances et en consid�ration, prennent toutes des amans pour se d�sennuyer de leurs maris? Celle qui te chagrine et t'inqui�te tant a quitt� un homme qui l'aimait, j'en conviens, et qui l'entourait de bien-�tre et de plaisirs. Mais l'avait-il aim�e au point de lui donner son nom et de lui engager son avenir? Non! aussi quand j'ai su qu'elle �tait libre de le quitter, n'ai-je pas eu le moindre remords d'avoir recherch� et obtenu son amour. Bien loin II p. 156 d'�tre honteux d'inspirer et de partager cet amour-l�, j'en suis fier, n'en d�plaise � Deschartres et aux bonnes langues de La Ch�tre; car parmi ces dames qui me bl�ment et se scandalisent, j'en sais qui n'ont pas, vis-�-vis de moi, le droit d'�tre si prudes. A cet �gard-l�, je rirais bien un peu; si je pouvais rire quand tu es si triste, ma bonne m�re, pour l'amour de moi!

�Mais, enfin, que crains-tu, et qu'imagines-tu? Que je vais �pouser une femme qui me ferait rougir un jour? D'abord, sois s�r que je ne ferai rien dont je rougisse jamais, parce que, si j'�pousais cette femme, apparemment, je l'estimerais, et qu'on ne peut pas aimer s�rieusement ce qu'on n'estime pas beaucoup. Ensuite ta crainte, ou plut�t la crainte de Deschartres, n'a pas le moindre fondement. Jamais l'id�e du mariage ne s'est encore pr�sent�e � moi: je suis beaucoup trop jeune pour y songer, et la vie que je m�ne ne me permet gu�re d'avoir femme et enfans. Victoire n'y pense pas plus que moi. Elle a �t� d�j� mari�e fort jeune; son mari est mort lui laissant une petite fille dont elle prend grand soin, mais qui est une charge pour elle. Il faut maintenant qu'elle travaille pour vivre, et c'est ce qu'elle va faire, car elle a d�j� eu un magasin de modes et elle travaille fort bien. Elle n'aurait donc aucun int�r�t � vouloir �pouser un pauvre diable comme moi, qui ne poss�de que son sabre, son grade peu lucratif, et qui, pour rien au monde, ne voudrait II p. 157 porter atteinte � ton bien-�tre plus qu'il ne le fait aujourd'hui, et c'est d�j� trop!

�Tu vois donc bien que toutes ces pr�visions du sage Deschartres n'ont pas le sens commun, et que son amiti� n'est pas du tout d�licate ni �clair�e, quand il se pla�t � te mettre de telles craintes dans la t�te. Son r�le serait de te consoler et de te rassurer; au contraire, il te fait du mal. Il ressemble � l'ours de la fable qui, voulant �craser une mouche sur le visage de son ami, lui �crase la t�te avec un pav�. Dis-lui cela de ma part, et qu'il change de th�se, s'il veut que nous restions amis. Autrement, ce sera bien difficile. Je peux lui pardonner d'�tre absurde avec moi, mais non de te faire souffrir et de vouloir te persuader que mon amour pour toi n'est pas � l'�preuve de tout.

�D'ailleurs, ma bonne m�re, ne me connais-tu pas bien? Ne sais-tu pas que, quand m�me j'aurais form� le projet de me marier, lors m�me que j'en aurais la plus grande envie (ce qui n'est pas vrai, par exemple), il suffirait de ton chagrin et de tes larmes pour m'y faire renoncer? Est-ce que je pourrai jamais prendre un parti qui serait contraire � ta volont� et � tes d�sirs? Songe que c'est impossible, et dors donc tranquille.

�Auguste et sa femme veulent me garder encore deux ou trois jours. On n'est pas plus aimable qu'eux. Ce ne sont pas des phrases, c'est de la cordialit�, de l'amiti�. Ils sont bien heureux, II p. 158 eux! Ils s'aiment, ils n'ont point d'ambition, point de projets? mais aussi point de gloire! Et quand on a bu de ce vin-l�, on ne peut plus se remettre � l'eau pure.

�Adieu, ma bonne m�re; il me tarde d'aller te rejoindre et te consoler. Pourtant, laisse-moi encore �couter pendant deux ou trois jours les graves discours et les sages conseils de mon respectable neveu. Je suis un oncle d�bonnaire qui se laisse endoctriner. J'ai besoin de sermons plus tendres que ceux de Deschartres, et je sens que l'air de Nohant ou de La Ch�tre ne serait pas encore bon pour moi dans ce moment-ci. Je t'embrasse de toute mon ame, et je t'aime bien plus que tu ne crois.

�MAURICE.�

LETTRE XX.

Argenton.

�Je suis rest� au Blanc un jour de plus que je ne croyais, ma bonne m�re, et me voil� � Argenton, chez notre bon ami Sc�vole, qui veut aussi me garder deux jours et qui jette les hauts cris en me voyant h�siter � les lui promettre. Ah! ma m�re, que mon existence est chang�e depuis trois ans! C'est une chose singuli�re. J'ai fait de la musique, et m�me de la bonne musique tous ces jours-ci. Ici, je vais en faire encore, car Sc�vole est toujours un dilettante passionn�, et il fait autant de f�te � mon violon qu'� moi. Eh bien, autrefois, II p. 159 je n'aurais pas song� � autre chose, j'aurais tout oubli� avec la musique, et aujourd'hui elle m'attriste au lieu de m'�lectriser. Je crains la paix, je d�sire le retour des combats avec une ardeur que je ne puis comprendre et que je ne saurais expliquer. Puis, je songe qu'en voulant m'�loigner encore de toi, je te pr�pare de nouveaux chagrins. Cette id�e empoisonne celle du plaisir que je go�terais au milieu des batailles et des camps. Tu serais triste et tourment�e, et moi aussi. Il n'est donc pas de bonheur en ce monde? Je commence � m'en aviser; comme un fou que je suis, je l'avais oubli�, et cette belle d�couverte me frappe de stupeur. Cependant, je me sens incapable de me distraire et de m'�tourdir loin des combats. Apr�s de telles �motions, tout me para�t insipide. Je n'avais que ta tendresse pour me les faire oublier, et il faut que ce bonheur-l� m�me soit empoisonn� pour quelques instans.

�Je suis comme un enrag� quand je vois d�filer des troupes, quand j'entends le son belliqueux des instrumens guerriers. Nous autres gens de guerre, nous sommes des esp�ces de fous dont les acc�s redoublent comme ceux des autres fous, quand ils voient ou entendent ce qui leur rappelle les causes de leur �garement. C'est ce qui m'est arriv� ce soir, en voyant passer une demi-brigade. Je tenais mon violon, je l'ai jet� l�. Adieu Haydn, adieu Mozart, quand le tambour bat et que la trompette sonne! J'ai g�mi de mon inaction. J'ai II p. 160 presque pleur� de rage. Mon Dieu, o� est le repos, o� est l'insouciance de ma premi�re jeunesse.

�A bient�t ma bonne m�re, j'irai me calmer et me consoler dans tes bras. Bonsoir � Deschartres. Dis-lui qu'il a par ici une r�putation admirable de savant agriculteur et de croquenotes fieff�. Je t'embrasse de toute mon ame. Et ma pauvre bonne; elle ne m'a pas jet� la pierre, elle! Qu'elle te rassure et te console; �coute-la. Elle a plus de bon sens que tous les autres.�

* * *

Une tendre lettre de ma grand'm�re ramena Maurice au bercail pour quelques jours. Deschartres le re�ut d'un air morne et assez rogue, et, voyant qu'il ne s'approchait pas pour l'embrasser, il tourna le dos et alla faire une sc�ne au jardinier � propos d'une planche de laitues. Un quart d'heure apr�s, il se trouva face � face, dans une all�e, avec son �l�ve. Maurice vit que le pauvre p�dagogue avait les yeux pleins de larmes; il se jeta � son cou. Tous deux pleur�rent sans se rien dire, et revinrent, bras dessus bras dessous, trouver ma grand'm�re, qui les attendait sur un banc et qui fut heureuse de les voir r�concili�s.

Mais Victoire �crivait! C'est tout au plus, si, � cette �poque, elle savait �crire assez pour se faire comprendre. Pour toute �ducation elle avait re�u, en 1788, les le�ons �l�mentaires d'un vieux capucin qui apprenait gratis � lire et � r�citer le II p. 161 cat�chisme � de pauvres enfans. Quelques ann�es apr�s son mariage, elle �crivait des lettres dont ma grand'm�re elle-m�me admirait la spontan�it�, la gr�ce et l'esprit. Mais, � l'�poque que je raconte, il fallait les yeux d'un amant pour d�chiffrer ce petit grimoire et comprendre ces �lans d'un sentiment passionn� qui ne pouvait trouver de forme pour s'exprimer. Il comprit pourtant que Victoire �tait d�sesp�r�e, qu'elle se croyait m�connue, trahie, oubli�e. Il reparla alors du voyage de Courcelles. Ce furent de nouvelles craintes, de nouveaux pleurs. Il partit cependant, et le 28 prairial il �crivait de Courcelles:

LETTRE XXI.

Courcelles, le 28 prairial (juin 1801).

�Je suis arriv� ici hier soir, ma bonne m�re, apr�s avoir voyag� assez durement par la patache, mais, en revanche, tr�s rapidement. J'ai fait l� un voyage fort triste. Ta douleur, tes larmes me poursuivaient comme un remords, et pourtant mon cœur me disait que je n'�tais pas coupable; car tout ce que tu me demandes est de t'aimer, et je sens bien que je t'aime. Tes larmes! est-il possible que je t'en fasse verser, moi qui voudrais tant te voir heureuse! Mais aussi, pourquoi donc t'affliger ainsi? C'est inconcevable, et je m'y perds. Cette jeune femme n'a jamais pens� que je l'�pouserais, puisque je n'y ai jamais pens� moi-m�me, et ce qu'elle a II p. 162 pu dire � Deschartres n'est que l'effet d'un mouvement de col�re, bien l�gitim� par les duret�s qu'il a �t� lui d�biter. Je ne saurais trop te r�p�ter que rien de tout cela ne f�t arriv� s'il se f�t tenu tranquille. Je l'aurais fait partir sans �clat, puisque sa pr�sence � La Ch�tre (dont tu aurais d� ne pas t'occuper) te d�plaisait si cruellement. Mais, puisqu'il en est ainsi, je te promets que je n'aurai plus jamais de ma�tresse sous tes yeux, et que je ne te parlerai jamais de mes aventures. Cela me fera un peu souffrir. J'ai pris une telle habitude de te dire tout ce qui m'arrive et tout ce que j'�prouve, que je ne me comprends pas ayant des secrets pour toi. Quelle triste n�cessit� m'impose cette d�plorable affaire, et le coup de t�te inconcevable de Deschartres! Allons, n'en parlons plus. Je ne peux pas me brouiller avec lui, je ne voudrais pour rien au monde le brouiller avec toi. Il ne se corrigera gu�res de ses d�fauts, appr�cions ses qualit�s et aimons-nous en d�pit de tout.

�Je cours ici dans les bois et au bord des eaux, c'est un paradis terrestre. J'ai �t� re�u avec la plus tendre amiti�. Ren� �tait dans une �le du parc avec sa femme. Il est venu me chercher en bateau, et notre embrassade sur l'eau a �t� si vive, qu'elle a failli faire chavirer l'embarcation. Adieu, ma bonne m�re, � bient�t! Ne t'afflige plus, aime-moi toujours, et sois bien s�re que je ne puis pas �tre heureux si tu ne II p. 163 l'es pas, car tes chagrins sont les miens. Je t'embrasse de toute mon ame.�

LETTRE XXII.

Paris, 7 messidor an IX (juin 1801).

�Comme tu l'avais pr�vu, ne me voyant qu'� une journ�e de Paris, je n'ai pu me dispenser d'y venir passer quelques instans. J'ai vu Beaumont et mon g�n�ral. Ma belle jument Pam�la part demain pour Nohant; le g�n�ral part demain pour le Limousin. Dans une quinzaine, il sera de retour, et m'a promis de passer par Nohant, o� je t'aiderai � le recevoir. J'ai vu ce matin Oudinot, qui, �tant un peu mieux que nous dans les bonnes gr�ces, va, j'esp�re, d'apr�s les instigations de Charles His, demander pour moi le grade de capitaine. Je vais aussi toucher mes appointemens, ce qui me procurera l'agr�ment d'un habit pour aller voir le cardinal Gonzalvi, qui est ici pour n�gocier la grande affaire du Concordat. Il para�t qu'il a eu bien de la peine � se d�cider � ce voyage, et qu'il croyait marcher � la guillotine en quittant Rome. Charles His, celui qui m'a accompagn� dans mon ambassade � Rome, a d�j� vu Son Eminence ici et en a re�u force embrassades. Allons, ma bonne m�re, cette petite excursion, que tu regardes d�j� comme une grande extravagance, n'am�nera rien de funeste dans ma destin�e, sera peut-�tre utile � mes affaires et ne te co�tera pas un II p. 164 sou. Je n'ai pas encore entendu parler des vingt-six louis que M. de Cobentzel doit me faire restituer. J'irai chez lui demain. Adieu, bonne m�re, je serai bient�t pr�s de toi, et, si le ciel me seconde, ce sera comme capitaine. Ne t'afflige pas, je t'en supplie, et ne doute jamais de la tendresse de ton fils.�

* * *

Ce s�jour de Maurice � Paris se prolongea jusqu'� la fin de messidor. Diverses affaires servirent de pr�texte. La visite � monsignor Gonzalvi, les vingt-six louis de la commission d'�change, diverses d�marches en vue d'obtenir un avancement qu'il n'esp�rait pas et dont il ne s'occupa gu�res, la jument bless�e au garrot, la f�te du 14 juillet, tels furent les motifs plus ou moins s�rieux qui couvrirent d'un voile assez peu myst�rieux ces jours consacr�s � l'amour. Il ne savait pas mentir, ce pauvre enfant, et de temps � autre un cri de l'ame lui �chappait. �Tu ne veux pas que je m'int�resse � une femme qui a tout quitt� et tout perdu pour moi! Mais c'est impossible! Toi qui parles, ma bonne m�re, tu ne t�moignerais pas cette indiff�rence � un domestique qui aurait perdu sa place pour te suivre, et tu crois que je puis �tre ingrat envers une femme dont le cœur est noble et sinc�re? Non, ce n'est pas toi qui me donnerais un pareil conseil!.........................�

L'oncle Beaumont, autrefois abb� et coadjuteur II p. 165 � l'archev�ch� de Bordeaux, ce fils de Mlle Verri�res et du duc de Bouillon, petit-fils de Turenne et parent de M. de Latour-d'Auvergne, par cons�quent, �tait un homme plein d'esprit et de sens. Il avait eu, jeune abb�, une existence brillante et orageuse. Il �tait beau, d'une beaut� id�ale, p�tillant de ga�t�, brave comme un lieutenant de hussards, po�te comme... l'Almanach des Muses, imp�rieux et faible, c'est-�-dire tendre et irascible. C'�tait aussi une nature d'artiste, un type qui, dans un autre milieu, e�t pris les proportions d'un Gondi, dont il avait un peu imit� la jeunesse. Retir� du mouvement et du bruit, il v�cut paisible apr�s la r�volution, et ne se m�la point aux ralli�s, qu'il m�prisait un peu, mais sans amertume et sans p�dantisme. Une femme gouverna sa vie depuis lors, et le rendit heureux. Il fut toujours l'ami fid�le de ma grand'm�re, et, pour mon p�re, il fut quelque chose comme un p�re et un camarade.

Mais le bel abb� avait la moralit� des hommes aimables de son temps, moralit� que les hommes d'aujourd'hui ne portent pas plus loin; seulement, ils ne sont pas si aimables, voil� la diff�rence. Mon grand-oncle �tait un compos� de s�cheresse et d'effusion, de duret� et de bont� sans �gale. Il trouvait tout naturel de repousser le noble �lan de Victoire.

�Qu'elle soit riche et qu'elle s'amuse, se disait-il dans son doux cynisme d'�picurien, cela II p. 166 vaudra bien mieux pour elle que d'�tre pauvre avec l'homme qu'elle aime. Que Maurice l'oublie et n'encourage pas ce d�vouement romanesque; cela vaudra bien mieux pour lui que de s'embarrasser d'un m�nage et de contrarier sa m�re.�

Jamais il n'encouragea la passion de mon p�re; mais jamais il ne travailla efficacement � la faire avorter, et quand Maurice �pousa Victoire, il traita celle-ci comme sa fille, et ne songea qu'� la rapprocher de ma grand'm�re.

Maurice revint � Nohant aux premiers jours de thermidor (derniers jours de juillet 1801), et y resta jusqu'� la fin de l'ann�e. Avait-il r�solu d'oublier Victoire pour faire cesser cette lutte avec sa m�re? Ce n'est pas probable, puisqu'elle l'attendit � Paris et l'y retrouva plus �pris que jamais. Mais je n'ai point de traces de leur correspondance pendant ces quatre mois. Sans doute c'�tait une correspondance un peu �pi�e � Nohant, et qu'on faisait dispara�tre � mesure.

FIN DU TOME DEUXI�ME.

III p. 1

HISTOIRE DE MA VIE.

III p. 2 III p. 3

HISTOIRE
DE MA VIE

par

Mme GEORGE SAND.

Charit� envers les autres;
Dignit� envers soi-m�me;
Sinc�rit� devant Dieu.

Telle est l'�pigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.

TOME TROISI�ME.

PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.

III p. 4 III p. 5

CHAPITRE DIX-SEPTIEME.

1802. Fragmens de lettres. Les beaux du beau monde. Etudes musicales. Les Anglais � Paris. Retour du luxe.—F�te du Concordat. La c�r�monie � Notre-Dame. Attitude des g�n�raux.—Deschartres � Paris.—D�part pour Charleville.—R�ponse � Deschartres.—D�boires de la fonction d'aide-de-camp en temps de paix.

1802.

Maurice retourna � Paris vers la fin de 1801. Il �crivit avec la m�me exactitude que par le pass�. Mais ses lettres ne sont plus les m�mes. Ce ne sont plus les m�mes �panchemens, la m�me insouciance, ou, s'il y a insouciance, elle est parfois un peu forc�e. Evidemment, la pauvre m�re a une rivale; sa tendre jalousie a fait �clore le mal qu'elle redoutait.

De frimaire an X, jusqu'en flor�al de la m�me ann�e, ses lettres contiennent des appr�ciations int�ressantes sur le monde qu'il voit et qu'il traverse de sa pens�e. Je ne sais o� prendre, pour en donner ici un extrait. Toutes sont charmantes. Il y d�peint la soci�t� parisienne posant devant les Anglais venus � Paris avec Fox. Il raconte la f�te du Concordat, et son opinion personnelle est celle du milieu militaire qui l'entoure; mais III p. 6 je ne citerai dans ce feuilleton que les passages relatifs � sa propre histoire.

�Du 4 nivose an X.

�.... C'est aujourd'hui que nous avons c�l�br� l'anniversaire du fameux passage[31]. Presque toute l'aile droite �tait r�unie chez mon g�n�ral. On ne se doutait pas qu'il y aurait des couplets. Je fis un gros paquet de mauvais vers que son domestique fut charg� d'apporter au milieu du d�ner. Le g�n�ral d�cach�te avec empressement, et le voil� de pouffer de rire.

�C'�tait toute une relation h�ro�co-burlesque de l'affaire. Il la lut tout haut, et chacun de rire aussi, en se r�criant sur la v�racit� des faits. Je fus vite devin�, et on voulut me faire chanter mon œuvre; mais pour ne pas recommencer ce qui avait �t� d�j� lu, je chantai une kyrielle d'autres couplets sur le m�me sujet. Cela m'a couvert de gloire � bon march�. On s'est lev� de table en riant et en chantant, et en rentrant au salon, nous nous sommes tous embrass�s les uns les autres, Dupont commen�ant par moi. Si jamais on a vu de l'�galit� et de la fraternit� r�gner tout de bon parmi quelques hommes, c'�tait bien entre nous dans ce moment l�.�

* * *

�Tous les aimables de la soci�t� *** sont III p. 7 les freluquets les plus conditionn�s que je connaisse. Ils parlent pendant une heure pour ne rien dire, d�cident de tout � tort et � travers, et ont tellement � cœur, sous pr�texte de belles mani�res, de se copier les uns les autres, que qui en a vu un seul les conna�t tous. Il faut vivre dans le monde, dis-tu, c'est possible, ma bonne m�re; mais il n'y a rien de plus sot que tous ces gens qui n'ont pour tout m�rite qu'un nom dont l'�clat ne leur appartient pas.�

�.... Avec mon ma�tre de composition et mon piano de louage, je m'amuse beaucoup mieux que dans le monde; et, la nuit, quand je me suis oubli� � travailler la musique jusqu'� trois heures du matin, je sens que je suis beaucoup plus calme et plus heureux que si j'avais �t� au bal. Je m'ent�te � devenir bon harmoniste, et j'y r�ussirai. Je ne n�glige pas non plus mon violon. Je l'aime tant! Mes finances ne sont pas dans un tr�s bel �tat. J'ai �t� oblig� de me r��quiper des pieds � la t�te pour aller � la parade. Mais comme je me pique d'�tre un enfant d'Apollon, si je suis gueux, c'est dans l'ordre.

�J'ai vu Lejeune au spectacle. Il m'a cherch� dans tout Paris, lorsqu'il faisait son tableau de la bataille de Marengo. Il dit qu'il ne se console pas de ne pas avoir eu ma t�te sous la main pour la placer dans cette composition.

* * *

�J'ai fait connaissance avec plusieurs grandes III p. 8 dames. Mme d'Esquelbee, qui a daign� me trouver fort bien, � ce qu'on m'a dit; Mme de Flahaut, qui vient de faire para�tre un roman que j'ai la grossi�ret� de n'avoir pas lu, et Mme d'Andlaw.—R�n� est toujours le meilleur des amis, mais il a un grand d�faut, c'est de boire de l'eau comme un canard. Heureusement cela n'est pas contagieux......�

�Je te jure par tout ce qu'il y a de plus sacr� que V... travaille et ne me co�te rien. Je ne comprends pas que tu t'inqui�tes tant. Jamais je n'entretiendrai une femme tant que je serai un pauvre diable, puisque je serais forc� de l'entretenir � tes frais. En outre, tu ne la connais pas, et tu la juges sur le dire de Deschartres qui la conna�t encore moins. Ne parlons pas d'elle, je t'en prie, ma bonne m�re, nous ne nous entendrions pas; sois s�re seulement que j'aimerais mieux me br�ler la cervelle que de m�riter de toi un reproche, et que te faire de la peine est le plus mortel chagrin qui me puisse arriver.......

�Je n'en finirais pas si je voulais te raconter tous les ridicules de cette belle jeunesse. Les Anglais les sentent bien, et j'enrage de les voir rire sous cape, sans pouvoir trouver qu'ils ont tort de m�priser dans leur ame de pareils �chantillons de notre nation. Il y en a d'autres qui essaient gauchement de les singer et qui n'ont � cœur que de d�pr�cier leur patrie devant les �trangers. C'est quelque chose de r�voltant, et III p. 9 les �trangers en haussent les �paules tout les premiers. Tous ces jeunes lords qui sont militaires chez eux me questionnent avec avidit� sur notre arm�e, et je leur r�ponds avec feu par le r�cit de nos immortels exploits, qu'ils ne peuvent s'emp�cher d'admirer aussi. Je leur recommande surtout de ne pas juger de l'esprit public par ce qu'ils entendent dire aux gens du monde. Je leur soutiens que l'esprit national est aussi fort chez nous que chez eux. Ils en douteraient s'ils pouvaient oublier nos triomphes. Mais tu comprends que je sors de ce monde-l� plus triste et plus d�sabus�. Bonsoir, ma bonne m�re. Je t'aime plus que ma vie. Je rosse le municipal. J'envoie � ma bonne son d� � coudre et � ouvrer.�

�24 pluviose.

* * *

�Tout est termin� avec mes neveux. Outre la maison, me voil� possesseur d'une somme de 40,000 fr. Diable! jamais je ne me serais cru si riche. Tu vas prendre l�-dessus tout de suite dix mille francs pour payer toutes tes dettes. Pernon, Deschartres et ma bonne[32]. Je ne veux pas qu'ils attendent; je veux que tu te d�barrasses de tous ces petits chagrins-l�. Tu as fait plus pour moi que je ne pourrai jamais te rendre. III p. 10 Ainsi, ma bonne m�re, pas de chicane l�-dessus, ou je te fais un proc�s pour te forcer � recevoir mon argent. Avec le revenu de la maison et mon traitement, me voil� � la t�te de 7,840 fr. de rente. Ma foi, c'est bien joli, et il n'y a pas de quoi se d�sesp�rer. Avec le revenu de Nohant, nous voil� r�unissant 16,000 fr.[33] de rente � nous deux, dont nous pouvons jouir l'ann�e prochaine, et sans dettes; c'est superbe, et je suis bien heureux de te voir � l'abri de toute inqui�tude. Paie, paie tout ce que tu dois, et quand il ne me resterait que la moiti� de ces 40,000 fr., je t'assure que ce serait bien assez.

* * *

�Mme de B�ranger t'a mand� la mort du duc de Bouillon. Beaumont en est fort affect�, car, malgr� leurs discussions, ils s'aimaient v�ritablement comme deux fr�res..............

�Du 24 ventose (mars).

................. �Mon g�n�ral est tr�s bien, pour le coup, avec Bonaparte. Celui-ci l'a envoy� chercher, et, apr�s quelques reproches obligeans sur son �loignement, il lui a donn� le commandement de la 2e division militaire, forte de vingt-cinq mille hommes. Elle occupe les Ardennes et le III p. 11 pays de Luxembourg. Ainsi nous voil� en pleine activit�. Bonaparte a ajout� qu'aussit�t qu'il verrait quelque emploi plus avantageux, il lui en f�t la demande.

* * *

�L'arriv�e de ma jument m'a fait grand plaisir. Le bois de Boulogne est charmant: il est nouvellement perc�, et il y a tous les jours une telle quantit� de cal�ches et de voitures de toute esp�ce, que la garde est oblig�e d'y faire la police comme � Longchamps. C'est inconcevable de voir cela, quand nous sommes � peine sortis d'une r�volution o� toute richesse semblait an�antie. Eh bien! il y a cent fois plus de luxe que sous l'ancien r�gime. Quand je me rappelle la solitude du bois de Boulogne en 94, lors de mon exil � Passy, je crois r�ver de m'y trouver aujourd'hui comme port� par la foule. C'est une foule d'Anglais, d'ambassadeurs �trangers, de Russes, etc., �talant une magnificence que le monde de Paris veut �clipser � son tour. Longchamps sera splendide.

..... On tire en ce moment le canon pour la signature de la paix. Les m�res et les femmes se r�jouissent; nous autres, nous faisons un peu la grimace.�...............

Paris, le 23 germinal (avril).

�Paris commence � m'ennuyer passablement. C'est toujours la m�me chose: des grands airs, III p. 12 de grandes vanit�s et des ambitions mal dissimul�es qui ne demandent qu'� �tre caress�es pour se montrer.

* * *

�On pr�pare un grand d�jeuner � la Porte-Maillot... Tous les aimables y seront: ils paient un louis par t�te pour avoir deux fen�tres entre trente. Il n'y aura que des gens titr�s, les Biron, les de l'Aigle, les P�rigord, les Noailles[34]. Ce sera charmant. Je n'irai fichtre pas! ...........................

Paris, le 30 germinal an X.
.......................

�Les journaux t'ont sans doute fait un r�cit tr�s pompeux de la f�te du Concordat. J'�tais du cort�ge � cheval, avec le g�n�ral Dupont, qui en avait re�u l'ordre, ainsi que tous les g�n�raux actuellement � Paris. Ils y ont donc tous figur�, � peu pr�s comme des chiens qu'on fouette. Nous avons d�fil� dans Paris aux acclamations d'une multitude qui �tait plus charm�e de l'appareil militaire que de la c�r�monie en elle-m�me. Nous �tions tous tr�s brillans, et pour ma part, j'�tais magnifique, Pamela[35] et moi, dor�s de la t�te aux pieds. Le l�gat �tait en voiture et la III p. 13 croix devant lui, dans une autre voiture[36]. Nous n'avons mis pied � terre qu'� la porte de Notre-Dame, et tous ces beaux chevaux richement capara�onn�s, qui piaffaient et se querellaient autour de la cath�drale, offraient un coup d'œil singulier. Nous sommes entr�s dans l'�glise aux sons de la musique militaire, qui a cess� tout d'un coup � l'approche du dais, sous lequel les trois consuls se sont plac�s et ont �t� conduits en silence, et m�me assez gauchement, jusqu'� l'estrade qui leur �tait destin�e. Le dais sous lequel ont �t� re�us les consuls avait l'air d'un baldaquin de lit d'auberge: quatre mauvais plumets et une m�chante petite frange. Celui du cardinal �tait quatre fois plus riche et la chaire splendidement drap�e. On n'a pas entendu un mot du discours de M. de Boisgelin. J'�tais � c�t� du g�n�ral Dupont, derri�re le premier consul. J'ai parfaitement III p. 14 joui de la beaut� du coup d'œil et du Te Deum. Ceux qui �taient au milieu de l'�glise n'ont rien entendu. Au moment de l'�l�vation les trois consuls ont mis genou en terre. Derri�re eux �taient au moins quarante g�n�raux, parmi lesquels Augereau, Mass�na, Macdonald, Oudinot, Baraguey-d'Hilliers, Le Courbe, etc. Aucun n'a boug� de dessus sa chaise, ce qui faisait un dr�le de contraste. En sortant, chacun est remont� sur son cheval et s'est en all� de son c�t�, de sorte qu'il n'y avait plus que les r�gimens et la garde dans le cort�ge. Il �tait cinq heures et demie et l'on mourait d'ennui, de faim et d'impatience. Quant � moi, j'�tais mont� � cheval � neuf heures du matin sans d�jeuner, avec la fi�vre qui continue � me tourmenter. J'ai �t� d�ner chez Sc�vole, et aujourd'hui je t'�cris de chez mon g�n�ral. J'ai vu Corvisart, m�decin du premier consul. Il me promet que, dans deux ou trois jours, je pourrai voyager et aller t'embrasser avant de partir pour notre quartier g�n�ral. Je crois que l'impatience de te revoir m'emp�che de gu�rir. J'embrasse le municipal. Il e�t fait bien de l'effet � la c�r�monie avec son �charpe et ses adjoints.�

* * *

Apr�s un mois de s�jour aupr�s de sa m�re, Maurice quitte Nohant, passe deux ou trois jours � Paris, et va rejoindre son g�n�ral � Charleville, o� bient�t Victoire devait aller s'�tablir, en d�pit III p. 15 des sermons de Deschartres, qui ne faisaient pas fortune, comme l'on voit, aupr�s de son �l�ve. Ce pauvre p�dagogue ne se d�courageait pourtant pas. Il persistait � regarder Victoire comme une intrigante, et Maurice comme un jeune homme trop facile � tromper. Il ne voyait pas que l'effet de ce jugement erron� rendrait chaque jour mon p�re plus clairvoyant sur le d�sint�ressement de son amie, et que plus on l'accuserait injustement, plus il lui rendrait justice et s'attacherait � elle. Deschartres, en cette circonstance, prit pr�texte de ses affaires et accompagna Maurice � Paris, craignant peut-�tre qu'il n'y s�journ�t, au lieu d'aller � son poste. En m�me temps, ma grand'm�re exprimait � son fils le d�sir de le voir mari�, et cette inqui�tude que lui causait la libert� du jeune homme, habituait le jeune homme � l'id�e d'engager sa ch�re libert�. Ainsi, tout ce qu'on faisait pour le d�tacher de la femme aim�e ne servait qu'� h�ter le cours de la destin�e.

Pendant ce court s�jour � Paris avec son �l�ve, Deschartres crut ne pas devoir le quitter d'un instant. C'�tait faire le pr�cepteur un peu tard, avec un jeune militaire �mancip� par de glorieuses et rudes campagnes. Mon p�re �tait bon, on le voit de reste par ses lettres, et, au fond, il aimait tendrement son p�dagogue. Il ne savait pas le brusquer s�rieusement, et il �tait assez enfant encore pour trouver un certain plaisir � III p. 16 tromper, comme un v�ritable �colier, la surveillance burlesque du bourru. Un matin, il s'esquive de leur commun logement, et va rejoindre Victoire dans le jardin du Palais-Royal, o� ils s'�taient donn� rendez-vous pour d�jeuner ensemble chez un restaurateur. A peine se sont-ils retrouv�s, � peine Victoire a-t-elle pris le bras de mon p�re, que Deschartres, jouant le r�le de M�duse, se pr�sente au devant d'eux. Maurice paie d'audace, fait bonne mine � son argus, et lui propose de venir d�je�ner en tiers. Deschartres accepte. Il n'�tait pas �picurien, pourtant il aimait les vins fins et on ne les lui �pargna point. Victoire prit le parti de le railler avec esprit et douceur, et il parut s'humaniser un peu au dessert; mais quand il s'agit de se s�parer, mon p�re voulant reconduire son amie chez elle, Deschartres retomba dans ses id�es noires, et reprit tristement le chemin de son h�tel garni.

Le s�jour de Charleville parut fort maussade � mon p�re jusqu'au moment o� son amie vint s'y �tablir chez d'honn�tes bourgeois o� elle payait une modique pension. Elle passait aupr�s d'eux pour �tre mari�e secr�tement avec mon p�re, mais elle ne l'�tait pas encore. D�s ce moment ils ne se quitt�rent presque plus, et se regard�rent comme li�s l'un � l'autre.

Ma bonne grand'm�re ignorait tout cela. De temps en temps Deschartres, toujours aux aguets, III p. 17 de loin comme de pr�s, faisait une d�couverte inqui�tante et ne la lui �pargnait pas. Il en r�sultait avec Maurice des explications qui la rassuraient pour un instant, mais qui ne changeaient rien � la situation de chacun.

Charleville, le 1er messidor (juin).

................. �Nous faisons un �talage du diable avec nos grands plumets, nos dorures et nos beaux coursiers. Il est parl� de nous jusqu'� Soissons et jusqu'� Laon patrie de Jean-Fran�ois Deschartres! Mais tant de gloire nous touche peu, et nous aimerions mieux �tre moins propres que d'user notre ardeur � faire la parade. En outre, on est curieux et bavard ici comme � La Ch�tre. Le g�n�ral a voulu d�j� tenter quelque aventure, mais il n'eut pas parl� deux fois � la m�me femme, qu'il s'�leva une clameur immense dans les trois villes de Sedan, M�zi�res et Charleville.�

Charleville, 1er thermidor (juillet).

�Voil� une singuli�re fantaisie de mon g�n�ral. Il ne savait que vaguement que j'�tais le petit-fils du mar�chal de Saxe, et il s'est mis � m'interroger l�-dessus en d�tail. Quand il a appris que tu avais �t� reconnue par acte du parlement, et que le roi de Pologne �tait mon a�eul, tu n'as pas d'id�e de l'effet que cela a produit sur lui. Il m'en parle vingt fois le jour, il m'accable III p. 18 de questions. Malheureusement, je ne me suis jamais occup� de tout cela, et il m'est impossible de lui tracer mon arbre g�n�alogique. Je ne me souviens pas du nom de ta m�re, et je ne sais pas du tout si nous sommes parens des Levenhaupt. Il faut que tu c�des � sa fantaisie et que tu me renseignes sur tout cela. Il veut m'envoyer en Allemagne avec des lettres de recommandation du ministre de l'int�rieur et des g�n�raux Marceau et Macdonald, afin de me faire reconna�tre comme le seul rejeton existant du grand homme.

�Je me garderai bien de donner dans de pareilles extravagances, mais je ne veux pas brusquer trop cette manie de Dupont, parce qu'il pr�tend qu'avec mon nom je dois �tre fait capitaine, et qu'il se fait fort de m'obtenir ce grade incessamment. Je crois l'avoir m�rit� par moi-m�me, et je le laisserai agir. Te souviens-tu du temps o� je ne voulais pas �tre prot�g�? C'�tait avant d'�tre militaire; j'avais des illusions sur la vie, et je m'imaginais qu'il suffisait d'�tre brave et intelligent pour parvenir. La R�publique m'avait mis ce fol espoir dans la t�te; mais � peine ai-je vu ce qui en est que j'ai reconnu que le r�gime d'autrefois n'est gu�re chang�; et Bonaparte en est, je crois, plus �pris qu'il n'en a l'air.�

III p. 19

A M. Deschartres.

Charleville, 8 thermidor an X.

�Vous �tes bien aimable, mon ami, de vous donner tant de peines pour mes affaires. Croyez que je sens vivement le prix d'un ami tel que vous: vous mettez � tout ce qui me regarde un z�le que je ne puis trop reconna�tre; mais laissez-moi vous dire, sans circonlocution, qu'� certains �gards ce z�le va trop loin; non que je veuille vous d�nier le droit de vous occuper de ma conduite, comme vous vous occupez de mes affaires et de ma sant�: ce droit est celui de l'affection, et je saurai le subir quand m�me il me blesserait; je crois vous l'avoir prouv� d�j� en des circonstances d�licates; mais l'ardeur de ce z�le vous fait voir en noir et prendre au tragique des choses qui ne le sont pas. C'est donc voir faux, et l'amiti� que je vous porte ne m'oblige pas � me tromper avec vous.

�Quand, par exemple, vous me pronostiquez qu'� trente ans, j'aurai les infirmit�s de la vieillesse, et que, par l�, je deviendrai inhabile aux grandes choses, et tout cela, parce qu'� vingt-quatre ans j'ai une ma�tresse, vous ne m'effrayez pas beaucoup. En outre, vous jouez de malheur dans votre raisonnement quand vous me proposez l'exemple de mon grand-p�re le mar�chal, qui fut pr�cis�ment d'une galanterie dont je n'approche pas, et qui n'en gagna pas moins la bataille III p. 20 de Fontenoy � 45 ans. Votre Annibal �tait un sot de s'endormir � Capoue avec son arm�e; mais, nous autres Fran�ais, nous ne sommes jamais plus robustes et plus braves que quand nous sortons des bras d'une jolie femme. Quant � moi, je crois �tre beaucoup plus sage et plus chaste en me livrant � l'amour d'une seule qu'en changeant tous les jours de caprice, ou en allant voir les filles, pour lesquelles je vous avoue que je ne me sens pas de go�t.

�Il est vrai que, pour �tre cons�quent avec vous-m�me, il vous pla�t de traiter de fille la personne � laquelle je suis attach�. On voit bien que vous ne savez pas plus ce que c'est qu'une fille que vous ne savez probablement ce que c'est qu'une femme. Moi, je vais vous l'apprendre, car j'ai un peu connu d�j� la vie de hussard, et c'est parce que je l'ai connue que j'ai eu h�te d'en sortir. Nous avons rompu assez de lances sur ce sujet pour qu'il me semble inutile d'y revenir, mais puisque vous persistez � l'accuser, je persisterai � d�fendre celle que j'aime.

�Une fille, puisqu'il faut encore vous l'expliquer, est un �tre qui sp�cule, et vend son amour. Il y en a beaucoup dans le grand monde, bien qu'elles aient de grands noms et des maisons tr�s fr�quent�es. Je ne vivrais pas huit jours avec elles. Mais une femme qui s'attache � vous en vous rencontrant dans le malheur, qui vous a r�sist� lorsque vous �tiez dans une situation III p. 21 brillante en apparence et qui vous c�de en vous voyant couvert de haillons et mourant de faim (c'est ainsi que j'�tais en sortant des mains des Croates), une femme qui vous garde la plus stricte fid�lit� depuis le jour o� elle vous a aim�, et qui, lorsque vous voulez lui assurer quelques ressources, au moment o� vous venez de recueillir un petit h�ritage, vous jette au nez et foule aux pieds avec col�re vos billets de cent louis, puis les ramasse et les br�le en pleurant! non, cent fois non, cette femme n'est pas une fille, et on peut l'aimer fid�lement, s�rieusement, et la d�fendre envers et contre tous. Quel que soit le pass� d'une telle femme, il n'y a qu'un l�che qui puisse le lui reprocher, quand il a profit� de son amour, quand il a re�u d'elle des services; et vous savez tr�s bien que sans V... j'aurais eu beaucoup de peine � revenir en France. Les circonstances d�cident de nous, et souvent malgr� nous, dans la premi�re jeunesse, lorsque nous sommes sans ressources et sans appui. Les femmes, plus faibles que nous et provoqu�es par nous qui nous faisons une gloire d'�garer leur faiblesse, peuvent se perdre ais�ment. Mais entourez les premi�res saintes du Paradis de tous les genres de s�ductions, mettez-les aux prises avec le malheur et l'abandon, et vous verrez si toutes s'en tireront aussi bien que certaines femmes dont vos arr�ts croient faire une justice salutaire.

III p. 22 �Vous vous trompez donc, mon ami. Et voil� tout ce que j'ai � dire pour r�sister � des conseils que vous croyez bons, et que je regarde comme mauvais. Quant � ma m�re, je vous prie de ne point me recommander de la ch�rir. Je n'ai besoin pour cela des encouragemens de personne. Jamais je n'oublierai ce que je lui dois; mon amour et ma v�n�ration pour elle sont � l'abri de tout. Adieu, mon cher Deschartres, je vous embrasse de tout mon cœur. Vous savez mieux que tout autre combien il vous est attach�.

�MAURICE DUPIN.�

De Maurice � sa m�re.

�Eh bien! oui, ma bonne m�re, je te l'avoue, je suis, non pas triste comme tu le crois, mais assez m�content de la tournure que prennent mes affaires. Voil� de grands changemens dans les affaires publiques, et qui ne nous promettent rien de bon[37]. Certainement cela l�ve toutes les difficult�s qui auraient pu surgir � la mort du premier consul; mais c'est un retour complet � l'ancien r�gime; et, en raison de la stabilit� des premi�res fonctions de l'Etat, il n'y aura gu�re moyen de sortir des plus humbles. Il faudra se tenir l� o� le hasard vous aura jet�, et ce sera comme autrefois, o� un brave soldat restait soldat toute sa vie, tandis qu'un freluquet �tait III p. 23 officier selon le bon plaisir du ma�tre. Tu verras que tu ne te r�jouiras pas bien longtemps de cette esp�ce de restauration monarchique, et que pour moi, du moins, tu regretteras les hasards de la guerre et la grande �mulation r�publicaine.

�Le poste que j'occupe n'est pas d�sagr�able en soi-m�me, et, en temps de guerre, il est brillant, parce qu'il nous expose et nous fait agir: mais en temps de paix, il est assez sot, et, entre nous soit dit, peu honorable. Nous ne sommes apr�s tout, que des laquais renforc�s. Nous d�pendons de tous les caprices d'un g�n�ral. Si nous voulons sortir, il faut rester; si nous voulons rester, il faut sortir. A la guerre, c'est charmant: ce n'est pas au g�n�ral que nous ob�issons. Il repr�sente le drapeau de la patrie. C'est pour le salut de la chose publique qu'il dispose de nos volont�s, et quand il nous dit: �Allez � droite; si vous n'y �tes pas tu� vous irez ensuite � gauche; et si vous n'�tes pas tu� � la gauche, vous irez ensuite en avant, �c'est fort bien; c'est pour le service, et nous sommes trop heureux de recevoir de pareils ordres. Mais en temps de paix, quand il nous dit: �Montez � cheval pour m'accompagner � la chasse, ou venez faire des visites avec moi pour me servir d'escorte, �ce n'est plus si dr�le. C'est � son caprice personnel que nous ob�issons. Notre dignit� en souffre, et la mienne est je l'avoue, � une rude �preuve. Dupont est pourtant d'un III p. 24 excellent caract�re et peu de g�n�raux sont aussi bienveillans et aussi expansifs: mais enfin, il est g�n�ral et nous sommes aides-de-camp, et s'il ne faisait de nous ses domestiques, nous ne lui servirions � rien, puisqu'il n'y a rien autre chose � faire. Decouchy, qui est chef d'�tat-major, prend patience, quoique avant-hier, il ait eu une petite mortification assez dure. Le g�n�ral �tait chez sa ma�tresse et l'a fait attendre trois heures dans la cour. Il a failli le planter l� et envoyer tout au diable. Morin est tr�s insouciant et r�pond toujours qu'importe? � tout ce qu'on lui dit. Moi, je me dis en moi-m�me:

Il importe si bien, que, de tous vos repas,
Je ne veux en aucune sorte,
Et je ne voudrais m�me pas, � ce prix, un tr�sor.

si bien que j'ai le plus grand d�sir d'aller rejoindre mon r�giment, et je vais �crire pour cela � Lacu�e, qui est le grand faiseur et le grand r�formateur.

* * *

�En raison de ma haute valeur et de ma belle conduite dans les �preuves, j'ai �t� nomm� compagnon ces jours-ci, et je serai ma�tre incessamment.�

III p. 25

CHAPITRE DIX-HUITIEME.

Suite des amours.—S�paration douloureuse.—Retour � Paris.—Ces dames. Le beau monde. La faveur.—M. de Vitrolles. M. H�kel. Eug�ne Beauharnais et lady Georgina.

An XI.—LETTRE I.

De Maurice Dupin � sa m�re.

Charleville, 1er vend�miaire (22 septembre 1802).

�Ta lettre, ma bonne m�re, que je re�ois � l'instant, me rend au bonheur: tu m'y moralises, tu m'y grondes tout au long, mais c'est avec ton amour maternel que je poss�de toujours, que rien ne peut me remplacer, et de la perte duquel je ne me consolerais jamais: entends-tu bien, parce que rien ne pourrait me d�dommager. En d�pit de ton m�contentement, tu me portes toujours la m�me tendresse: conserve-la-moi toujours, ma bonne m�re, je n'ai jamais cess� de la m�riter. Je te l'avouerai, je craignais que quelque nouveau rapport mensonger, quelque apparence trompeuse ne l'eussent momentan�ment refroidie dans ton cœur. Cette id�e me poursuivait partout: mon III p. 26 ame en �tait oppress�e, mon sommeil troubl�; enfin, tu viens de me rendre � la vie!

�Et cet original de Deschartres qui me mande, il y a deux jours, que tu ne m'�criras peut-�tre pas de longtemps, � cause des chagrins que je te donne! Je lui ai trop prouv� qu'il avait tort. Il s'en venge en me faisant souffrir, en me prenant par l'endroit le plus sensible. Avec tant de bonnes qualit�s, c'est cependant un ours qui vous griffe quand il ne peut vous assommer. Il m'a �crit des volumes tout le mois dernier pour me prouver, avec sa politesse accoutum�e que j'�tais un homme d�shonor�, couvert de boue. Rien que �a! Belle conclusion, et digne des exordes dont il me r�galait: mais je les lui passe de bien bon cœur � cause du motif qui allume son courroux et son z�le. Je n'ai pas encore r�pondu � sa derni�re lettre, mais je me r�serve cette petite satisfaction, tout en lui envoyant un bel et bon fusil � deux coups, pour qu'il te fasse manger des perdrix s'il n'est pas trop maladroit.

Non, ma bonne m�re je n'ai jamais voulu s�parer mon existence de la tienne, et si je suis devenu ivrogne et mauvaise compagnie comme tu m'en accuses, dans les camps et bivouacs, ce que je ne crois pas, sois s�re que, du moins, dans cette vie agit�e, je n'ai rien perdu de mon amour pour toi. Si j'ai fait, sans te consulter, la d�marche d'�crire � Lacu�e pour t�cher de rentrer dans mon r�giment, c'est que le temps pressait, qu'il m'e�t III p. 27 fallu attendre ta r�ponse, et perdre ainsi le peu de jours que j'avais pour esp�rer un bon r�sultat. Maintenant tout est consomm�, Lacu�e ne m'a pas laiss� la moindre esp�rance. En vertu des nouveaux arr�t�s, je dois rester aupr�s de Dupont; je me r�signe, et la satisfaction que tu en ressens diminue d'autant ma contrari�t�...................

�Adieu, ma bonne m�re: crois que ton bonheur peut seul faire le mien, et qu'il entrera toujours comme cause premi�re dans toutes mes actions comme dans toutes mes pens�es. Je t'embrasse de toute mon ame.

�Mon Dieu, que l'id�e de Miemi� m'afflige; je ne peux pas me persuader cela. Parle-lui de moi, je t'en prie[38].

�Et Auguste qui est nomm� receveur de la ville de Paris! Je lui en ai fait mon compliment.�

LETTRE III.

�De Sillery, chez M. de Valence (sans date).

�Tu l'as voulu, tu l'as exig�, tu m'as mis entre ton d�sespoir et le mien. J'ai ob�i. V..... est � Paris. J'ai voulu, j'ai fait l'impossible. Mais, pour l'�loigner ainsi, il fallait bien veiller � son existence. Je me suis fait avancer soixante louis par le payeur de la division sur mes appointemens, III p. 28 et j'ai exig� qu'elle all�t travailler � Paris. Au moment du d�part, elle m'a renvoy� l'argent. J'ai couru apr�s elle, je l'ai ramen�e, nous avons pass� trois jours ensemble dans les larmes. Je lui ai parl� de toi, je lui ai fait esp�rer qu'en la connaissant mieux un jour, tu cesserais de la craindre. Elle s'est r�sign�e, elle est partie. Mais ce n'est peut-�tre pas trop le moyen de se gu�rir d'une passion que de l'exposer � de telles �preuves. Enfin, je ferai pour toi ce que les forces humaines comportent. Mais ne me parle plus tant d'elle. Je ne peux pas encore te r�pondre avec beaucoup de sangfroid.�

* * *

Ma grand'm�re, voyant aux lettres suivantes que son cher Maurice �tait mortellement triste, l'appela aupr�s d'elle, et obtint du g�n�ral Dupont qu'il lui permettrait d'aller � Paris faire des d�marches pour son avancement. C'�tait un pr�texte pour l'attirer � Nohant; mais il n'y alla que plus tard. Il fut retenu � Paris par son amour, usant aussi aupr�s de sa m�re du pr�texte de ces m�mes d�marches. Il d�sirait vivement alors entrer dans la garde du premier consul. Il fit quelques efforts sans succ�s, comme il �tait facile de le pr�voir, car il �tait trop pr�occup� pour �tre un solliciteur actif, et trop na�vement fier pour �tre un heureux courtisan. J'ai entendu souvent ses amis s'�tonner qu'avec tant de bravoure, d'intelligence et de charme dans les mani�res, il n'ait pas eu III p. 29 un plus rapide avancement. Moi, je le con�ois bien. Il �tait amoureux, et, pendant plusieurs ann�es, il n'eut pas d'autre ambition que celle d'�tre aim�; ensuite, il n'�tait pas homme de cour, et on n'obtenait d�j� plus rien sans se donner beaucoup de peine. Puis vinrent pour Bonaparte des pr�occupations s�rieuses. L'affaire de Pichegru, Moreau et Georges, celle du duc d'Enghien, et les �v�nemens, expliquent le mouvement qui se fit dans son esprit, pour rapprocher de lui les noms du pass�, puis pour les en �loigner, puis enfin pour les rapprocher encore et se r�concilier avec eux.

SUITE DE FRAGMENS DE LETTRES.

Paris, 18 frimaire an XI (d�cembre 1802).

................... �J'ai enfin vu Caulaincourt, et ce n'est pas sans peine; mais, ma foi, j'ai �t� bien inspir� de compter sur l'oubli de nos petites rancunes. A peine m'eut-il reconnu, qu'il embrassa cordialement l'ancienne ordonnance du p�re Harville, et me demanda de tes nouvelles avec un vif int�r�t; et � peine lui eus-je dit que je d�sirais entrer dans la garde, qu'il ne me donna pas le temps de lui demander de m'y aider. Il s'y offrit, et s'en chargea avec un empressement fort aimable. Il m'a demand� mes �tats de services, et promis de son propre mouvement de les pr�senter et de les faire lire, demain, au premier consul, � Saint-Cloud. Il m'a surtout recommand� de mettre en III p. 30 toutes lettres et fort apparentes sur ma demande, que je suis le petit-fils du mar�chal de Saxe, m'assurant qu'il le fallait pour r�ussir. Mais la Suisse, mais Marengo? lui disais-je.—Bien, bien, m'a-t-il r�pondu, le pr�sent est beaucoup, mais le pass� a une grande importance aujourd'hui. Parlez du h�ros de Fontenoy, et ne n�gligez rien de ce c�t�-l�. Bien m'en avait pris d'avoir �t� d�ner la veille chez Ordener et d'en avoir �t� re�u � bras ouverts, car il m'a demand� comment j'�tais avec lui, et sur ma r�ponse il m'a assur� que tout cela irait sur des roulettes..........................�

Paris, 29 frimaire.

................... �Auguste[39] a pris hier le costume grave de son emploi de tr�sorier de la ville de Paris. Il avait l'habit noir, l'�p�e, la bourse, et, dans cet �quipage, il nous a fait mourir de rire. Il a toujours une figure superbe � qui tout sied, et il porte tr�s bien ce costume, mais c'est si dr�le de voir repara�tre les habits de jadis! Ren� veut �tre pr�fet du palais et sa femme dame d'honneur. Je l'ai fait enrager hier en lui disant que pour le coup ces dames ne la verraient plus que de mauvais œil. Mais le premier consul a �t� si aimable et si galant avec elle, qu'elle subit le commun prestige, et finit par avouer que tous ces grands seigneurs sont fiers et insolens. Ils le sont, d'autant III p. 31 plus, pour la plupart, qu'ils recherchent aussi la faveur du ma�tre.�

Paris, le 14 pluviose.

�.... Ne me gronde pas, j'agis du mieux que je peux. Mais comment faire pour r�ussir quand on n'est pas n� courtisan! J'ai revu Caulaincourt hier. Il m'a fait d�je�ner avec lui. Il m'a dit qu'il avait mis lui-m�me ma demande dans le portefeuille du premier consul, et m�me qu'il lui avait parl� de moi, mais que celui-ci lui avait r�pondu: Nous verrons cela. C'est peut-�tre bien un refus anticip�. Que veux-tu que j'y fasse? C'est Bonaparte lui-m�me qui m'a l'ait entrer dans l'�tat-major, et c'est Lacu�e qui me l'a conseill�. A pr�sent, Lacu�e dit que cela ne vaut pas le diable, et Bonaparte ne nous permet pas d'en sortir. Ce sera une grande faveur si cela m'arrive, mais je ne suis pas homme � me mettre � plat-ventre pour obtenir une chose si simple et si juste. Je n'ose pourtant pas y renoncer, car tout mon d�sir est de me fixer � Paris, si la paix continue. Comme cela, nous nous arrangerions pour que tu vinsses y passer les hivers, et nous ne vivrions pas �ternellement s�par�s, ce qui rend mon �tat aussi triste pour moi que pour toi-m�me. Je n'y mets ni insouciance ni lenteur, mais tu ne m'as pas �lev� pour �tre un courtisan, ma bonne m�re, et je ne sais pas assi�ger la porte des protecteurs. Caulaincourt est excellent III p. 32 pour moi, il a recommand� devant moi � son portier de me laisser toujours entrer quand je me pr�senterais, � quelque moment que ce f�t. Mais il sait bien que je ne suis pas de ceux qui abusent, et s'il veut me servir r�ellement il n'a pas besoin que je l'importune. Je vais ce soir chez le g�n�ral Harville, c'est son jour de r�ception. J'y vais chapeau sous le bras, culotte et bas de soie noirs, frac vert: c'est, � pr�sent, la tenue militaire!.... Ne me dis donc plus que tu vas t�cher de penser � moi le moins possible. Je ne suis d�j� pas si gai. Et que veux-tu que je devienne si tu ne m'aimes plus?.......................................................

Paris, le 27 pluviose.

�J'ai revu S*** chez ***, � un fort beau souper qu'il a donn� � Mme de Tourzelle, et j'en ai �t� enchant�. Quant au reste, tant m�les que femelles, c'est toujours la m�me nullit�, la m�me sottise. Le grand monde n'a point chang� et ne changera point. J'en excepte quelques-uns seulement, et surtout Vitrolles, qui a de l'esprit et du caract�re[40].�

Paris, le 7 ventose.

�Caulaincourt a reparl� de moi au premier consul. Il avait �gar� ma demande et lui en a III p. 33 redemand� une autre. Est-ce � dire que je dois esp�rer? Ah! si le grand homme savait comme j'ai envie de l'envoyer pa�tre, et de ne plus me ruiner sans gloire � son service! Qu'il nous donne encore de la gloire s'il veut faire sa paix avec moi. Le malheur est que cela lui est parfaitement �gal pour le moment.

�Du 28 ventose (mars 1803).

................... �Je vois souvent mon ami H�kel. Comme il demeure fort loin, nous faisons chacun la moiti� du chemin, nous nous joignons aux Tuileries, et l� nous arpentons tout le jardin en babillant et en raisonnant � perte de vue. C'est vraiment l'homme le plus instruit et le plus �loquent que j'aie jamais rencontr�, et il a des sentimens si nobles que je me sens toujours meilleur quand je le quitte que quand je l'aborde. Il sollicite en ce moment une place de proviseur dans un lyc�e; je ferai pr�senter sa note � Bonaparte par Dupont. R�ussirai-je? Je me ferais volontiers intriguant pour l'amour de ce digne homme; mais l'esprit du gouvernement est de ne donner qu'� ceux qui ont d�j�, et c'est assez l'histoire de tous les grands pouvoirs...............................�

�Le vendredi-saint.

�Ren� a donn� ces jours-ci un tr�s beau d�je�ner, o� �taient Eug�ne Beauharnais, Adrien de Mun, mylord Stuart, Mme Louis Bonaparte, III p. 34 la princesse Dolgorouky, la duchesse de Gordon, Mme d'Andlaw et lady Georgina, ni�ce de la duchesse de Gordon. Cela se faisait � l'intention d'Eug�ne, qui est amoureux et aim� de lady Georgina, laquelle passe dans le grand monde pour un astre de beaut�. Il ne lui manque, pour m�riter sa r�putation, que d'avoir une bouche et des dents. Mais, sur cet article, Eug�ne et elle n'ont rien � se reprocher. La duchesse ne demanderait pas mieux que de la lui faire �pouser; mais ce cher beau-p�re Bonaparte n'entend point de cette oreille-l�. La tante va partir pour l'Angleterre, et les amans se d�solent. Voil� comment la grandeur rend les gens heureux!�

�Du 29 germinal (avril).

�Je pars dans trois jours pour Chenonceaux avec Ren�. Envoie-moi les chevaux jusqu'� Saint-Agnan, et dans cinq jours je suis dans tes bras. Oui, oui, il y a bien longtemps que je devrais y �tre. Tu en as souffert; moi aussi. Tu vas me promener dans tes nouveaux jardins, et me prouver que la Grenouill�re est devenue le lac de Trasim�ne, les petites all�es des routes royales, le pr� une vall�e suisse, et le petit bois la for�t Hercinie. Oh! je ne demande pas mieux! Je verrai tout cela par tes yeux. Je le verrai en beau, puisque je serai pr�s de toi.�

III p. 35

CHAPITRE DIX-NEUVIEME.

S�jour � Nohant, retour � Paris et d�part pour Charleville.—Bonaparte � Sedan.—Le camp de Boulogne.—Canonnade avec les Anglais; le g�n�ral Bertrand.—Adresse de l'arm�e � Bonaparte, pour le prier d'accepter la couronne imp�riale.—Ma m�re au camp de Montreuil; retour � Paris.—Mariage de mon p�re. Ma naissance.

Apr�s avoir pass� trois mois aupr�s de sa m�re, qu'il accompagna aux eaux de Vichy, mon p�re, rappel� par un arr�t� des consuls qui prescrivait � tous les g�n�raux de r�unir leurs subordonn�s autour d'eux, revint � Paris, o� l'on commen�ait � parler de l'exp�dition d'Angleterre.

�Quant � mes affaires d'argent, je ne veux pas que tu m'en parles, ni que tu me consultes sur quoi que ce soit. Je regarde l'argent comme un moyen, jamais comme un but. Tout ce que tu feras sera toujours sage, juste, excellent � mes yeux. Je sais bien que plus tu auras, plus tu me donneras. C'est une v�rit� que tu me d�montres tous les jours. Mais je ne veux pas que, pour quelques arpens de terre de plus ou de moins, tu te prives de la moindre chose. L'id�e d'h�riter de toi me donne le frisson, et je ne peux pas me soucier de ce qui sera apr�s toi, car, III p. 36 apr�s toi, il n'y aura plus pour moi que douleur et solitude. Le ciel me pr�serve de faire des projets pour un temps que je ne veux pas pr�voir, et dont je ne peux pas seulement accepter la pens�e.�

�Du 10 thermidor.

..................... �Je pars pour Sedan, o� Bonaparte va passer et o� nous devons aller � sa rencontre le 18 ou le 20.�..................

�Du 15 thermidor, � Charleville (ao�t 1803).

�Je suis arriv� hier, j'ai trouv� Dupont tr�s goguenard et fort peu touch� de ma fi�vre. Nous attendons Bonaparte d'un moment � l'autre. Il n'y a rien de plaisant comme la rumeur qui r�gne ici. Les militaires se pr�parent � la grande revue. Les administrateurs civils composent des harangues. Les jeunes bourgeois s'�quipent et se forment en garde d'honneur. Les ouvriers d�corent partout, et le peuple b�ille aux mouches. Nous avons r�uni � Sedan trois r�gimens de cavalerie et quatre demi-brigades. Nous faisons l'exercice � feu, et nous manœuvrons dans la plaine. C'est tout ce qu'il y aura de beau, car le reste est fort mesquin et arrang� sans go�t. L'illumination du premier jour absorbera toutes les graisses et chandelles de la ville; heureusement pour le lendemain qu'il fait clair de lune.

III p. 37 �Je profiterai de l'occasion pour faire demander par Dupont au premier consul une lieutenance dans sa garde, et comme il n'a encore jamais rien demand� pour moi, peut-�tre voudra-t-il bien s'en charger. Mais je ne me flatte pas. Le bonheur de vivre � Paris et de t'y amener est un trop beau r�ve. Je ne suis pas homme � r�ussir en temps de paix. Je ne suis bon qu'� donner des coups et � en recevoir: pr�senter des placets et obtenir des gr�ces n'est pas mon fait. Dupont n'est pas du tout enthousiasm� de l'id�e d'une descente en Angleterre. Soit humeur, soit d�fiance, il n'a pas le d�sir de s'en m�ler. J'ai vu Mass�na � Ruel le lendemain de mon d�part pour Sedan, et il m'a presque promis, en cas de descente, que nous voguerions de compagnie. Voil� mon plan, faire la guerre ou rester � Paris, car la vie de garnison m'est odieuse.

�Je crains, ma bonne m�re, que cette s�cheresse excessive ne te fasse souffrir. Tu es si bonne que tu ne me parles que de moi dans tes lettres, et je ne sais pas comment tu te portes.�.................

�De Paris, le 8 fructidor an XI.

....................�Dupont m'avait fait les plus belles promesses: il ne les a pas tenues. Pendant huit jours qu'il a pass�s avec le premier consul, il n'a pas trouv� une minute pour lui parler de moi. III p. 38 Caulaincourt, qui accompagnait Bonaparte � Sedan et qui m'a t�moign� beaucoup d'amiti�, m'avait dit, en y arrivant: �Eh bien! voil� une belle occasion pour vous faire proposer par votre g�n�ral!� En partant, il a �t� stup�fait de l'indiff�rence de Dupont pour nous tous. Alors il s'est ouvert � moi sur les fluctuations d'id�es du premier consul. Ainsi, quand cet hiver il lui a demand� pour moi une lieutenance dans sa garde, et qu'il m'a propos� comme petit-fils du mar�chal de Saxe, Bonaparte lui a r�pondu: �Point, point: il ne me faut pas de ces gens-l�!� A pr�sent, il para�t que ce titre me servirait au lieu de me nuire, parce que le premier consul a d�j� chang� de mani�re de voir.�

* * *

D�go�t�, comme on vient de le voir, d'�tre attach� � l'�tat-major, Maurice fait, d�s les premiers jours de l'an XII, des tentatives s�rieuses pour rentrer dans la ligne. Dupont se repent de l'avoir bless� et pr�sente une demande pour lui obtenir le grade de capitaine. Lacu�e apostille sa demande. Caulaincourt, le g�n�ral Berthier, M. de S�gur, beau-p�re d'Auguste de Villeneuve, font des d�marches pour le succ�s de cette nouvelle entreprise, et, cette fois, c'est un motif s�rieux pour que Maurice reste � Paris. Il �crit toujours assid�ment � sa m�re: mais il y a, dans ses lettres, tant de raillerie contre certaines personnes qui font le m�tier de courtisan avec une III p. 39 rare capacit�, que je ne puis les transcrire sans blesser beaucoup d'individualit�s, et ce n'est pas mon but.

Mon p�re n'obtint rien et sa m�re e�t d�sir� en ce moment qu'il renon��t au service. Mais la voix de l'impitoyable honneur lui d�fendait de se retirer quand la guerre �tait sinon imminente, du moins probable. Il passa aupr�s d'elle les premiers mois de l'an XII (les derniers de 1803), et le projet de descente en Angleterre devenant de jour en jour plus s�rieux, comme on croit facilement � ce qu'on d�sire, Maurice esp�ra conqu�rir l'Angleterre et entrer � Londres comme il �tait entr� � Florence.

Il alla donc rejoindre Dupont aux premiers jours de frimaire, et quitta Paris en �crivant � sa m�re, comme de coutume, qu'il n'y avait pas de danger, et que la guerre ne se ferait pas. �Je te prie de ne pas t'inqui�ter de mon voyage sur les c�tes, je n'y emploierai probablement pas d'autre arme que la lunette.� Il en fut ainsi, en effet, mais on sait comment Napol�on dut renoncer � un projet qui avait co�t� tant d'argent, tant de science et de temps.

LETTRE I.

�Du camp d'Ostrohow, 30 frimaire an XII (octobre 1803).

�Me voil� encore une fois t'�crivant dans une ferme ou esp�ce de fief que j'ai �rig� en III p. 40 quartier-g�n�ral, en y attendant le g�n�ral Dupont. Ostrohow est un village charmant situ� sur une hauteur qui domine Boulogne et la mer. Notre camp est dispos� � la romaine. C'est un carr� parfait. J'en ai fait le croquis ce matin, ainsi que celui de la position des autres divisions qui bordent la mer, et j'ai envoy� le tout dans une lettre au seigneur Dupont. Nous sommes dans la boue jusqu'aux oreilles. Il n'y a ici ni bons lits pour se reposer, ni bons feux pour se s�cher, ni grands fauteuils pour s'�taler, ni bonne m�re aux soins excessifs, ni ch�re d�licate. Courir toute la journ�e pour placer les troupes qui arrivent, et dont les baraques ne sont pas encore faites, se crotter, se mouiller, descendre et remonter la c�te cent fois par jour, voil� le m�tier que nous faisons. C'est la fatalit� de la guerre, mais la guerre d�pouill�e de tous ses charmes, puisqu'il n'y a pas � changer de place et pas le moindre coup de fusil pour passer le temps, en attendant la grande exp�dition dont on ne parle pas plus ici que si elle ne devait jamais avoir lieu. Ne t'inqui�te donc pas, ma bonne m�re, rien n'est pr�t, et ce ne sera peut-�tre pas d'un an que nous irons prendre des chevaux anglais.�

LETTRE III.

�Du 7 pluviose an XII (Janvier 1804).
�Au camp d'Ostrohow.

�Il y a des momens de bonheur qui effacent toutes les peines! Je viens de recevoir ta lettre III p. 41 du 26. Ah! ma bonne m�re, mon cœur ne peut suffire � tous les sentimens qui le p�n�trent. Mes yeux se remplissent de larmes. Elles me suffoquent. Je ne sais si c'est de joie ou de douleur, mais � chaque expression de ton amour ou de ta bont�, je pleure comme si j'avais dix ans. O! ma bonne m�re, mon excellente m�re, comment te dire la douleur que m'ont caus�e ton chagrin et ton m�contentement! Ah! tu sais bien que l'intention de t'affliger ne peut jamais entrer dans mon ame, et que, de toutes les peines que je puisse �prouver la plus am�re est celle de faire couler tes larmes. Ta derni�re lettre m'avait navr�. Celle d'aujourd'hui me rend la paix et le bonheur. J'y retrouve le langage, le cœur de ma bonne m�re. Elle-m�me reconna�t que je ne suis pas un mauvais fils, et que je ne m�ritais pas de tant souffrir. Je me r�concilie avec moi-m�me: car, quand tu me dis que je suis coupable, bien que ma conscience ne me reproche rien, je me persuade que tu ne peux pas te tromper, et je suis pr�t � m'accuser de tous les crimes plut�t que de te contredire.

�Je ne sais qui a pu te dire que je voulais me jeter � la mer: je n'ai pas eu cette pens�e. C'est pour le coup que j'aurais cru �tre criminel envers toi, qui m'aimes tant. Si je me suis expos� plus d'une fois � p�rir dans les flots, c'est sans songer � ce que je faisais. V�ritablement, je me d�plaisais tant sur la terre, que je me sentais III p. 42 plus � l'aise sur les vagues. Le bruit de vent, les secousses violentes de la barque s'accordaient mieux que tout avec ce qui se passait au dedans de moi, et, au milieu de cette agitation, je me trouvais comme dans mon �l�ment.

�Adieu, ma m�re ch�rie, garde la plume avec laquelle tu m'as �crit ta derni�re lettre, et n'en prends jamais d'autre pour �crire � ton fils, qui t'aime autant que tu es bonne, et qui t'embrasse aussi tendrement qu'il t'aime.

�Je voudrais bien tenir ici Caton-Deschartres pour voir la jolie grimace qu'il ferait avec le tangage et le roulis de grosse mer.�

LETTRE IV.

�Quartier g�n�ral � Ostrohow, 30 pluviose an XII.

Le g�n�ral de division Dupont, commandant la 1re division du camp de Montreuil[41]... m'a tellement fait courir avec lui tous ces jours-ci, soit sur la c�te, soit sur la mer, que je n'ai pu trouver un moment pour t'�crire. Avant-hier, au moment o� je commen�ais une lettre pour toi, une douzaine de coups de canon est venue me d�ranger. C'�tait le pr�lude d'une canonnade qui a dur� toute la journ�e entre nos batteries et la flotte anglaise. Nous y avons couru comme de raison, et nous avons joui pendant sept heures d'un coup-d'œil aussi piquant qu'agr�able, III p. 43 car toute la c�te �tait en feu, toute la rade couverte de b�timens, et, sur deux mille coups de canon tir�s de part et d'autre, nous n'avons pas perdu un seul homme. Les boulets ennemis passaient par dessus nos t�tes, et allaient, sans faire de mal � personne, se perdre dans la campagne.

�....J'ai vu ici le g�n�ral Bertrand, apr�s avoir �t� six fois inutilement chez lui. Il est venu d�ner enfin chez Dupont, et j'ai �t� enchant� de lui. Il a des mani�res franches, aimables, amicales, sans ton, sans pr�tentions. Nous avons parl� du Berry avec le plaisir de deux compatriotes qui se rencontrent loin de leur pays, et qui s'entretiennent de tout ce qu'ils y ont laiss� d'int�ressant et d'attachant: de leurs m�res surtout.�

LETTRE VI.

Au Fayel, 12 prairial.

�Nous sommes bien affair�s ici. Nous avons fait durant quatre jours des courses �normes � l'effet de nous entendre sur la r�daction de l'adresse que nous sommes forc�s de pr�senter au premier consul, � l'effet de le supplier d'accepter la couronne imp�riale et le tr�ne des C�sars.�

* * *

Pendant que Maurice �crivait ainsi � sa m�re, Victoire, d�sormais Sophie (l'habitude lui �tait venue de l'appeler ainsi), �tait venue le rejoindre au Fayel. Elle �tait sur le point d'accoucher. J'�tais donc d�j� au camp de Boulogne, mais sans III p. 44 y songer � rien, comme on peut croire, car, peu de jours apr�s, j'allais voir la lumi�re sans en penser davantage. Cet accident de quitter le sein de ma m�re m'arriva � Paris, le 16 messidor an XII, un mois juste apr�s le jour o� mes parens s'engag�rent irr�vocablement l'un � l'autre. Ma m�re, se voyant pr�s de son terme, voulut revenir � Paris, et mon p�re l'y suivit le 12 prairial. Le 16, ils se rendirent en secret � la municipalit� du deuxi�me arrondissement. Le m�me jour, mon p�re �crivait � ma grand'm�re:

Paris, 16 prairial an XII.

�J'ai saisi l'occasion de venir � Paris, et j'y suis. Dupont y a consenti parce que, mes quatre ans de lieutenance expir�s, j'ai droit au grade de capitaine, et je viens le r�clamer. Je voulais aller et surprendre � Nohant, mais une lettre de Dupont, que j'ai re�ue ce matin, o� il m'envoie une demande de sa main au ministre, pour le premier emploi vacant, me retient encore ici quelques jours. Si je ne r�ussis pas cette fois, je me fais moine. Vitrolles, qui veut acheter la terre de Ville-Dieu, partira avec moi pour le Berry. M. de S�gur appuie la demande de Dupont. Enfin, je te verrai bient�t, j'esp�re. J'ai re�u ta derni�re lettre qu'on m'a renvoy�e de Boulogne. Qu'elle est bonne!... Allons, mercredi, s'il est possible, je t'embrasserai, ce sera un heureux jour pour moi: il y en a comme cela dans la vie qui consolent III p. 45 de tous les autres. Ma m�re ch�rie, je t'embrasse!�

* * *

Mon p�re avait � la fois la vie et la mort dans l'ame ce jour-l�. Il venait de remplir son devoir envers une femme qui l'avait sinc�rement aim� et qui allait le rendre p�re. Il avait voulu sanctifier son amour par un engagement indissoluble. Mais s'il �tait heureux et fier d'avoir ob�i � cet amour qui �tait devenu sa conscience m�me, il avait la douleur de tromper sa m�re et de lui d�sob�ir en secret, comme font les enfans qu'on opprime et maltraite. L� fut toute sa faute, car loin d'�tre opprim� et maltrait�, il e�t pu tout obtenir de la tendresse in�puisable de cette bonne m�re en frappant un grand coup et en lui disant la v�rit�.

Il n'eut pas ce courage, et ce ne fut pas, certes par manque de franchise: mais il fallait soutenir une de ces luttes o� il savait qu'il serait vaincu. Il fallait entendre des plaintes d�chirantes et voir couler des larmes dont la seule pens�e troublait son repos. Il se sentait faible � cet endroit-l�, et qui oserait l'en bl�mer s�v�rement? Il y avait d�ja deux ans qu'il �tait d�cid� � �pouser ma m�re, et qu'il lui faisait jurer chaque jour qu'elle y consentirait de son c�t�. Il y avait deux ans qu'au moment de tenir � Dieu la promesse qu'il avait faite, il avait recul� �pouvant� par l'ardente affection et le d�sespoir un peu jaloux qu'il III p. 46 avait rencontr�s dans le cœur maternel. Il n'avait pu la calmer, durant ces deux ans, o� de continuelles absences amenaient pour elle de continuels d�chiremens, qu'en lui cachant la force de son amour et l'avenir de fid�lit� qu'il s'�tait cr��. Combien il d�t souffrir le jour o�, sans rien avouer � ses parens, � ses meilleurs amis, il conf�ra le nom de sa m�re � une femme digne par son amour de le porter, mais que sa m�re devait si difficilement s'habituer � lui voir partager! Il le fit pourtant: il fut triste, il fut �pouvant�, et il n'h�sita pas. Au dernier moment, Sophie Delaborde, v�tue d'une petite robe de basin, et n'ayant au doigt qu'un mince filet d'or, car leurs finances ne leur permirent d'acheter un v�ritable anneau de six francs qu'au bout de quelques jours; Sophie, heureuse et tremblante, int�ressante dans sa grossesse, et insouciante de son propre avenir, lui offrit de renoncer � cette cons�cration du mariage qui ne devait rien ajouter, rien changer, disait-elle, � leurs amours. Il insista avec force, et quand il fut revenu avec elle de la mairie, il mit sa t�te dans ses mains et donna une heure � la douleur d'avoir d�sob�i � la meilleure des m�res. Il essaya de lui �crire, il ne put que lui envoyer les quelques lignes qui pr�c�dent et qui, malgr� ses efforts, trahissent son effroi et ses remords. Puis, il envoya sa lettre, demanda pardon � sa femme de ce moment donn� � la nature, prit dans ses bras ma sœur Caroline, l'enfant d'une autre union, III p. 47 jura de l'aimer autant que celui qui allait na�tre, et pr�para son d�part pour Nohant, o� il voulait aller passer huit jours, avec l'esp�rance de pouvoir tout avouer et tout faire accepter.

Mais ce fut une vaine esp�rance. Il parla d'abord de la grossesse de Sophie, et, tout en caressant mon fr�re Hippolyte, l'enfant de la petite maison, il fit allusion � la douleur qu'il avait �prouv�e en apprenant la naissance de cet enfant, dont la m�re lui �tait devenue forc�ment �trang�re. Il parla du devoir que l'amour exclusif d'une femme impose apr�s des preuves d'un immense d�vo�ment de sa part. D�s les premiers mots, ma grand'm�re fondit en larmes, et, sans rien �couter, sans rien discuter, elle se servit de son argument accoutum�, argument d'une tendre perfidie et d'une touchante personnalit�. �Tu aimes une femme plus que moi, lui dit-elle, donc tu ne m'aimes plus! O� sont les jours de Passy, o� sont tes sentimens exclusifs pour ta m�re? Que je regrette ce temps o� tu m'�crivais: Quand tu me seras rendue, je ne te quitterai plus d'un jour, plus d'une heure! Que ne suis-je morte, comme tant d'autres, en 93! tu m'aurais conserv�e dans ton cœur telle que j'y �tais alors, je n'y aurais jamais eu de rivale!�

Que r�pondre � un amour si passionn�? Maurice pleura, ne r�pondit rien et renferma son secret.

III p. 48 Il revint � Paris sans l'avoir trahi et v�cut calme et retir� dans son modeste int�rieur. Ma bonne tante Lucie �tait � la veille de se marier avec un officier, ami de mon p�re, et ils se r�unissaient avec quelques amis pour de petites f�tes de famille. Un jour qu'ils avaient form� quelques quadrilles, ma m�re avait ce jour-l� une jolie robe couleur de rose, et mon p�re jouait sur son fid�le violon de Cr�mone (je l'ai encore, ce vieux instrument au son duquel j'ai vu le jour), une contredanse de sa fa�on. Ma m�re, un peu souffrante, quitta la danse et passa dans sa chambre. Comme sa figure n'�tait point alt�r�e et qu'elle �tait sortie fort tranquillement, la contredanse continua. Au dernier chassez-huit, ma tante Lucie entra dans la chambre de ma m�re, et tout aussit�t s'�cria: Venez, venez, Maurice, vous avez une fille.

—Elle s'appellera Aurore, comme ma pauvre m�re qui n'est pas l� pour la b�nir, mais qui la b�nira un jour, dit mon p�re en me recevant dans ses bras.

C'�tait le 5 juillet 1804, l'an dernier de la r�publique, le 1er de l'empire.

—Elle est n�e en musique et dans le rose; elle aura du bonheur, dit ma tante.

III p. 49

CHAPITRE VINGTIEME.

Date de ce travail.—Mon signalement.—Opinion na�ve de ma m�re sur le mariage civil et le mariage religieux.—Le corset de Mme Murat.—Disgrace absolue des �tats-majors.—D�chiremens de cœur.—Diplomatie maternelle.

Tout ce qui pr�c�de a �t� �crit sous la monarchie de Louis-Philippe. Je reprends ce travail le 1er juin 1848, r�servant pour une autre phase de mon r�cit, ce que j'ai vu et ressenti durant cette lacune.

J'ai beaucoup appris, beaucoup v�cu, beaucoup vieilli durant ce court intervalle, et mon appr�ciation actuelle de toutes les id�es qui ont rempli le cours de ma vie se ressentira peut-�tre de cette tardive et rapide exp�rience de la vie g�n�rale. Je n'en serai pas moins sinc�re envers moi-m�me. Mais Dieu sait si j'aurai la m�me foi na�ve, la m�me ardeur confiante qui me soutenaient int�rieurement! Si j'eusse fini mon livre avant cette r�volution, c'e�t �t� un autre livre, celui d'un solitaire, d'un enfant g�n�reux, j'ose le dire, car je n'avais �tudi� l'humanit� que sur des individus, souvent exceptionnels et toujours III p. 50 examin�s par moi � loisir. Depuis, j'ai fait, de l'œil, une campagne dans le monde des faits, et je n'en suis point revenue telle que j'y �tais entr�e. J'y ai perdu les illusions de la jeunesse, que, par un privil�ge d� � ma vie de retraite et de contemplation, j'avais conserv�es plus tard que de raison.

Mon livre sera donc triste, si je reste sous l'impression que j'ai re�ue dans ces derniers temps. Mais qui sait? Le temps marche vite, et, apr�s tout, l'humanit� n'est pas diff�rente de moi: c'est-�-dire qu'elle se d�courage et se ranime avec une grande facilit�. Dieu me pr�serve de croire, comme J.-J. Rousseau, que je vaux mieux que mes contemporains et que j'ai acquis le droit de les maudire. Jean-Jacques �tait malade quand il voulait s�parer sa cause de celle de l'humanit�.

Nous avons tous souffert plus ou moins, en ce si�cle de la maladie de Rousseau. T�chons d'en gu�rir, avec l'aide de Dieu.

Le 5 juillet 1804, je vins donc au monde, mon p�re jouant du violon et ma m�re ayant une jolie robe rose. Ce fut l'affaire d'un instant. J'eus, du moins, cette part de bonheur que me pr�disait ma tante Lucie, de ne point faire souffrir longtemps ma m�re. Je vins au monde fille l�gitime; ce qui aurait bien pu ne pas arriver, si mon p�re n'avait pas r�solument march� sur les pr�jug�s de sa famille; et cela fut un bonheur III p. 51 aussi, car, sans cela, ma grand'm�re ne se f�t peut-�tre pas occup�e de moi avec autant d'amour qu'elle le fit plus tard, et j'eusse �t� priv�e d'un petit fonds d'id�es et de connaissances qui a fait ma consolation dans les ennuis de ma vie.

J'�tais fortement constitu�e, et, durant toute mon enfance, j'annon�ai devoir �tre fort belle, promesse que je n'ai point tenue. Il y eut peut-�tre de ma faute, car, � l'�ge o� la beaut� fleurit, je passais d�j� les nuits � lire et � �crire. Etant fille de deux �tres d'une beaut� parfaite, j'aurais d� ne pas d�g�n�rer, et ma pauvre m�re qui estimait la beaut� plus que tout, m'en faisait souvent de na�fs reproches. Pour moi, je ne pus jamais m'astreindre � soigner ma personne. Autant j'aime l'extr�me propret�, autant les recherches de la mollesse m'ont toujours paru insupportables. Se priver de travail pour avoir l'œil frais, ne pas courir au soleil, quand ce beau soleil de Dieu vous attire irr�sistiblement; ne point marcher dans de bons gros sabots, de peur de se d�former le coup de pied; porter des gants, c'est-�-dire renoncer � l'adresse et � la force de ses mains, se condamner � une �ternelle gaucherie, � une �ternelle d�bilit�, ne jamais se fatiguer, quand tout nous commande de ne point nous �pargner, vivre enfin sous une cloche pour n'�tre ni h�l�e, ni gerc�e, ni fl�trie avant l'�ge, voil� ce qu'il me fut toujours impossible d'observer. Ma grand'm�re rench�rissait encore sur III p. 52 les r�primandes de ma m�re, et le chapitre des chapeaux et des gants fit le d�sespoir de mon enfance. Mais, quoique je ne fusse pas volontairement rebelle, la contrainte ne put m'atteindre. Je n'eus qu'un instant de fra�cheur, et jamais de beaut�. Mes traits �taient cependant assez bien form�s, mais je ne songeai jamais � leur donner la moindre expression. L'habitude contract�e, presque d�s le berceau, d'une r�verie dont il me serait impossible de me rendre compte � moi-m�me, me donna de bonne heure l'air b�te. Je dis le mot tout net, parce que toute ma vie, dans l'enfance, au couvent, dans l'intimit� de ma famille, on me l'a dit de m�me, et qu'il faut bien que cela soit vrai.

Somme toute, avec des cheveux, des yeux, des dents, et aucune difformit�, je ne fus ni laide ni belle dans ma jeunesse, avantage que je consid�re comme s�rieux � mon point de vue: car la laideur inspire des pr�ventions dans un sens, la beaut� dans un autre. On attend trop d'un ext�rieur brillant, on se m�fie trop d'un ext�rieur qui repousse. Il vaut mieux avoir une bonne figure qui n'�blouit et n'effraie personne, et je m'en suis bien trouv�e avec mes amis des deux sexes.

J'ai parl� de ma figure, afin de n'avoir plus du tout � en parler. Dans le r�cit de la vie d'une femme, ce chapitre mena�ant de se prolonger ind�finiment, pourrait effrayer le lecteur. Je III p. 53 me suis conform�e � l'usage, qui est de faire la description ext�rieure du personnage que l'on met en sc�ne. Et je l'ai fait d�s le premier mot qui me concerne, afin de me d�barrasser compl�tement de cette pu�rilit� dans tout le cours de mon r�cit. J'aurais peut-�tre pu ne pas m'en occuper du tout. J'ai consult� l'usage, et j'ai vu que des hommes tr�s s�rieux, en racontant leur vie, n'avaient pas cru devoir s'y soustraire. Il y aurait donc eu peut-�tre une apparence de pr�tention � ne pas payer cette petite dette � la curiosit� souvent un peu niaise du lecteur.

Je d�sire pourtant qu'� l'avenir, on se d�robe � cette exigence des curieux, et que si on est absolument forc� de tracer son portrait, on se borne � copier sur son passeport le signalement r�dig� par le commissaire de police de son quartier, dans un style qui n'a rien d'emphatique ni de compromettant. Voici le mien: yeux noirs, cheveux noirs, front ordinaire, teint p�le, nez bien fait, menton rond, bouche moyenne; taille, quatre pieds dix pouces. Signes particuliers, aucun.

Mais justement, � ce propos, je dois dire ici une circonstance assez bizarre: c'est qu'il n'y a pas plus de deux ou trois ans que je sais positivement qui je suis; j'ignore quels motifs ou quelles r�veries port�rent plusieurs personnes, qui pr�tendaient m'avoir vue na�tre, � me dire que, pour des raisons de famille faciles � deviner III p. 54 dans un mariage secret, on ne m'avait pas attribu� l�galement mon �ge v�ritable. Selon cette version, je serais n�e � Madrid, en 1802 ou 1803, et l'acte de naissance qui portait mon nom aurait �t�, en r�alit�, celui d'une autre enfant n�e depuis, et mort peu de temps apr�s. Comme les registres de l'�tat civil n'avaient pas encore acquis � cette �poque la rigoureuse exactitude que l'habitude de la l�gislation nouvelle leur a donn�e depuis; comme dans le mariage de mon p�re, il y eut en effet des irr�gularit�s singuli�res dont je vais bient�t parler, et qu'il serait impossible de commettre aujourd'hui, le r�cit qui m'abusa n'�tait pas aussi invraisemblable qu'on pourrait le croire. En revanche, comme, en me faisant cette r�v�lation pr�tendue, on m'avait assur� que mes parens ne me diraient pas la v�rit� sur ce point, je m'abstins toujours de les interroger et demeurai persuad�e que j'�tais n�e � Madrid et que j'avais un an ou deux de plus que mon �ge pr�sum�. A cette �poque, je lus rapidement la correspondance de mon p�re avec ma grand'm�re, et une lettre mal dat�e, intercal�e mal � propos dans le recueil de 1803, me confirma dans mon erreur. Cette lettre, qu'on trouvera � sa place v�ritable, ne m'abusa plus, lorsqu'au moment de transcrire cette correspondance, je pus y porter un examen plus attentif. Enfin, un ensemble de lettres, sans int�r�t pour le lecteur, mais tr�s int�ressantes pour me fixer sur III p. 55 ce point, lettres que je n'avais jamais class�es et jamais lues, me donnent enfin la certitude de mon identit�. Je suis bien n�e � Paris le 5 juillet 1804; je suis bien moi-m�me, en un mot, ce qui ne laisse pas que de m'�tre agr�able, car il y a toujours quelque chose de g�nant � douter de son nom, de son �ge et de son pays. Or, j'ai subi ce doute pendant une dizaine d'ann�es sans savoir que j'avais, dans quelques vieux tiroirs inexplor�s, de quoi le dissiper enti�rement. Il est vrai que l�, comme dans tout, j'ai port� une habitude de paresse naturelle pour ce qui me concerne personnellement, et que j'aurais pu mourir sans savoir si j'avais v�cu en personne, ou � la place d'une autre, si l'id�e ne m'�tait venue d'�crire ma vie, et d'en approfondir le commencement.

Mon p�re avait fait publier ses bans � Boulogne-sur-Mer, et il contracta mariage � Paris � l'insu de sa m�re. Ce qui ne serait point possible aujourd'hui le fut alors, gr�ce au d�sordre et � l'incertitude que la r�volution avait apport�s dans les relations. Le nouveau code laissait quelques moyens d'�luder les actes respectueux, et le cas d'absence avait �t� rendu tr�s fr�quemment et facilement supposable par l'�migration. C'�tait un moment de transition entre l'ancienne soci�t� et la nouvelle, et les rouages de cette derni�re ne fonctionnaient pas encore tr�s bien. Je ne rapporterai pas les d�tails pour ne pas III p. 56 ennuyer le lecteur par des points de droit fort arides, bien que j'aie toutes les pi�ces sous les yeux. Certainement il y eut absence ou insuffisance de certaines formalit�s qui seraient indispensables aujourd'hui, et qui apparemment n'�taient pas jug�es alors d'une importance absolue.

Ma m�re �tait au moral un exemple de cette situation transitoire. Tout ce qu'elle avait compris de l'acte civil de son mariage, c'est qu'il assurait la l�gitimit� de ma naissance.

Elle �tait pieuse et le fut toujours, sans aller jusqu'� la d�votion. Mais ce qu'elle avait cru dans son enfance, elle devait le croire toute sa vie sans s'inqui�ter des lois civiles et sans penser qu'un acte par-devant le citoyen municipal p�t remplacer un sacrement. Elle ne se fit donc pas scrupule des irr�gularit�s qui facilit�rent son mariage civil, mais elle le porta si loin quand il fut question du mariage religieux, que ma grand'm�re, malgr� ses r�pugnances, fut oblig�e d'y assister. Cela eut lieu plus tard comme je le dirai.

Jusque-l� ma m�re ne se crut point complice d'un acte de r�bellion envers la m�re de son mari; et quand on lui disait que Mme Dupin �tait fort irrit�e contre elle, elle avait coutume de r�pondre:

—Vraiment, c'est bien injuste, et elle ne me conna�t gu�re; dites-lui donc que je n'�pouserai jamais son fils � l'�glise tant qu'elle ne le voudra pas.

Mon p�re voyant qu'il ne vaincrait jamais ce III p. 57 pr�jug� na�f et respectable croyance vraie au fond, car, � moins de nier Dieu, il faut vouloir que la pens�e de Dieu intervienne dans une cons�cration comme celle du mariage, mon p�re avait le plus grand d�sir de faire consacrer le sien. Jusque-l� il tremblait que Sophie, ne se regardant pas comme engag�e par sa conscience, n'en v�nt � tout remettre en question. Il ne doutait point d'elle, il n'en pouvait pas douter sous le rapport de l'attachement et de la fid�lit�. Mais elle avait des acc�s de fiert� terrible quand il lui laissait entrevoir l'opposition de sa m�re. Elle ne parlait de rien moins que d'aller au loin vivre de son travail avec ses enfans, et de montrer par l� qu'elle ne voulait recevoir ni aum�ne ni pardon de cette orgueilleuse grande dame, dont elle se faisait une bien fausse et bien terrible id�e.

Lorsque Maurice voulait lui persuader que le mariage contract� �tait indissoluble, et que sa m�re viendrait � y souscrire t�t ou tard:—Eh non, disait-elle: votre mariage civil ne prouve rien, puisqu'il permet le divorce. L'Eglise ne le permet pas, nous ne sommes donc pas mari�s, et ta m�re n'a rien � me reprocher. Il me suffit que notre fille (j'�tais n�e alors) ait un sort assur�. Mais quant � moi, je ne te demande rien et je n'ai � rougir devant personne.�

Ce raisonnement plein de force et de simplicit�, la soci�t� ne le ratifiait pas, il est vrai. Elle le ratifierait encore moins aujourd'hui qu'elle s'est III p. 58 assise d�finitivement sur sa base nouvelle. Mais, � l'�poque o� ces choses se passaient, on avait d�j� vu tant d'�branlemens et de prodiges qu'on ne savait pas bien sur quel terrain l'on marchait. Ma m�re avait les id�es du peuple sur tout cela. Elle ne jugeait ni les causes ni les effets de ces nouvelles bases de la soci�t� r�volutionnaire. �Cela changera encore, disait-elle. J'ai vu le temps o� il n'y avait pas d'autre mariage que le mariage religieux. Tout � coup on a pr�tendu que celui-l� ne valait rien et ne compterait plus. On en a invent� un autre qui ne durera pas et qui ne peut pas compter.�

Il a dur�, mais en se modifiant d'une mani�re essentielle. Le divorce a �t� permis, puis aboli, et � pr�sent on parle de le r�tablir[42]. Jamais moment n'a �t� plus mal choisi pour soulever une aussi grave question. Et, bien que j'aie des id�es arr�t�es � cet �gard, si j'�tais de l'assembl�e, je demanderais l'ordre du jour. On ne peut pas r�gler le sort et la religion de la famille dans un moment o� la soci�t� est dans le d�sordre moral, pour ne pas dire dans l'anarchie. Aussi, lorsqu'il sera question de discuter cela, l'id�e religieuse et l'id�e civile vont se trouver encore une fois aux prises, au lieu de chercher cet accord sans lequel la loi n'a point de sens et n'atteint pas son III p. 59 but. Que le divorce soit rejet�, ce sera la cons�cration d'un �tat de choses contraire � la morale publique. Qu'il soit adopt�, il le sera de telle mani�re et dans de telles circonstances, qu'il ne servira point la morale et ajoutera � la dissolution du pacte religieux de la famille. Je dirai mon opinion quand il faudra, et je reviens � mon r�cit.

Mon p�re avait vingt-six ans, ma m�re en avait trente lorsque je vins au monde. Ma m�re n'avait jamais lu Jean-Jacques Rousseau et n'en avait peut-�tre pas beaucoup entendu parler, ce qui ne l'emp�cha pas d'�tre ma nourrice comme elle l'avait �t� et comme elle le fut de tous ses autres enfans. Mais, pour mettre de l'ordre dans le cours de ma propre histoire, il faut que je continue � suivre celle de mon p�re, dont les lettres me servent de jalons, car on peut bien imaginer que mes propres souvenirs ne datent pas encore de l'an XII.

Il passa une quinzaine � Nohant apr�s son mariage, ainsi que je l'ai dit au pr�c�dent volume, et ne trouva aucun moyen d'en faire l'aveu � sa m�re. Il revint � Paris, sous pr�texte de poursuivre cet �ternel brevet de capitaine, qui n'arrivait pas, et il trouva toutes ses connaissances, tous ses parens fort bien trait�s par la nouvelle monarchie: Caulaincourt, grand �cuyer de l'empereur; le g�n�ral d'Harville, grand �cuyer de l'imp�ratrice Jos�phine; le bon neveu Ren�, chambellan du prince Louis; sa femme, dame de III p. 60 compagnie de la princesse, etc. Cette derni�re pr�senta � Mme Murat un �tat des services de mon p�re, que Mme Murat mit dans son corset, ce qui fait dire � mon p�re, � la date du 12 prairial an XII: �Voici le temps revenu o� les dames disposent des grades, et o� le corset d'une princesse nous promet plus que le champ de bataille. Soit j'esp�re me laver de ce corset-l� quand nous aurons la guerre, et bien remercier mon pays de ce que mon pays me force � mal gagner.� .... Puis, revenant � ses chagrins personnels: �On m'apporte � l'instant, ma bonne m�re, une lettre de toi, o� tu m'affliges en t'affligeant. Tu pr�tends que j'ai �t� soucieux aupr�s de toi, et que des mots d'impatience me sont �chapp�s. Mais est-ce que je t'en ai jamais, m�me dans ma pens�e, adress� un seul? J'aimerais mieux mourir. Tu sais bien que c'�tait � l'adresse de Deschartres, en remboursement de ses sermons blessans et intempestifs. Jamais, quand j'ai �t� pr�s de toi, je n'ai appel� avec impatience le jour qui devait m'en �loigner. Ah! que tout cela est cruel et que j'en souffre! Je retournerai bient�t te demander raison de tes lettres, m�chante m�re que je ch�ris!�

Je vins au monde le 12 messidor. Ma grand-m�re n'en sut rien. Le 16, mon p�re lui �crivait sur toute autre chose.

III p. 61

LETTRE I.

De Maurice � sa m�re, � Nohant.

Paris, 16 messidor an XII.

�J'ai re�u ton aimable lettre pour Lacu�e. Je la lui ai port�e moi-m�me. Il �tait � Saint-Cloud. J'y suis retourn� hier, et je l'ai vu. Ma demande est au bureau de la guerre, et doit �tre mise sous les yeux de l'empereur la semaine prochaine. Je suis port� sur le tableau d'avancement. D'un autre c�t�, notre famille fait son chemin: M. de S�gur vient d'�tre nomm� grand dignitaire de l'empire et grand-ma�tre des c�r�monies, avec 100,000 fr. d'appointemens, plus 40,000 comme conseiller d'Etat. Ren� entre en fonctions avec une grande clef d'or brod�e au derri�re. Le prince va avoir une garde. Appoline m'y promet une compagnie. Le prince sera grand conn�table. Je me frotte les yeux pour savoir si je ne fais pas un r�ve absurde; mais j'ai beau les refermer, l'ambition ne vient pas, et je me sens toujours partag� entre celle d'aller me battre ou celle d'aller vivre pr�s de toi. Je ne puis en avoir de plus brillante, et celle des autres me fait toujours un dr�le d'effet. Je me r�jouis pourtant du bonheur de ceux que j'aime, parce que je ne suis pas n� jaloux. Mais mon bonheur ne serait pas fait comme cela. Je voudrais de l'activit�, de l'honneur, ou bien une petite aisance et le bonheur domestique. Si j'�tais capitaine, tu pourrais venir III p. 62 ici, j'aurais bien de quoi avoir un cabriolet bien suspendu pour te promener; je te soignerais, je te ferais oublier toutes nos tristesses: Deschartres n'�tant pas l�, nous serions encore heureux comme autrefois, j'en suis s�r. Je t'aime tant, quoi que tu en dises, que tu finirais bien par y croire. Ta derni�re lettre est bonne comme toi, et dans ma joie, je l'ai montr�e � tout le monde[43]. Ne me gronde pas. Je t'embrasse de toute mon ame.

�Beaumont a fait un m�lodrame pour la Porte-Saint-Martin. Ce n'est pas bon, mais cela n'est pas n�cessaire pour avoir du succ�s. Et d'ailleurs, cela l'amuse tant[44].

�Le voyage de l'empereur remet au mois de septembre mon projet de retourner de suite aupr�s de toi; mais alors j'irai faire tes vendanges, et si Deschartres fait encore le docteur, je le camperai dans sa cuve.�

* * *

Mon p�re eut � cette �poque une fi�vre scarlatine pendant laquelle Ren� �crivait � ma grand'm�re pour la rassurer, et il lui �chappait quelques indiscr�tions involontaires sur ma naissance, dont il la croyait inform�e. Il n'est point question du mariage dans ces lettres. Je ne pense pas qu'il en e�t re�u la confidence, mais il attribue � la pers�v�rance de l'attachement de Maurice III p. 63 pour Sophie le peu de succ�s de ses d�marches pour son avancement. Cela ne me para�t pas prouv�, car mon p�re �tait compris dans une mesure de disgrace g�n�rale, concernant les �tats-majors. S'il est vrai qu'il e�t pu faire faire une exception en sa faveur � force d'obsessions et de d�marches, je ne lui en veux pas d'avoir �t� inhabile � ce genre de succ�s. Mais ma grand'm�re, effray�e et irrit�e des insinuations que le plus tendre int�r�t dictait � M. de Villeneuve, �crivit une lettre assez am�re � son fils, ce qui lui donna un nouvel acc�s de fi�vre. La r�ponse est pleine de tendresse et de douleur.

LETTRE III.

�10 fructidor (ao�t 1804).

�Je suis, dis-tu, ma bonne m�re, un ingrat et un fou. Ingrat, jamais! Fou, je le deviendrai peut-�tre, malade de corps et d'esprit comme me voil�. Ta lettre me fait beaucoup plus de mal que la r�ponse du ministre, car tu m'accuses de mon propre guignon, et tu voudrais que j'eusse fait des miracles pour le conjurer. Je n'en sais point faire, en fait de courbettes et d'intrigues. Ne t'en prends qu'� toi-m�me qui, de bonne heure, m'as enseign� � m�priser les courtisans. Si tu ne vivais pas depuis quelques ann�es loin de Paris et retir�e du monde, tu saurais que le nouveau r�gime est, sous ce rapport, pire que l'ancien, et tu ne me ferais pas un crime d'�tre III p. 64 rest� moi-m�me. Si l'on avait fait la guerre plus longtemps, je crois que j'aurais conquis mes grades. Mais depuis qu'il faut les conqu�rir dans les antichambres, j'avoue que je n'ai pas, sous ce rapport-l�, de brillantes campagnes � faire valoir. Tu me reproches de ne te jamais parler de mon int�rieur. C'est toi qui ne l'as jamais voulu! Est-ce possible, quand, au premier mot, tu m'accuses d'�tre un mauvais fils! Je suis forc� de me taire, car je n'ai � te faire qu'une r�ponse dont tu ne te contentes pas, c'est que je t'aime et que je n'aime personne plus que toi.—N'est-ce pas toi qui as �t� toujours contraire � mon d�sir de quitter Dupont et de rentrer dans la ligne? A pr�sent tu reconnais que je suis dans un cul-de-sac, mais il est trop tard. Il faut maintenant obtenir cela comme une faveur sp�ciale de Sa Majest�. La faveur et moi ne faisons gu�re route ensemble.�

* * *

Il retourna � Nohant et y passa encore six semaines sans que le fatal aveu p�t passer de son cœur � ses l�vres. Mais son secret fut devin�; car, vers la fin de brumaire an XIII (novembre 1804), en m�me temps qu'il revenait � Paris, sa m�re �crivait au maire du cinqui�me arrondissement:

�Une m�re, monsieur, n'aura pas, sans doute, besoin de justifier aupr�s de vous le titre avec III p. 65 lequel elle se pr�sente pour solliciter votre attention.

�J'ai de fortes raisons pour craindre que mon fils unique ne se soit r�cemment mari� � Paris sans mon consentement. Je suis veuve; il a 26 ans; il sert; il s'appelle Maurice-Fran�ois-Elisabeth Dupin. La personne avec laquelle il a pu contracter mariage a port� diff�rens noms. Celui que je crois le sien est Victoire Delaborde. Elle doit �tre un peu plus �g�e que mon fils; tous deux demeurent ensemble rue Meslay, no 15, chez le sieur Mar�chal[45], et c'est parce que je suppose cette rue dans votre arrondissement, que je prends la libert� de vous adresser mes questions et de vous confier mes craintes. J'ose esp�rer que vous voudrez bien faire parvenir ma lettre � celui de MM. vos coll�gues dans l'arrondissement duquel se trouve la rue Meslay.

�Cette fille ou femme, car je ne sais de quel nom l'appeler, avant de s'�tablir dans la rue Meslay, demeurait, en nivose dernier, rue de la Monnaie, o� elle tenait une boutique de modes.

�Depuis qu'elle habite la rue Meslay, mon fils en a eu une fille, que je crois n�e en messidor, et inscrite sur les registres sous le nom d'Aurore, fille de M. Dupin et de..... L'inscription pourrait, ce me semble, vous donner quelque III p. 66 lumi�re sur le mariage, s'il existe pr�c�demment, comme je le crois, � cause du pr�nom qu'on a donn� � l'enfant. Quelques indices me font pr�sumer qu'il peut avoir �t� contract� en prairial dernier. J'ai l'honneur d'�crire � un magistrat, peut-�tre � un p�re de famille. Ce double titre ne m'aura pas vainement flatt�e d'une r�ponse aussi prompte que possible et d'une discr�tion inviolable, quel que soit le r�sultat des recherches que je prends la libert� de vous demander.

�J'ai l'honneur, etc.

�DUPIN.�

Deuxi�me lettre de Mme Dupin au maire du 5e arrondissement.

�En confirmant mes craintes, monsieur, vous avez navr� mon cœur, et, de longtemps, il ne s'ouvrira aux consolations que vous voulez y r�pandre; mais il ne sera jamais ferm� � la reconnaissance, et je sens tout le prix d'une intention qui honore le v�tre. Cependant, je dois trop � vos soins g�n�reux pour ne pas en esp�rer encore quelque chose. Vous paraissez croire que la plus grande irr�gularit� commise dans ce mariage fut d'avoir bless� les sentimens les plus respectables et les plus doux. Je vois que vous le connaissez; mais vous ne connaissez pas, et puissiez-vous ne jamais conna�tre jusqu'� quel point il peut les avoir bless�s! Je l'ignore encore moi-m�me; III p. 67 mais mon cœur me dit qu'il faut qu'il soit bien coupable, puisqu'il a cru devoir me faire un myst�re de la d�marche la plus essentielle de sa vie. C'est ce myst�re que vous seul pouvez m'aider � approfondir, parce que vous seul en �tes jusqu'ici le d�positaire, parce que je n'ose confier � aucune personne de ma connaissance � Paris ce que mon fils n'a pas os� dire � sa m�re; puisque j'ose encore moins, pendant qu'il y est, m'y rendre moi-m�me et quitter une terre que je me plaisais � embellir pour une compagne digne de lui et de moi. Et, cependant, il faut bien que je sache quelle est cette �trange belle-fille qu'il a voulu me donner... Ma tranquillit� pr�sente, son bien-�tre futur en d�pendent. Pour que mon cœur se familiarise, s'il le faut, avec toutes les cons�quences de sa faute, il est absolument n�cessaire que mon esprit l'embrasse dans tous ses d�tails. Votre estimable coll�gue, le maire du.... arrondissement..... a bien voulu vous offrir communication du dossier qui forme la r�union des pi�ces produites par les deux �poux. Il ne vous refusera pas, monsieur, une copie r�guli�re de toutes ces pi�ces sans exception; et j'ose attendre de votre obligeance, j'aurais d� dire de votre sensibilit�, que vous voudrez bien la lui demander, soit en votre nom, soit au mien.�

* * *

III p. 68 Il est facile de voir par cette lettre si douloureuse, si g�n�reuse et pourtant si habile, que ma grand'm�re d�sirait consulter, pi�ces en main, afin de faire d�clarer, s'il �tait possible, la nullit� du mariage. Elle n'ignorait pas autant qu'elle voulait bien le dire, les noms et pr�c�dens de sa belle-fille. Elle feignait de tout ignorer pour ne pas laisser p�n�trer ses desseins, et si elle faisait pressentir une sorte de pardon qu'elle n'�tait encore nullement dispos�e � accorder, c'�tait dans la crainte de trouver dans le maire du ..... arrondissement (celui qui avait fait le mariage), un auxiliaire complaisant de ce mariage irr�guli�rement contract�. Aussi ne s'adressait-elle pas � lui directement, mais bien au maire du 5e, qu'elle savait ne point avoir la rue Meslay dans sa juridiction, et sur l'int�grit� duquel, probablement, elle avait quelques donn�es particuli�res. La ruse d�licate de la femme l'inspirait donc mieux que n'e�t pu le faire un habile conseil, et j'avoue que cette petite conspiration contre la l�gitimit� de ma naissance me para�t d'une l�gitimit� tout aussi incontestable.

De son c�t�, mon p�re, conseill� probablement par un homme sp�cial, car de lui-m�me il f�t tomb� dans tous les pi�ges de la tendresse maternelle, devait vouloir cacher son mariage jusqu'au moment o� tout d�lai d'opposition de la part de sa m�re serait expir�. Ils se trompaient donc l'un l'autre, triste fatalit� de leur III p. 69 mutuelle situation, et ils s'�crivaient comme si de rien n'�tait. Je dis qu'ils se trompaient, et pourtant ils n'�changeaient pas de mensonges. Le seul artifice �tait le silence que tous deux gardaient dans leurs lettres sur le principal objet de leurs pr�occupations.

III p. 70

CHAPITRE VINGT-UNIEME.

Suites des lettres.—Lettres de ma grand'm�re et d'un officier civil.—L'abb� d'Andrezel.—Un passage des m�moires de Marmontel.—Ma premi�re entrevue avec ma grand'm�re.—Caract�re de ma m�re.—Son mariage � l'�glise.—Ma tante Lucie et ma cousine Clotilde.—Mon premier s�jour � Chaillot.

LETTRE IV.

De Maurice � sa m�re.

�Fin brumaire an XIII (novembre 1804).

�Depuis six semaines, j'ai �t� si heureux pr�s de toi, ma bonne m�re, que c'est presque un chagrin maintenant que d'�tre oblig� de t'�crire pour m'entretenir avec toi. Le calme, le bonheur dont j'ai joui � Nohant me rendent encore plus insupportables le tumulte, l'inqui�tude et le bruit qui m'entourent � Paris.

�J'esp�re que je ne serai pas forc� d'aller retrouver mes rats et mon galetas au Fayel, car le g�n�ral Suchet, qui m'a fait l'honneur d'arr�ter sa voiture tout expr�s pour me parler hier, m'a dit que tous les g�n�raux de division allaient �tre mand�s pour assister � la c�r�monie du couronnement, et que probablement Dupont ne III p. 71 resterait pas dans son exil. Me voil� donc encore ici pour quelques jours, et je te rendrai compte de la f�te.

�Quant � ***, elle se donne avec moi des airs de protection passablement dr�les, de la part d'une personne qui ne me sert pas du tout. Elle disait hier que si Dupont lui e�t envoy� de bonnes notes sur mon compte, elle m'aurait fait faire mon chemin: mais que je voyais trop mauvaise compagnie. La compagnie que je vois vaut bien celle qui l'entoure. Vitrolles, en me racontant cela, riait aux �clats de cette impertinence, et la traitait sans fa�on de p�ronnelle. Va pour p�ronnelle! Mais je ne lui en veux pas, tout le monde est de m�me. Le ton de cour est la maladie de ceux qui n'y auraient jamais mis le pied autrefois.�

LETTRE V.

7 frimaire an XII (novembre 1804).

�J'allais repartir pour le Fayel et perdre la c�r�monie du couronnement, lorsque notre mar�chal Ney m'apprend enfin qu'il vient d'exp�dier un courrier � Dupont pour le faire venir, et qu'on l'attend le lendemain. Je cours chercher ma malle, qui �tait d�j� charg�e, et que je n'arrache qu'avec peine des mains des conducteurs et apr�s avoir �puis� toute mon �loquence. Je jette l'ancre et je cargue mes voiles. Dupont arrive en effet la veille du grand jour. Nous sommes tr�s bons III p. 72 amis. Il s'est occup� de ma croix, et le rapport sera fait apr�s le couronnement.

(A lire, tout bas:)

�Mon Aurore se porte � merveille. Elle est belle par admiration, et je suis dans l'enchantement que tu m'en aies demand� des nouvelles.

�Ta lettre m'a combl� d'aise. Tu y es bien ma bonne m�re! et toutes les chim�res d'orgueil dont je suis le t�moin ne donneront jamais � ceux qui s'en nourrissent le quart du bonheur que je trouve dans les t�moignages de ta tendresse. Conserve-moi bien ce bonheur-l�! Je regrette chaque jour nos soir�es, et nos causeries, et nos joyeux d�ners, et le grand salon, tout Nohant enfin, et je ne me console qu'en songeant � y retourner. Adieu, ma bonne ch�re m�re, parle de moi � d'Andrezel et � l'ing�nieur Deschartres. Tes commissions sont faites.�

* * *

On voit, par cette lettre, que mon existence �tait accept�e par la bonne m�re, et qu'elle ne pouvait se d�fendre de montrer l'int�r�t qu'elle y prenait: et pourtant elle n'acceptait pas le mariage, et elle �tait occup�e avec l'abb� d'Andrezel � chercher les preuves de nullit� que son d�faut de consentement pouvait y apporter. Le maire qui avait fait ce mariage avait �t� abus� par des t�moignages hasard�s. Averti par les r�clamations de ma grand'm�re, qui voulait avoir une copie r�guli�re des actes, il ne se h�tait pas III p. 73 de r�pondre, effray� peut-�tre des cons�quences de son erreur, qui pouvaient retomber sur lui ou sur le juge de paix. De son c�t�, le maire du 5e arrondissement, qui n'avait pas de raison pour s'abstenir de r�pondre, et qui s'�tait fait communiquer les pi�ces, r�pondait, du moins, avec une r�serve tr�s convenable, sur la mani�re dont les formalit�s avaient �t� remplies, et se bornait � donner des d�tails sur la naissance de ma m�re, sur Claude Delaborde, l'oiselier du quai de la M�gisserie, sur le grand-p�re Cloquard, qui vivait encore, et qui portait encore � cette �poque, ce renseignement n'est pas dans la lettre du grave magistrat, un grand habit rouge et un chapeau � trois cornes, son habit de noces du temps de Louis XV, le plus beau sans doute qu'il e�t jamais poss�d�, et dont il avait fait si longtemps ses dimanches, qu'il lui fallait enfin l'user par mesure d'�conomie. A propos de cette origine peu brillante de sa belle-fille, ma grand'm�re �crivit au susdit maire, � la date du 27 frimaire an XIII:

�..... Quelques douloureuses que soient pour mon cœur les informations que vous avez bien voulu prendre, je n'en suis pas moins reconnaissante de votre pr�occupation � �clairer ma triste curiosit�. La parent� m'afflige fort peu, mais bien le personnel de la demoiselle. Votre silence � son �gard, monsieur, m'est une certitude de mon malheur et de celui de mon fils. III p. 74 C'est sa premi�re faute. Il �tait l'exemple des bons fils, et j'�tais cit�e comme la plus heureuse des m�res. Mon cœur se brise, et c'est en pleurant que je vous exprime, monsieur, ma sensibilit� pour vos honn�tes proc�d�s et l'estime tr�s particuli�re avec laquelle, etc.�

* * *

A quoi le maire du 5e r�pondit: J'ai toutes ces lettres sous les yeux, ma grand'm�re ayant pris copie des siennes, et ayant form� du tout une esp�ce de dossier:

�Madame,

�Si j'en juge par votre r�ponse � ma derni�re lettre, la douleur vous a fait illusion sur un article que je crois me devoir � moi-m�me de redresser. Cet article est le plus essentiel � ma satisfaction comme � votre tranquillit�.

�Il me semble, madame, que c'est sur des faits seulement que pourraient porter les donn�es propres � adoucir dans cette circonstance l'�preuve qu'elle fait subir au cœur d'une m�re. C'est du moins dans cette intention et dans cet esprit que j'ai fait des recherches et que je vous en ai transmis le r�sultat.

�Serait-ce le malheur de l'esprit entra�n� par le sentiment, de se porter pr�cipitamment � croire ce qu'il craint? A cet �gard, ma lettre me semblait renfermer des inductions contraires � celles que vous en avez tir�es sur le personnel de l'�pouse que votre fils a choisie. Ne pouvant et ne III p. 75 voulant dire que des choses certaines, j'ai voulu juger par moi-m�me, et, ainsi que je vous l'ai dit, j'ai charg� une personne intelligente et s�re de p�n�trer, sous un pr�texte quelconque, dans l'int�rieur des jeunes �poux. Ainsi que j'ai d�j� eu l'honneur de vous le dire, on a trouv� un local extr�mement modeste, mais bien tenu: les deux jeunes gens ayant un ext�rieur de d�cence et m�me de distinction: la jeune m�re au milieu de ses enfans, allaitant elle-m�me le dernier, et paraissant absorb�e par ces soins maternels. Le jeune homme plein de politesse, de bienveillance et de s�r�nit�. Comme la personne envoy�e par moi avait pris pour pr�texte de demander une adresse, monsieur votre fils est descendu � l'�tage au-dessous pour la demander � M. Mar�chal, qui est mari� avec Mlle Lucie Delaborde, sœur cadette de Mlle Victoire Delaborde: M. Mar�chal est mont� fort obligeamment avec M. Dupin pour donner cette adresse. M. Mar�chal est un officier retrait� dont l'ext�rieur est tr�s favorable. Enfin, le jugement de mon envoy�, auquel vous pouvez avoir confiance enti�re, est que quels qu'aient pu �tre les ant�c�dens de la personne, ant�c�dens que j'ignore enti�rement, sa vie est actuellement des plus r�guli�res et d�note m�me une habitude d'ordre et de d�cence qui n'aurait rien d'affect�. En outre, les deux �poux avaient entre eux ce ton d'intimit� douce qui suppose la bonne harmonie, et, d'apr�s des renseigemens III p. 76 ult�rieurs, je me suis convaincu que rien n'annonce que votre fils ait � se repentir de l'union contract�e.

�Je me trompe, il doit un jour ou l'autre se repentir am�rement d'avoir bris� le cœur de sa m�re; mais vous-m�me l'avez dit, madame, c'est sa premi�re, sa seule faute! et j'ai tout lieu de croire, que si elle est grave envers vous, elle est r�parable par sa tendresse et gr�ce � la v�tre. Il appartient � votre cœur maternel de l'absoudre, et je serais heureux de vous apporter une consolation en vous confirmant que le ton qu'on a vu chez lui ne justifie en rien vos douloureux pr�sages.

�C'est dans cet esprit, madame, que je vous prie d'agr�er, etc.�

* * *

Quelque rassurante que f�t cette bonne et honn�te r�ponse, ma grand'm�re n'en persista pas moins � se munir des pi�ces qui pouvaient lui laisser l'espoir de rompre ce mariage.

Ce fut l'abb� d'Andrezel qui repartit pour Paris muni de toutes les procurations n�cessaires. L'abb� d'Andrezel, qu'on n'appelait plus l'abb� depuis la r�volution, �tait un des hommes les plus spirituels et les plus aimables que j'aie connus. Il a fait je ne sais quelles traductions du grec, et passait pour savant. Il a �t� recteur de l'universit� et, pendant quelque temps, censeur sous la restauration. Ce n'�tait pourtant pas un III p. 77 royaliste � id�es exag�r�es. Il avait �t� tr�s joli gar�on, et je crois qu'il �tait encore tr�s libertin. Il avait donc assez mauvaise gr�ce � se charger d'une mission aussi grave que celle qui lui �tait confi�e par ma grand'm�re. Il y mit pourtant beaucoup d'activit�, car toutes les consultations qui forment le dossier relatif au mariage de mon p�re lui sont adress�es et sont provoqu�es par lui. De toutes ces consultations, il r�sulte que le mariage est indissoluble et que l'officier public qui l'a consacr�, �tant de bonne foi, toutes recherches contre lui n'aboutiraient qu'� une vengeance personnelle sans effet contre le mariage contract�.

Pendant que l'abb� d'Andrezel agissait � Paris, et que, de Nohant, ma grand'm�re �crivait � son fils sans lui t�moigner son irritation et sa douleur, mon p�re, toujours muet sur l'article principal, l'entretenait de ses affaires et de ses d�marches.

LETTRE VI.

�28 frimaire an XIII.

�J'arrive de Montreuil, par la fra�cheur; il m'a fallu y courir avant le 30, me pr�senter devant l'inspecteur aux revues, pour �tre port� sur la liste des payables. A mon retour, je trouve Ren� enflamm� pour moi du plus beau z�le. Il a d�n� chez son prince avec Dupont, et ils ont eu � mon sujet un long entretien. Dupont a beaucoup vant� III p. 78 mes talens et ma valeur. Le prince s'est beaucoup �tonn� de me savoir si peu avanc�. Je vais lui �tre pr�sent�, et il dit s'int�resser beaucoup � moi. Malheureusement il a peu de cr�dit en ce moment; si sa femme pouvait se m�ler de mes affaires, ce serait beaucoup plus s�r.

�Pour t'ob�ir, je vais faire encore tous mes efforts pour entrer dans la garde: je vais, encore une fois, tenter les protecteurs et les courtisans; quant aux places de finances, le cautionnement des receveurs est de cent mille �cus comptant. Il n'y faut pas songer......................................

�Je travaille � mon op�ra, et je t'envoie le projet de mon plan. Dis-moi si tu l'approuves.

�Aurore est bien sensible, ma bonne m�re, au baiser que je lui ai donn� de ta part. Si elle pouvait parler ou �crire, elle te souhaiterait une bonne ann�e la mieux tourn�e et la plus tendre du monde. Elle ne dit rien encore, mais je t'assure qu'elle n'en pense pas moins. C'est un enfant que j'adore; pardonne-moi cet amour-l�, il ne nuit en rien � mon amour pour toi, au contraire, il me fait mieux comprendre et appr�cier celui que tu me portes.

�Tu sais sans doute que le prince Joseph va �tre nomm� roi de Lombardie, et Eug�ne Beauharnais roi d'Etrurie. On parle d'une d�claration de guerre tr�s prochaine.�

* * *

III p. 79

LETTRE VII.

Paris, 9 ventose.

�En v�rit�, ma bonne et ch�re m�re, si je voulais prendre ta lettre dans le ton o� tu me l'as �crite, il ne me resterait plus qu'� me jeter � la rivi�re. Je vois bien que tu ne penses pas un mot de ce que tu me dis. La solitude et l'�loignement te grossissent les objets: mais quoique je sois fort de ma conscience, je n'en suis pas moins douloureusement affect� de ton langage. Tu me reproches toujours ma mauvaise fortune, comme si j'avais pu la conjurer, comme si je ne t'avais pas dit et prouv� cent fois que les �tats-majors �taient compl�tement en disgrace.

�Il ne faut point croire que le hasard et les protections conspirent beaucoup pour ou contre nous. L'empereur a son syst�me, j'ai �t� tr�s bien servi aupr�s de lui par Clarke et Caulaincourt. Dupont lui-m�me m'a rendu justice et bien servi dans ces derniers temps. Je ne me plains de personne et surtout je n'envie personne; je me r�jouis des faveurs qui tombent sur mes parens et mes amis. Seulement je me dis que je ne parviendrai pas par le m�me chemin, parce que je ne sais pas m'y prendre. L'empereur seul travaille et nomme. Le ministre de la guerre n'est plus qu'un premier commis. L'empereur sait ce qu'il fait et ce qu'il veut faire. Il veut ramener � lui ceux qui ont fait les superbes, et entourer sa famille III p. 80 et sa personne de courtisans arrach�s � l'ancien parti. Il n'a pas besoin de complaire � de petits officiers comme nous, qui avons fait la guerre par enthousiasme, et dont il n'a rien � craindre. Si tu �tait lanc�e dans le monde, dans l'intrigue; si tu conspirais contre lui avec les amis de l'�tranger, tout irait mieux pour moi; je ne serais pas ignor�, d�laiss�; je n'aurais pas eu besoin de payer de ma personne, de dormir dans l'eau et dans la neige, d'exposer cent fois ma vie, et de sacrifier notre petite aisance au service de la patrie. Je ne te reproche pas ton d�sint�ressement, ta sagesse et ta vertu, ma bonne m�re, au contraire, je t'aime et t'estime, et te v�n�re pour ton caract�re. Pardonne-moi donc, � ton tour, de n'�tre qu'un brave soldat et un sinc�re patriote.

�Consolons-nous pourtant; vienne la guerre, et tout cela changera probablement. Nous serons bons � quelque chose quand il s'agira de coups de fusil, et alors on songera � nous.

�Je ne veux pas relire la derni�re page de ta lettre: je l'ai br�l�e. H�las! que me dis-tu? Non, ma m�re, un galant homme ne se d�shonore pas parce qu'il aime une femme; et une femme n'est pas une fille quand elle est aim�e d'un galant homme qui r�pare envers elle les injustices de la destin�e. Tu sais cela mieux que moi, et mes sentimens, form�s par tes le�ons, que j'ai toujours religieusement �cout�es, ne sont que le reflet de ton ame. Par quelle inconcevable fatalit� me III p. 81 reproches-tu aujourd'hui d'�tre l'homme que tu as fait au moral comme au physique?

�Au milieu de tes reproches, ta tendresse perce toujours. Je ne sais qui t'a dit que pendant quelque temps j'avais �t� dans la mis�re, et tu t'en inqui�tes apr�s coup. Eh bien! il est vrai que j'ai habit� un petit grenier l'�t� dernier, et que mon m�nage de po�te et d'amoureux faisait un singulier contraste avec les chamarrures d'or de mon costume militaire. N'accuse personne de ce moment de g�ne, dont je ne t'ai point parl� et dont je ne me plaindrai jamais. Une dette que je croyais pay�e et dont l'argent avait pass� par des mains infid�les a �t� la seule cause de ce petit d�sastre, d�j� r�par� par mes appointemens. J'ai maintenant un petit appartement tr�s agr�able, et je ne manque de rien.

�Qu'est-ce que me dit donc d'Andrezel, que tu vas peut-�tre venir � Paris, peut-�tre vendre Nohant? Je n'y comprends rien. Ah! ma bonne m�re, viens, et toutes nos peines s'envoleront dans une explication tendre et sinc�re. Mais ne vends pas Nohant, tu le regretterais. Adieu; je t'embrasse de toute mon ame, bien triste et bien effray� de ton m�contentement. Et cependant Dieu m'est t�moin que je t'aime et que je m�rite ton amour.

�MAURICE.�

* * *

III p. 82 Dans une derni�re lettre de cette correspondance, mon p�re entretient assez longuement sa m�re d'un incident qui paraissait la tourmenter beaucoup.

On venait de publier les M�moires posthumes de Marmontel. Ma grand'm�re avait beaucoup connu Marmontel dans son enfance; mais elle ne m'en parla jamais, et les M�moires posthumes expliquent assez pourquoi.

Voici une page de ces M�moires.

* * *

�L'esp�ce de bienveillance que l'on avait pour moi dans cette cour[46] me servit cependant � me faire �couter et croire dans une affaire int�ressante. L'acte de bapt�me d'Aurore, fille de Mlle Verri�re, attestait qu'elle �tait fille du mar�chal de Saxe[47]; et apr�s la mort de son p�re, Mme la dauphine �tait dans l'intention de la faire �lever. C'�tait l'ambition de la m�re; mais il vint dans la fantaisie de M. le dauphin de dire qu'elle �tait ma fille, et ce mot fit son impression. Mme de Chalut me le dit en riant; mais je pris la plaisanterie de M. le dauphin sur le ton le plus s�rieux. Je l'accusai de l�g�ret�, et, en offrant de faire preuve que je n'avais connu Mlle Verri�re que pendant le voyage du mar�chal en Prusse, III p. 83 et plus d'une ann�e apr�s la naissance de cette enfant, je dis que ce serait inhumainement lui enlever son v�ritable p�re que de me faire passer pour l'�tre. Mme de Chalut se chargea de plaider cette cause devant Mme la dauphine et M. le dauphin c�da. Ainsi Aurore fut �lev�e � leurs frais, au couvent des religieuses de Saint-Cloud, et Mme de Chalut[48], qui avait � Saint-Cloud sa maison de campagne, voulut bien se charger, pour l'amour de moi et � ma pri�re, des soins et des d�tails de cette �ducation.�

* * *

Ce fragment ne pouvait m�contenter ma grand'm�re, et Marmontel avait certainement droit � sa reconnaissance. Mais, dans un autre endroit, l'auteur des Incas raconte avec moins de r�serve ses relations avec Mlle Verri�re. Bien qu'il y parle avec estime et affection de la conduite, du caract�re et du talent de cette jeune actrice, il entre dans des d�tails d'intimit� qui n�cessairement devaient faire souffrir sa fille. Celle-ci en �crivit donc � mon p�re pour l'engager � voir s'il ne serait pas possible de faire supprimer le passage dans les nouvelles �ditions. L'oncle Beaumont fut consult�. Il �tait �galement int�ress� � l'affaire, III p. 84 puisque, dans ce m�me passage, Marmontel raconte comme quoi, ayant �t� cause que le mar�chal de Saxe avait retir� � Mlle Verri�re la pension de douze mille livres qu'il lui faisait pour elle et sa fille, cette belle personne en fut d�dommag�e par le prince de Turenne, sous promesse, de la part de Marmontel, de ne plus la voir. Or, l'oncle Beaumont �tait, comme je l'ai d�j� dit, fils de Mlle Verri�re et de ce prince de Turenne, duc de Bouillon. Cependant, il prit la chose moins au s�rieux.

�Beaumont assure, �crivait mon p�re � ma grand'm�re, que cela ne m�rite pas le chagrin que tu t'en fais. D'abord, nous ne sommes pas assez riches que je sache, pour racheter l'�dition publi�e et pour obtenir que la prochaine soit corrig�e; fussions-nous � m�me de le faire, cela donnerait d'autant plus de piquant aux exemplaires vendus, et, t�t ou tard, nous ne pourrions emp�cher qu'on ne ref�t de nouvelles �ditions conformes aux premi�res. Les h�ritiers de Marmontel consentiraient-ils, d'ailleurs, � cet arrangement avec les �diteurs? J'en doute, et nous ne sommes plus au temps o� l'on pouvait s�vir, soit par promesses, soit par menaces, soit par des lettres de cachet contre la libert� d'�crire. On ne donne plus de coups de b�ton � ces faquins d'auteurs et d'imprimeurs. Et toi, ma bonne m�re, qui, d�s ce temps-l�, �tais du parti des encyclop�distes et des philosophes, tu ne peux III p. 85 pas trouver mauvais que nous ayons chang� de lois et de mœurs. Je comprends bien que tu souffres d'entendre parler si l�g�rement de ta m�re; mais en quoi cela peut-il atteindre ta vie, qui a toujours �t� si aust�re, et ta r�putation qui est si pure? Pour mon compte, cela ne me f�che gu�re, qu'on sache dans le public ce qu'on savait d�j� de reste, dans le monde, sur ma grand'm�re maternelle. C'�tait, je le vois, par les m�moires en question, une aimable femme, douce, sans intrigue, sans ambition, tr�s sage et de bonne vie, en �gard � sa position. Il en a �t� d'elle comme de bien d'autres. Les circonstances ont fait ses fautes, et son naturel les a fait accepter en la rendant aimable et bonne. Voil� l'impression qui me reste de ces pages, dont tu te tourmentes tant, et sois certaine que le public ne sera pas plus s�v�re que moi.�

* * *

Ici se terminent les lettres de mon p�re � sa m�re. Sans doute il lui en �crivit beaucoup d'autres durant les quatre ann�es qu'il v�cut encore et qui amen�rent de fr�quentes s�parations � la reprise de la guerre. Mais la suite de leur correspondance a disparu, j'ignore pourquoi et comment. Je ne puis donc consulter pour la suite exacte de l'histoire de mon p�re que ses �tats de service, quelques lettres �crites � sa femme et les vagues souvenirs de mon enfance.

Ma grand'm�re se rendit � Paris dans le courant III p. 86 de ventose, avec l'intention de faire rompre le mariage de son fils, esp�rant m�me qu'il y consentirait, car jamais elle ne l'avait vu r�sister � ses larmes. Elle arriva d'abord � Paris � son insu, ne lui ayant pas fix� le jour de son d�part, et ne l'avertissant pas de son arriv�e comme elle en avait l'habitude. Elle commen�a par aller trouver M. Des�ze qu'elle consulta sur la validit� du mariage. M. Des�ze trouva l'affaire neuve, comme la l�gislation qui l'avait rendue possible. Il appela deux autres avocats c�l�bres, et le r�sultat de la consultation fut qu'il y avait mati�re � proc�s, parce qu'il y a toujours mati�re � proc�s dans toutes les affaires de ce monde, mais que le mariage avait neuf chances contre dix d'�tre valid� par les tribunaux: que mon acte de naissance me constituait l�gitime, et qu'en supposant la rupture du mariage, l'intention, comme le devoir de mon p�re, serait infailliblement de remplir les formalit�s voulues, et de contracter de nouveau mariage avec la m�re de l'enfant qu'il avait voulu l�gitimer.

Ma grand'm�re n'avait peut-�tre jamais eu l'intention formelle de plaider contre son fils. En e�t-elle con�u le projet, elle n'en aurait certes pas eu le courage. Elle fut probablement soulag�e de la moiti� de sa douleur en renon�ant � ses vell�it�s hostiles, car on double son propre mal en tenant rigueur � ce qu'on aime. Elle voulut cependant passer encore quelques jours sans voir son fils, sans doute afin d'�puiser les r�sistances III p. 87 de son propre esprit, et de prendre de nouvelles informations sur sa belle-fille. Mais mon p�re d�couvrit que sa m�re �tait � Paris: il comprit qu'elle savait tout et me chargea de plaider sa cause. Il me prit dans ses bras, monta dans un fiacre, s'arr�ta � la porte de la maison o� ma grand'm�re �tait descendue, gagna en peu de mots les bonnes gr�ces de la porti�re, et me confia � cette femme, qui s'acquitta de la commission ainsi qu'il suit.

Elle monta � l'appartement de ma bonne maman, et, sous le premier pr�texte venu, demanda � lui parler. Introduite en sa pr�sence, elle lui parla de je ne sais quoi, et tout en causant elle s'interrompit pour lui dire: Voyez donc, madame, la jolie petite fille dont je suis grand'm�re! sa nourrice me l'a apport�e aujourd'hui, et j'en suis si heureuse, que je ne puis pas m'en s�parer un instant.

—Oui, elle est tr�s fra�che et tr�s forte, dit ma grand'm�re en cherchant sa bonbonni�re, et tout aussit�t la bonne femme, qui jouait fort bien son r�le, me d�posa sur les genoux de la bonne maman, qui m'offrit des friandises et commen�a � me regarder avec une sorte d'�tonnement et d'�motion. Tout � coup elle me repoussa en s'�criant: Vous me trompez, cet enfant n'est pas � vous. Ce n'est pas � vous qu'il ressemble... je sais, je sais ce que c'est!...

Effray�e du mouvement qui me chassait du III p. 88 sein maternel, il para�t que je me mis, non � crier, mais � pleurer de vraies larmes qui firent beaucoup d'effet. Viens, mon pauvre cher amour, dit la porti�re en me reprenant; on ne veut pas de toi, allons-nous-en.

Ma pauvre bonne maman fut vaincue. Rendez-la-moi, dit-elle: pauvre enfant! tout cela n'est pas sa faute. Et qui a apport� cette petite?—Monsieur votre fils lui-m�me, madame: il attend en bas: je vais lui reporter sa fille. Pardonnez-moi si je vous ai offens�e, je ne savais rien, je ne sais rien, moi! J'ai cru vous faire plaisir, vous faire une belle surprise...—Allez, allez, ma ch�re, je ne vous en veux pas, dit ma grand'm�re: allez cherchez mon fils, et laissez moi l'enfant.

Mon p�re monta les escaliers quatre � quatre. Il me trouva sur les genoux, contre le sein de ma bonne maman, qui pleurait en s'effor�ant de me faire rire. On ne m'a pas racont� ce qui se passa entre eux, et comme je n'avais que 8 ou 9 mois, il est probable que je n'en tins pas note. Il est probable aussi qu'ils pleur�rent ensemble et s'aim�rent d'autant plus. Ma m�re, qui m'a racont� cette premi�re aventure de ma vie, m'a dit que, lorsque mon p�re me ramena aupr�s d'elle, j'avais dans les mains une belle bague avec un gros rubis, que ma bonne maman avait d�tach�e de son doigt, en me chargeant de la mettre � celui de ma m�re, ce que mon p�re me fit observer religieusement.

III p. 89 Quelque temps se passa encore, cependant, avant que ma grand'm�re consentit � voir sa belle-fille. Mais d�j� le bruit se r�pandait que son fils avait fait un mariage disproportionn�, et le refus qu'elle faisait de la recevoir devait n�cessairement amener des inductions f�cheuses contre ma m�re, contre mon p�re, par cons�quent. Ma bonne maman fut effray�e du tort que sa r�pugnance pouvait faire � son fils. Elle re�ut la tremblante Sophie, qui la d�sarma par sa soumission na�ve et ses tendres caresses. Le mariage religieux fut c�l�br� sous les yeux de ma grand'm�re, apr�s quoi un repas de famille scella officiellement l'adoption de ma m�re et la mienne.

Je dirai plus tard, en consultant mes propres souvenirs qui ne peuvent me tromper, l'impression que ces deux femmes, si diff�rentes d'habitudes et d'opinions, produisait l'une sur l'autre. Il me suffira de dire, quant � pr�sent, que, de part et d'autre, les proc�d�s furent excellens; que les doux noms de m�re et de fille furent �chang�s, et que si le mariage de mon p�re fit un petit scandale entre les personnes d'un entourage intime assez restreint, le monde que mon p�re fr�quentait ne s'en occupa nullement et accueillit ma m�re sans lui demander compte de ses a�eux ou de sa fortune; mais elle n'aima jamais le monde, et ne fut pr�sent�e � la cour de Murat que contrainte et forc�e, pour ainsi dire, III p. 90 par les fonctions que mon p�re remplit plus tard aupr�s de ce prince.

Ma m�re ne se sentit jamais ni humili�e ni honor�e de se trouver avec des gens qui eussent pu se croire au-dessus d'elle. Elle raillait finement l'orgueil des sots, la vanit� des parvenus, et, se sentant peuple jusqu'au bout des ongles, elle se croyait plus noble que tous les patriciens et les aristocrates de la terre. Elle avait coutume de dire que ceux de sa race avaient le sang plus rouge et les veines plus larges que les autres, ce que je croirais assez, car si l'�nergie morale et physique constitue en effet l'excellence des races, on ne saurait nier que cette �nergie ne soit condamn�e � diminuer dans les races qui perdent l'habitude du travail et le courage de la souffrance. Cet aphorisme ne serait certainement pas sans exception, et l'on peut ajouter que l'exc�s du travail et de la souffrance �nervent l'organisation tout aussi bien que l'exc�s de la mollesse et de l'oisivet�. Mais il est certain, en g�n�ral, que la vie part du bas de la soci�t� et se perd � mesure qu'elle monte au sommet, comme la s�ve dans les plantes.

Ma m�re n'�tait point de ces intrigantes hardies dont la passion secr�te est de lutter contre les pr�jug�s de leur temps, et qui croient se grandir en s'accrochant, au risque de mille affronts, � la fausse grandeur du monde. Elle �tait mille fois trop fi�re pour s'exposer m�me � des froideurs. III p. 91 Son attitude �tait si r�serv�e qu'elle semblait timide; mais si on essayait de l'encourager par des airs protecteurs, elle devenait plus que r�serv�e, elle se montrait froide et taciturne.

Son maintien �tait excellent avec les personnes qui lui inspiraient un respect fond�, elle �tait alors pr�venante et charmante; mais son v�ritable naturel �tait enjou�, taquin, actif, et par dessus tout ennemi de la contrainte. Les grands d�ners, les longues soir�es, les visites banales, le bal m�me lui �taient odieux. C'�tait la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et fol�tre; mais dans son int�rieur comme dans ses courses, il lui fallait l'intimit�, la confiance, des relations d'une sinc�rit� compl�te, la libert� absolue de ses habitudes et de l'emploi de son temps. Elle v�cut donc toujours retir�e, et plus soigneuse de s'abstenir de connaissances g�nantes que jalouse d'en faire d'avantageuses. C'�tait bien l� le fond du caract�re de mon p�re, et, sous ce rapport, jamais �poux ne furent mieux assortis. Ils ne se trouvaient heureux que dans leur petit m�nage. Partout ailleurs ils �touffaient de m�lancoliques b�illemens, et ils m'ont l�gu� cette secr�te sauvagerie qui m'a rendu toujours le monde insupportable et le home n�cessaire.

Toutes les d�marches que mon p�re avait faites avec beaucoup de ti�deur, il faut l'avouer, n'aboutirent � rien. Il avait eu mille fois raison de le dire: il n'�tait pas fait pour gagner ses �perons III p. 92 en temps de paix et les campagnes d'antichambre ne lui r�ussissaient pas. La guerre seule pouvait le faire sortir de l'impasse de l'�tat-major.

Il retourna au camp de Montreuil avec Dupont. Ma m�re l'y suivit au printemps de 1805 et y passa deux ou trois mois au plus, durant lesquels ma tante Lucie prit soin de ma sœur et de moi. Cette sœur, dont j'aurai � parler plus tard et dont j'ai d�j� indiqu� l'existence, n'�tait pas fille de mon p�re. Elle avait cinq ou six ans de plus que moi et s'appelait Caroline. Ma bonne petite tante Lucie avait �pous� M. Mar�chal, officier retrait�, dans le m�me temps que ma m�re �pousait mon p�re. Une fille �tait n�e de leur union cinq ou six mois apr�s ma naissance. C'est ma ch�re Clotilde: la meilleure amie peut-�tre que j'aie jamais eue. Ma tante demeurait alors � Chaillot o� mon oncle avait achet� une petite maison, alors en campagne, et qui serait aujourd'hui en ville. Elle louait, pour nous promener, l'�ne d'un jardinier du voisinage. On nous mettait sur du foin dans les paniers destin�s � porter les fruits et les l�gumes au march�, Caroline dans l'un, Clotilde et moi dans l'autre. Il para�t que nous go�tions fort, �cette fa�on d'aller.�

Pendant ce temps-l�, l'empereur Napol�on, occup� � d'autres soins et s'amusant � d'autres chevauch�es, s'en allait en Italie mettre sur sa t�te la couronne de fer. Guai a chi la tocca! avait III p. 93 dit le grand homme, l'Angleterre, l'Autriche et la Russie r�solurent d'y toucher, et l'empereur leur tint parole.

Au moment o� l'arm�e, r�unie au rivage de la Manche, attendait avec impatience le signal d'une descente en Angleterre, l'empereur, voyant sa fortune trahie sur les mers, changea tous ses plans dans une nuit; une de ces nuits d'inspiration o� la fi�vre se faisant froide dans ses veines, le d�couragea d'une entreprise toute-puissante, pour une entreprise nouvelle dans son esprit.

III p. 94

CHAPITRE VINGT-DEUXIEME.

Campagne de 1805.—Lettres de mon p�re � ma m�re.—Affaire d'Haslach.—Lettre de Nuremberg.—Belles actions de la division Gazan et de la division Dupont sur les rives du Danube.—Lettre de Vienne.—Le g�n�ral Dupont.—Mon p�re passe dans la ligne avec le grade de capitaine et la croix.—Campagnes de 1806 et 1807.—Lettres de Varsovie et de Rosemberg.—Suite de la campagne de 1807.—Radeau de Tilsit.—Retour en France.—Voyage en Italie.—Lettres de Venise et de Milan.—Fin de la correspondance avec ma m�re et commencement de ma propre histoire.

LETTRE I.

De mon p�re � ma m�re.

Haguenau, 1er vend�miaire an IV
(22 septembre 1805).

�J'arrive avec Decouchy pour faire ici le logement de notre division, comme c'est notre coutume. Nous d�nons chez le mar�chal Ney. Il nous avertit que nous allons faire vingt lieues sans d�bride, passer le Rhin, et ne faire halte qu'� Dourlach, o� nous devons rencontrer l'ennemi. Apr�s une marche de cent cinquante lieues, une pareille galopade est capable de nous crever tous. N'importe, c'est l'ordre. En passant le Rhin, nous prenons sous nos ordres le 1er r�giment III p. 95 de hussards et quatre mille hommes des troupes de l'�lecteur de Baden. Ainsi, nous allons �tre tr�s forts avec cette division de douze mille hommes. Tu entendras parler de nous. Ah? mon amie, loin de toi les bagarres et les batailles sont les seules distractions que je puisse go�ter; car, sans toi, les plaisirs me paraissent des motifs de tristesse, et tout ce qui peut rendre les autres inquiets et agit�s, en les mettant � mon niveau, me les fait para�tre plus supportables. Je jouis int�rieurement des figures renvers�es de beaucoup de gens tr�s braves et tr�s importans en temps de paix. Les routes sont couvertes des voitures de la cour, remplies de pages, de chambellans et de laquais, voyageant en bas de soie blancs. Gare les �claboussures!

�Vraiment si je pouvais me r�jouir de quelque chose quand je ne te vois pas, je crois que je serais content du branlebas qui se pr�pare. Ne crains pas d'infid�lit�s, car, de longtemps, je n'aurai rien � d�m�ler qu'avec le sexe masculin. Messieurs de l'Autriche vont nous donner du travail, et, du train dont on nous m�ne, je ne crois pas qu'on nous laisse le temps de penser � mal.

�Je n'irai point � Strasbourg et ne verrai ni ***, ni ****, ni *****, qui ne sont point gens � fr�quenter les coups de fusil.

�Depuis que je t'ai quitt�e, je n'ai pas eu un seul moment de repos; il y a six nuits que III p. 96 je n'ai dormi et huit jours que je n'ai pu me d�shabiller. Toujours en avant pour les logemens, j'en ai une extinction de voix. Je te demande si c'est dans cet �quipage, et quand je te porte tout enti�re dans mon cœur, que je puis penser � aller faire l'agr�able aupr�s des belles des villages que nous traversons en poste. Ce serait bien plut�t � moi d'�tre inquiet, si je ne croyais pas � ton amour, si je n'en connaissais pas toute la d�licatesse. Ah! si je me mettais � �tre jaloux, je le serais m�me d'un regard de tes yeux, et, pour un rien, je deviendrais le plus malheureux des hommes. Mais loin de moi cette injure � notre amour! J'ai re�u, ma ch�re femme, ta lettre de Sarrebourg. Elle est aimable comme toi, elle m'a rendu la vie et le courage. Que notre Aurore est gentille! Que tu me donnes d'impatience de revenir pour vous serrer toutes deux dans mes bras! Je t'en conjure, ch�re amie, donne-moi souvent de tes nouvelles. Adresse-moi tes lettres: �� M. Dupin, aide-de-camp du g�n�ral Dupont, commandant la 1re division du 6e corps, sous les ordres du mar�chal Ney.� De cette mani�re, quelque mouvement que fasse l'arm�e, je les recevrai. Songe, ch�re femme, que c'est le seul plaisir que je puisse go�ter loin de toi, au milieu des fatigues de cette campagne; parle-moi de ton amour, de notre enfant. Songe que tu m'arracherais la vie si tu cessais de m'aimer. Songe que tu es ma femme, que je t'adore, III p. 97 que je n'aime l'existence que pour toi et que je t'ai consacr� la mienne. Songe que rien au monde, except� l'honneur et le devoir, ne peut me retenir loin de toi; que je suis au milieu des fatigues et des privations de toute esp�ce; et qu'elles ne me paraissent rien en comparaison de celle que me laisse ton absence. Songe que l'espoir seul de te retrouver me soutient et m'attache � la vie.

�Adieu, ch�re femme, je tombe de fatigue. J'ai un lit pour cette nuit! D'ici � longtemps je n'en trouverai plus, et je vais en profiter pour r�ver de toi. Adieu donc, ch�re Sophie, je t'�crirai de Dourlach, si je peux. Re�ois mille tendres baisers et donnes-en pour moi tout autant � Aurore. Sois sans inqui�tude, je sais faire mon m�tier, je suis heureux � la guerre; le brevet et la croix m'attendent.

* * *

P.S. O� as-tu pris qu'on payait double en temps de guerre? C'est plus que le contraire, car il n'est pas seulement question de l'arriv�e du payeur. Cependant, comme nous n'avons pas de mer � traverser, et qu'il viendra t�t ou tard, ne crains rien pour moi, et ne me garde rien de l'argent que ma m�re aura � te remettre. Ecris-lui pour la pr�venir de ton arriv�e � Paris.�

III p. 98

LETTRE II.

De mon p�re � ma m�re.

Nuremberg, 29 vend�miaire an XIV.

�Nous sommes ici, ma ch�re femme, depuis hier soir, apr�s avoir poursuivi l'ennemi sans rel�che pendant quatre jours, nous avons fait toute l'arm�e autrichienne prisonni�re. A peine en est-il rest� quelques-uns pour porter la nouvelle et l'�pouvante au fond de l'Allemagne. Le prince Murat qui nous commande est tr�s content de nous, et doit, demain ou apr�s, demander pour moi la croix � l'empereur, ainsi que pour trois autres officiers de la division.

�Je ne te parlerai pas des fatigues et des dangers de ces dix journ�es. Ce sont les inconv�niens du m�tier. Que sont-ils en comparaison des inqui�tudes et des chagrins que me cause ton absence! Je ne re�ois point de tes nouvelles. On dit m�me que l'ennemi, ayant inqui�t� continuellement notre gauche, aucune lettre de nous n'a pu passer en France. Juge de mon tourment, de mon angoisse. Sais-je si tu n'es pas horriblement inqui�te de moi? Si tu as re�u l'argent que je t'ai fait passer? Si mon Aurore se porte bien? �tre s�par� de ce que j'ai de plus cher au monde sans pouvoir en obtenir un seul mot! Sois courageuse mon amie! Songe que notre s�paration ne peut alt�rer mon amour. Quel bonheur de nous retrouver pour ne plus nous s�parer! D�s III p. 99 que la campagne sera termin�e, avec quelle ivresse je volerai dans tes bras pour ne plus m'en arracher, et te consacrer, ainsi qu'� Aurore, tous mes soins et tous mes instans: cette id�e seule me soutient contre l'ennui et le chagrin qui, loin de toi, m'assi�gent. Au milieu des horreurs de la guerre, je me reporte pr�s de toi et ta douce image me fait oublier le vent, le froid, la pluie, et toutes les mis�res auxquelles nous sommes livr�s. De ton c�t�, ch�re amie, pense � moi. Songe que je t'ai vou� l'amour le plus tendre et que la mort seule pourra l'�teindre dans mon cœur. Songe que le moindre refroidissement de ta part empoisonnerait le reste de ma vie, et que si j'ai pu te quitter, c'est que le devoir et l'honneur m'en faisaient une loi sacr�e.

�Nous quittons demain Nuremberg � cinq heures du matin pour nous rendre � Ratisbonne, o� nous arriverons dans trois jours. Le prince Murat commande toujours notre division.�

LETTRE III.

De mon p�re � ma m�re.

Vienne, le 30 brumaire an XIV.

�Ma femme, ma ch�re femme, ce jour est le plus beau de ma vie. D�vor� d'inqui�tude, exc�d� de fatigue, j'arrive � Vienne avec la division. Je ne sais si tu m'aimes, si tu te portes bien, si mon Aurore est triste ou joyeuse, si III p. 100 ma femme est toujours ma Sophie. Je cours � la poste. Mon cœur bat d'esp�rance et de crainte. Je trouve une lettre de toi; je l'ouvre avec transport. Je tremble de bonheur en lisant les douces expressions de ta tendresse... Oh! oui! ch�re femme, c'est pour la vie que je suis � toi, rien au monde ne peut alt�rer l'ardent amour que je te porte, et tant que tu le partageras, je d�fierai le sort, la fortune et les ridicules injustices. J'avais grand besoin de lire une lettre de ma femme pour me faire supporter l'ennui de mon existence.

�Apr�s m'�tre battu en bon soldat, avoir expos� cent fois ma vie pour le succ�s de nos armes, avoir vu p�rir � mes c�t�s mes plus chers amis, j'ai eu le chagrin de voir nos plus brillans exploits ignor�s, d�figur�s, obscurcis par la valetaille militaire. Je m'entends et tu dois m'entendre, et reconna�tre les courtisans. Sans cesse � la t�te des r�gimens de notre division, j'ai vu que le courage et l'intr�pidit� �taient des qualit�s inutiles, et que la faveur seule distribuait les lauriers. Enfin, nous �tions six mille il y a deux mois, nous ne sommes plus que trois mille aujourd'hui. Pour notre part, nous avons pris cinq drapeaux � l'ennemi, dont deux aux Russes, nous avons fait cinq mille prisonniers, tu� deux mille hommes, pris quatre pi�ces de canon, le tout dans l'espace de six semaines, et nous voyons citer tous les jours, dans les rapports, des III p. 101 gens qui n'ont rien fait du tout, tandis que nos noms restent dans l'oubli. L'estime et l'affection de nos camarades me consolent. Je reviendrai pauvre diable, mais avec des amis que j'ai faits sur le champ de bataille, et qui sont plus sinc�res que messieurs de la cour. Je t'ennuie de mon humeur noire; mais � qui puis-je conter mes chagrins, si ce n'est � ma Sophie, et qui peut mieux qu'elle les partager et les adoucir?

�Enfin, comme nos soldats sont exc�d�s, que nous nous sommes battus sans rel�che depuis huit jours avec les Russes, on nous a renvoy�s de la Moravie ici pour prendre quelque repos. J'ai tout perdu � l'affaire d'Haslach[49]. Je m'en suis indemnis� depuis aux d�pens d'un officier de dragons de Latour, auquel j'ai fait mettre pied � terre.

�On nous promet toujours de fort belles choses, mais Dieu sait si cela viendra! Ma m�re m'�crit que tu ne manqueras de rien, et que je puis �tre tranquille. A propos, de quelle nouvelle folie m'as-tu r�gal�? J'en ai fait rire Debaine aux larmes. Mlle Roumier est ma vieille bonne � qui ma m�re fait une pension pour m'avoir �lev�. Elle avait quarante ans quand je III p. 102 vins au monde! Le beau sujet de jalousie! Je raconte cette folie � tous mes amis.

�J'ai vu ce matin Billette. Sa vue, qui me rappelait la rue Mesl�e, m'a caus� une joie infinie. Je l'ai embrass� comme mon meilleur ami, parce que je pouvais lui parler de toi, et qu'il pouvait me r�pondre. Quoiqu'il n'ait pas de nouvelles directes � me donner de ta sant�, je l'ai questionn� jusqu'� l'ennuyer.

�On parle de nous renvoyer bient�t en France, car la guerre finit ici faute de combattans. Les Autrichiens n'osent plus se mesurer avec nous, ils sont terrifi�s. Les Russes sont en pleine d�route. On nous regarde ici avec stup�faction. Les habitans de Vienne peuvent � peine croire � notre pr�sence.

�D'ailleurs cette ville est assez insipide. Depuis vingt-quatre heures que j'y suis, je m'y ennuie comme dans une prison. Les gens riches se sont enfuis, les bourgeois tremblent et se cachent, le peuple est frapp� de stupeur. On dit que nous repartirons dans trois ou quatre jours pour marcher sur la Hongrie, faire mettre bas les armes aux d�bris de l'arm�e autrichienne, et h�ter par l� la conclusion de la paix.

�Sois toujours maussade en mon absence; oui, ch�re femme, c'est ainsi que je t'aime. Que personne ne te voie; ne songe qu'� soigner notre fille, et je serai heureux autant que je puis l'�tre loin de toi.

III p. 103 �Adieu, ch�re amie, j'esp�re te serrer bient�t dans mes bras. Mille baisers pour toi et pour mon Aurore.�

* * *

Cet on dit sur une nouvelle marche en Hongrie aboutit � la bataille d'Austerlitz, le 4 d�cembre 1805. J'ignore si mon p�re y assista. Bien que plusieurs personnes me l'aient affirm� et que son article n�crologique l'atteste, je ne le crois pas, car la division Dupont, ext�nu�e par les prodiges d'Haslach et de Diestern, dut rester � Vienne pour se refaire, et le nom de Dupont ne se trouve dans aucune des relations que j'ai lues de la bataille d'Austerlitz.

Disons en passant un mot sur Dupont, ce g�n�ral si coupable ou si malheureux en Espagne, � Baylen, et si honteusement r�compens� par la Restauration d'avoir �t� un des premiers � trahir la gloire de l'arm�e fran�aise dans la personne de l'Empereur. Il est certain que, dans la campagne que nous venons d'esquisser, il se montra grand homme de guerre. On a vu que mon p�re le jugeait l�g�rement en temps de paix, mais s�rieusement ailleurs. L'empereur avait-il une m�fiance, une pr�vention secr�te contre Dupont? Il devait en �tre ainsi, ou bien Dupont aimait � jouer le r�le de m�content. Il est bien certain que les plaintes de mon p�re, dans la lettre qu'on vient de lire, sont inspir�es par un sentiment collectif. Il n'�tait pas, quant � lui, un personnage III p. 104 assez important pour se croire l'objet d'une inimiti� particuli�re. Je ne sais pas quels sont ces courtisans, cette valetaille militaire, contre laquelle mon p�re regimbe avec tant d'amertume. Comme il avait le caract�re le plus bienveillant et le plus g�n�reux qui se puisse rencontrer, il faut croire qu'il y avait dans ses plaintes quelque chose de fond�.

On sait combien de rivalit�s et de col�res l'empereur eut � contenir durant cette campagne; quelles fautes commit Murat par audace et par pr�somption, quelles indignations furent soulev�es dans l'ame de Ney � ce propos. Qu'on se reporte � l'histoire, on trouvera s�rement la cl� de cette douleur que mon p�re nourrit sur les champs de bataille, et qui marque un changement bien notable dans les dispositions de ceux qui avaient suivi le premier consul avec tant d'ivresse � Marengo. Sans doute, elles sont magnifiques ces campagnes de l'Empire, et nos soldats y sont des h�ros de cent coud�es. Napol�on y est le plus grand g�n�ral de l'univers. Mais comme l'esprit de cour a d�j� d�flor� les jeunes enthousiasmes de la R�publique! A Marengo, mon p�re �crivait en post-scriptum � sa m�re! �Ah! mon Dieu! j'allais oublier de te dire que je suis nomm� lieutenant sur le champ de bataille.� Preuve qu'il n'avait gu�re pens� � sa fortune personnelle en combattant avec l'ivresse de la cause. A Vienne, il �crit � sa femme pour III p. 105 exprimer un doute d�daigneux sur la r�compense qui l'attend. Chacun, sous l'Empire, songe � soi. Sous la R�publique, c'�tait � qui s'oublierait.

Quoi qu'il en soit, la disgrace apparente dont la carri�re de mon p�re semblait �tre frapp� depuis le passage Mincio, cessa avec la campagne de 1805. Il obtint enfin de passer dans la ligne, et fut nomm� capitaine du 1er hussards le 30 frimaire an XIV (20 d�cembre 1805)[50]. Il revint � Paris, puis, nous emmena, ma m�re, Caroline et moi, � son r�giment, qui �tait en garnison je ne sais o�. Lorsqu'il r�partit pour la campagne de 1806, il �crivait � sa femme � Tongres, au d�p�t, chez le quartier-ma�tre du r�giment. Probablement, il fit un voyage � Nohant dans l'intervalle, mais je ne retrouve son histoire que dans les quelques lettres qui vont suivre:

Primlingen, 2 octobre 1806.

�Depuis Mayence, nous avons �t� tellement errans, que je n'ai pu trouver un moment pour te donner de mes nouvelles. D'abord, je t'aime avec idol�trie. Ceci n'est pas nouveau pour toi, mais c'est ce que je suis le plus press� de te dire. Ah! que je suis d�j� las d'�tre loin de toi: je jure bien que cette campagne-ci finie, quoi qu'il arrive, je ne te quitterai plus.

III p. 106 �Depuis trois jours, j'ai fait trente-six lieues avec ma compagnie pour escorter l'empereur. Il est arriv� hier soir � Wurzbourg. Nous sommes cantonn�s aux environs. Toute la garde � pied est arriv�e. Chemin faisant, l'empereur m'a fait plusieurs questions sur le r�giment, et � la derni�re, que le bruit de la voiture m'emp�chait d'entendre, et que pourtant il r�p�ta trois fois, je r�pondis � tout hasard: Oui, Sire. Je le vis sourire, et je juge que j'aurai dit une fi�re b�tise. S'il pouvait me donner ma retraite comme idiot ou sourd, je m'en consolerais bien en retournant pr�s de toi.

�Adieu, ma jolie femme, ma ch�re amie, ce que j'aime, ce que je regrette, ce que je d�sire le plus au monde. Je t'embrasse de toute mon ame. J'aime mon Aurore, nos enfans, ta sœur, tout ce qui est � nous.�

De mon p�re � ma m�re.

�Le 7 d�cembre 1806.

�Depuis quinze jours, ma ch�re femme, je parcours les d�serts de la Pologne � cheval, d�s cinq heures du matin: et, apr�s avoir march� jusqu'� la nuit, ne trouvant que la barraque enfum�e d'un pauvre diable o� je puis � peine obtenir une botte de paille pour me reposer. Aujourd'hui j'arrive dans la capitale de la Pologne, et je puis enfin mettre une lettre � la poste. Je t'aime cent fois plus que la vie. Ton souvenir III p. 107 me suit partout pour me consoler et me d�sesp�rer en m�me temps. En m'endormant, je te vois; en m'�veillant, je pense � toi; mon ame tout enti�re est pr�s de toi. Tu es mon Dieu, l'ange tut�laire que j'invoque, que j'appelle au milieu de mes fatigues et de mes dangers. Depuis que je t'ai quitt�e, je n'ai pas joui d'un seul instant de repos, et je n'ai pas besoin de dire que je n'ai pas go�t� un seul instant de bonheur. Aime-moi, aime-moi! c'est le seul moyen d'adoucir cette rude vie que je m�ne. Ecris-moi. Je n'ai encore re�u que deux lettres de toi. Je les ai lues cent fois, je les relis encore. Sois toujours la m�me femme qui m'�crit d'une mani�re si tendre et si adorable. Que l'absence ne te refroidisse pas. Je crois qu'elle augmente mon amour, s'il est possible. Ne perdons pas l'espoir de nous r�unir bient�t. On traite � Posen. Il est tr�s probable que nos succ�s d�termineront les Russes � la paix. Je vais voir tout � l'heure Philippe S�gur et lui remettre le paquet que je te destine, il aura les moyens de te le faire parvenir promptement. Demain nous passons la Vistule. Les Russes sont � dix lieues d'ici, fort interloqu�s de notre marche et de nos manœuvres. Pour moi, j'en suis � d�sirer un bon coup de sabre qui m'estropie � tout jamais et me renvoie aupr�s de toi. Dans le si�cle o� nous sommes un militaire ne peut esp�rer de repos et de bonheur domestique qu'en perdant III p. 108 bras ou jambes. Je ne rencontre pas un �tre dans l'arm�e qui ne fasse un vœu analogue; mais le maudit honneur est l� qui nous retient tous. Beaucoup se plaignent, moi, je souffre tout bas, car, que m'importent les d�go�ts, les privations, les fatigues, ce n'est point l� ce qui me chagrine dans le m�tier, c'est ton absence, et je ne puis aller dire cela aux autres. Ceux qui ne te connaissent pas ne comprendraient pas l'exc�s de mon amour, ceux qui te connaissent le comprendraient trop.

�Parle de moi � nos enfans. Je suis forc� de courir au fourrage. Pas un moment m�me pour go�ter cette demi-consolation de t'�crire! Je t'aime comme un fou. Aime-moi si tu veux que je conserve la vie.�

* * *

Apr�s l'affaire de la Passage mon p�re fut fait chef d'escadron, et, le 4 avril 1807, Murat se l'attacha en qualit� d'aide-de-camp. Deschartres m'a racont� que ce fut � la recommandation de l'empereur, qui, l'ayant remarqu�, dit au prince: �Voil� un beau et brave jeune homme: c'est comme cela qu'il vous faut des aides-de-camp.� Mon p�re s'attendait si peu � cette faveur qu'il faillit la refuser, en voyant qu'elle allait l'assujettir davantage, et cr�er un nouvel obstacle au repos absolu qu'il r�vait au sein de sa famille. Ma m�re lui sut assez mauvais gr� de ce qu'elle appela III p. 109 son ambition, et il eut � s'en justifier, ainsi qu'on le verra dans la lettre suivante:

Rosemberg, 10 mai 1807, au quartier g�n�ral du grand-duc de Berg.

�Apr�s avoir couru pendant trois mois comme un d�rat� et donn� au prince un assez joli �chantillon de mon savoir-faire dans la partie des missions, j'arrive ici et j'y trouve deux lettres de toi, du 23 mars et du 8 avril. La premi�re me tue. Il me semble que tu ne m'aimes d�j� plus quand tu m'annonces que tu vas t'efforcer de m'aimer un peu moins. Heureusement je d�cach�te la seconde et je vois bien que c'est � force de m'aimer que tu me fais tout ce mal. O ma ch�re femme, ma Sophie, tu as pu les �crire ces mots cruels, m'envoyer � trois cents lieues ce poison mortel, m'exposer � la douleur de lire cette lettre affreuse, pendant quinze jours peut-�tre, avant d'en avoir re�u une autre qui me rassure et me console! Me voil� forc� de remercier Dieu d'avoir �t� longtemps priv� de tes nouvelles. O mon amie! abjure ces horribles pens�es, ces injustes soup�ons! Est-il possible que tu doutes de moi! Le plus sensible reproche que tu puisses me faire, c'est de me dire que je ne me souviens pas que Caroline existe, et que tu es effray�e en pensant � l'avenir de cette enfant. En quoi ai-je pu m�riter ces doutes injurieux? Ai-je un seul moment cess� de la regarder comme ma fille? Ai-je fait, dans mes soins et dans mes caresses, la moindre diff�rence III p. 110 entre elle et mes autres enfans? Depuis le jour o� je t'ai vue pour la premi�re fois, ai-je un moment cess� de t'adorer, d'aimer tout ce qui t'appartient: ta fille, ta sœur, tout ce que tu aimes? Tu m'accables de reproches comme si je t'abandonnais pour le seul plaisir de courir le monde. Je te jure sur l'honneur et sur l'amour, que je n'ai point demand� d'avancement, que le grand-duc m'a appel� aupr�s de lui sans que je me doutasse qu'il en e�t la moindre id�e; qu'enfin j'ai vu s'�loigner avec un profond chagrin le jour qui devait nous r�unir. Te dirai-je tout? J'ai failli refuser, me sentant sans courage devant un nouveau retard � mon retour pr�s de toi. Mais, ch�re femme, aurais-je rempli mon devoir envers toi, envers ma m�re, qui a sacrifi� son aisance � ma carri�re militaire, envers nos enfans, nos trois enfans[51] qui auront bient�t besoin des ressources et de la consid�ration de leur p�re, si j'avais rejet� la fortune qui venait d'elle-m�me me chercher?

�Mon ambition, dis-tu? Moi, de l'ambition! Si j'�tais moins triste, tu me ferais rire avec ce mot-l�. Ah! je n'en ai qu'une depuis que je te connais, c'est de r�parer envers toi les injustices de la soci�t� et de la destin�e; c'est de t'assurer une existence honorable et de te mettre � l'abri III p. 111 du malheur, si un boulet me rencontre sur le champ de bataille. Ne te dois-je donc pas cela? A toi, qui as support� si longtemps ma mauvaise fortune, et quitt� un palais pour une mansarde par amour pour moi! Juge un peu mieux de moi, ma Sophie, juges-en d'apr�s toi-m�me. Non, il n'est pas un instant dans ma vie o� je ne pense � toi; il n'est rien qui vaille pour moi la modeste chambre de ma ch�re femme. C'est l� le sanctuaire de mon bonheur; rien ne peut valoir � mes yeux, ses jolis cheveux noirs, ses yeux si beaux, ses dents si blanches, sa taille si gracieuse, sa robe de percale, ses jolis pieds, ses petits souliers de prunelle. Je suis amoureux de tout cela comme le premier jour, et je ne d�sire rien de plus au monde; mais pour poss�der ce bonheur en toute s�curit�, pour n'avoir point � lutter contre la mis�re avec des enfans, il faut faire au pr�sent quelques sacrifices. Tu dis que nous serons moins heureux dans un palais que dans notre petit grenier; qu'� la paix, le prince sera fait roi et que nous serons oblig�s d'aller habiter ses �tats o� nous n'aurons plus notre obscurit�, notre t�te-�-t�te, notre ch�re libert� de Paris. Il est bien probable que le prince sera roi, en effet, et qu'il nous emm�nera avec lui. Mais je nie que nous puissions n'�tre pas heureux l� o� nous serons ensemble, ni que rien puisse g�ner d�sormais un amour que le mariage a consacr�. Que tu es b�te, ma pauvre femme, de croire que III p. 112 je t'aimerai moins parce que je vivrai dans le luxe et la dorure! Et que tu es gentille, en m�me temps, de m�priser tout cela! Mais, moi aussi, je d�teste les grandeurs et les vanit�s, et l'ennui de ces plaisirs-l� me ronge quand j'y suis, tu le sais bien. Tu sais bien avec quel empressement je m'y d�robe pour �tre tranquille avec toi dans un petit coin. C'est pour mon petit coin que je travaille, que je me bats, que j'accepte une r�compense et que j'aspire � avoir un r�giment, parce que, alors, tu ne me quitteras plus et que nous aurons un int�rieur � nous, aussi tranquille, aussi simple, aussi intime que nous le souhaitons. Et puis, quand je mettrais un peu d'amour-propre � te montrer quelquefois, heureuse et brillante � mon bras, pour te venger des sots d�dains de certaines gens � qui notre petit m�nage faisait tant de piti�, o� serait le mal? Je serais fier, je l'avoue, d'avoir �t�, moi seul, l'artisan de notre fortune et de n'avoir d� qu'� mon courage, � mon amour pour la patrie, ce que d'autres n'ont d� qu'� la faveur, � l'intrigue ou � la chim�re de la naissance. J'en sais qui sont quelque chose, gr�ce au nom ou � la galanterie de leurs femmes: ma femme � moi aura d'autres titres. Son amour fid�le et le m�rite de son �poux.

�Voil� la belle saison revenue. Que fais-tu, ch�re amie? Ah! que l'aspect d'une belle prairie ou d'un bois pr�t � verdir remplit mon ame III p. 113 de souvenirs tristes et d�licieux! aux bords du Rhin, l'ann�e derni�re, quels doux momens je passais aupr�s de toi! Trop courts instans de bonheur, de combien de regrets vous �tes suivis! A Marienwerder, je me suis promen� aux bords de la Vistule, seul, en proie � mes chagrins, le cœur devor� de tristesse et d'inqui�tude. Je voyais tout rena�tre dans la nature et mon ame �tait ferm�e au sentiment du bonheur. J'�tais dans un endroit pareil � celui o� tu avais si peur, pr�s de Coblentz, o� nous nous ass�mes sur l'herbe et o� je te pressais sur mon cœur pour te rassurer. Je me suis senti tout embras� de ton souvenir, j'errais comme un fou, je te cherchais, je t'appelais en vain. Je me suis enfin assis fatigu� et bris� de douleur, et au lieu de ma Sophie je n'ai trouv� sur ces tristes rivages que la solitude, l'inqui�tude et la jalousie. Oui, la jalousie, je l'avoue; moi aussi, de loin, je suis obs�d� de fant�mes; mais je ne t'en parle pas de peur de t'offenser. H�las! quand la fatigue des marches et le bruit des batailles cessent un instant pour moi, je suis la proie de mille tourmens. Toutes les furies de la passion viennent m'obs�der. J'�prouve toutes les angoisses, toutes les faiblesses de l'amour. Oh! oui! ch�re femme, je t'aime comme le premier jour! Que nos enfans te parlent de moi sans cesse: ne te prom�ne qu'avec eux; qu'ils te retracent � toute heure nos sermens et notre union. Parle-leur III p. 114 de moi aussi. Je ne vis que pour eux, pour toi et pour ma m�re.

�Ici, le printemps et le lieu que nous occupons me rappellent le Fayel. Mais, h�las! Boulogne est bien loin, et le triste ch�teau me laisse tout entier � mes regrets. En y arrivant, je l'ai trouv� absolument d�sert; tout le monde �tait parti avec le prince pour Elbing, o� s'est pass�e la fameuse revue de l'empereur. Le prince commandait et m'a fait courir de la belle mani�re. Adieu, ch�re femme. On parle beaucoup de la paix: rien n'annonce la reprise des hostilit�s. A! quand serai-je pr�s de toi! Je te presse mille fois dans mes bras avec tous nos enfans. Pense � ton mari, � ton amant.

�MAURICE.�

�Que mon Aurore est gentille de penser � moi et de savoir d�j� t'en parler!�

* * *

Au mois de juin de la m�me ann�e, mon p�re accompagna Murat, qui, de son c�t�, accompagnait Napol�on � la fameuse conf�rence du radeau de Tilsit. De retour en France au mois de juillet, mon p�re ne tarda pas � repartir pour l'Italie avec Murat et l'empereur, qui allait l� faire des rois et des princes nouveaux.

Venise, 28 septembre 1807.

�Apr�s avoir affront� tous les pr�cipices de la Savoie et du Montcenis, j'ai �t� culbut� dans III p. 115 un foss� bourbeux du Pi�mont, par la nuit la plus noire et la plus d�testable, et, de plus, au milieu d'un bois, coupe-gorge fameux, o�, la veille, on avait assassin� et vol� un marchand de Turin. Le sabre d'une main et le pistolet de l'autre, nous avons fait sentinelle jusqu'� ce qu'il nous soit arriv� main-forte pour nous remettre sur pied, c'est-�-dire pendant trois heures. Bient�t les chevaux nous ont manqu�, ensuite les chemins sont devenus affreux. Arriv�s au bord de la mer, le vent s'est �lev� contre nous et nous avons pens� chavirer dans la lagune. Enfin, nous voici dans Venise la belle, o� je n'ai encore vu que de l'eau fort laide dans les rues et bu que de fort mauvais vin � la table de Duroc. Depuis Paris, voici la premi�re nuit que je vais passer dans un lit. L'empereur ne passera que huit jours ici. Je n'ai pas le temps de t'en dire davantage. Je t'aime, tu es ma vie, mon ame, mon Dieu, mon tout.�

De Milan, le 11 d�cembre 1807.

�Cette date doit te dire, ch�re amie, que je pense � toi doublement s'il est possible, puisque je suis dans un lieu si plein de souvenirs de notre amour, de mes douleurs, de mes tourmens et de mes joies. Ah! que d'�motions j'ai �prouv�es en parcourant les jardins voisins du cours! Elles n'�taient pas toutes agr�ables; mais ce qui les domine toutes, c'est mon amour pour toi. C'est mon impatience de me retrouver dans tes bras. III p. 116 Nous serons bien certainement � Paris, � la fin du mois. Il est impossible de s'ennuyer plus que je ne fais ici; j'ai des f�tes et des c�r�monies par dessus la t�te. Tous mes camarades en disent presque autant, encore n'ont-ils pas d'aussi puissans motifs que moi pour d�sirer d'en finir avec toutes ces com�dies. L'air est appesanti pour moi de grandeurs, de dignit�s, de raideur et d'ennui. Le prince est malade, et par cette raison nous devancerons, j'esp�re, le retour de l'empereur, et je vais bient�t te retrouver, toujours mon ange, mon diable et ma divinit�. Si je ne trouve pas de lettres de toi � Turin, je te tirerai tes petites oreilles. Adieu, et mille tendres baisers � toi, � notre Aurore et � ma m�re. Je t'�crirai de Turin.�

* * *

La vie de mon p�re, cette vie si pure et si g�n�reuse, touche � sa fin. Je n'aurai plus de lui qu'une affreuse catastrophe � raconter. D�sormais je vais �tre guid�e par mes propres souvenirs, et comme je n'ai pas la pr�tention d'�crire l'histoire de mon temps en dehors de la mienne propre, je ne dirai de la campagne d'Espagne que ce que j'en ai vu par mes yeux � une �poque o� les objets ext�rieurs, �tranges et incompr�hensibles pour moi, commen�aient � me frapper comme des tableaux myst�rieux. On me permettra de r�trograder un peu et de prendre ma vie au moment o� je commence � la sentir.

III p. 117

DEUXIEME PARTIE.

* * *

CHAPITRE PREMIER.

Premiers souvenirs.—Premi�res pri�res.—L'œuf d'argent des enfans.—Le p�re No�l.—Le syst�me de J.-J. Rousseau.—Le bois de lauriers.—Polichinelle et le r�verb�re.—Les romans entre quatre chaises.—Jeux militaires.—Chaillot.—Clotilde.—L'empereur.—Les papillons et les fils de la Vierge.—Le roi de Rome.—Le flageolet.

Il faut croire que la vie est une bien bonne chose en elle-m�me, puisque les commencemens en sont si doux et l'enfance un �ge si heureux. Il n'est pas un de nous qui ne se rappelle cet �ge d'or comme un r�ve �vanoui, auquel rien ne saurait �tre compar� dans la suite. Je dis un r�ve, en pensant � ces premi�res ann�es o� nos souvenirs flottent incertains et ne ressaisisent que quelques impressions isol�es dans un vague ensemble. On ne saurait dire pourquoi un charme puissant s'attache, pour chacun de nous, � ces �clairs du souvenir, insignifians pour les autres.

La m�moire est une facult� qui varie selon III p. 118 les individus et qui, n'�tant compl�te chez aucun, offre mille incons�quences. Chez moi, comme chez beaucoup d'autres personnes, elle est extraordinairement d�velopp�e sur certains points, extraordinairement infirme sur certains autres. Je ne me rappelle qu'avec effort les petits �v�nemens de la veille, et la plupart des d�tails m'�chappent m�me pour toujours. Mais quand je regarde un peu loin derri�re moi, mes souvenirs remontent � un �ge o� la plupart des autres individus ne peuvent rien retrouver dans leur pass�. Cela tient-il essentiellement � la nature de cette facult� en moi ou � une certaine pr�cocit� dans le sentiment de la vie?

Peut-�tre sommes-nous dou�s tous � peu pr�s �galement sous ce rapport, et peut-�tre n'avons-nous la notion nette ou confuse des choses pass�es qu'en raison du plus ou moins d'�motion qu'elles nous ont caus�? Certaines pr�occupations int�rieures nous rendent presque indiff�rens � des faits qui �branlent le monde autour de nous. Il arrive aussi que nous nous rappelons mal ce que nous avons peu compris. L'oubli n'est peut-�tre que de l'inintelligence ou de l'inattention.

Quoi qu'il en soit, voici le premier souvenir de ma vie, et il date de loin. J'avais deux ans, une bonne me laissa tomber de ses bras sur l'angle d'une chemin�e. J'eus peur et je fus bless�e au front. Cette commotion, cet �branlement III p. 119 du syst�me nerveux ouvrirent mon esprit au sentiment de la vie, et je vis nettement, je vois encore le marbre rouge�tre de la chemin�e, mon sang lui coulait, la figure �gar�e de ma bonne. Je me rappelle distinctement aussi la visite du m�decin, les sangsues qu'on me mit derri�re l'oreille, l'inqui�tude de ma m�re, et la bonne cong�di�e pour cause d'ivrognerie. Nous quitt�mes la maison, et je ne sais o� elle �tait situ�e. Je n'y suis jamais retourn�e depuis; mais si elle existe encore, il me semble que je m'y reconna�trais.

Il n'est donc pas �tonnant que je me rappelle parfaitement l'appartement que nous occupions rue Grange-Bateli�re, un an plus tard. De l� datent mes souvenirs pr�cis et presque sans interruption. Mais depuis l'accident de la chemin�e jusqu'� l'�ge de trois ans, je ne me retrace qu'une suite ind�termin�e d'heures pass�es dans mon petit lit sans dormir, et remplie de la contemplation de quelque pli de rideau ou de quelque fleur au papier des chambres.

Je me souviens aussi que le vol des mouches et leur bourdonnement m'occupaient beaucoup et que je voyais souvent les objets doubles, circonstance qu'il m'est impossible d'expliquer et que plusieurs personnes m'ont dit avoir �prouv�e aussi dans la premi�re enfance. C'est surtout la flamme des bougies qui prenait cet aspect devant mes yeux, et je me rendais compte de l'illusion III p. 120 sans pouvoir m'y soustraire. Il me semble m�me que cette illusion �tait un des p�les amusemens de ma captivit� dans le berceau et cette vie du berceau m'appara�t extraordinairement longue, et plong�e dans un mol ennui.

Ma m�re s'occupa de fort bonne heure de me d�velopper, et mon cerveau ne fit aucune r�sistance, mais il ne devan�a rien, et il e�t pu �tre fort tardif, si on l'e�t laiss� tranquille. Je marchais � dix mois. Je parlai assez tard; mais une fois que j'eus commenc� � dire quelques mots, j'appris tous les mots tr�s vite, et, � quatre ans, je savais tr�s bien lire, ainsi que ma cousine Clotilde, qui fut enseign�e comme moi par nos deux m�res alternativement. On nous apprenait aussi des pri�res, et je me souviens que je les r�citais, sans broncher, d'un bout � l'autre, et sans y rien comprendre, except� ces premiers mots de la derni�re pri�re qu'on nous faisait dire quand nous avions la t�te sur le m�me oreiller, ce qui nous arrivait souvent: �Mon Dieu, je vous donne mon cœur.� Je ne sais pas pourquoi je comprenais cela plus que le reste, car il y a beaucoup de m�taphysique dans ce peu de paroles; mais enfin je le comprenais, et c'�tait le seul endroit de ma pri�re o� j'eusse une id�e de Dieu et de moi-m�me. Quant au Pater, au Credo et � l'Ave Maria que je savais tr�s bien en fran�ais, except� donnez-nous notre pain de chaque jour, j'aurais aussi bien pu les r�citer en latin, III p. 121 comme un perroquet, ils n'eussent pas �t� plus inintelligibles pour moi.

On nous exer�ait aussi � apprendre par cœur les fables de La Fontaine, et je les sus presque toutes lorsque c'�tait encore lettres closes pour moi. J'�tais si lasse de les r�citer, que je fis, je crois, tout mon possible pour ne les comprendre que fort tard, et ce ne fut que vers l'�ge de 15 ou 16 ans que je m'aper�us de leur beaut�.

On avait l'habitude, autrefois, de remplir la m�moire des enfans d'une foule de richesses au-dessus de leur port�e. Ce n'est pas le petit travail qu'on leur impose que je bl�me, Rousseau, en le retranchant tout � fait dans l'�mile, risque de laisser le cerveau de son �l�ve s'�paissir au point de n'�tre plus capable d'apprendre ce qu'il lui r�serve pour un �ge plus avanc�. Il est bon d'habituer l'enfance, d'aussi bonne heure que possible, � un exercice mod�r�, mais quotidien, des diverses facult�s de l'esprit. Mais on se h�te trop de leur servir des choses exquises.

Il n'existe point de litt�rature � l'usage des petits enfans. Tous les jolis vers qu'on a faits en leur honneur sont mani�r�s et farcis de mots qui ne sont point de leur vocabulaire. Il n'y a gu�re que les chansons des berceuses qui parlent r�ellement � leur imagination. Les premiers vers que j'aie entendus sont ceux-ci, que tout le monde conna�t sans doute, et que ma m�re me III p. 122 chantait de la voix la plus fra�che et la plus douce qui se puisse entendre:

Allons dans la grange
Voir la poule blanche
Qui pond un bel œuf d'argent
Pour ce cher petit enfant.

La rime n'est pas riche, mais je n'y tenais gu�re, et j'�tais vivement impressionn�e par cette poule blanche et par cet œuf d'argent que l'on me promettait tous les soirs et que je ne songeais jamais � demander le lendemain matin. La promesse revenait toujours et l'esp�rance na�ve revenait avec elle. Ami Leclair, t'en souviens-tu? car, � toi aussi, pendant des ann�es, on a promis cet œuf merveilleux qui n'�veillait point ta cupidit�, mais qui te semblait, de la part de la bonne poule, le pr�sent le plus po�tique et le plus gracieux. Et qu'aurais-tu fait de l'œuf d'argent, si on te l'e�t donn�? Tes mains d�biles n'eussent pu le porter, et ton humeur inqui�te et changeante se f�t bient�t lass�e de ce jouet insipide. Qu'est-ce qu'un œuf: qu'est-ce qu'un jouet qui ne se casse point? Mais l'imagination fait de rien quelque chose, c'est sa nature, et l'histoire de cet œuf d'argent est peut-�tre celle de tous les biens mat�riels qui �veillent notre convoitise. Le d�sir est beaucoup, la possession peu de chose.

Ma m�re me chantait aussi une chanson de ce genre la veille de No�l, et comme cela ne III p. 123 venait qu'une fois l'an, je ne me la rappelle pas. Ce que je me rappelle parfaitement, c'est la croyance absolue que j'avais � la descente par le tuyau de la chemin�e du petit p�re No�l, bon vieillard � barbe blanche qui, � l'heure de minuit, devait venir d�poser dans mon petit soulier un cadeau que j'y trouverais � mon r�veil. Minuit! cette heure fantastique que les enfans ne connaissent point, et qu'on leur montre comme le terme impossible de leur veill�e! Quels efforts incroyables je faisais pour ne pas m'endormir avant l'apparition du petit vieux! J'avais � la fois grande envie et grand'peur de le voir; mais jamais je ne pouvais me tenir �veill�e jusque-l�, et le lendemain mon premier regard �tait pour mon soulier au bord de l'�tre. Quelle �motion me causait l'enveloppe de papier blanc! car le p�re No�l �tait d'une propret� extr�me, et ne manquait jamais d'empaqueter soigneusement son offrande. Je courais, pieds nus, m'emparer de mon tr�sor. Ce n'�tait jamais un don bien magnifique, car nous n'�tions pas riches. C'�tait un petit g�teau, une orange, ou tout simplement une belle pomme rouge. Mais cela me semblait si pr�cieux, que j'osais � peine le manger. L'imagination jouait encore l� son r�le, et c'est toute la vie de l'enfant.

Je n'approuve pas du tout Rousseau de vouloir supprimer le merveilleux, sous pr�texte de mensonge. La raison et l'incr�dulit� viennent III p. 124 bien assez vite, et d'elles-m�mes; je me rappelle fort bien la premi�re ann�e o� le doute m'est venu, sur l'existence r�elle du p�re No�l. J'avais cinq ou six ans, et il me sembla que ce devait �tre ma m�re qui mettait le g�teau dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois, et j'�prouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit homme � barbe blanche. J'ai vu mon fils y croire plus longtemps; les gar�ons sont plus simples que les petites filles. Comme moi, il faisait de grands efforts pour veiller jusqu'� minuit. Comme moi, il n'y r�ussissait point, et comme moi, il trouvait au jour le g�teau merveilleux p�tri dans les cuisines du paradis. Mais pour lui aussi la premi�re ann�e o� il douta fut la derni�re de la visite du bonhomme. Il faut servir aux enfans les mets qui conviennent � leur �ge et ne rien devancer. Tant qu'ils ont besoin de merveilleux, il faut leur en donner. Quand ils commencent � s'en d�go�ter, il faut bien se garder de prolonger l'erreur et d'entraver le progr�s naturel de leur raison.

Retrancher le merveilleux de la vie de l'enfant, c'est proc�der contre les lois m�me de la nature. L'enfance n'est-elle pas chez l'homme un �tat myst�rieux et plein de prodiges inexpliqu�s? D'o� vient l'enfant? Avant de se former dans le sein de sa m�re, n'avait-il pas une existence quelconque dans le sein imp�n�trable de III p. 125 la divinit�? La parcelle de vie qui l'anime ne vient-elle pas du monde inconnu o� elle doit retourner? Ce d�veloppement si rapide de l'ame humaine dans nos premi�res ann�es, ce passage �trange d'un �tat qui ressemble au chaos, � un �tat de compr�hension et de sociabilit�, ces premi�res notions du langage, ce travail incompr�hensible de l'esprit qui apprend � donner un nom, non pas seulement aux objets ext�rieurs, mais � l'action, � la pens�e, au sentiment; tout cela tient au miracle de la vie, et je ne sache pas que personne l'ait expliqu�. J'ai toujours �t� �merveill�e du premier verbe que j'ai entendu prononcer aux petits enfans. Je comprends que le substantif leur soit enseign�, mais les verbes, et surtout ceux qui expriment les affections! La premi�re fois qu'un enfant sait dire � sa m�re qu'il l'aime, par exemple, n'est-ce pas comme une r�v�lation sup�rieure qu'il re�oit et qu'il exprime? Le monde ext�rieur o� flotte cet esprit en travail, ne peut lui avoir donn� encore aucune notion distincte des fonctions de l'ame. Jusque-l�, il n'a v�cu que par les besoins, et l'�closion de son intelligence ne s'est faite que par les sens. Il voit, il veut toucher, go�ter, et tous ces objets ext�rieurs dont, pour la plupart, il ignore l'usage, et ne peut comprendre ni la cause ni l'effet, doivent passer d'abord devant lui comme une vision �nigmatique. L� commence le travail int�rieur. L'imagination se remplit de ces objets; III p. 126 l'enfant r�ve dans le sommeil, et il r�ve aussi sans doute quand il ne dort point. Du moins il ne sait pas, pendant longtemps, la diff�rence de l'�tat de veille � l'�tat de sommeil. Qui peut dire pourquoi un objet nouveau l'�gaie ou l'effraie? Qui lui inspire la notion vague du beau et du laid? Une fleur, un petit oiseau ne lui font jamais peur; un masque difforme, un animal bruyant l'�pouvante. Il faut donc qu'en frappant ses sens, cet objet de sympathie ou de r�pulsion r�v�le � son entendement quelque id�e de confiance ou de terreur qu'on n'a pu lui enseigner; car cet attrait ou cette r�pugnance se manifeste d�j� chez l'enfant qui n'entend pas encore le langage humain. Il y a donc chez lui quelque chose d'ant�rieur � toutes les notions que l'�ducation peut lui donner, et c'est l� le myst�re qui tient � l'essence de la vie dans l'homme.

L'enfant vit tout naturellement dans un milieu, pour ainsi dire, surnaturel, o� tout est prodige en lui et o� tout ce qui est en dehors de lui doit, � la premi�re vue, lui sembler prodigieux. On ne lui rend pas service en h�tant sans m�nagement et sans discernement l'appr�ciation de toutes les choses qui le frappent. Il est bon qu'il la cherche lui-m�me et qu'il s'�tablisse � sa mani�re durant la p�riode de sa vie, o�, � la place de son innocente erreur, nos explications, hors de port�e pour lui, le jetteraient dans des erreurs plus grandes encore et peut-�tre � III p. 127 jamais funestes � la droiture de son jugement, et, par suite, � la moralit� de son ame.

Ainsi on aura beau chercher quelle premi�re notion de la Divinit� on pourra donner aux enfans, on n'en trouvera pas une meilleure pour que l'existence de ce vieux bon Dieu qui est au ciel et qui voit tout ce qui se fait sur la terre. Plus tard il sera temps de lui faire comprendre que Dieu c'est l'�tre infini sans figure idol�trique, et que le ciel n'est pas plus la vo�te bleue qui nous enveloppe que la terre o� nous vivons et que le sanctuaire m�me de notre pens�e. Mais � quoi bon essayer de faire percer le symbole � l'enfant pour qui tout symbole est une r�alit�? Cet �ther infini, cet ab�me de la cr�ation, ce ciel enfin o� gravitent les mondes, l'enfant le voit plus beau et plus grand que nos d�finitions ne l'�tendraient dans sa pens�e, et nous le rendrions plus fou que sage si nous voulions lui faire concevoir la m�canique de l'univers, alors que le sentiment de la beaut� de l'univers lui suffit.

La vie de l'individu n'est-elle pas le r�sum� de la vie collective? Quiconque observe les d�veloppemens de l'enfant, son passage � l'adolescence, � la virilit�, et toutes ses transformations jusqu'� l'�ge m�r, assiste � l'histoire abr�g�e de la race humaine, laquelle a eu aussi son enfance, son adolescence, sa jeunesse et sa virilit�. Eh bien! qu'on se reporte aux temps primitifs de l'humanit�, on y voit toutes les nations humaines III p. 128 prendre la forme du merveilleux, et l'histoire, la science naissante, la philosophie et la religion �crites en symboles, �nigmes, que la raison moderne traduit ou interpr�te. La po�sie, la fable m�me sont la v�rit�, la r�alit� relatives des temps primitifs. Il est donc dans la loi �ternelle que l'homme ait sa v�ritable enfance, comme l'humanit� a eu la sienne, comme l'ont encore les populations que notre civilisation n'a fait qu'effleurer. Le sauvage vit dans le merveilleux, et n'est ni un idiot, ni un fou, ni une brute, c'est un po�te et un enfant. Il ne proc�de que par po�mes et par chants comme nos anciens, � qui le vers semblait �tre plus naturel que la prose, et l'ode, que le discours. L'enfance est donc l'�ge des chansons, et on ne saurait trop lui en donner. La fable, qui n'est qu'un symbole, est la meilleure forme pour introduire en lui le sentiment du beau et du po�tique, qui est la premi�re manifestation du beau et du vrai.

Les fables de Lafontaine sont trop fortes et trop profondes pour le premier �ge. Elles sont pleines d'excellentes le�ons de morale, mais il ne faudrait pas de formules de morale au premier �ge: c'est l'engager dans un labyrinthe d'id�es o� il s'�gare, parce que toute morale implique une id�e de soci�t�, et l'enfant ne peut se faire aucune id�e de la soci�t�. J'aime mieux pour lui les notions religieuses sous forme de po�sie et de sentiment. Quand ma m�re me III p. 129 disait qu'en lui d�sob�issant je faisais pleurer la sainte Vierge et les anges dans le ciel, mon imagination �tait vivement frapp�e. Ces �tres merveilleux et toutes ces larmes provoquaient en moi une terreur et une tendresse infinies. L'id�e de leur existence m'effrayait, et tout aussit�t l'id�e de leur douleur me p�n�trait de regrets et d'affection.

En somme, je veux qu'on donne du merveilleux � l'enfant tant qu'il l'aime et le cherche, et qu'on le lui laisse perdre de lui-m�me, sans prolonger syst�matiquement son erreur, d�s que le merveilleux, n'�tant plus son aliment naturel, il s'en d�go�te et vous avertit par ses questions et ses doutes qu'il veut entrer dans le monde de la r�alit�.

Ni Clotilde ni moi n'avons gard� aucun souvenir du plus ou moins de peine que nous e�mes pour apprendre � lire. Nos m�res nous ont dit depuis qu'elles en avaient eu fort peu � nous enseigner. Seulement, elles signalaient un fait d'ent�tement fort ing�nu de ma part. Un jour que je n'�tais pas dispos�e � recevoir ma le�on d'alphabet, j'avais r�pondu � ma m�re: �Je vais bien dire a, mais je ne sais pas dire b.� Il para�t que ma r�sistance dura fort longtemps. Je nommais toutes les lettres de l'alphabet, except� la seconde, et quand on me demandait pourquoi je la passais sous silence, je r�pondais imperturbablement: �C'est que je ne connais pas le b.�

III p. 130 Le second souvenir que je me retrace de moi-m�me, et qu'� coup s�r, vu son peu d'importance, personne n'e�t song� � me rappeler, c'est la robe et le voile blanc que porta la fille a�n�e du vitrier, le jour de sa premi�re communion. J'avais alors environ trois ans et demie; nous �tions dans la rue Grange-Bateli�re, au 3e, et le vitrier qui occupait une boutique en bas, avait plusieurs filles qui venaient jouer avec ma sœur et moi. Je ne sais plus leurs noms et ne me rappelle sp�cialement que l'a�n�e dont l'habit blanc me parut la plus belle chose du monde. Je ne pouvais me lasser de l'admirer. Ma m�re ayant dit tout d'un coup que son blanc �tait tout jaune et qu'elle �tait mal arrang�e, cela me fit une peine �trange. Il me semblait qu'on me causait un vif chagrin en me d�go�tant de l'objet de mon admiration.

Je me souviens qu'une autre fois, comme nous dansions une ronde, cette m�me enfant chanta:

Nous n'irons plus au bois,
Les lauriers sont coup�s.

Je n'avais jamais �t� dans les bois, que je sache, et peut-�tre n'avais-je jamais vu de lauriers. Mais, apparemment, je savais ce que c'�tait, car ces deux petits vers me firent beaucoup r�ver. Je me retirai de la danse pour y penser, et je tombai dans une profonde m�lancolie. Je ne voulus faire part � personne de ma pr�occupation, mais j'aurais volontiers pleur�, tant je me sentais triste et priv�e de ce charmant bois de lauriers, III p. 131 o� je n'�tais entr�e en r�ve que pour en �tre aussit�t d�poss�d�e. Explique qui pourra les singularit�s de l'enfance, mais cette loi fut si marqu�e chez moi, que je n'en ai jamais oubli� l'impression myst�rieuse. Toutes les fois qu'on me chanta cette ronde, je sentis la m�me tristesse me gagner, et je ne l'ai jamais entendue chanter depuis, par des enfans, sans me retrouver dans la m�me disposition de regret et de m�lancolie. Je vois toujours ce bois avant qu'on y e�t port� la coign�e, et, dans la r�alit�, je n'en ai jamais vu d'aussi beau. Je le vois jonch� de ses lauriers fra�chement coup�s, et il me semble que j'en veux toujours aux Vandales qui m'en ont bannie pour jamais. Quelle �tait donc l'id�e du po�te na�f qui commen�ait ainsi la plus na�ve des danses?

Je me rappelle aussi la jolie ronde de Girofl�, girofla, que tous les enfans connaissent, et o� il est question encore d'un bois myst�rieux o� l'on va seulette, et o� l'on rencontre le Roi, la Reine, le Diable et l'Amour, �tres �galement fantastiques pour les enfans. Je ne me souviens pas d'avoir eu peur du Diable: je pense que je n'y croyais pas et qu'on m'emp�chait d'y croire, car j'avais l'imagination tr�s impressionnable, et je m'effrayais facilement. On me fit pr�sent, une fois, d'un superbe Polichinelle, tout brillant d'or et d'�carlate. J'en eus peur d'abord et surtout � cause de ma poup�e, que je ch�rissais tendrement, III p. 132 et que je me figurais en grand danger aupr�s de ce petit monstre. Je la serrai pr�cieusement dans l'armoire, et je consentis � jouer avec Polichinelle; ses jeux d'�mail, qui tournaient dans leurs orbites au moyen d'un ressort, le pla�aient pour moi dans une sorte de milieu entre le carton et la vie. Au moment de me coucher, on voulut le serrer dans l'armoire aupr�s de la poup�e; mais je ne voulus jamais y consentir, et on c�da � ma fantaisie, qui �tait de le laisser dormir sur le po�le, car il y avait un petit po�le dans notre chambre qui �tait plus que modeste, et dont je vois encore les panneaux peints � la colle et la forme en carr� long. Un d�tail que je me rappelle aussi, bien que depuis l'�ge de quatre ans je ne sois jamais rentr�e dans cet appartement, c'est que l'alc�ve �tait un cabinet ferm� par des portes � grillage de laiton sur un fond de toile verte. Sauf une antichambre qui servait de salle � manger et une petite cuisine qui me servait de p�nitencier, il n'y avait pas d'autres pi�ces que cette chambre � coucher, qui servait de salon pendant le jour. On voit que ce n'�tait point luxueux. Mon petit lit �tait plac� le soir en dehors de l'alc�ve, et quand ma sœur, qui �tait alors en pension, couchait � la maison, on lui arrangeait un canap� � c�t� de moi. C'�tait un canap� vert en velours d'Utrecht. Tout cela m'est encore pr�sent, quoiqu'il ne me soit rien arriv� de remarquable dans cet appartement; mais il faut croire que III p. 133 mon esprit s'y ouvrait � un travail soutenu sur lui-m�me, car il me semble que tous ces objets sont remplis de mes r�veries, et que je les ai us�s � force de les voir. J'avais un amusement particulier avant de m'endormir, c'�tait de promener mes doigts sur le r�seau de laiton de la porte de l'alc�ve qui se trouvait � c�t� de mon lit. Le petit son que j'en tirais me paraissait une musique c�leste, et j'entendais ma m�re dire: �Voil� Aurore qui joue du grillage.�

Je reviens � mon Polichinelle, qui reposait sur le po�le, �tendu sur le dos et regardant le plafond avec ses yeux vitreux et son m�chant rire. Je ne le voyais plus, mais dans mon imagination je le voyais encore, et je m'endormis tr�s pr�occup�e du genre d'existence de ce vilain �tre qui riait toujours et qui pouvait me suivre des yeux dans tous les coins de la chambre. La nuit, je fis un r�ve �pouvantable. Polichinelle s'�tait lev�: sa bosse de devant, rev�tue d'un gilet de paillon rouge, avait pris feu sur le po�le, et il courait partout, poursuivant tant�t moi, tant�t ma poup�e qui fuyait �perdue, tandis qu'il nous atteignait par de longs jets de flamme. Je r�veillai ma m�re par mes cris. Ma sœur, qui dormait pr�s de moi, s'avisa de ce qui me tourmentait et porta le Polichinelle dans la cuisine, en disant que c'�tait une vilaine poup�e pour un enfant de mon �ge. Je ne le revis plus, mais l'impression imaginaire que j'avais re�ue de la III p. 134 br�lure me resta pendant quelque temps, et, au lieu de jouer avec le feu comme jusque-l� j'en avais eu la passion, la seule vue du feu me laissa une grande terreur.

Nous allions alors � Chaillot voir ma tante Lucie, qui y avait une petite maison et un jardin. J'�tais parvenue � marcher, et je voulais toujours me faire porter par notre ami Pierret, pour qui, de Chaillot au boulevard, j'�tais un poids assez incommode. Pour me d�cider � marcher le soir au retour, ma m�re imagina de me dire qu'elle allait me laisser seule au milieu de la rue. C'�tait au coin de la rue de Chaillot et des Champs-Elys�es, et il y avait une petite vieille femme qui, en ce moment, allumait le r�verb�re. Bien persuad�e qu'on ne m'abandonnerait pas, je m'arr�tai, d�cid�e � ne point marcher, et ma m�re fit quelques pas avec Pierret pour voir comment je prendrais l'id�e de rester seule; mais comme la rue �tait � peu pr�s d�serte, l'allumeuse du r�verb�re avait entendu notre contestation, et, se tournant vers moi, elle me dit d'une voix cass�e! �Prenez garde � moi; c'est moi qui ramasse les m�chantes petites filles, et je les enferme dans mon r�verb�re pour toute la nuit.�

Il semblait que le diable e�t souffl� � cette bonne femme l'id�e qui pouvait le plus m'effrayer. Je ne me souviens pas d'avoir �prouv� une terreur pareille � ce qu'elle m'inspira. Le r�verb�re III p. 135 avec son r�flecteur �tincelant prit aussit�t � mes yeux des proportions fantastiques, et je me voyais d�j� enferm�e dans cette prison de cristal, consum�e par la flamme que faisait jaillir � volont� le Polichinelle en jupons. Je courus apr�s ma m�re en poussant des cris aigus. J'entendais rire la vieille, et le grincement du r�verb�re qu'elle remontait me causa un frisson nerveux comme si je me sentais �lev�e au-dessus de terre et pendue avec la lanterne infernale.

Quelquefois nous prenions le bord de l'eau pour aller � Chaillot. La fum�e et le bruit de la pompe � feu me causaient une �pouvante dont je ressens encore l'impression.

La peur est, je crois, la plus grande souffrance morale des enfans. Les forcer � voir de pr�s ou � toucher l'objet qui les effraie est un moyen de gu�rison que je n'approuve pas. Il faut plut�t les en �loigner et les en distraire: car le syst�me nerveux domine leur organisation, et quand ils ont reconnu leur erreur, ils ont �prouv� une si violente angoisse � s'y voir contraints, qu'il n'est plus temps pour eux de perdre le sentiment de la peur. Elle est devenue en eux un mal physique que leur raison est impuissante � combattre. Il en est de m�me des femmes nerveuses et pusillanimes. Les encourager dans leur ridicule faiblesse est un grand tort; mais la brusquer trop en est un pire, et la contrainte provoque souvent chez elles de v�ritables attaques de nerfs, III p. 136 bien que les nerfs ne fussent pas en jeu s�rieusement au commencement de l'�preuve.

Ma m�re n'avait point cette cruaut�. Quand nous passions devant la pompe � feu, voyant que je p�lissais et ne pouvais plus me soutenir, elle me mettait dans les bras du bon Pierret. Il cachait ma t�te dans sa poitrine, et j'�tais rassur�e par la confiance qu'il m'inspirait. Il vaut mieux trouver au mal moral un rem�de moral que de forcer la nature et d'essayer d'apporter au mal physique une �preuve physique plus p�nible encore.

C'est dans la rue Grange-Bateli�re que j'eus entre les mains un vieil abr�g� de mythologie que je poss�de encore et qui est accompagn� de grandes planches grav�es les plus comiques qui se puissent imaginer. Quand je me rappelle l'int�r�t et l'admiration avec lesquels je contemplais ces images grotesques, il me semble encore les voir telles qu'elles m'apparaissaient alors. Sans lire le texte, j'appris bien vite, gr�ce aux images, les principales donn�es de la fabulation antique, et cela m'int�ressait prodigieusement. On me menait quelquefois aux ombres chinoises de l'�ternel S�raphin, et aux pi�ces f�eriques du boulevard. Enfin ma m�re et ma sœur me racontaient les contes de Perrault, et quand ils �taient �puis�s, elles ne se g�naient pas pour en inventer de nouveaux qui ne me paraissaient pas les moins jolis de tous.

III p. 137 Avec cela, on me parlait du paradis, et on me r�galait de ce qu'il y avait de plus frais et de plus joli dans l'all�gorie catholique; si bien que les anges et les amours, la bonne Vierge et la bonne f�e, les polichinelles et les magiciens, les diablotins du th��tre et les saintes de l'�glise, se confondant dans ma cervelle, y produisaient le plus �trange g�chis po�tique qu'on puisse imaginer.

Ma m�re avait des id�es religieuses que le doute n'effa�a jamais, vu qu'elle ne les examina jamais. Elle ne se mettait donc nullement en peine de me pr�senter comme vraies ou embl�matiques les notions de merveilleux qu'elle me versait � pleines mains, artiste et po�te qu'elle �tait elle-m�me sans le savoir, croyant, dans sa religion, � tout ce qui �tait beau et bon, rejetant tout ce qui �tait sombre et mena�ant, et me parlant des trois Gr�ces ou des neuf Muses avec autant de s�rieux que des vertus th�ologales ou des vierges sages.

Que ce soit �ducation, insufflation ou pr�disposition, il est certain que l'amour du roman s'empara de moi passionn�ment, avant que j'eusse fini d'apprendre � lire. Voici comment:

Je ne comprenais pas encore la lecture des contes de f�es; les mots imprim�s, m�me dans le style le plus �l�mentaire, ne m'offraient pas grand sens, et c'est par le r�cit que j'arrivais � comprendre ce qu'on m'avait fait lire. De mon III p. 138 propre mouvement je ne lisais pas; j'�tais paresseuse par nature et n'ai pu me vaincre qu'avec de grands efforts. Je ne cherchais donc dans les livres que les images; mais tout ce que j'apprenais par les yeux et par les oreilles entrait en �bullition dans ma petite t�te, et j'y r�vais au point de perdre souvent la notion de la r�alit� et du milieu o� je me trouvais. Comme j'avais eu longtemps la manie de jouer au po�le avec le feu, ma m�re, qui n'avait pas de servante, et que je vois toujours occup�e � coudre ou � soigner le pot-au-feu, ne pouvait se d�barrasser de moi qu'en me retenant souvent dans la prison qu'elle m'avait invent�e, � savoir quatre chaises avec une chaufferette sans feu au milieu, pour m'asseoir quand je serais fatigu�e, car nous n'avions pas le luxe d'un coussin: c'�taient des chaises garnies en paille, et je m'�vertuais � les d�garnir avec mes ongles; il faut croire qu'on les avait sacrifi�es � mon usage. Je me rappelle que j'�tais encore si petite que pour me livrer � cet amusement, j'�tais oblig�e de monter sur la chaufferette: alors je pouvais appuyer mes coudes sur l'un des si�ges, et je jouais des griffes avec une patience miraculeuse. Mais tout en c�dant ainsi au besoin d'occuper mes mains, besoin qui m'est toujours rest�, je ne pensais nullement � la paille des chaises. Je composais � haute voix d'interminables contes que ma m�re appelait mes romans. Je n'ai aucun souvenir de III p. 139 ces plaisantes compositions. Ma m�re m'en a parl� mille fois et longtemps avant que j'eusse la pens�e d'�crire. Elle les d�clarait souverainement ennuyeuses, � cause de leur longueur et du d�veloppement que je donnais aux digressions. C'est un d�faut que j'ai bien conserv�, � ce qu'on dit, car pour moi, j'avoue que je me rends peu de compte de ce que je fais, et que j'ai aujourd'hui, tout comme � quatre ans, un laisser aller invincible dans ce genre de cr�ation.

Il para�t que mes histoires �taient une sorte de pastiche de tout ce dont ma petite cervelle �tait obs�d�e. Il y avait toujours un canevas dans le go�t des contes de f�es, et, pour personnages principaux, une bonne f�e, un bon prince et une belle princesse. Il y avait peu de m�chans �tres, et jamais de grands malheurs. Tout s'arrangeait sous l'influence d'une pens�e riante et optimiste, comme l'enfance. Ce qu'il y avait de curieux, c'�tait la dur�e de ces histoires et leur sorte de suite, car j'en reprenais le fil l� o� il avait �t� interrompu la veille. Peut-�tre ma m�re, �coutant machinalement et comme malgr� elle ces longues divagations, m'aidait-elle � son insu � m'y retrouver. Ma tante se souvient aussi de ces histoires, et s'�gaye aussi de ce souvenir. Elle se rappelle m'avoir dit souvent: �Eh bien! Aurore, est-ce que ton prince n'est pas encore sorti de la for�t? Ta princesse aura-t-elle bient�t fini de mettre sa robe � queue et sa couronne III p. 140 d'or?—Laisse-la tranquille, disait ma m�re: je ne peux travailler en repos que quand elle commence ses romans entre quatre chaises.

Je me rappelle d'une mani�re plus nette, l'ardeur que je prenais aux jeux qui simulaient une action v�ritable. J'�tais maussade pour commencer. Quand ma sœur ou la fille a�n�e du vitrier venaient me provoquer aux jeux classiques de pied de bœuf ou de main-chaude, je n'en trouvais aucun � mon gr� ou je m'en lassais tout de suite. Mais, avec ma cousine Clotilde ou les autres enfans de mon �ge, j'arrivais d'embl�e aux jeux qui flattaient ma fantaisie. Nous simulions des batailles, des fuites � travers ces bois qui jouaient un si grand r�le dans mon imagination. Et puis, l'une de nous �tait perdue, les autres la cherchaient et l'appelaient. Elle �tait endormie sous un arbre, c'est-�-dire sous le canap�. On venait � son aide: l'une de nous �tait la m�re des autres ou leur g�n�ral, car l'impression militaire du dehors p�n�trait forc�ment jusque dans notre nid, et, plus d'une fois, j'ai fait l'empereur et j'ai command� sur le champ de bataille. On mettait en lambeaux les poup�es, les bons-hommes et les m�nages, et il para�t que mon p�re avait l'imagination aussi jeune que nous, car il ne pouvait souffrir cette repr�sentation microscopique des sc�nes d'horreur qu'il voyait � la guerre. Il disait � ma m�re:—Je t'en prie, donne un coup de balai au champ de bataille III p. 141 de ces enfans: c'est une manie, mais cela me fait mal de voir par terre ces bras, ces jambes et toutes ces guenilles rouges.�

Nous ne nous rendions pas compte de notre f�rocit�, tant les poup�es et les bonshommes souffraient patiemment ce carnage. Mais en galopant sur nos coursiers imaginaires, et en frappant de nos sabres invisibles les meubles et les jouets, nous nous laissions emporter � un enthousiasme qui nous donnait la fi�vre. On nous reprochait nos jeux de gar�ons, et il est certain que ma cousine et moi, nous avions l'esprit avide d'�motions viriles. Je me retrace particuli�rement un jour d'automne o�, le d�ner �tant servi, la nuit s'�tait faite dans la chambre. Ce n'�tait pas chez nous, mais, � Chaillot, chez ma tante, � ce que je puis croire, car il y avait des rideaux de lit, et chez nous il n'y en avait pas. Nous nous poursuivions l'une l'autre � travers les arbres, c'est-�-dire sous les plis des rideaux, Clotilde et moi. L'appartement disparut � nos yeux, et nous �tions v�ritablement dans un sombre paysage � l'entr�e de la nuit. On nous appelait pour d�ner et nous n'entendions rien. Ma m�re vint me prendre dans ses bras pour me porter � table, et je me rappellerai toujours l'�tonnement o� je fus en voyant les lumi�res, la table et les objets r�els qui m'environnaient. Je sortais positivement d'une hallucination compl�te, et il me co�tait d'en sortir si brusquement. Quelquefois III p. 142 �tant � Chaillot, je croyais �tre chez nous � Paris, et r�ciproquement. Il me fallait faire souvent un effort pour m'assurer du lieu o� j'�tais, et j'ai vu ma fille, enfant, subir cette illusion d'une mani�re tr�s prononc�e.

Je ne crois pas avoir �t� � Chaillot depuis 1808, car, apr�s le voyage d'Espagne, je n'ai plus quitt� Nohant jusqu'apr�s l'�poque o� mon oncle vendit � l'�tat sa petite propri�t� qui se trouvait sur l'emplacement destin� au palais du roi de Rome. Que je me trompe ou non, je placerai ici ce que j'ai � dire de cette maison, qui �tait alors une v�ritable maison de campagne. Chaillot n'�tant point b�ti comme il l'est aujourd'hui.

C'�tait l'habitation la plus modeste du monde, je le comprends, aujourd'hui que les objets rest�s dans ma m�moire m'apparaissent avec leur valeur v�ritable. Mais, � l'�ge que j'avais alors, c'�tait un paradis. Je pourrais donner le plan du local et celui du jardin, tant ils me sont rest�s pr�sens. Le jardin �tait surtout pour moi un lieu de d�lices, car c'�tait le seul que je connusse. Ma m�re qui, malgr� ce qu'on disait d'elle alors � ma grand'm�re, vivait dans une g�ne voisine de la pauvret�, et avec une �conomie et un labeur domestiques dignes d'une femme du peuple, ne me menait pas aux Tuileries �taler des toilettes que nous n'avions pas, et me mani�rer en jouant au cerceau ou � la corde sous les regards des badauds. Nous ne sortions de III p. 143 notre triste r�duit que pour aller quelquefois au th��tre dont ma m�re avait le go�t prononc�, ainsi que je l'avais d�j�, et le plus souvent � Chaillot, o� nous �tions toujours re�ues � grands cris de joie. Le voyage � pied et le passage par la pompe � feu me contrariaient bien d'abord: mais � peine me trouvais-je dans ce jardin, que je me croyais dans l'�le enchant�e de mes contes. Clotilde, qui pouvait s'�battre l� au grand soleil toute la journ�e, �tait bien plus fra�che et plus enjou�e que moi. Elle me faisait les honneurs de son Eden avec ce bon cœur et cette franche ga�t� qui ne l'ont jamais abandonn�e. Elle �tait certes la meilleure de nous deux, la mieux portante et la moins capricieuse; aussi je l'adorais en d�pit de quelques algarades que je provoquais toujours, et auxquelles elle r�pondait par des moqueries qui me mortifiaient un peu. Ainsi quand elle �tait m�contente de moi, elle jouait sur mon nom d'Aurore, et m'appelait Horreur, injure qui m'exasp�rait. Mais pouvais-je bouder longtemps en face d'une charmille verte, et d'une terrasse toute bord�e de pots de fleurs? C'est l� que j'ai vu les premiers fils de la Vierge, tout blancs et brillans au soleil d'automne: ma sœur y �tait ce jour-l�, car ce fut elle qui m'expliqua doctement comme quoi la sainte Vierge filait elle-m�me ces jolis fils sur sa quenouille d'ivoire. Je n'osais pas les briser et je me faisais bien petite pour passer dessous.

III p. 144 Le jardin �tait un carr� long, fort petit en r�alit�, mais qui me semblait immense, quoique j'en fisse le tour deux cents fois par jour. Il �tait r�guli�rement dessin� � la mode d'autrefois: il y avait des fleurs et des l�gumes: pas la moindre vue, car il �tait tout entour� de murs; mais il y avait au fond une terrasse sabl�e, � laquelle on montait par des marches en pierre, avec un grand vase de terre cuite, classiquement b�te, de chaque c�t�, et c'�tait sur cette terrasse, lieu id�al pour moi, que se passaient nos grands jeux de bataille, de fuite et de poursuite.

C'est l� aussi que j'ai vu des papillons pour la premi�re fois, et de grandes fleurs de tournesol qui me paraissaient avoir cent pieds de haut. Un jour, nous f�mes interrompues dans nos jeux par une grande rumeur au dehors. On criait Vive l'Empereur! on marchait � pas pr�cipit�s, on s'�loignait, et les cris continuaient toujours. L'Empereur passait, en effet, � quelque distance, et nous entendions le trot des chevaux et l'�motion de la foule. Nous ne pouvions pas voir � travers le mur; mais ce fut bien beau dans mon imagination, je m'en souviens; et nous cri�mes de toutes nos forces: Vive l'Empereur! transport�es d'un enthousiasme sympathique.

Savions-nous ce que c'�tait que l'empereur? Je ne m'en souviens pas, mais il est probable que nous en entendions parler sans cesse. Je m'en fis une id�e distincte peu de temps apr�s. III p. 145 Je ne saurais dire pr�cis�ment l'�poque, mais ce devait �tre � la fin de 1807.

Il passait la revue sur le boulevard, et il �tait non loin de la Madeleine lorsque ma m�re et Pierret, ayant r�ussi � p�n�trer jusque aupr�s des soldats. Pierret m'�leva dans ses bras, au-dessus des shakos, pour que je pusse le voir. Cet objet qui dominait la ligne de t�tes, frappa machinalement les yeux de l'empereur, et ma m�re s'�cria: �Il t'a regard�e; souviens-toi de �a, �a te portera bonheur.� Je crois que l'empereur entendit ces paroles na�ves, car il me regarda tout-�-fait et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage p�le dont la s�v�rit� froide m'avait effray�e d'abord. Je n'oublierai donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun portrait n'a pu rendre. Il �tait � cette �poque assez gras et bl�me. Il avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle �tait grise. Il avait son chapeau � la main au moment o� je le vis, et je fus comme magn�tis�e un instant par ce regard clair, si dur au premier moment et tout � coup si bienveillant et si doux. Je l'ai revu d'autres fois, mais confus�ment, parce que j'�tais moins pr�s et qu'il passait vite.

J'ai vu aussi le roi de Rome, enfant, dans les bras de sa nourrice. Il �tait � une fen�tre des Tuileries, et il riait aux passans. En me voyant, il se mit � rire encore plus, par l'effet sympathique III p. 146 que les enfans produisent les uns sur les autres. Il tenait un gros bonbon dans sa petite main, et il le jeta de mon c�t�. Ma m�re voulut le ramasser pour me le donner; mais le factionnaire, qui surveillait la fen�tre, ne voulut pas permettre qu'elle f�t un pas au-del� de la ligne qu'il gardait. La gouvernante lui fit en vain signe que le bonbon �tait pour moi et qu'il fallait me le donner. Cela n'entrait probablement pas dans la consigne de ce militaire, et il fit la sourde oreille. Je fus tr�s bless�e de ce proc�d�, et je m'en allai demandant � ma m�re pourquoi ce soldat �tait si malhonn�te. Elle m'expliqua que son devoir �tait de garder ce pr�cieux enfant et d'emp�cher qu'on ne l'approch�t de trop pr�s, parce que des gens mal intentionn�s pourraient lui faire du mal. Cette id�e que quelqu'un p�t faire du mal � un enfant me parut exorbitante; mais � cette �poque j'avais neuf ou dix ans, car le petit roi en avait deux tout au plus, et cette anecdote n'est qu'une digression par anticipation.

Un souvenir qui date de mes quatre premi�res ann�es, est ma premi�re �motion musicale.

Ma m�re avait �t� voir quelqu'un dans un village pr�s de Paris, je ne sais lequel. L'appartement �tait � un �tage tr�s �lev�, et de la fen�tre, �tant trop petite pour voir dans la rue, je ne distinguais que le fa�te des maisons environnantes, et beaucoup d'�tendue de ciel. Nous pass�mes l� une partie de la journ�e, mais je ne fis attention III p. 147 � rien, tant j'�tais occup�e du son d'un flageolet qui joua tout le temps une foule d'airs qui me parurent admirables. Le son partait d'une des mansardes les plus �lev�es, et m�me d'assez loin, car ma m�re, � qui je demandais ce que c'�tait, l'entendait � peine. Pour moi, dont l'ou�e �tait apparemment plus fine et plus sensible � cette �poque, je ne perdais pas une seule modulation de ce petit instrument, si aigu de pr�s, si doux � distance, et j'en �tais charm�e. Il me semblait l'entendre dans un r�ve. Le ciel �tait pur et d'un bleu �tincelant, et ces d�licates m�lodies semblaient planer sur les toits et se perdre dans le ciel m�me. Qui sait si ce n'�tait pas un artiste d'une inspiration sup�rieure, qui n'avait, en ce moment, d'autre auditeur attentif que moi? Ce pouvait bien �tre aussi un marmiton qui �tudiait l'air de la Monaco ou des Folies d'Espagne. Quoi qu'il en soit, j'�prouvai d'indicibles jouissances musicales, et j'�tais v�ritablement en extase devant cette fen�tre o�, pour la premi�re fois, je comprenais vaguement l'harmonie des choses ext�rieures, mon ame �tant �galement ravie par la musique et par la beaut� du ciel.

FIN DU TOME TROISI�ME

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HISTOIRE DE MA VIE.

IV p. 3 IV p. 4

HISTOIRE
DE MA VIE

par

Mme GEORGE SAND.

Charit� envers les autres;
Dignit� envers soi-m�me;
Sinc�rit� devant Dieu.

Telle est l'�pigraphe du livre que j'entreprends.
15 avril 1847.
GEORGE SAND.

TOME QUATRI�ME.

PARIS, 1855.
LEIPZIG, CHEZ WOLFGANG GERHARD.

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CHAPITRE DEUXIEME.

Int�rieur de mes parens.—Mon ami Pierret.—D�part pour l'Espagne.—Les poup�es.—Les Asturies.—Les liserons et les ours.—La tache de sang.—Les pigeons.—La pie parlante.—La reine d'Etrurie.—Madrid.—Le palais de Godoy.—Le lapin blanc.—Les jouets des infans.—Le prince Fanfarinet.—Je passe aide-de-camp de Murat.—Sa maladie.—Le faon de biche.—Weber.—Premi�re solitude.—Les mamelucks.—Les Orblutes.—L'�cho.—Naissance de mon fr�re.—On s'aper�oit qu'il est aveugle.—Nous quittons Madrid.

Tous mes souvenirs d'enfance sont bien pu�rils, comme l'on voit; mais si chacun de mes lecteurs fait un retour sur lui-m�me en me lisant, s'il se retrace avec plaisir les premi�res �motions de sa vie, s'il se sent redevenir enfant pendant une heure, ni lui ni moi n'aurons perdu notre temps, car l'enfance est bonne, candide, et les meilleurs �tres sont ceux qui gardent le plus, qui perdent le moins de cette candeur et de cette sensibilit� primitives.

J'ai tr�s peu de souvenir de mon p�re avant la campagne d'Espagne.—Il �tait si souvent absent, que je dus le perdre de vue pendant de longs intervalles. Il a pourtant pass� aupr�s de nous l'hiver de 1807 � 1808, car je me rappelle vaguement de tranquilles d�ners � la lumi�re, IV p. 7 et un plat de friandises � coup s�r fort modeste, car il consistait en vermicelle cuit dans du lait, et sucr�, que mon p�re faisait semblant de vouloir manger tout entier pour s'amuser de ma gourmandise d�sappoint�e. Je me rappelle aussi qu'il faisait avec sa serviette nou�e et roul�e de diverses mani�res, des figures de moine, de lapin et de pantin, qui me faisaient beaucoup rire. Je crois qu'il m'e�t horriblement g�t�e, car ma m�re �tait forc�e de s'interposer entre nous pour qu'il n'encourage�t pas tous mes caprices au lieu de les r�primer. On m'a dit que pendant le peu de temps qu'il pouvait passer dans sa famille, il s'y trouvait si heureux, qu'il ne voulait pas perdre sa femme et ses enfans de vue; qu'il jouait avec moi des jours entiers, et qu'en grand uniforme il n'avait nullement honte de me porter dans ses bras au milieu de la rue et sur les boulevards.

A coup s�r, j'�tais tr�s heureuse, car j'�tais tr�s aim�e; nous �tions pauvres, et je ne m'en apercevais nullement. Mon p�re touchait pourtant alors des appointemens qui eussent pu nous procurer de l'aisance, si les d�penses qu'entra�naient ses fonctions d'aide-de-camp de Murat n'eussent d�pass� ses recettes. Ma grand'm�re se privait elle-m�me pour le mettre sur le pied de luxe insens� qu'on exigeait de lui, et encore laissa-t-il des dettes de chevaux, d'habits et d'�quipemens. Ma m�re fut souvent accus�e IV p. 8 d'avoir ajout� par son d�sordre � ces embarras de famille. J'ai le souvenir si net de notre int�rieur � cette �poque, que je puis affirmer qu'elle ne m�ritait en rien ces reproches. Elle faisait elle-m�me son lit, balayait l'appartement, raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'�tait une femme d'une activit� et d'un courage extraordinaires. Toute sa vie elle s'est lev�e avec le jour et couch�e � une heure du matin, et je ne me rappelle pas l'avoir vue oisive un seul instant. Nous ne recevions personne en dehors de notre famille et de l'excellent ami Pierret, qui avait la tendresse d'un p�re et les soins d'une m�re.

C'est le moment de faire l'histoire et le portrait de cet homme inappr�ciable que je regretterai toute ma vie.

Pierret �tait fils d'un petit propri�taire champenois, et d�s l'�ge de dix-huit ans il �tait employ� au Tr�sor, o� il a toujours occup� un emploi modeste. C'�tait le plus laid des hommes; mais cette laideur �tait si bonne qu'elle appelait la confiance et l'amiti�. Il avait un gros nez �pat�, une bouche �paisse et de tr�s petits yeux; ses cheveux blonds frisaient obstin�ment, et sa peau �tait si ridiculement blanche et rose, qu'il parut toujours jeune. A quarante ans, il se mit fort en col�re parce qu'un commis de la mairie, o� il servait de t�moin au mariage de ma sœur, lui demanda de tr�s bonne foi s'il avait atteint l'�ge de majorit�. Il �tait pourtant assez grand IV p. 9 et assez gros, et sa figure �tait toute rid�e, � cause d'un tic nerveux qui lui faisait faire perp�tuellement des grimaces effroyables. C'�tait peut-�tre ce tic m�me qui emp�chait qu'on p�t se faire une id�e juste de l'esp�ce de visage qu'il pouvait avoir. Mais je crois que c'�tait surtout l'expression candide et na�ve de cette physionomie, dans ses rares instans de repos, qui pr�tait � l'illusion. Il n'avait pas la moindre parcelle de ce qu'on appelle de l'esprit; mais comme il jugeait tout avec son cœur et sa conscience, on pouvait bien lui demander conseil sur les affaires les plus d�licates de la vie. Je ne crois pas qu'il ait jamais exist� un homme plus pur, plus loyal, plus d�vou�, plus g�n�reux et plus juste. Et son �me �tait d'autant plus belle, qu'il n'en connaissait pas la beaut� et la raret�. Croyant � la bont� des autres, il ne s'est jamais dout� qu'il f�t une exception.

Il avait des go�ts fort prosa�ques. Il aimait le vin, la bi�re, la pipe, le billard et le domino. Tout le temps qu'il ne passait pas avec nous, il le passait dans un estaminet de la rue du Faubourg-Poissonni�re, � l'enseigne du Cheval-Blanc. Il y �tait comme dans sa famille, car il le fr�quenta pendant trente ans, et il y porta, jusqu'� son dernier jour, son in�puisable enjo�ment et son incomparable bont�. Sa vie s'est �coul�e dans un cercle bien obscur et fort peu vari�. Il s'y est trouv� heureux. Et comment IV p. 10 ne l'e�t-il pas �t�? Quiconque l'a connu l'a aim�, et jamais l'id�e du mal n'a effleur� son �me honn�te et simple.

Il �tait pourtant fort nerveux, et par cons�quent col�re et susceptible. Mais il fallait que sa bont� f�t bien irr�sistible, car il n'a jamais r�ussi � blesser personne. On n'a pas id�e des brusqueries et des algarades que j'ai eues � essuyer de lui. Il frappait du pied, roulait ses petits yeux, devenait rouge et se livrait aux plus fantastiques grimaces tout en vous adressant dans un langage fort peu parlementaire les plus v�h�mens reproches. Ma m�re avait coutume de n'y pas faire la moindre attention. Elle se contentait de dire: �Ah! voil� Pierret en col�re, nous allons voir de belles grimaces!� et aussit�t Pierret, oubliant le ton tragique, se mettait � rire. Elle le taquinait beaucoup, et il n'est pas �tonnant qu'il perd�t souvent patience. Dans leurs derni�res ann�es, il �tait devenu plus irascible encore, et il ne se passait gu�re de jour qu'il ne pr�t son chapeau et ne sort�t de chez elle en lui d�clarant qu'il n'y remettrait jamais les pieds; mais il revenait le soir sans se rappeler la solennit� de ses adieux du matin.

Quant � moi, il s'arrogeait un droit de paternit� qui e�t �t� jusqu'� la tyrannie s'il lui e�t �t� possible de r�aliser ses menaces. Il m'avait vue na�tre et il m'avait sevr�e. Cela est assez remarquable pour donner une id�e de son caract�re. IV p. 11 Ma m�re, �tant �puis�e de fatigue, mais ne pouvant se r�soudre � braver mes cris et mes plaintes, et craignant aussi que je fusse mal soign�e, la nuit, par une bonne, �tait arriv�e � ne plus dormir, dans un moment o� elle en avait grand besoin. Voyant cela, un soir, et de sa propre autorit�, Pierret vint me prendre dans mon berceau, et m'emporta chez lui o� il me garda quinze ou vingt nuits, dormant � peine, tant il craignait pour moi, et me faisant boire du lait et de l'eau sucr�e avec autant de sollicitude, de soin et de propret� qu'une berceuse e�t pu le faire. Il me rapportait chaque matin � ma m�re pour aller � son bureau, puis au Cheval Blanc; et chaque soir il venait me reprendre, me portant ainsi � pied devant tout le quartier, lui grand gar�on de vingt-deux ou vingt-trois ans, et ne se souciant gu�re d'�tre remarqu�. Quand ma m�re faisait mine de r�sister et de s'inqui�ter, il se f�chait tout rouge, lui reprochait son imb�cile faiblesse, car il ne choisissait pas ses �pith�tes, il le disait lui-m�me avec grand contentement de sa mani�re d'agir; et quand il me rapportait, ma m�re �tait forc�e d'admirer combien j'�tais proprette, fra�che et de bonne humeur.

Il est si peu dans les go�ts et dans les facult�s d'un homme, et surtout d'un homme d'estaminet, comme Pierret, de soigner un enfant de dix mois, que c'est merveille, non qu'il l'ait fait, IV p. 12 mais que l'id�e lui en soit venue. Enfin, je fus sevr�e par lui, et il en vint � bout � son honneur, ainsi qu'il l'avait annonc�.

On pense bien qu'il me regarda toujours comme un petit enfant, et j'avais environ quarante ans, qu'il me parlait toujours comme � un marmot. Il �tait tr�s exigeant sur le chapitre, non de la reconnaissance, il n'avait jamais song� � se faire valoir en quoi que ce soit, mais sur celui de l'amiti�. Et quand on l'�prouvait en lui demandant pourquoi il voulait �tre tant aim�, il ne savait r�pondre que ceci: C'est que je vous aime. Et il disait cette douce parole d'un ton de fureur et avec une contraction nerveuse qui lui faisait grincer les dents. Si, en �crivant trois mots � ma m�re, j'oubliais une seule fois d'adresser quelque amiti� � Pierret, et que je vinsse � le rencontrer sur ces entrefaites, il me tournait le dos et refusait de me dire bonjour. Les explications et les excuses ne servaient de rien. Il me traitait de mauvais cœur, de mauvais enfant, et il me jurait une rancune et une haine �ternelles. Il disait cela d'une mani�re si comique qu'on e�t cru qu'il jouait une sorte de parade, si on n'e�t vu de grosses larmes rouler dans ses yeux. Ma m�re, qui connaissait cet �tat nerveux, lui disait: Taisez-vous donc, Pierret; vous �tes fou; et m�me elle le pin�ait fortement pour que ce f�t plus vite fini. Alors il revenait � lui-m�me et daignait �couter ma justification. Il ne fallait IV p. 13 qu'un mot du cœur et une caresse pour l'apaiser et le rendre heureux, aussit�t qu'on avait r�ussi � la lui faire entendre.

Il avait fait connaissance avec mes parens d�s les premiers jours de mon existence, et d'une mani�re qui les avait li�s tout d'un coup. Une parente � lui demeurait rue Meslay, sur le m�me carr� que ma m�re. Cette femme avait un enfant de mon �ge qu'elle n�gligeait, et qui, priv� de son lait, criait tout le jour. Ma m�re entra pendant une des nombreuses absences dont il p�tissait cruellement, et, voyant que le petit malheureux mourait de besoin, le fit t�ter et continua � le secourir ainsi sans rien dire. Mais Pierret, en venant voir sa parente, surprit ma m�re dans cette occupation, en fut attendri, et se d�voua � elle et aux siens pour toujours.

A peine e�t-il vu mon p�re, qu'il se prit �galement pour lui d'une affection s�rieuse. Il se chargea de toutes ses affaires, y mit de l'ordre, le d�barrassa des cr�anciers de mauvaise foi, l'aida par sa pr�voyance � satisfaire peu � peu les autres; enfin il le d�livra de tous les soins mat�riels qu'il �tait peu capable de d�brouiller sans le secours d'un esprit rompu aux affaires de d�tail et toujours occup� du bien-�tre d'autrui. C'est lui qui lui choisissait ses domestiques, qui r�glait ses m�moires, qui touchait ses recettes et lui faisait parvenir de l'argent � coup s�r, IV p. 14 en quelque lieu que l'impr�vu de la guerre l'e�t port�.

Mon p�re ne partait jamais pour une campagne sans lui dire. �Pierret, je te recommande ma femme et mes enfans, et si je ne reviens pas, songe que c'est pour toute ta vie.� Pierret prit cette recommandation au s�rieux, car toute sa vie nous fut consacr�e apr�s la mort de mon p�re.

On voulut bien incriminer ces relations domestiques, car qu'y a-t-il de sacr� en ce monde, et quelle �me peut �tre jug�e pure par celles qui ne le sont pas? Mais, � quiconque a �t� digne de comprendre Pierret, une semblable supposition para�tra toujours un outrage � sa m�moire. Il n'�tait pas assez s�duisant pour rendre ma m�re infid�le, m�me par la pens�e. Il �tait trop consciencieux et trop probe pour ne pas s'�loigner d'elle, s'il e�t senti en lui-m�me le danger de trahir, m�me mentalement, la confiance dont il �tait si fier et si jaloux.

Par la suite, il �pousa la fille d'un g�n�ral sans fortune, et ils firent tr�s bon m�nage ensemble, cette personne �tant estimable et bonne, � ce que j'ai toujours entendu dire � ma m�re, que j'ai vue en relations affectueuses avec elle.

Quand notre voyage en Espagne fut r�solu, ce fut Pierret qui fit tous nos pr�paratifs. Ce n'�tait pas une entreprise fort prudente de la part de ma m�re, car elle �tait grosse de sept � huit mois. Elle voulait m'emmener, et j'�tais IV p. 15 encore un personnage assez incommode. Mais mon p�re annon�ait un s�jour de quelque temps � Madrid, et ma m�re avait, je crois, quelque soup�on jaloux. Quel que f�t le motif, elle s'obstina � l'aller rejoindre et se laissa s�duire, je crois, par l'occasion. La femme d'un fournisseur de l'arm�e, qu'elle connaissait, partait en poste et lui offrait une place dans sa cal�che pour la conduire jusqu'� Madrid.

Cette dame avait pour tout protecteur, dans cette occurrence, un petit jockey de douze ans. Nous voici donc en route ensemble, deux femmes dont une enceinte, et deux enfans dont je n'�tais pas le plus d�raisonnable et le plus insoumis.

Je ne crois pas avoir eu de chagrin en me s�parant de ma sœur, qui restait en pension, et de ma cousine Clotilde. Comme je ne les voyais pas tous les jours, je ne me faisais pas l'id�e de la dur�e plus ou moins longue d'une s�paration que je voyais recommencer toutes les semaines. Je ne regrettais pas non plus l'appartement, quoique ce f�t � peu pr�s mon univers et que je n'eusse encore gu�re exist� ailleurs par la pens�e. Ce qui me serra v�ritablement le cœur pendant les premiers momens du voyage, ce fut la n�cessit� de laisser ma poup�e dans cet appartement d�sert o� elle devait s'ennuyer si fort.

Le sentiment que les petites filles �prouvent pour leur poup�e est v�ritablement assez bizarre, et je l'ai ressenti si longtemps et si vivement, IV p. 16 que, sans l'expliquer, je puis ais�ment le d�finir. Il n'est aucun moment de leur enfance o� elles se trompent enti�rement sur le genre d'existence de cet �tre inerte qu'on leur met entre les mains et qui doit d�velopper en elles le sentiment de la maternit�, pour ainsi dire avec la vie. Du moins, quant � moi, je ne me souviens pas d'avoir jamais cru que ma poup�e f�t un �tre anim�: pourtant j'ai ressenti pour certaines de celles que j'ai poss�d�es une v�ritable affection maternelle. Ce n'�tait pas pr�cis�ment de l'idol�trie, quoique l'usage de faire aimer ces sortes de f�tiches aux enfans soit un peu sauvage. Je ne me rendais pas bien compte de ce que c'�tait que cette affection, et je crois que si j'eusse pu l'analyser, j'y aurais trouv� quelque chose d'analogue, relativement, � ce que les catholiques fervens �prouvent en face de certaines images de d�votion. Ils savent que l'image n'est pas l'objet m�me de leur adoration, et pourtant ils se prosternent devant l'image, ils la parent, ils l'encensent, ils lui font des offrandes; les anciens n'�taient pas plus idol�tres que nous, quoi qu'on en ait dit. En aucun temps, les hommes �clair�s n'ont ador� ni la statue de Jupiter, ni l'idole de Mammon: c'est Jupiter et Mammon qu'ils r�v�raient sous les symboles ext�rieurs. Mais en tout temps, aujourd'hui comme jadis, les esprits incultes ont �t� assez emp�ch�s de faire une distinction bien nette entre le Dieu et l'image.

IV p. 17 Il en est ainsi des enfans en g�n�ral. Ils sont entre le r�el et l'impossible. Ils ont besoin de soigner ou de gronder, de caresser ou de briser ce f�tiche d'enfant ou d'animal qu'on leur donne pour jouet, et dont on les accuse � tort de se d�go�ter trop vite. Il est tout simple, au contraire, qu'ils s'en d�go�tent. En les brisant ils protestent contre le mensonge. Un instant, ils ont cru trouver la vie dans cet �tre muet qui bient�t leur montre ses muscles de fil de laiton, ses membres difformes, son cerveau vide, ses entrailles de son ou de filasse. Et le voil� qui souffre l'examen, qui se soumet � l'autopsie, qui tombe lourdement au moindre choc et se brise d'une fa�on ridicule. Comment l'enfant aurait-il piti� de cet �tre qui n'excite que son m�pris? Plus il l'a admir� dans sa fra�cheur et dans sa nouveaut�, plus il le d�daigne quand il a surpris le secret de son inertie et de sa fragilit�. J'ai aim� � casser les poup�es et les faux chats, et les faux chiens, et les faux petits hommes, tout comme les autres enfans. Mais il y a eu, par exceptions, certaines poup�es que j'ai soign�es comme de vrais enfans. Quand j'avais d�shabill� la petite personne, si je voyais ses bras vaciller sous les �pingles qui les retenaient aux �paules, et ses mains de bois se d�tacher de ses bras, je ne pouvais me faire aucune illusion sur son compte, et je la sacrifiais vite aux jeux imp�tueux et belliqueux; mais si elle �tait solide IV p. 18 et bien faite, si elle r�sistait aux premi�res �preuves, si elle ne se cassait pas le nez � la premi�re chute, si ses yeux d'�mail avaient une esp�ce de regard dans mon imagination, elle devenait ma fille, je lui rendais des soins infinis, et je la faisais respecter des autres enfans avec une jalousie incroyable.

J'avais aussi des jouets de pr�dilection, un entre autres que je n'ai jamais oubli� et qui s'est perdu � mon grand regret, car je ne l'ai point bris�, et il se peut qu'il f�t effectivement aussi joli qu'il me le para�t dans mes souvenirs.

C'�tait une pi�ce de surtout de table assez ancienne, car elle avait servi de jouet � mon p�re dans son enfance, le surtout entier n'existant plus apparemment � cette �poque. Il l'avait retrouv�e chez ma grand'm�re en fouillant dans une armoire, et, se rappelant combien ce jouet lui avait plu, il me l'avait apport�. C'�tait une petite V�nus en biscuit de S�vres, portant deux colombes dans ses mains. Elle �tait mont�e sur un pi�destal, lequel tenait � un petit plateau ovale doubl� d'une glace et entour� de d�coupures de cuivre dor�. Dans cette garniture se trouvaient des tulipes qui servaient de chandeliers, et quand on y allumait de petites bougies, la glace, qui figurait un bassin d'eau vive, refl�tait les lumi�res et la statue, et les jolis ornemens dor�s de la garniture.

C'�tait pour moi tout un monde enchant� que IV p. 19 ce joujou, et quand ma m�re m'avait racont� pour la dixi�me fois le charmant conte de Gracieuse et Percinet, je me mettais � composer en imagination des paysages ou des jardins magiques dont je croyais saisir la r�p�tition dans un lac. O� les enfans trouvent-ils la vision des choses qu'ils n'ont jamais vues?

Lorsque nos paquets pour le voyage en Espagne furent termin�s, j'avais une poup�e ch�rie qu'on m'e�t sans doute laiss�e emporter; mais ce ne fut point mon id�e. Il me sembla qu'elle se casserait ou qu'on la prendrait si je ne la laissais dans ma chambre, et apr�s l'avoir deshabill�e et lui avoir fait une toilette de nuit fort recherch�e, je la couchai dans mon petit lit et j'arrangeai les couvertures avec beaucoup de soin. Au moment de partir, je courus lui donner un dernier regard, et comme Pierret me promettait de venir lui faire manger la soupe tous les matins, je commen�ai � tomber dans l'�tat de doute o� sont les enfans sur la r�alit� de ces sortes d'�tres. �tat vraiment singulier o� la raison naissante d'une part, et le besoin d'illusion de l'autre, se combattent dans leur cœur, avide d'amour maternel. Je pris les deux mains de ma poup�e et je les lui joignis sur la poitrine. Pierret m'observa que c'�tait l'attitude d'une morte. Alors je lui �levai les mains jointes au-dessus de la t�te, dans une attitude de d�sespoir ou d'invocation, � laquelle j'attribuais tr�s s�rieusement IV p. 20 une id�e superstitieuse. Je pensais que c'�tait un appel � la bonne f�e, et qu'elle serait prot�g�e en restant dans cette posture tout le temps de mon absence. Aussi Pierret dut me promettre de ne pas la lui faire perdre. Il n'y a rien de plus vrai au monde que cette folle et po�tique histoire d'Hoffmann, intitul�e le Casse-Noisette. C'est la vie intellectuelle de l'enfant prise sur le fait. J'en aime m�me cette fin embrouill�e qui se perd dans le monde des chim�res. L'imagination des enfans est aussi riche et aussi confuse que ces brillans r�ves du conteur allemand.

Sauf la pens�e de ma poup�e qui me poursuivit pendant quelque temps, je ne me rappelle rien du voyage jusqu'aux montagnes des Asturies. Mais je ressens encore l'�tonnement et la terreur que me caus�rent ces grandes montagnes. Les brusques d�tours de la route au milieu de cet amphith��tre o� les cimes fermaient l'horizon, m'apportaient � chaque instant une surprise pleine d'angoisses. Il me semblait que nous �tions enferm�s dans ces montagnes, qu'il n'y avait plus de route et que nous ne pourrions ni continuer ni retourner. J'y vis pour la premi�re fois, sur les marges du chemin, de la vrille en fleurs. Ces clochettes roses d�licatement ray�es de blanc, me frapp�rent beaucoup. Ma m�re m'ouvrait instinctivement et tout na�vement le monde du beau, en m'associant, d�s l'�ge le plus tendre, � toutes ses impressions. IV p. 21 Ainsi quand il y avait un beau nuage, un grand effet de soleil, une eau claire et courante, elle me faisait arr�ter en me disant: �Voil�, qui est joli, regarde.� Et tout aussit�t ces objets que je n'eusse peut-�tre pas remarqu�s de moi-m�me me r�v�laient leur beaut�, comme si ma m�re avait eu une cl� magique pour ouvrir mon esprit au sentiment inculte, mais profond qu'elle en avait elle-m�me. Je me souviens que notre compagne de voyage ne comprenait rien aux na�ves admirations que ma m�re me faisait partager, et qu'elle disait souvent: �Oh! mon Dieu, madame Dupin, que vous �tes dr�le avec votre petite fille!� Et pourtant je ne me rappelle pas que ma m�re m'ait jamais fait une phrase? je crois qu'elle en e�t �t� bien emp�ch�e, car c'est � peine si elle savait �crire � cette �poque, et elle ne se piquait point d'une vaine et inutile orthographe; et pourtant elle parlait purement, comme les oiseaux chantent sans avoir appris � chanter. Elle avait la voix douce et la prononciation distingu�e: ses moindres paroles me charmaient et me persuadaient.

Comme ma m�re �tait v�ritablement infirme sous le rapport de la m�moire, et n'avait jamais pu encha�ner deux faits dans son esprit, elle s'effor�ait de combattre en moi cette infirmit�, qui, � bien des �gards, a �t� h�r�ditaire; aussi, me disait-elle � chaque instant: �Il faudra te souvenir de ce que tu vois l�,� et chaque fois IV p. 22 qu'elle a pris cette pr�caution, je me suis souvenue en effet. Ainsi, en voyant ces liserons en fleurs, elle me dit: �Respire-les, cela sent le bon miel, et ne les oublie pas!� C'est donc la premi�re r�v�lation de l'odorat que je me rappelle, et par un lien de souvenirs et de sensations que tout le monde conna�t sans pouvoir l'expliquer, je ne respire jamais des fleurs de liserons-vrille sans voir l'endroit des montagnes espagnoles et le bord du chemin o� j'en cueillis pour la premi�re fois.

Mais quel �tait cet endroit? Dieu le sait! Je le reconna�trais en le voyant. Je crois que c'�tait du c�t� de Pancorbo.

Une autre circonstance que je n'oublierai pas, et qui e�t frapp� tout autre enfant, est celle-ci: Nous �tions dans un endroit assez aplani, et non loin des habitations. La nuit �tait claire, mais de gros arbres bordaient la route et y jetaient par momens beaucoup d'obscurit�. J'�tais sur le si�ge de la voiture avec le jockey. Le postillon ralentit ses chevaux, se retourna et cria au jockey: Dites de ne pas avoir peur, j'ai de bons chevaux. Ma m�re n'eut pas besoin que cette parole lui f�t transmise; elle l'entendit, et s'�tant pench�e � la porti�re, elle vit aussi bien que je les voyais trois personnages, deux sur un c�t� de la route, l'autre en face, � dix pas de nous environ. Ils paraissaient petits et se tenaient immobiles.—Ce sont des voleurs, cria ma m�re; IV p. 23 postillon, n'avancez pas, retournez! retournez! Je vois leurs fusils.

Le postillon, qui �tait Fran�ais, se mit � rire, car cette vision de fusils lui prouvait bien que ma m�re ne savait gu�re � quels ennemis nous avions affaire. Il jugea plus prudent de ne pas la d�tromper, fouetta ses chevaux, et passa r�solument au grand trot devant ces trois flegmatiques personnages, qui ne se d�rang�rent pas le moins du monde et que je vis distinctement, mais sans pouvoir dire ce que c'�tait. Ma m�re, qui les vit � travers sa frayeur, crut distinguer des chapeaux pointus, et les prit pour une sorte de militaires. Mais quand les chevaux excit�s, et tr�s effray�s pour leur compte, eurent fourni une assez longue course, le postillon les mit au pas, et descendit pour venir parler � ses voyageuses. �Eh bien, mesdames, dit-il en riant toujours, avez-vous vu leurs fusils? Ils avaient bien quelque mauvaise id�e, car ils se sont tenus debout tout le temps qu'ils nous ont vus. Mais je savais que mes chevaux ne feraient pas de sottise. S'ils nous avaient vers�s dans cet endroit-l�, ce n'e�t pas �t� une bonne affaire pour nous.—Mais, enfin, dit ma m�re, qu'est-ce que c'�tait donc?—C'�taient trois grands ours de montagne, sauf votre respect, ma petite dame.�

Ma m�re eut plus peur que jamais. Elle suppliait le postillon de remonter sur ses chevaux et de nous conduire bride abattue jusqu'au plus IV p. 24 prochain g�te. Mais cet homme �tait apparemment habitu� � de telles rencontres, qui seraient sans doute bien rares aujourd'hui, en plein printemps, sur les voies de grande communication. Il nous dit que ces animaux n'�taient � craindre qu'en cas de chute, et il nous conduisit au relais sans encombre.

Quant � moi, je n'eus aucune peur. J'avais connu plusieurs ours dans mes bo�tes de Nuremberg. Je leur avais fait d�vorer certains personnages malfaisans de mes romans improvis�s; mais ils n'avaient jamais os� attaquer ma bonne princesse, aux aventures de laquelle je m'identifiais certainement sans m'en rendre compte.

On ne s'attend pas sans doute � ce que je mette de l'ordre dans des souvenirs qui datent de si loin. Ils sont tr�s bris�s dans ma m�moire, et ce n'est pas ma m�re qui e�t pu m'aider par la suite � les encha�ner, car elle se souvenait moins que moi. Je dirai seulement, dans l'ordre o� elles me viendront, les principales circonstances qui m'ont frapp�e.

Ma m�re eut une autre frayeur moins bien fond�e, dans une auberge qui avait pourtant fort bonne mine. Je me retrace ce g�te parce que j'y remarquai pour la premi�re fois ces jolies nattes de paille nuanc�es de diverses couleurs qui remplacent les tapis chez les peuples m�ridionaux. J'�tais bien fatigu�e, nous voyagions par une chaleur �touffante, et mon premier mouvement IV p. 25 fut de me jeter tout de mon long sur la natte en entrant dans la chambre qui nous �tait ouverte. Probablement, nous avions d�j� eu sur cette terre d'Espagne, boulevers�e par l'insurrection, des g�tes moins confortables, car ma m�re s'�cria: �A la bonne heure! voici des chambres tr�s propres, et j'esp�re que nous pourrons dormir.� Mais, au bout de quelques instans, �tant sortie dans le corridor, elle fit un grand cri et rentra pr�cipitamment. Elle avait vu une large tache de sang sur le plancher et c'en �tait assez pour lui faire croire qu'elle �tait dans un coupe-gorge.

Mme Fontanier (voici que le nom de notre compagne de voyage me revient) se moqua d'elle; mais rien ne put la d�cider � se coucher qu'elle n'e�t examin� furtivement la maison. Ma m�re �tait d'une poltronnerie d'un genre assez particulier. Sa vive imagination lui pr�sentait � chaque instant l'id�e des dangers extr�mes; mais, en m�me temps, sa nature active et sa pr�sence d'esprit remarquable lui inspiraient le courage de r�agir, d'examiner, de voir de pr�s les objets qui l'avaient �pouvant�e, afin de se soustraire au p�ril, ce qu'elle e�t fait fort adroitement, je n'en doute pas. Enfin, elle �tait de ces femmes qui, en ayant toujours peur de quelque chose, parce qu'elles craignent la mort, ne perdent jamais la t�te, parce qu'elles ont, pour ainsi dire, le g�nie de la conservation.

La voil� donc qui s'arme d'un flambeau et IV p. 26 qui veut emmener Mme Fontanier � la d�couverte: celle-ci, qui n'�tait ni aussi craintive, ni aussi brave, ne s'en souciait gu�re. Je me sentis alors prise d'un grand instinct de courage qui avait peu de m�rite, puisque je n'avais pas compris pourquoi ma m�re avait peur; mais enfin, la voyant se lancer toute seule dans une exp�dition qui faisait reculer sa compagne, je m'attachai r�solument � son jupon, et le jockey, qui �tait un dr�le fort malin, n'ayant peur de quoi que ce soit, et se moquant de toutes gens et de toutes choses, nous suivit avec autre flambeau. Nous all�mes ainsi � la d�couverte, sur la pointe du pied, pour ne pas �veiller la m�fiance des h�tes que nous entendions rire et causer dans la cuisine. Ma m�re nous montra, en effet, la tache de sang aupr�s d'une porte o� elle colla son oreille et son imagination �tait tellement excit�e qu'elle crut entendre des g�missemens. �Je suis s�re, dit-elle au jockey, qu'il y a l� quelque malheureux soldat fran�ais �gorg� par ces m�chans Espagnols,� et d'une main tremblante, mais r�solue, elle ouvrit la porte et se trouva en pr�sence de trois �normes cadavres... de porcs fra�chement assassin�s pour la provision de la maison et la consommation des voyageurs.

Ma m�re se mit � rire et revint se moquer de sa frayeur avec Mme Fontanier. Quant � moi, j'eus plus peur de la vue de ces cochons sanglans et ouverts, si vilainement pendus � la muraille IV p. 27 avec leur nez grill� touchant la terre, que de tout ce que j'aurais pu imaginer.

Je ne me fis pas, pour cela, une id�e nette de la mort, et il me fallut un autre spectacle pour comprendre ce que c'�tait. J'avais pourtant tu� beaucoup de monde dans mes romans entre quatre chaises, et dans mes jeux militaires avec Clotilde. Je connaissais le mot et non la chose, j'avais fait la morte moi-m�me sur le champ de bataille avec mes compagnes amazones, et je n'avais senti aucun d�plaisir d'�tre couch�e par terre et de fermer les yeux pendant quelques instans. J'appris tout de bon ce que c'est, dans une autre auberge, o� l'on m'avait donn� un pigeon vivant, sur quatre ou cinq que l'on destinait � notre d�ner; car, en Espagne, c'est, avec le porc, le fond de la nourriture des voyageurs, et, en ce temps de guerre et de mis�re, c'�tait du luxe que d'en trouver � discr�tion. Ce pigeon me causa des transports de joie et de tendresse. Je n'avais jamais eu un si beau joujou, et un joujou vivant, quel tr�sor! Mais il me prouva bient�t qu'un �tre vivant est un joujou incommode, car il voulait toujours s'enfuir, et aussit�t que je lui laissais la libert� pour un instant, il s'�chappait, et il me fallait le poursuivre dans toute la chambre. Il �tait insensible � mes baisers, et j'avais beau l'appeler des plus doux noms, il ne m'entendait pas. Cela me lassa, et je demandai o� l'on avait mis les autres pigeons. IV p. 28 Le jockey me r�pondit qu'on �tait en train de les tuer. Eh bien! dis-je, je veux qu'on tue aussi le mien. Ma m�re voulut me faire renoncer � cette id�e cruelle, mais je m'y obstinai jusqu'� pleurer et � crier, ce qui lui causa une grande surprise. �Il faut, dit-elle � Mme Fontanier, que cette enfant ne se fasse aucune id�e de ce qu'elle demande: elle croit que mourir c'est dormir.� Elle me prit alors par la main, et m'emmena avec mon pigeon dans la cuisine, o� l'on �gorgeait ses fr�res. Je ne me rappelle pas comment on s'y prenait, mais je vis le mouvement de l'oiseau qui mourait violemment et la convulsion finale. Je poussai des cris d�chirans, et, croyant que mon oiseau, d�j� tant aim�, avait subi le m�me sort, je versai des torrens de larmes. Ma m�re, qui l'avait sous son bras, me le montra vivant, et ce fut pour moi une joie extr�me. Mais quand on nous servit, � d�ner, les cadavres des autres pigeons, et qu'on me dit que c'�tait les m�mes �tres que j'avais vus si beaux avec leurs plumes luisantes et leur doux regard, j'eus horreur de cette nourriture et n'y voulus point toucher.

Plus nous avancions dans notre trajet, plus le spectacle de la guerre devenait terrible. Nous pass�mes la nuit dans un village qui avait �t� br�l� la veille, et o� il ne restait dans l'auberge qu'une salle avec un banc et une table. Il n'y avait absolument � manger que des oignons crus, IV p. 29 dont je me contentai, mais auxquels ma m�re ni sa compagne ne purent se r�soudre � toucher. Elles n'osaient pas voyager la nuit; elles la pass�rent sans fermer l'œil, et je dormis sur la table, o� elles m'avaient fait un lit vraiment trop bon avec les coussins de la cal�che.

Il m'est impossible de dire � quelle �poque pr�cise de la guerre d'Espagne nous nous trouvions. Je ne me suis jamais occup�e de le savoir � l'�poque o� mes parens eussent pu mettre de l'ordre dans mes souvenirs, et je n'en ai plus aucun en ce monde qui puisse m'y aider. Je pense que nous �tions parties de Paris dans le courant d'avril 1808, et que l'�v�nement terrible du 2 mai �clata � Madrid pendant que nous traversions l'Espagne pour nous y rendre. Mon p�re �tait arriv� � Bayonne le 27 f�vrier. Il �crivait quelques lignes des environs de Madrid le 18 mars, � ma m�re, et c'est vers cette �poque que j'ai d� voir l'empereur � Paris, � son retour de Venise, et avant son d�part pour Bayonne; car, quand je le vis, le soleil baissait et me venait dans les yeux, et nous rentrions chez nous pour d�ner. Quand nous quitt�mes Paris, il ne faisait pas chaud; mais, � peine f�mes-nous en Espagne, que la chaleur nous accabla. Si j'avais �t� � Madrid pendant l'�v�nement du 2 mai, une pareille catastrophe m'e�t sans doute vivement frapp�e, puisque je me rappelle de bien moindres circonstances.

En voici une qui me fixe presque: c'est la IV p. 30 rencontre que nous f�mes, vers Burgos ou vers Vittoria, d'une reine qui ne pouvait �tre que la reine d'Etrurie. Or, l'on sait que le d�part de cette princesse fut la premi�re cause du mouvement du 2 mai � Madrid. Nous la rencontr�mes probablement peu de jours apr�s, comme elle se dirigeait sur Bayonne o� le roi Charles IV l'appelait, afin de r�unir toute sa famille sous la serre de l'aigle imp�riale.

Comme cette rencontre me frappa beaucoup, je puis la raconter avec quelques d�tails. Je ne saurais dire en quel lieu c'�tait, sinon que c'�tait dans une sorte de village o� nous nous �tions arr�t�es pour d�ner. Il y avait dans l'auberge un relais de poste, et, au fond de la cour, un assez grand jardin o� je vis des tournesols qui me rappel�rent ceux de Chaillot. Pour la premi�re fois, je vis recueillir la graine de cette plante, et l'on me dit qu'elle �tait bonne � manger. Il y avait dans un coin de cette m�me cour une pie en cage, et cette pie parlait, ce qui fut pour moi un autre sujet d'�tonnement. Elle disait en espagnol quelque chose qui signifiait probablement mort aux Fran�ais, ou peut-�tre mort � Godoy. Je n'entendais distinctement que le premier mot, qu'elle r�p�tait avec affectation, et avec un accent vraiment diabolique, muera, muera. Et le jockey de Mme Fontanier m'expliquait qu'elle �tait en col�re contre moi et qu'elle me souhaitait la mort. J'�tais si �tonn�e d'entendre parler un oiseau IV p. 31 que mes contes de f�es me parurent plus s�rieux que je n'avais peut-�tre cru jusqu'alors. Je ne me rendis pas du tout compte de cette parole m�canique dont le pauvre oiseau ne comprenait pas le sens. Puisqu'il parlait, il devait penser et raisonner, selon moi, et j'eus tr�s peur de cette esp�ce de g�nie malfaisant qui frappait du bec les barreaux de sa cage, en r�p�tant toujours: Muera, muera!

Mais je fus distraite par un nouvel �v�nement. Une grande voiture, suivie de deux ou trois autres, venait d'entrer dans la cour, et on changeait de chevaux avec une pr�cipitation extraordinaire. Les gens du village essayaient d'entrer dans la cour en criant: La reina, la reina! Mais l'h�te et d'autres personnes les repoussaient en disant: Non, non, ce n'est pas la reine. On relaya si vite que ma m�re, qui �tait � la fen�tre, n'eut pas le temps de descendre pour s'assurer de ce que c'�tait, d'ailleurs, on ne laissait pas approcher des voitures. Les ma�tres de l'h�tellerie paraissaient �tre dans la confidence, car ils assuraient aux gens du dehors que ce n'�tait pas la reine, et pourtant une femme de la maison me porta tout aupr�s de la principale voiture en me disant: Voyez la reine!

Ce fut pour moi une assez vive �motion, car il y avait toujours des rois et des reines dans mes romans, et je me repr�sentais des �tres d'une beaut�, d'un �clat et d'un luxe extraordinaires. IV p. 32 Or, la pauvre reine que je voyais l� �tait v�tue d'une petite robe blanche tr�s �triqu�e � la mode du temps et tr�s jaunie par la poussi�re. Sa fille, qui me parut avoir huit ou dix ans, �tait v�tue comme elle, et toutes deux me parurent tr�s brunes et assez laides; du moins, c'est l'impression qui m'en est rest�e. Elles avaient l'air triste et inquiet. Dans mon souvenir, elles n'avaient ni suite ni escorte; elles fuyaient plut�t qu'elles ne partaient, et j'entendis ensuite ma m�re qui disait d'un ton d'insouciance: �C'est encore une reine qui se sauve.�

Ces pauvres reines sauvaient, en effet, leurs personnes, en laissant l'Espagne livr�e � l'�tranger. Elles allaient � Bayonne chercher aupr�s de Napol�on une protection qui ne leur manqua point, en tant que s�curit� mat�rielle, mais qui fut le sceau de leur d�ch�ance politique. On sait que cette reine d'Etrurie �tait fille de Charles IV et infante d'Espagne. Elle avait �pous� son cousin, le fils du vieux duc de Parme. Napol�on, voulant s'emparer du duch�, avait donn� en retour aux jeunes �poux la Toscane, avec le titre de royaume. Ils �taient venus � Paris, en 1801, rendre hommage au premier consul, et ils y avaient �t� re�us avec de grandes f�tes. On sait que la jeune reine, ayant abdiqu� au nom de son fils, �tait revenue � Madrid au commencement de 1804 pour prendre possession du nouveau royaume de Lusitanie que la victoire devait IV p. 33 lui assurer dans le nord du Portugal. Mais tout �tait d�sormais remis en question, gr�ce � l'impuissance politique de Charles IV et au peu de loyaut� de cette politique dirig�e par le prince de la Paix. Nous allions nous engager dans cette formidable guerre contre la nation espagnole, qui nous arrivait comme par un d�cret de la fatalit�, et qui devait inspirer spontan�ment � Napol�on la n�cessit� de s'emparer de toutes ces royales personnes au moment o�, d'elles-m�mes, elles venaient implorer son appui. La reine d'Etrurie et ses enfans suivirent le vieux Charles IV, la reine Marie-Louise et le prince de la Paix, � Compi�gne.

Lorsque je vis cette reine, elle �tait d�j� sous la protection fran�aise. Etrange protection qui l'arrachait � l'amour traditionnel du peuple espagnol, constern� de voir partir ainsi tous les membres de la famille royale, au milieu d'une lutte d�cisive et terrible avec l'�tranger. A Aranjuez, le 17 mars, le peuple, malgr� sa haine pour Godoy, avait voulu retenir Charles IV. A Madrid, le 2 mai, il avait voulu retenir l'infant don Fran�ois de Paule et la reine d'Etrurie. A Vittoria, le 16 avril, il avait voulu retenir Ferdinand. En toutes ces occasions, il avait essay� de d�teler les chevaux et de garder malgr� eux ces princes pusillanimes et insens�s qui le m�connaissaient et le fuyaient par crainte les uns des autres. Mais, entra�n�s par la destin�e, ils IV p. 34 avaient r�sist�; les uns aux menaces, les autres aux pri�res du peuple. O� couraient-ils ainsi? � la captivit� de Compi�gne et de Valencey.

On pense bien qu'� l'�poque o� je vis la sc�ne que j'ai rapport�e, je ne compris rien � l'incognito effray� de cette reine fugitive. Mais je me suis toujours rappel� sa physionomie sombre qui semblait trahir � la fois la crainte de rester et la crainte de partir. C'�tait bien la situation o� son p�re et sa m�re avaient d� se trouver � Aranjuez, en pr�sence d'un peuple qui ne voulait ni les garder ni les laisser fuir. La nation espagnole �tait lasse de ses imb�ciles souverains; mais tels qu'ils �taient, elle les pr�f�rait � l'homme de g�nie qui n'�tait pas espagnol. Elle semblait avoir pris pour devise, en tant que nation, le mot �nergique que Napol�on disait dans un sens plus restreint: �Qu'il faut laver son linge sale en famille.

Nous arriv�mes � Madrid dans le courant de mai. Nous avions tant souffert en route, que je ne me rappelle rien des derniers jours de notre voyage. Pourtant nous atteign�mes notre but sans catastrophe, ce qui est presque miraculeux, car d�j� l'Espagne �tait soulev�e sur plusieurs points, et partout grondait l'orage pr�t � �clater. Nous suivions la ligne prot�g�e par les armes fran�aises, il est vrai; mais nulle part les soldats fran�ais eux-m�mes n'�taient en s�ret� contre de nouvelles V�pres siciliennes, et ma m�re, portant IV p. 35 un enfant dans son sein, un autre dans ses bras, n'avait que trop de sujets de crainte.

Elle oublia ses terreurs et ses souffrances en voyant mon p�re; et, quant � moi, la fatigue qui m'accablait se dissipa en un instant � l'aspect des magnifiques appartemens o� nous venions nous installer. C'�tait dans le palais du prince de la Paix, et j'entrais l� v�ritablement en plein dans la r�alisation de mes contes de f�es. Murat occupait l'�tage inf�rieur de ce m�me palais, le plus riche et le plus confortable de Madrid, car il avait prot�g� les amours de la reine et de son favori, et il y r�gnait plus de luxe que dans la maison du roi l�gitime. Notre appartement �tait situ�, je crois, au troisi�me �tage. Il �tait immense, tout tendu en damas de soie cramoisie; les corniches, les lits, les fauteuils, les divans, tout �tait dor� et me parut en or massif, toujours comme dans les contes de f�es.

Il y avait d'�normes tableaux qui me faisaient un peu peur. Ces grosses t�tes, qui semblaient sortir du cadre et me suivre des yeux, me tourmentaient passablement; mais j'y fus bient�t habitu�e. Une autre merveille pour moi fut une glace psych�, o� je me voyais marcher sur les tapis, et o� je ne me reconnus pas d'abord, car je ne m'�tais jamais vue ainsi de la t�te aux pieds, et je ne me faisais pas une id�e de ma taille qui �tait m�me, relativement � mon �ge, IV p. 36 assez petite. Pourtant, je me trouvai si grande, que j'en fus effray�e.

Peut-�tre ce beau palais et ces riches appartemens �taient-ils de fort mauvais go�t, malgr� l'admiration qu'ils me causaient. Ils �taient, du moins, fort malpropres et remplis d'animaux domestiques, entre autres de lapins, qui couraient et entraient partout sans que personne y fit attention. Ces tranquilles h�tes, les seuls qu'on n'e�t point d�poss�d�s, avaient-ils l'habitude d'�tre admis dans les appartemens, ou, profitant de la pr�occupation g�n�rale, avaient-ils pass� de la cuisine au salon? Il y en avait un, blanc comme la neige, avec des yeux de rubis, qui se mit de suite � agir tr�s famili�rement avec moi. Il s'�tait install� dans l'angle de la chambre � coucher, derri�re la psych�, et notre intimit� s'�tablit bient�t l� sans conteste. Il �tait pourtant assez maussade, et, plusieurs fois, il �gratigna la figure des personnes qui voulaient le d�loger; mais il ne prit jamais d'humeur contre moi, et il dormait sur mes genoux ou sur le bord de ma robe des heures enti�res, pendant que je lui racontais mes plus belles histoires.

J'eus bient�t � ma disposition les plus beaux jouets du monde, des poup�es, des moutons, des m�nages, des lits, des chevaux, tout cela couvert d'or fin, de franges, de housses et de paillons. C'�taient les joujoux abandonn�s par les infans d'Espagne et d�j� � moiti� cass�s par eux. J'achevai IV p. 37 assez lestement leur besogne, car ces jouets me parurent grotesques et d�plaisans. Ils devaient �tre cependant d'un prix v�ritable, car mon p�re sauva deux ou trois petits personnages en bois peint et sculpt�, qu'il apporta � ma grand'm�re comme des objets d'art. Elle les conserva quelque temps, et tout le monde les admirait. Mais, apr�s la mort de mon p�re, je ne sais comment ils retomb�rent entre mes mains, et je me rappelle un petit vieillard en haillons qui devait �tre d'une v�rit� et d'une expression remarquables, car il me faisait peur. Cette habile repr�sentation d'un pauvre vieux mendiant tout d�charn� et tendant la main, s'�tait-elle gliss�e par hasard parmi les brillans hochets des infans d'Espagne? C'est toujours un �trange jouet dans les mains d'un fils de roi que la personnification de la mis�re, et il y aurait de quoi le faire r�fl�chir.

D'ailleurs, les jouets ne m'occup�rent pas � Madrid comme � Paris. J'avais chang� de milieu. Les objets ext�rieurs m'absorbaient, et m�me j'y oubliais les contes de f�es, tant ma propre existence prit pour moi-m�me une apparence merveilleuse.

J'avais d�j� vu Murat � Paris. J'avais jou� avec ses enfans; mais je n'en avais gard� aucun souvenir. Probablement je l'avais vu en habit, comme tout le monde. A Madrid, tout dor� et empanach� comme il m'apparut, il me fit une IV p. 38 grande impression. On l'appelait le prince, et comme dans les drames f�eriques et les contes, les princes jouent toujours le premier r�le, je crus voir le fameux prince Fanfarinet. Je l'appelai moi-m�me ainsi tout naturellement, sans me douter que je lui adressais une �pigramme. Ma m�re eut beaucoup de peine � m'emp�cher de lui faire entendre ce maudit nom que je pronon�ais toujours en l'apercevant dans les galeries du palais. On m'habitua � l'appeler mon prince en lui parlant, et il me prit en grande amiti�.

Peut-�tre avait-il exprim� quelque d�plaisir de voir un de ses aides-de-camp lui amener femme et enfans, au milieu des terribles circonstances o� il se trouvait, et peut-�tre voulait-on que tout cela pr�t � ses yeux un aspect militaire. Il est certain que, toutes les fois qu'on me pr�senta devant lui, on me fit endosser l'uniforme.

Cet uniforme �tait une merveille. Il est rest� longtemps chez nous apr�s que j'ai �t� trop grande pour le porter. Ainsi je peux m'en souvenir minutieusement. Il consistait en un dolman de casimir blanc tout galonn� et boutonn� d'or fin; une pelisse pareille garnie de fourrure noire, et jet�e sur l'�paule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornemens et broderies d'or � la hongroise. J'avais aussi des bottes de maroquin rouge � �perons dor�s, le sabre, le ceinturon de gances de soie, � canons d'or et aiguillettes �maill�es, la sabretache avec une aigle brod�e en IV p. 39 perles fines; rien n'y manquait. En me voyant �quip�e absolument comme mon p�re, soit qu'il me pr�t pour un gar�on, soit qu'il voul�t bien faire semblant de s'y tromper, Murat, sensible � cette petite flatterie de ma m�re, me pr�senta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son aide-de-camp, et nous admit dans son intimit�.

Elle n'eut pas beaucoup de charmes pour moi, car ce bel uniforme me mettait au supplice. J'avais appris � le tr�s bien porter, il est vrai, � faire tra�ner mon petit sabre sur les dalles du palais, � faire flotter ma pelisse sur mon �paule, de la mani�re la plus convenable; mais j'avais chaud sous cette fourrure, j'�tais �cras�e sous ces galons, et je me trouvais bien heureuse lorsqu'en rentrant chez nous, ma m�re me remettait le costume espagnol du temps, la robe de soie noire bord�e d'un grand r�seau de soie, qui prenait au genou et tombait en franges sur la cheville, et la mantille plate en cr�pe noir, bord�e d'une large bande de velours. Ma m�re, sous ce costume, �tait d'une beaut� surprenante. Jamais Espagnole v�ritable n'avait eu une peau brune aussi fine, des yeux noirs aussi velout�s, un pied si petit et une taille si cambr�e.

Murat tomba malade. On a dit que c'�tait par suites de d�bauches; mais ce n'est pas vrai. Il avait une inflammation d'entrailles, comme une grande partie de notre arm�e d'Espagne, et il IV p. 40 souffrait de violentes douleurs, quoiqu'il ne f�t point alit�. Il se croyait empoisonn�, et ne subissait pas son mal avec beaucoup de patience, car ses cris faisaient retentir ce vaste et triste palais o� l'on ne dormait que d'un œil. Je me souviens d'avoir �t� r�veill�e par l'effroi de mon p�re et de ma m�re, la premi�re fois qu'il rugit ainsi au milieu de la nuit. Ils pensaient qu'on l'assassinait. Mon p�re se jeta hors du lit, prit son sabre, et courut, presque nu, � l'appartement du prince. J'entendis les cris de ce pauvre h�ros, si terrible � la guerre, si pusillanime hors du champ de bataille. J'eus grand'peur et je jetai les hauts cris � mon tour. Il para�t que j'avais fini par comprendre ce que c'est que la mort, car je m'�criais en sanglotant: On tue mon prince Fanfarinet! Il sut ma douleur et m'en aima davantage. A quelques jours de l�, il monta dans notre appartement vers minuit, et approcha de mon berceau. Mon p�re et ma m�re �taient avec lui. Ils revenaient d'une partie de chasse et rapportaient un petit faon de biche, que Murat pla�a lui-m�me � c�t� de moi. Je m'�veillai � demi et vis cette jolie petite t�te de faon qui se penchait languissamment contre mon visage. Je jetai mes bras autour de son cou et me rendormis sans pouvoir remercier le prince. Mais le lendemain matin, en m'�veillant, je vis encore Murat aupr�s de mon lit. Mon p�re lui avait dit le spectacle qu'offraient l'enfant et la petite b�te endormis IV p. 41 ensemble, et il avait voulu le voir. En effet, ce pauvre animal, qui n'avait peut-�tre que quelques jours d'existence et que les chiens avaient poursuivi la veille, �tait tellement vaincu par la fatigue, qu'il s'�tait arrang� dans mon lit pour dormir comme e�t pu le faire un petit chien. Il �tait couch� en rond contre ma poitrine, il avait la t�te sur l'oreiller, ses jambes �taient repli�es comme s'il e�t craint de me blesser, et mes deux bras �taient rest�s enlac�s � son cou, comme je les y avais mis en me rendormant. Ma m�re m'a dit que Murat regrettait, en cet instant, de ne pouvoir montrer un groupe si na�f � un artiste. Sa voix m'�veilla; mais on n'est pas courtisan � quatre ans, et mes premi�res caresses furent pour le faon, qui semblait vouloir me les rendre, tant la chaleur de mon petit lit l'avait rassur� et apprivois�.

Je le gardai quelques jours et je l'aimai passionn�ment; mais je crois bien que la privation de sa m�re le fit mourir, car un matin je ne le revis plus, et on me dit qu'il s'�tait sauv�. On me consola en m'assurant qu'il retrouverait sa m�re et qu'il serait heureux dans les bois.

Notre s�jour � Madrid dura tout au plus deux mois, et pourtant il me parut extr�mement long. Je n'avais aucun enfant de mon �ge pour me distraire, et j'�tais souvent seule pendant une grande partie de la journ�e. Ma m�re �tait forc�e de sortir avec mon p�re et de me confier � une servante IV p. 42 madril�ne qu'on lui avait recommand�e comme tr�s s�re, et qui pourtant prenait la clef des champs aussit�t que mes parens �taient dehors. Mon p�re avait un domestique nomm� Weber, qui �tait bien le meilleur homme du monde, et qui venait souvent me garder � la place de T�r�sa; mais ce brave Allemand, qui ne savait presque pas de mots fran�ais, me parlait un langage inintelligible, et il sentait si mauvais, que sans me rendre compte de la cause de mon malaise, je tombais en d�faillance quand il me portait dans ses bras. Il n'osait pas trahir le peu de soin que ma bonne prenait de moi, et quant � moi, je ne songeais nullement � me plaindre. Je croyais Weber charg� de veiller sur moi, et je n'avais qu'un d�sir, c'est qu'il rest�t dans l'antichambre et me laiss�t seule dans l'appartement. Aussi ma premi�re parole �tait de lui dire: Weber, je t'aime bien, va-t'en. Et Weber, docile comme un Allemand, s'en allait en effet. Quand il vit que je me tenais fort tranquille dans ma solitude, il lui arriva souvent de m'y enfermer et d'aller voir ses chevaux, qui probablement le recevaient mieux que moi. Je connus donc pour la premi�re fois le plaisir, �trange pour un enfant, mais vivement senti par moi, de me trouver seule, et, loin d'en �tre contrari�e ou effray�e, j'avais comme du regret en voyant revenir la voiture de ma m�re. Il faut que j'aie �t� bien impressionn�e par mes propres contemplations, car je me les rappelle IV p. 43 avec une grande nettet�, tandis que j'ai oubli� mille circonstances ext�rieures probablement beaucoup plus int�ressantes. Dans celles que j'ai rapport�es, les souvenirs de ma m�re ont entretenu ma m�moire; mais dans ce que je vais dire je ne puis �tre aid�e de personne.

Aussit�t que je me voyais seule dans ce grand appartement que je pouvais parcourir librement, je me mettais devant la psych� et j'y essayais des poses de th��tre; puis je prenais mon lapin blanc et je voulais le contraindre � en faire autant; ou bien je faisais le simulacre de l'offrir en sacrifice aux dieux, sur un tabouret qui me servait d'autel. Je ne sais pas o� j'avais vu, soit sur la sc�ne, soit dans une gravure quelque chose de semblable. Je me drapais dans ma mantille pour faire la pr�tresse, et je suivais tous mes mouvemens. On pense bien que je n'avais pas le moindre sentiment de coquetterie: mon plaisir venait de ce que, voyant ma personne et celle du lapin dans la glace, j'arrivais, avec l'�motion du jeu, � me persuader que je jouais une sc�ne � quatre, soit deux petites filles et deux lapins. Alors le lapin et moi nous adressions, en pantomime, des saluts, des menaces, des pri�res, aux personnages de la psych�. Nous dansions le bolero avec eux, car, apr�s les danses du th��tre, les danses espagnoles m'avaient charm�e, et j'en singeais les poses et les gr�ces avec la facilit� qu'ont les enfans � imiter ce qu'ils IV p. 44 voient faire. Alors j'oubliais compl�tement que cette figure dansant dans la glace f�t la mienne, et j' �tais �tonn�e qu'elle s'arr�t�t quand je m'arr�tais.

Quand j'avais assez dans� et mim� ces ballets de ma composition, j'allais r�ver sur la terrasse. Cette terrasse, qui s'�tendait sur toute la fa�ade du palais, �tait fort large et fort belle. La balustrade �tait en marbre blanc, si je ne me trompe pas, et devenait si chaude au soleil que je ne pouvais y toucher. J'�tais trop petite pour voir par dessus, mais, dans l'intervalle des balustres, je pouvais distinguer tout ce qui se passait sur la place. Dans mes souvenirs, cette place est magnifique. Il y avait d'autres palais ou de grandes belles maisons tout autour, mais je n'y vis jamais la population, et je ne crois pas l'avoir aper�ue, durant tout le temps que je restai � Madrid. Il est probable qu'apr�s l'insurrection du 2 mai, on ne laissa plus circuler les habitans autour du palais du g�n�ral en chef. Je n'y vis donc jamais que des uniformes fran�ais et quelque chose de plus beau encore pour mon imagination, les Mamelucks de la garde dont un poste occupait l'�difice situ� en face de nous. Ces hommes cuivr�s, avec leurs turbans et leur riche costume oriental, formaient des groupes que je ne pouvais me lasser de regarder. Ils amenaient boire leurs chevaux � un grand bassin situ� au milieu de la place, et c'�tait un coup d'œil dont, sans m'en rendre compte, je sentais vivement la po�sie.

IV p. 45 A ma droite, tout un c�t� de la place �tait occup� par une �glise d'une architecture massive; du moins, elle se retrace ainsi � ma m�moire, et surmont�e d'une croix plant�e dans un globe dor�. Cette croix et ce globe �tincelant au coucher du soleil, se d�tachant sur un ciel plus bleu que je ne l'avais jamais vu, sont un spectacle que je n'oublierai jamais, et que je contemplais jusqu'� ce que j'eusse dans les yeux ces boules rouges et bleues que, par un excellent mot, d�riv� du latin, nous appelons dans notre langage du Berry les orblutes. Ce mot devrait passer dans la langue moderne: il doit avoir �t� fran�ais, quoique je ne l'aie trouv� dans aucun auteur. Il n'a point d'�quivalent, et il exprime parfaitement un ph�nom�ne que tout le monde conna�t, et qui ne s'exprime que par des p�riphrases inexactes.

Ces orblutes m'amusaient beaucoup, et je ne pouvais pas m'en expliquer la cause toute naturelle. Je prenais plaisir � voir flotter devant mes yeux ces br�lantes couleurs qui s'attachaient � tous les objets et qui persistaient lorsque je fermais les yeux. Quand l'orblute est bien compl�te, elle vous repr�sente exactement la forme de l'objet qui l'a caus�e. C'est une sorte de mirage. Je voyais donc le globe et la croix de feu se dessiner partout o� se portaient mes regards, et je m'�tonne d'avoir tant r�p�t� impun�ment ce jeu assez dangereux pour les yeux d'un enfant.

IV p. 46 Mais je d�couvris bient�t sur la terrasse un autre ph�nom�ne dont jusque-l� je n'avais eu aucune id�e. La place �tait souvent d�serte, et, m�me en plein jour, un morne silence r�gnait dans le palais et aux environs. Un jour, ce silence m'effraya et j'appelai Weber, que je vis passer sur la place. Weber ne m'entendit pas; mais une voix toute semblable � la mienne r�p�ta le nom de Weber � l'autre extr�mit� du balcon.

Cette voix me rassura; je n'�tais plus seule. Mais, curieuse de savoir qui s'amusait � me contrefaire, je rentrai dans l'appartement croyant y trouver quelqu'un. J'y �tais absolument seule comme � l'ordinaire. Je revins sur la terrasse et j'appelai ma m�re. La voix r�p�ta le mot d'une fa�on tr�s douce, mais tr�s nette, et cela me donna beaucoup � penser. Je grossis ma voix, j'appelai mon propre nom qui me fut rendu aussit�t, mais plus confus�ment. Je le r�p�tai sur un ton plus faible, et la voix revint faible, mais bien plus distincte et comme si l'on me parlait � l'oreille. Je n'y comprenais rien; j'�tais persuad�e que quelqu'un �tait avec moi sur la terrasse; mais, ne voyant personne et regardant � toutes les fen�tres qui �taient ferm�es, j'�tudiai ce prodige avec un plaisir extr�me.

L'impression la plus �trange pour moi �tait d'entendre mon propre nom r�p�t� avec ma propre voix. Alors il me vint � l'esprit une explication IV p. 47 bizarre; c'est que j'�tais double et qu'il y avait autour de moi un autre moi que je ne pouvais pas voir et qui me voyait toujours, puisqu'il me r�pondait toujours. Cela s'arrangea aussit�t dans ma cervelle comme une chose qui devait �tre, qui avait toujours �t�, et dont je ne m'�tais pas encore aper�ue. Je comparai ce ph�nom�ne � celui de mes orblutes, qui m'avait d'abord �tonn�e tout autant, et auquel je m'�tais habitu�e sans le comprendre. J'en conclus que toutes choses et toutes gens avaient leur reflet, leur double, leur autre moi, et je souhaitai vivement de voir le mien. Je l'appelai cent fois, je lui disais toujours de venir aupr�s de moi. Il r�pondait: Viens l�, viens donc, et il me semblait s'�loigner ou se rapprocher quand je changeais de place. Je le cherchai et l'appelai dans l'appartement, il ne me r�pondit plus. J'allai � l'autre bout de la terrasse. Il fut muet. Je revins vers le milieu, et, depuis ce milieu jusqu'� l'extr�mit� de l'�glise, il me parla et r�pondit � mon viens donc par un viens donc tendre et inquiet. Mon autre moi se tenait donc dans un certain endroit de l'air ou de la muraille, mais comment l'atteindre et comment le voir? Je devenais folle sans m'en douter.

Je fus interrompue par l'arriv�e de ma m�re, et je ne saurais dire pourquoi, loin de la questionner, je lui cachai ce qui m'agitait si fort. Il faut croire que les enfans aiment le myst�re de IV p. 48 leurs r�veries, et il est certain que je n'avais jamais voulu demander l'explication de mes orblutes. Je voulais d�couvrir le probl�me toute seule, ou peut-�tre bien avais-je �t� d��ue de quelque autre illusion par des explications qui m'en avaient �t� le charme secret. Je gardai le silence sur ce nouveau prodige, et pendant plusieurs jours, oubliant les ballets, je laissai mon pauvre lapin dormir tranquille, et la psych� r�p�ter l'image immobile des grands personnages repr�sent�s dans les tableaux. J'avais la patience d'attendre que je fusse seule pour recommencer mon exp�rience. Mais enfin ma m�re �tant rentr�e sans que j'y fisse attention, et m'entendant m'�gosiller, vint surprendre le secret de mon amour pour le grand soleil de la terrasse. Il n'y avait plus � reculer: je lui demandai o� �tait le quelqu'un qui r�p�tait toutes mes paroles, et elle me dit: C'est l'�cho.

Bien heureusement pour moi, elle ne m'expliqua pas ce que c'�tait que l'�cho. Elle n'avait peut-�tre jamais song� � s'en rendre compte; elle me dit que c'�tait une voix qui �tait dans l'air, et l'inconnu garda pour moi sa po�sie. Pendant plusieurs autres jours, je pus continuer � jeter mes paroles au vent. Cette voix de l'air ne m'�tonnait plus, mais me charmait encore. J'�tais satisfaite de pouvoir lui donner un nom, et de lui crier: �Echo, es-tu l�? m'entends-tu? Bonjour, �cho!�

IV p. 49 Tandis que la vie de l'imagination est si d�velopp�e chez les enfans, la vie du sentiment est-elle plus tardive? Je ne me souviens pas d'avoir song� � ma sœur, � ma bonne tante, � Pierret ou � ma ch�re Clotilde, durant mon s�jour � Madrid. J'�tais pourtant d�j� capable d'aimer, puisque j'avais d�j� une si vive tendresse pour certaines poup�es et pour certains animaux. Je crois que l'indiff�rence avec laquelle les enfans quittent les personnes qui leur sont ch�res tient � l'impossibilit� o� ils sont d'appr�cier la dur�e du temps. Quand on leur parle d'un an d'absence, ils ne savent pas si un an est beaucoup plus long qu'un jour, et on leur �tablirait inutilement la diff�rence par des chiffres. Je crois que les chiffres ne disent rien du tout � leur esprit. Lorsque ma m�re me parlait de ma sœur, il me semblait que je l'avais quitt�e la veille, et pourtant le temps me semblait long. Il y a dans le d�faut d'�quilibre des facult�s de l'enfant mille contradictions qu'il nous est difficile d'expliquer apr�s que l'�quilibre est �tabli.

Je crois que la vie du sentiment ne se r�v�la � moi qu'au moment o� ma m�re accoucha � Madrid. On m'avait bien annonc� l'arriv�e prochaine d'un petit fr�re ou d'une petite sœur, et depuis plusieurs jours je voyais ma m�re �tendue sur une chaise longue. Un jour on m'envoya jouer sur la terrasse et on ferma les portes vitr�es de l'appartement. Je n'entendis pas la moindre IV p. 50 plainte, ma m�re supportait tr�s courageusement le mal physique et mettait ses enfans au monde tr�s promptement; pourtant cette fois elle souffrit plusieurs heures, mais on ne m'�loigna d'elle que peu d'instans, apr�s lesquels mon p�re me rappela et me montra un petit enfant; j'y fis � peine attention. Ma m�re �tait �tendue sur un canap�; elle avait la figure si p�le et les traits tellement contract�s, que j'h�sitai � la reconna�tre. Puis je fus prise d'un grand effroi et je courus l'embrasser en pleurant. Je voulais qu'elle me parl�t, qu'elle r�pond�t � mes caresses, et comme on m'�loignait encore pour lui laisser du repos, je me d�solai longtemps, croyant qu'elle allait mourir et qu'on voulait me la cacher. Je retournai pleurer sur la terrasse, et on ne put m'int�resser au nouveau-n�.

Ce pauvre petit gar�on avait des yeux d'un bleu-clair fort singuliers. Au bout de quelques jours, ma m�re se tourmenta de la p�leur de ses prunelles, et j'entendis souvent mon p�re et d'autres personnes prononcer avec anxi�t� le mot cristallin. Enfin, au bout d'une quinzaine, il n'y avait plus � en douter, l'enfant �tait aveugle. On ne voulut pas le dire � ma m�re positivement. On la laissa dans une sorte de doute. On �mettait timidement devant elle l'esp�rance que ce cristallin se reformerait dans l'œil de l'enfant. Elle se laissa consoler, et le pauvre infirme fut aim� et choy� avec autant de joie que IV p. 51 si son existence n'e�t pas �t� un malheur pour lui et pour les siens. Ma m�re le nourrissait, et il n'avait gu�re que deux semaines lorsqu'il fallut se remettre en route pour la France, � travers l'Espagne en feu.

IV p. 52

CHAPITRE TROISIEME.

Derni�re lettre de mon p�re.—Souvenirs d'un bombardement et d'un champ de bataille.—Mis�re et maladie.—La soupe � la chandelle.—Embarquement et naufrage.—Leopardo.—Arriv�e � Nohant.—Ma grand'm�re.—Hippolyte.—Deschartres.—Mort de mon fr�re.—Le vieux poirier.—Mort de mon p�re.—Le revenant.—Ursule.—Une affaire d'honneur.—Premi�re notion de la richesse et de la pauvret�.—Portrait de ma m�re.

Lettre de mon p�re � sa m�re.

Madrid, 12 juin 1808.

�Apr�s de longues souffrances, Sophie est accouch�e ce matin d'un gros gar�on qui siffle comme un perroquet. La m�re et l'enfant se portent � merveille. Avant la fin du mois, le prince part pour la France. Le m�decin de l'empereur, qui a soign� Sophie, dit qu'elle sera en �tat de voyager dans douze jours avec son enfant. Aurore se porte tr�s bien. J'emballerai le tout dans une cal�che que je viens d'acqu�rir � cet effet, et nous prendrons la route de Nohant o� je compte bien arriver vers le 20 juillet, par la fra�cheur, et rester le plus longtemps possible. Cette id�e, ma bonne m�re, me comble de joie. Je me nourris de l'espoir assur� de notre r�union, IV p. 53 du charme de notre int�rieur, sans affaires, sans inqui�tudes, sans distractions p�nibles! Il y a si longtemps que je d�sire ce bonheur complet!

�Le prince m'a dit hier qu'il allait passer quelque temps � Bar�ges avant que d'aller � sa destination. De mon c�t�, j'allongerai ma courroie jusque vers les eaux de Nohant, auxquelles nous ferons subir pr�alablement le miracle des noces de Cana. Je crois que Deschartres se chargera volontiers du prodige.

�Je r�serve le bapt�me de mon nouveau-n� pour les f�tes de Nohant. Belle occasion pour sonner les cloches et faire danser le village. Le maire inscrira mon fils au nombre des Fran�ais, car je ne veux point qu'il ait jamais rien � d�m�ler avec les notaires et les pr�tres castillans.

�Je ne con�ois pas que mes deux derni�res lettres aient �t� intercept�es. Elles �taient d'une b�tise � leur faire trouver gr�ce devant la police la plus rigide. Je te faisais la description d'un sabre africain dont j'ai fait l'acquisition. Il y avait deux pages d'explications et de citations. Tu verras cette merveille, ainsi que l'indomptable Leopardo d'Andalousie, que je prierai Deschartres d'�quiper un peu, apr�s avoir toutefois frapp� d'avance une r�quisition sur tous les matelas de la commune, pour garnir le man�ge qu'il aura choisi.

�Adieu, ma bonne m�re, je te manderai le jour de mon d�part et celui de mon arriv�e. IV p. 54 J'esp�re que ce sera plus t�t encore que je ne te le dis. Sophie partage vivement mon impatience de t'embrasser. Aurore veut partir � l'instant m�me, et, s'il �tait possible, nous serions d�j� en route.�

* * *

Cette lettre si gaie, si pleine de contentement et d'esp�rance, est la derni�re que ma grand'm�re ait re�ue de son fils. On verra bient�t � quelle �pouvantable catastrophe allaient aboutir tous ces projets de bonheur, et combien peu de jours �taient compt�s � mon pauvre p�re pour savourer cette r�union tant r�v�e et si ch�rement achet�e des objets de son affection. On comprendra, par la nature de cette catastrophe, ce qu'il y a de fatal et d'effrayant dans les plaisanteries de cette lettre � propos de l'indomptable Leopardo d'Andalousie.

C'�tait Ferdinand VII, le prince des Asturies, alors plein de pr�venances pour Murat et ses officiers, qui avait fait don de ce terrible cheval � mon p�re, � la suite d'une mission que celui-ci avait remplie, je crois, pr�s de lui, � Aranjuez. Ce fut un pr�sent funeste et dont ma m�re, par une sorte de fatalisme ou de pressentiment, se m�fiait et s'effrayait, sans pouvoir d�cider mon p�re � s'en d�faire au plus vite, bien qu'il avou�t que c'�tait le seul cheval qu'il ne p�t monter sans une sorte d'�motion. C'�tait pour lui une raison de plus pour vouloir s'en IV p. 55 rendre ma�tre, et il trouvait du plaisir � le vaincre. Pourtant, il lui arriva une fois de dire: �Je ne le crains pas, mais je le monte mal, parce que je m'en m�fie, et il le sent.�

Ma m�re pr�tendait que Ferdinand le lui avait donn� avec l'esp�rance qu'il le tuerait. Elle pr�tendait aussi que, par haine contre les Fran�ais, le chirurgien de Madrid qui l'avait accouch�e avait crev� les yeux de son enfant. Elle s'imaginait avoir vu, dans l'accablement qui suivit le paroxysme de sa souffrance, ce chirurgien appuyer ses deux pouces sur les deux yeux du nouveau-n�, et qu'il avait dit entre ses dents: celui-l� ne verra pas le soleil de l'Espagne.

Il est possible que ce fut une hallucination de ma pauvre m�re, et, pourtant, au point o� en �taient les choses � cette �poque, il est �galement possible que le fait se soit accompli, comme elle avait cru le voir, dans un moment rapide o� le chirurgien se serait trouv� seul dans l'appartement avec elle, et comptant sans doute qu'elle �tait hors d'�tat de le voir et de l'entendre; mais on pense bien que je ne prends pas sur moi la responsabilit� de cette terrible accusation.

On a vu, dans la lettre de mon p�re, qu'il ne s'aper�ut pas d'abord de la c�cit� de cet enfant, et j'ai souvenance d'avoir entendu Deschartres la constater � Nohant hors de sa pr�sence et de celle de ma m�re. On redoutait encore alors de leur enlever un faible et dernier espoir de gu�rison.

IV p. 56 Ce fut dans la premi�re quinzaine de juillet que nous part�mes. Murat allait prendre possession du tr�ne de Naples. Mon p�re avait un cong�. J'ignore s'il accompagna Murat jusqu'� la fronti�re et si nous voyage�mes avec lui. Je me souviens que nous �tions en cal�che, et je crois que nous suivions les �quipages de Murat. Mais je n'ai aucun souvenir de mon p�re jusqu'� Bayonne.

Ce que je me rappelle le mieux, c'est l'�tat de souffrance, de soif, de d�vorante chaleur et de fi�vre o� je fus tout le temps de ce voyage. Nous avancions tr�s lentement � travers les colonnes de l'arm�e. Il me revient maintenant que mon p�re devait �tre avec nous, parce que, comme nous suivions un chemin assez �troit dans des montagnes, nous v�mes un �norme serpent qui le traversait presque en entier d'une ligne noire. Mon p�re fit arr�ter, courut en avant et le coupa en deux avec son sabre. Ma m�re avait voulu en vain le retenir, elle avait peur, selon son habitude.

Pourtant, une autre circonstance me fait penser qu'il n'�tait avec nous que par intervalles et qu'il rejoignait Murat de temps en temps. Cette circonstance est assez frappante pour s'�tre grav�e dans ma m�moire. Mais comme la fi�vre me tenait encore dans un assoupissement presque continuel, ce souvenir est isol� de tout ce qui pourrait me faire pr�ciser l'�v�nement dont je IV p. 57 fus t�moin. �tant un soir � une fen�tre avec ma m�re, nous v�mes le ciel encore �clair� par le soleil couchant, travers� de feux crois�s, et ma m�re me dit: Tiens, regarde, c'est une bataille, et ton p�re y est peut-�tre.

Je ne me faisais pas d'id�e de ce que c'�tait qu'une bataille v�ritable. Ce que je voyais me repr�sentait un immense feu d'artifice, quelque chose de riant et de triomphal, une f�te ou un tournoi. Le bruit du canon et les grandes courbes de feu me r�jouissaient. J'assistais � cela comme � un spectacle, en mangeant une pomme verte. Je ne sais � qui ma m�re dit alors: �Que les enfans sont heureux de ne rien comprendre!�

Comme je ne sais pas quelle route les op�rations de la guerre nous forc�rent de suivre, je ne saurais dire si cette bataille fut celle de Medina del Rio-Seco, ou un �pisode moins important de la belle campagne de Bessi�res. Mon p�re, attach� � la personne de Murat, n'avait point affaire sur ce champ de bataille, et il n'est pas probable qu'il y f�t. Mais ma m�re s'imaginait qu'il pouvait avoir �t� envoy� en mission.

Que ce f�t l'affaire de Rio-Seco ou la prise de Torquemada, il est certain que notre voiture avait �t� mise en r�quisition pour porter des bless�s ou des personnes plus pr�cieuses que nous, et que nous f�mes un bout de chemin en charrette avec des bagages, des vivandi�res et des soldats malades. Il est certain aussi que nous IV p. 58 longe�mes le champ de bataille, le lendemain ou le surlendemain, et que je vis un endroit tout couvert de d�bris informes, assez semblable, en grand, au carnage de poup�es, de chevaux et de chariots que j'ex�cutais avec Clotilde � Chaillot et dans la maison de la rue Grange-Bateli�re. Ma m�re se cachait le visage et l'air �tait infect�. Nous ne passions pas assez pr�s de ces objets sinistres pour que je pusse me rendre compte de ce que c'�tait, et je demandais pourquoi on avait sem� l� tant de chiffons. Enfin la roue heurta quelque chose qui se brisa avec un craquement �trange. Ma m�re me retint au fond de la charrette pour m'emp�cher de regarder. C'�tait un cadavre. J'en vis ensuite plusieurs autres, �pars sur le chemin. Mais j'�tais si malade que je ne me souviens pas d'avoir �t� vivement impressionn�e par ces horribles spectacles.

Avec la fi�vre, j'�prouvai bient�t une autre souffrance qui ne se concilie pas souvent avec ce d�sordre de la vie, et dont pourtant tous les soldats malades avec lesquels nous voyagions �prouvaient aussi les angoisses: c'�tait la faim; une faim excessive, maladive, presque animale. Ces pauvres gens, pleins de soins et de sollicitude pour nous, m'avaient communiqu� un mal qui explique ce ph�nom�ne, et qu'une petite ma�tresse n'avouerait pas avoir subi, m�me dans son enfance. Mais la vie a ses vicissitudes, et quand ma m�re se d�solait de voir mon petit IV p. 59 fr�re et moi dans cet �tat, les soldats et les cantini�res lui disaient en riant! �Bah! ma petite dame, ce n'est rien. C'est un brevet de sant� pour toute la vie de vos enfans. C'est le v�ritable bapt�me des enfans de la giberne.�

La gale, puisqu'il faut l'appeler par son nom, avait commenc� par moi. Elle se communiqua � mon fr�re, puis � ma m�re plus tard, et � d'autres personnes auxquelles nous apport�mes ce triste fruit de la guerre et de la mis�re, heureusement affaibli en nous par des soins extr�mes et un sang pur.

En quelques jours, notre sort avait bien chang�. Ce n'�tait plus le palais de Madrid, les lits dor�s, les tapis d'Orient et les courtines de soie. C'�taient des charrettes immondes, des villages incendi�s, des villes bombard�es des routes couvertes de morts; des foss�s o� nous cherchions une goutte d'eau pour �tancher notre soif br�lante, et o� l'on voyait tout � coup surnager des caillots de sang. C'�tait surtout l'horrible faim et une disette de plus en plus mena�ante. Ma m�re supportait tout cela avec un grand courage, mais elle ne pouvait vaincre le d�go�t que lui inspiraient les oignons crus, les citrons verts et la graine de tournesol, dont je me contentais sans r�pugnance. Quelle nourriture, d'ailleurs, pour une femme qui allaitait son nouveau-n�!

Nous travers�mes un camp fran�ais, je ne sais o�, et, � l'entr�e d'une tente, nous v�mes IV p. 60 un groupe de soldats qui mangeaient la soupe avec un grand app�tit. Ma m�re me poussa au milieu d'eux en les priant de me laisser manger � leur gamelle. Ces braves gens me mirent aussit�t � m�me et me firent manger � discr�tion en souriant d'un air attendri. Cette soupe me parut excellente, et quand elle fut � moiti� d�gust�e, un soldat dit � ma m�re avec quelque h�sitation: �Nous vous engagerions bien � en manger aussi, mais vous ne pourriez peut-�tre pas, parce que le go�t est un peu fort.� Ma m�re approcha et regarda la gamelle. Il y avait du pain et du bouillon tr�s gras, mais certaines m�ches noircies surnageaient: c'�tait une soupe faite avec des bouts de chandelle.

Je me souviens de Burgos et d'une ville (celle-l� ou une autre) o� les aventures du Cid �taient peintes � fresque sur les murailles. Je me souviens aussi d'une superbe cath�drale o� les hommes du peuple avaient un genou en terre pour prier, le chapeau sur l'autre genou, et un petit paillasson rond sous celui qui touchait le sol. Enfin, je me souviens de Vittoria et d'une servante dont les cheveux noirs, inond�s de vermine, flottaient sur son dos. J'eus un ou deux jours de bien-�tre � la fronti�re d'Espagne. Le temps �tait rafra�chi, la fi�vre et la mis�re avaient cess�. Mon p�re �tait d�cid�ment avec nous. Nous avions repris possession de notre cal�che pour faire le reste du voyage. Les auberges �taient IV p. 61 propres; il y avait des lits et toutes sortes d'alimens dont nous avions apparemment �t� priv�s assez longtemps, car ils me parurent tout nouveaux, entre autres, des g�teaux et du fromage. Ma m�re me fit une toilette � Fontarabie, et j'�prouvai un soulagement extr�me � prendre un bain. Elle me soignait � sa mani�re, et au sortir du bain, elle m'enduisait de soufre de la t�te aux pieds, puis elle me faisait avaler des boulettes de soufre pulv�ris� dans du beurre et du sucre. Ce go�t et cette odeur, dont je fus impr�gn�e pendant deux mois, m'ont laiss� une grande r�pugnance pour tout ce qui me les rappelle.

Nous trouv�mes apparemment des personnes de connaissance � la fronti�re, car je me rappelle un grand d�ner et des politesses qui m'ennuy�rent beaucoup. J'avais retrouv� mes facult�s et mon appr�ciation des objets ext�rieurs. Je ne sais quelle id�e eut ma m�re de vouloir retourner par mer � Bordeaux. Peut-�tre �tait-elle bris�e par la fatigue de voitures, peut-�tre s'imaginait-elle, dans son instinct m�dical, qu'elle suivait toujours, que l'air de la mer d�livrerait ses enfans et elle-m�me du poison de la pauvre Espagne. Apparemment le temps �tait beau et l'Oc�an tranquille, car c'�tait une nouvelle imprudence que de se risquer en chaloupe sur les c�tes de Gascogne, dans ce golfe de Biscaye toujours si agit�. Quel que f�t le motif, une chaloupe pont�e fut lou�e, la cal�che y fut descendue, et nous part�mes IV p. 62 comme pour une partie de plaisir. Je ne sais o� nous nous embarqu�mes, ni quelles gens nous accompagn�rent jusqu'au rivage, en nous prodiguant de grands soins. On me donna un gros bouquet de roses, que je gardai tout le temps de la travers�e pour me pr�server de l'odeur du soufre.

Je ne sais combien de temps nous c�toy�mes le rivage; je retombai dans mon sommeil l�thargique, et cette travers�e ne m'a laiss� d'autres souvenirs que ceux du d�part et de l'arriv�e. Au moment o� nous approchions de notre but, un coup de vent nous �loigna du rivage, et je vis le pilote et ses deux aides livr�s � une grande anxi�t�. Ma m�re recommen�a � avoir peur, mon p�re se mit � la manœuvre; mais comme nous �tions enfin entr�s dans la Gironde, nous heurt�mes je ne sais quel r�cif, et l'eau commen�a � entrer dans la cale. On se dirigea pr�cipitamment vers la rive, mais la cale se remplissait toujours, et la chaloupe sombrait visiblement. Ma m�re, prenant ses enfans avec elle, �tait entr�e dans la cal�che; mon p�re la rassurait en lui disant que nous avions le temps d'aborder avant d'�tre engloutis. Pourtant, le pont commen�ait � se mouiller, et il �ta son habit et pr�para un ch�le pour attacher ses deux enfans sur son dos. �Sois tranquille, disait-il � ma m�re, je te prendrai sous mon bras, je nagerai de l'autre, et je vous sauverai tous trois, sois-en s�re.�

IV p. 63 Nous touch�mes enfin la terre, ou plut�t un grand mur � pierres s�ches surmont� d'un hangar. Il y avait, derri�re ce hangar, quelques habitations, et, � l'instant m�me, plusieurs hommes vinrent � notre secours. Il �tait temps: la cal�che sombrait aussi avec la chaloupe, et une �chelle nous fut jet�e fort � propos. Je ne sais ce qu'on fit pour sauver l'embarcation, mais il est certain qu'on en vint � bout; cela dura plusieurs heures, pendant lesquelles ma m�re ne voulut pas quitter le rivage; car mon p�re, apr�s nous avoir mises en s�ret�, �tait redescendu sur la chaloupe pour sauver nos effets d'abord, et puis la voiture, et enfin la chaloupe. Je fus frapp�e alors de son courage, de sa promptitude et de sa force. Quelque exp�riment�s que fussent les matelots et les gens de l'endroit, ils admiraient l'adresse et la r�solution de ce jeune officier qui, apr�s avoir sauv� sa famille, ne voulait pas abandonner son patron avant d'avoir sauv� sa barque, et qui dirigeait tout ce petit sauvetage avec plus d'�-propos qu'eux-m�mes. Il est vrai qu'il avait fait son apprentissage au camp de Boulogne; mais, en toutes choses, il agissait de sang-froid et avec une rare pr�sence d'esprit. Il se servait de son sabre comme d'une hache ou d'un rasoir pour couper et tailler, et il avait pour ce sabre (probablement c'�tait le sabre africain dont il parle dans sa derni�re lettre) un amour extraordinaire, car, dans le premier moment d'incertitude IV p. 64 o� nous nous �tions trouv�s en abordant, pour savoir si la chaloupe et la cal�che sombreraient imm�diatement, ou si nous aurions le temps de sauver quelque chose, ma m�re avait voulu l'emp�cher d'y redescendre, en lui disant: �Eh! laisse aller tout ce que nous avons au fond de l'eau, plut�t que de risquer de te noyer;� et il lui avait r�pondu:—�J'aimerais mieux risquer cela que d'abandonner mon sabre.� C'�tait, en effet, le premier objet qu'il e�t retir�. Ma m�re se tenait pour satisfaite d'avoir sa fille � ses c�t�s et son fils dans ses bras. Pour moi, j'avais sauv� mon bouquet de roses fl�tries avec le m�me amour que mon p�re avait mis � nous sauver tous. J'avais fait grande attention � ne pas le l�cher en sortant de la cal�che � demi submerg�e et en grimpant � l'�chelle de sauvetage. C'�tait mon id�e, comme celle de mon p�re �tait pour son sabre.

Je ne me souviens pas d'avoir �prouv� la moindre frayeur dans toutes ces rencontres. La peur est de deux sortes. Il y en a une qui tient au temp�rament, une autre � l'imagination. Je ne connus jamais la premi�re, mon organisation m'ayant dou�e d'un sang-froid tout semblable � celui de mon p�re. Ce mot de sang-froid exprime positivement la tranquillit� que nous tenons d'une disposition physique, et dont par cons�quent nous n'avons pas � tirer vanit�. Quant � la frayeur qui r�sulte d'une excitation maladive de l'imagination IV p. 65 et qui n'a pour aliment que de fant�mes, j'en fus obs�d�e pendant toute mon enfance. Mais quand l'�ge et la raison eurent dissip� ces chim�res, je retrouvai l'�quilibre de mes facult�s et ne connus jamais aucun genre de peur.

Nous arriv�mes � Nohant dans les derniers jours d'ao�t. J'�tais retomb�e dans ma fi�vre, je n'avais plus faim, la gale faisait de progr�s. Une petite bonne espagnole, que nous avions prise en route et qui s'appelait C�cilia, commen�ait aussi � ressentir les effets de la contagion, et ne me touchait qu'avec r�pugnance. Ma m�re �tait � peu pr�s gu�rie d�j�, mais mon pauvre petit fr�re, dont les boutons ne paraissaient plus, �tait encore plus malade et plus accabl� que moi. Nous �tions l'un et l'autre deux masses inertes, br�lantes, et je n'avais pas plus conscience que lui de ce qui s'�tait pass� autour de moi depuis le naufrage dans la Gironde.

Je repris mes sens en entrant dans la cour de Nohant. Ce n'�tait pas aussi beau, � coup s�r, que le palais de Madrid, mais cela me fit le m�me effet, tant une grande maison est imposante pour les enfans �lev�s dans de petites chambres.

Ce n'�tait pas la premi�re fois que je voyais ma grand'm�re, mais je ne me souviens pas d'elle avant ce jour-l�. Elle me parut aussi tr�s grande, quoiqu'elle n'e�t que cinq pieds, et sa figure blanche et ros�e, son air imposant, son invariable costume, compos� d'une robe de soie brune � taille IV p. 66 longue et � manches plates, qu'elle n'avait pas voulu modifier selon les exigences de la mode de l'Empire, sa perruque blonde et cr�p�e en touffe sur le front, son petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu, firent d'elle pour moi un �tre � part, et qui ne ressemblait � rien de ce que j'avais vu.

C'�tait la premi�re fois que nous �tions re�ues � Nohant, ma m�re et moi. Apr�s que ma grand'm�re eut embrass� mon p�re, elle voulut embrasser ma m�re aussi; mais celle-ci l'en emp�cha en lui disant:

—Ah! ma ch�re maman, ne touchez ni � moi ni � ces pauvres enfans. Vous ne savez pas quelles mis�res nous avons subies, nous sommes tous malades.

Mon p�re, qui �tait toujours optimiste, se mit � rire, et me mettant dans les bras de ma grand'm�re:

—Figure-toi, lui dit-il, que ces enfans ont une petite �ruption de boutons, et que Sophie, qui a l'imagination tr�s frapp�e, s'imagine qu'ils ont la gale.

—Gale ou non, dit ma grand'm�re en me serrant contre son cœur, je me charge de celui-l�. Je vois bien que ces enfans sont malades, ils ont la fi�vre tr�s fort tous les deux; ma fille allez vite vous reposer avec votre fils, car vous avez fait l� une campagne au dessus des forces humaines. Moi, je soignerai la petite. C'est trop IV p. 67 de deux enfans sur les bras, dans l'�tat o� vous �tes.

Elle m'emporta dans sa chambre, et, sans aucun d�go�t de l'�tat horrible o� j'�tais, cette excellente femme, si d�licate et si recherch�e pourtant, me d�posa sur son lit. Ce lit et cette chambre, encore frais � cette �poque, me firent l'effet d'un paradis. Les murs �taient tendus de toile de perse � grands ramages; tous les meubles �taient du temps de Louis XV. Le lit, en forme de corbillard, avec de grands panaches aux quatre coins, avait de doubles rideaux et une quantit� de lambrequins d�coup�s, d'oreillers et de garnitures dont le luxe et la finesse m'�tonn�rent. Je n'osais m'installer dans un si bel endroit, car je me rendais compte du d�go�t que je devais inspirer, et j'en avais d�j� ressenti l'humiliation. Mais on me la fit vite oublier par les soins et les caresses dont je fus l'objet. La premi�re figure que je vis apr�s celle de ma grand'm�re, fut un gros gar�on de neuf ans qui entra avec un �norme bouquet de fleurs, et qui vint me le jeter � la figure d'un air amical et enjou�. Ma grand'm�re me dit: �C'est Hippolyte, embrassez-vous, mes enfans.� Nous nous embrass�mes sans en demander davantage, et je passai bien des ann�es avec lui, sans savoir qu'il �tait mon fr�re: c'�tait l'enfant de la petite maison.

Mon p�re le prit par le bras et le conduisit � ma m�re, qui l'embrassa, le trouva superbe, IV p. 68 et lui dit: �Eh bien! il est � moi aussi, comme Caroline est � toi.� Et nous f�mes �lev�s ensemble, tant�t sous ses yeux, tant�t sous ceux de ma grand'm�re.

Deschartres m'apparut aussi ce jour-l� pour la premi�re fois. Il avait des culottes courtes, des bas blancs, des gu�tres de nankin, un habit noisette tr�s long et tr�s carr�, et une casquette � soufflet. Il vint gravement m'examiner, et, comme il �tait tr�s bon m�decin, il fallut bien le croire quand il d�clara que j'avais la gale; mais la maladie avait perdu son intensit�, et ma fi�vre ne venait que d'un exc�s de fatigue. Il recommanda � mes parens de nier cette gale que nous apportions, afin de ne pas jeter l'effroi et la consternation dans la maison. Il d�clara devant les domestiques que c'�tait une petite �ruption fort innocente, et elle ne se communiqua qu'� deux autres enfans, qui, surveill�s et soign�s � temps, furent promptement gu�ris, sans savoir de quel mal.

Pour moi, au bout de deux heures de repos sur le lit de ma grand'm�re, dans cette chambre fra�che et a�r�e o� je n'entendais plus l'aga�ant bourdonnement des moustiques de l'Espagne, je me sentis si bien que j'allai courir dans le jardin avec Hippolyte. Je me souviens qu'il me tenait par la main avec une sollicitude extr�me, croyant qu'� chaque pas j'allais tomber. J'�tais un peu humili�e qu'il me cr�t si petite fille, et IV p. 69 je lui montrai bient�t que j'�tais un gar�on tr�s r�solu. Cela le mit � l'aise, et il m'initia � plusieurs jeux fort agr�ables, entre autres � celui de faire ce qu'il appelait des p�t�s � la crotte. Nous prenions du sable fin ou du terreau, que nous trempions dans l'eau, et que nous dressions, apr�s l'avoir bien p�tri, sur de grandes ardoises, en lui donnant la forme de g�teaux. Ensuite il portait tout cela furtivement dans le four, et comme il �tait fort taquin d�j�, il se r�jouissait de la col�re des servantes qui, en venant retirer le pain et les galettes, juraient et jetaient dehors nos �tranges rago�ts cuits � point.

Je n'avais jamais �t� malicieuse, car, de ma nature, je ne suis point fine. Fantasque et imp�rieuse, parce que j'�tais fort g�t�e par mon p�re, je n'avais de pr�m�ditation et de dissimulation en rien. Hippolyte vit bient�t mon faible, et pour me punir de mes caprices et de mes col�res, il se mit � me taquiner cruellement. Il me d�robait mes poup�es et les enterrait dans le jardin, puis il y mettait une petite croix, et me les faisait d�terrer. Il les pendait aux branches la t�te en bas, et leur faisait endurer mille supplices que j'avais la simplicit� de prendre au s�rieux et qui me faisaient r�pandre de v�ritables larmes. Aussi, j'avoue que je le d�testais fort souvent. Mais je n'ai jamais �t� capable de rancune, et quand il venait me chercher pour jouer, je ne savais pas lui r�sister.

IV p. 70 Ce grand jardin et ce bon air de Nohant m'eurent bient�t rendu la sant�. Ma m�re me bourrait toujours de soufre, et je me soumettais � ce traitement, parce qu'elle avait sur moi un ascendant de persuasion complet. Pourtant, ce soufre m'�tait odieux, et je lui disais de me fermer les yeux et de me pincer le nez pour me le faire avaler. Pour me d�barrasser ensuite de ce go�t, je cherchais les alimens les plus acides, et ma m�re, qui avait toute une m�decine d'instinct ou de pr�jug� dans la t�te, croyait que les enfans ont la divination de ce qui leur convient. Voyant que je rongeais toujours des fruits verts, elle mit des citrons � ma disposition, et j'en �tais si avide que je les mangeais avec la peau et les pepins, comme on mange des fraises. Ma grande faim �tait pass�e, et pendant cinq ou six jours, je me nourris exclusivement de citron. Ma grand'm�re s'effrayait de cet �trange r�gime, mais, cette fois, Deschartres m'observant avec attention, et voyant que j'allais de mieux en mieux, pensa que la nature m'avait fait deviner effectivement ce qui devait me sauver.

Il est certain que je fus promptement gu�rie, et que je n'ai jamais fait d'autre maladie. Je ne sais si la gale est, en effet, comme le disaient nos soldats, un brevet de sant�; mais il est certain que, toute ma vie, j'ai pu soigner des maladies r�put�es contagieuses, et de pauvres galeux dont personne n'osait approcher, sans que j'aie IV p. 71 attrap� un bouton. Il me semble que je soignerais impun�ment des pestif�r�s, et je pense qu'� quelque chose malheur est bon, moralement du moins, car je n'ai jamais vu de mis�res physiques dont je n'aie pu vaincre en moi le d�go�t. Ce d�go�t est violent cependant, et j'ai �t� souvent, bien souvent, pr�s de m'�vanouir en voyant des plaies et des op�rations repoussantes. Mais j'ai toujours pens� alors � ma gale et au premier baiser de ma grand'm�re, et il est certain que la volont� et la foi peuvent dominer les sens, quelque affect�s qu'ils soient.

Mais tandis que je reprenais � vue d'œil, mon pauvre petit fr�re Louis d�p�rissait rapidement. La gale avait disparu, mais la fi�vre le rongeait. Il �tait livide et ses pauvres yeux �teints avaient une expression de tristesse indicible. Je commen�ai � l'aimer en le voyant souffrir. Jusque-l� je n'avais pas fait grande attention � lui; mais quand il �tait �tendu sur les genoux de ma m�re, si languissant et si faible qu'elle osait � peine le toucher, je devenais triste avec elle, et comprenais vaguement l'inqui�tude, la chose que les enfans sont le moins port�s � ressentir. Ma m�re s'attribuait le d�p�rissement de son enfant. Elle craignait que son lait ne lui f�t un poison, et elle s'effor�ait de reprendre de la sant� pour lui en donner. Elle passait toutes ses journ�es au grand air avec l'enfant couch� � l'ombre, aupr�s d'elle, dans des coussins et des ch�les IV p. 72 bien arrang�s. Deschartres lui conseilla de faire beaucoup d'exercice afin d'avoir de l'app�tit, et de r�parer la qualit� de son lait par de bons alimens. Elle commen�a aussit�t un petit jardin dans un angle du grand jardin de Nohant, au pied d'un gros poirier qui existe encore.

Cet arbre a toute une histoire si bizarre qu'elle ressemble � un roman, et que je ne l'ai sue que longtemps apr�s.

Le 8 septembre, un vendredi, le pauvre petit aveugle, apr�s avoir g�mi longtemps sur les genoux de ma m�re, devint froid; rien ne put le r�chauffer; il ne remuait plus. Deschartres vint, l'�ta des bras de ma m�re; il �tait mort. Triste et courte existence dont, gr�ce � Dieu, il ne s'est pas rendu compte.

Le lendemain on l'enterra; ma m�re me cacha ses larmes. Hippolyte fut charg� de m'emmener au jardin toute la journ�e. Je sus � peine et ne compris que faiblement et dubitativement ce qui se passait dans la maison. Il para�t que mon p�re fut vivement affect�, et que cet enfant, malgr� son infirmit�, lui �tait tout aussi cher que les autres. Le soir, apr�s minuit, ma m�re et mon p�re, retir�s dans leur chambre, pleuraient ensemble, et il se passa entre eux une sc�ne �trange que ma m�re m'a racont�e avec d�tail une vingtaine d'ann�es plus tard. J'y avais assist� en dormant.

Dans sa douleur, et l'esprit frapp� des reflexions IV p. 73 de ma grand'm�re, mon p�re dit � ma m�re: �Ce voyage d'Espagne nous aura �t� bien funeste, ma pauvre Sophie. Lorsque tu m'�crivais que tu voulais venir m'y rejoindre, et que je te suppliais de n'en rien faire, tu croyais voir l� une preuve d'infid�lit� ou de refroidissement de ma part; et moi, j'avais le pressentiment de quelque malheur. Qu'y avait-il de plus t�m�raire et de plus insens� que de courir ainsi, grosse � pleine ceinture, � travers tant de dangers, de privations, de souffrances et de terreurs de tous les instans? C'est un miracle que tu y aies r�sist�; c'est un miracle qu'Aurore soit vivante. Notre pauvre gar�on n'e�t peut-�tre pas �t� aveugle s'il �tait n� � Paris. L'accoucheur de Madrid m'a expliqu� que, par la position de l'enfant dans le sein de la m�re, les deux poings ferm�s et appuy�s contre les yeux, la longue pression qu'il a d� �prouver par ta propre position dans la voiture, avec ta fille souvent assise sur tes genoux, a n�cessairement emp�ch� les organes de la vue de se d�velopper.�

—�Tu me fais des reproches, maintenant, dit ma m�re, il n'est plus temps. Je suis au d�sespoir. Quant au chirurgien, c'est un menteur et un sc�l�rat. Je suis persuad�e que je n'ai pas r�v�, quand je lui ai vu �craser les yeux de mon enfant.�

Ils parl�rent longtemps de leur malheur, et peu � peu ma m�re s'exalta beaucoup dans l'insomnie et dans les larmes. Elle ne voulait pas IV p. 74 croire que son fils f�t mort de d�p�rissement et de fatigue; elle pr�tendait que, la veille encore, il �tait en pleine voie de gu�rison, et qu'il avait �t� surpris par une convulsion nerveuse. �Et maintenant, dit-elle en sanglotant, il est dans la terre, ce pauvre enfant! Quelle horrible chose que d'ensevelir ainsi ce qu'on aime, et de se s�parer pour toujours du corps d'un enfant qu'un instant auparavant on soignait et on caressait avec tant d'amour! On vous l'�te, on le cloue dans une bi�re, on le jette dans un trou! On le couvre de terre, comme si l'on craignait qu'il n'en sort�t! Ah! c'est horrible, et je n'aurais pas d� me laisser arracher ainsi mon enfant. J'aurais d� le garder, le faire embaumer!

—Et quand on songe, dit mon p�re, que l'on enterre souvent des gens qui ne sont pas morts! Ah! il est bien vrai que cette mani�re d'ensevelir les cadavres, est ce qu'il y a de plus sauvage au monde.

—Les sauvages! dit ma m�re, ils le sont moins que nous. Ne m'as-tu pas racont� qu'ils �tendent leurs morts sur des claies, et qu'ils les suspendent, dess�ch�s, sur des branches d'arbres? J'aimerais mieux voir le berceau de mon petit enfant mort, accroch� � un des arbres du jardin, que de penser qu'il va pourrir dans la terre! Et puis, ajouta-t-elle, frapp�e de la r�flexion qui �tait venue � mon p�re, s'il n'�tait pas mort, en effet! Si on avait pris une convulsion IV p. 75 pour l'agonie! si M. Deschartres s'�tait tromp�? Car, enfin, il me l'a �t�, il m'a emp�ch� de le frotter encore, de le r�chauffer, disant que je h�tais sa mort. Il est si rude, ton Deschartres! Il me fait peur, et je n'ose lui r�sister! Mais c'est peut-�tre un ignorant qui n'a pas su distinguer une l�thargie de la mort. Tiens, je suis si tourment�e que j'en deviens folle, et que je donnerais tout au monde pour ravoir mon enfant mort ou vivant.�

Mon p�re combattit d'abord cette pens�e, mais, peu � peu, elle le gagna aussi, et regardant � sa montre: �Il n'y a pas de temps � perdre, dit-il; il faut que j'aille chercher cet enfant. Ne fais pas de bruit, ne r�veillons personne; je te r�ponds que dans une heure tu l'auras.�

Il se l�ve, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une b�che et court au cimeti�re qui touche � notre maison et qu'un mur s�pare du jardin. Il s'approche de la terre fra�chement remu�e et commence � creuser. Il faisait sombre, et mon p�re n'avait pas pris de lanterne; il ne put voir assez clair pour distinguer la bi�re qu'il d�couvrait, et ce ne fut que quand il l'eut d�barrass�e en entier, �tonn� de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour �tre celle de l'enfant. C'�tait celle d'un homme de notre village qui �tait mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser � c�t�, et l�, en effet, il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant � IV p. 76 le retirer, il appuya fortement le pied sur la bi�re du pauvre paysan, et cette bi�re, entra�n�e par le vide plus profond qu'il avait fait � c�t�, se dressa devant lui, le frappa � l'�paule, et le fit tomber dans la fosse. Il a dit ensuite � ma m�re qu'il avait �prouv� un instant de terreur et d'angoisse inexprimable en se trouvant pouss� par ce mort, et renvers� dans la terre sur la d�pouille de son fils. Il �tait brave, on le sait du reste, et il n'avait aucun genre de superstition. Pourtant, il eut un mouvement de terreur et une sueur froide lui vint au front. Huit jours apr�s, il devait prendre place � c�t� du paysan dans cette m�me terre qu'il avait soulev�e pour en arracher le corps de son fils.

Il recouvra vite son sangfroid, et r�para si bien le d�sordre que personne ne s'en aper�ut jamais.

Il rapporta le petit cercueil � ma m�re, et l'ouvrit avec empressement. Le pauvre enfant �tait bien mort, mais ma m�re se plut � lui faire elle-m�me une derni�re toilette. On avait profit� de son premier abattement pour l'en emp�cher. Maintenant, exalt�e et comme ranim�e par ses larmes, elle frotta de parfums ce petit cadavre, elle l'enveloppa de son plus beau linge, et le repla�a dans son berceau pour se donner la douloureuse illusion de le regarder dormir encore.

Elle le garda ainsi cach� et enferm� dans sa chambre toute la journ�e du lendemain; mais la IV p. 77 nuit suivante toute vaine esp�rance �tant dissip�e, mon p�re �crivit avec soin le nom de l'enfant et la date de sa naissance et de sa mort sur un papier qu'il pla�a entre deux vitres, et qu'il ferma avec de la cire � cacheter tout autour.

Etranges pr�cautions qui furent prises avec une apparence de sangfroid, sous l'empire d'une douleur exalt�e. L'inscription ainsi plac�e dans le cercueil, ma m�re couvrit l'enfant de feuilles de roses, et le cercueil fut reclou� et port� dans le jardin, � l'endroit que ma m�re cultivait elle-m�me, et enseveli au pied du vieux poirier.

D�s le lendemain, ma m�re se remit avec ardeur au jardinage, et mon p�re l'y aida. On s'�tonna de leur voir prendre cet amusement pu�ril, en d�pit de leur tristesse. Eux seuls savaient le secret de leur amour pour ce coin de terre. Je me souviens de l'avoir vu cultiver par eux pendant le peu de jours qui s�par�rent cet �trange incident de la mort de mon p�re. Ils y avaient plant� de superbes reines-marguerites qui y ont fleuri pendant plus d'un mois. Au pied du poirier, ils avaient �lev� une butte de gazon avec un petit sentier en colima�on pour que j'y pusse monter et m'y asseoir. Combien de fois j'y suis mont�e, en effet! Combien j'y ai jou� et travaill� sans me douter que c'�tait un tombeau! Il y avait autour de jolies all�es sinueuses, bord�es de gazon, des plates-bandes de fleurs et des bancs; c'�tait un jardin d'enfant, mais complet, IV p. 78 et qui s'�tait cr�� l� comme par magie, mon p�re, ma m�re, Hippolyte et moi y travaillant sans rel�che pendant cinq ou six journ�es, les derni�res de la vie de mon p�re, les plus paisibles peut-�tre qu'il ait go�t�es, et les plus tendres dans leur m�lancolie. Je me souviens qu'il apportait sans cesse de la terre et du gazon, et qu'en allant chercher ces fardeaux, il nous mettait, Hippolyte et moi, dans la brouette, prenant plaisir � nous regarder, et faisant quelquefois semblant de nous verser pour nous voir crier ou rire, selon notre humeur du moment.

Quinze ans plus tard, mon mari fit changer la disposition g�n�rale de notre jardin; d�j� le petit jardin de ma m�re avait disparu depuis longtemps. Il avait �t� abandonn� pendant mon s�jour au couvent et plant� de figuiers. Le poirier avait grossi et il fut question de l'�ter parce qu'il se trouvait rentr� un peu dans une all�e dont on ne pouvait changer l'alignement. J'obtins gr�ce pour lui. On creusa l'all�e et une plate-bande de fleurs se trouva plac�e sur la s�pulture de l'enfant. Quand l'all�e fut finie, assez longtemps apr�s, m�me, le jardinier dit un jour, d'un air myst�rieux, � mon mari et � moi, que nous avions bien fait de respecter cet arbre. Il avait envie de parler et ne se fit pas beaucoup prier pour nous dire le secret qu'il avait d�couvert. Quelques ann�es auparavant, en plantant ses figuiers, sa b�che avait heurt� contre un petit IV p. 79 cercueil. Il l'avait d�gag� de la terre, examin� et ouvert. Il y avait trouv� les ossemens d'un petit enfant. Il avait cru d'abord que quelque infanticide avait �t� cach� en ce lieu, mais il avait trouv� le carton �crit intact entre les deux vitres, et il y avait lu les noms du pauvre petit Louis, et les dates si rapproch�es de sa naissance et de sa mort. Il n'avait gu�re compris, lui, d�v�t et superstitieux, par quelle fantaisie on avait �t� de la terre consacr�e ce corps qu'il avait vu porter au cimeti�re; mais enfin il en avait respect� le secret. Il s'�tait born� � le dire � ma grand'm�re, et il nous le disait maintenant pour que nous avisassions � ce qu'il y avait � faire. Nous juge�mes qu'il n'y avait rien � faire du tout. Faire reporter ces ossemens dans le cimeti�re, c'e�t �t� �bruiter un fait que tout le monde n'e�t pas compris et qui, sous la Restauration, e�t pu �tre exploit� contre ma famille par les pr�tres. Ma m�re vivait, et son secret devait �tre gard� et respect�. Ma m�re m'a racont� le fait ensuite et a �t� satisfaite que les ossemens n'eussent pas �t� d�rang�s.

L'enfant resta donc sous le poirier, et le poirier existe encore. Il est m�me fort beau, et, au printemps, il �tend un parasol de fleurs ros�es sur cette s�pulture ignor�e. Je ne vois pas le moindre inconv�nient � en parler aujourd'hui. Ces fleurs printani�res lui sont un ombrage moins sinistre que le cypr�s des tombeaux. L'herbe et IV p. 80 les fleurs sont le v�ritable mausol�e des enfans et quant � moi, je d�teste les monumens et les inscriptions. Je tiens cela de ma grand'm�re qui n'en voulut jamais pour son fils ch�ri, disant avec raison que les grandes douleurs n'ont point d'expression, et que les arbres et les fleurs sont les seuls ornemens qui n'irritent pas la pens�e.

Il me reste � raconter des choses bien tristes, et quoiqu'elles ne m'aient point affect�e au-del� des facult�s tr�s limit�es qu'un enfant peut avoir pour la douleur, je les ai toujours vues si pr�sentes aux souvenirs et aux pens�es de ma famille, que j'en ai ressenti le contre-coup toute ma vie.

Quand le petit jardin mortuaire fut � peu pr�s �tabli, l'avant-veille de sa mort, mon p�re engagea ma grand'm�re � faire abattre les murs qui entouraient le grand jardin, et, d�s qu'elle y eut consenti, il se mit � l'ouvrage, � la t�te des ouvriers. Je le vois encore au milieu de la poussi�re, un pic de fer � la main, faisant crouler ces vieux murs qui tombaient presque d'eux-m�mes avec un bruit dont j'�tais effray�e.

Mais les ouvriers finirent l'ouvrage sans lui. Le vendredi 17 septembre, il monta son terrible cheval pour aller faire visite � nos amis de La Ch�tre. Il y d�na et y passa la soir�e. On remarqua qu'il se for�ait un peu pour �tre enjou� comme � l'ordinaire, et que, par momens, il �tait sombre et pr�occup�. La mort r�cente de son IV p. 81 enfant lui revenait dans l'�me, et il faisait g�n�reusement son possible pour ne pas communiquer sa tristesse � ses amis. C'�tait ceux-l� m�me avec lesquels il avait jou�, sous le Directoire, Robert, chef de brigands. Il d�nait chez M. et Mme Duvernet.

Ma m�re �tait toujours jalouse, et surtout, comme il arrive dans cette maladie, des personnes qu'elle ne connaissait pas. Elle eut du d�pit de voir qu'il ne rentrait pas de bonne heure, ainsi qu'il le lui avait promis, et montra na�vement son chagrin � ma grand'm�re. D�j� elle lui avait confess� cette faiblesse, et d�j� ma grand'm�re l'avait raisonn�e. Ma grand'm�re n'avait pas connu les passions, et les soup�ons de ma m�re lui paraissaient fort d�raisonnables. Elle e�t d� y compatir un peu pourtant, elle qui avait port� la jalousie dans l'amour maternel: mais elle parlait � son imp�tueuse belle fille un langage si grave, que celle-ci en �tait souvent effray�e. Elle la grondait m�me, toujours dans une forme douce et mesur�e, mais avec une certaine froideur qui l'humiliait et la r�duisait sans la gu�rir.

Ce soir-l�, elle r�ussit � la mater compl�tement, en lui disant que, si elle tourmentait ainsi Maurice, Maurice se d�go�terait d'elle, et chercherait peut-�tre alors, hors de son int�rieur, le bonheur qu'elle en aurait chass�. Ma m�re pleura, et, apr�s quelques r�voltes, se soumit pourtant, et promit de se coucher tranquillement, de ne IV p. 82 pas aller attendre son mari sur la route, enfin de ne pas se rendre malade, elle qui avait �t� r�cemment �prouv�e par tant de fatigue et de chagrin. Elle avait encore beaucoup de lait; elle pouvait, au milieu de ses agitations morales, faire une maladie, �prouver des accidens qui lui �teraient tout d'un coup sa beaut� et les apparences de la jeunesse. Cette derni�re consid�ration la frappa plus que toute la philosophie de ma grand'm�re. Elle c�da � cet argument. Elle voulait �tre belle pour plaire � son mari. Elle se coucha et s'endormit comme une personne raisonnable. Pauvre femme, quel r�veil l'attendait!

Vers minuit, ma grand'm�re commen�ait pourtant � s'inqui�ter sans en rien dire � Deschartres, avec qui elle prolongeait sa partie de piquet, voulant embrasser son fils avant de s'endormir. Enfin minuit sonna, et elle �tait retir�e dans sa chambre, lorsqu'il lui sembla entendre dans la maison un mouvement inusit�. On agissait avec pr�caution pourtant, et Deschartres, appel� par Saint-Jean, �tait sorti avec le moins de bruit possible; mais quelques portes ouvertes, un certain embarras de la femme de chambre qui avait vu appeler Deschartres sans savoir de quoi il s'agissait, mais qui, � la physionomie de Saint-Jean, avait pressenti quelque chose de grave, et, plus que tout cela l'inqui�tude d�j� �prouv�e, pr�cipit�rent l'�pouvante de ma grand'm�re. La nuit �tait sombre et pluvieuse, et j'ai d�j� dit IV p. 83 que ma grand'm�re, quoique d'une belle et forte organisation, soit par faiblesse naturelle des jambes, soit par mollesse excessive dans sa premi�re �ducation, n'avait jamais pu marcher. Quand elle avait fait lentement le tour de son jardin, elle �tait accabl�e pour tout le jour. Elle n'avait march� qu'une fois en sa vie pour aller surprendre son fils � Passy en sortant de prison. Elle marcha pour la seconde fois le 17 septembre 1808. Ce fut pour aller relever son cadavre � une lieue de la maison, � l'entr�e de La Ch�tre. Elle partit seule, en petits souliers de prunelle, sans ch�le, comme elle se trouvait en ce moment-l�. Comme il s'�tait pass� un peu de temps avant qu'elle ne surpr�t dans la maison l'agitation qui l'avait avertie, Deschartres �tait arriv� avant elle. Il �tait d�j� pr�s de mon pauvre p�re; il avait d�j� constat� la mort.

Voici comment ce funeste accident �tait arriv�:

Au sortir de la ville, cent pas apr�s le pont qui en marque l'entr�e, la route fait un angle. En cet endroit, au pied du treizi�me peuplier, on avait laiss�, ce jour-l�, un monceau de pierres et de gravats. Mon p�re avait pris le galop en quittant le pont. Il montait le fatal Leopardo. Weber, � cheval aussi, le suivait � dix pas en arri�re. Au d�tour de la route, le cheval de mon p�re heurta le tas de pierres dans l'obscurit�. Il ne s'abattit pas, mais, effray� et stimul� sans doute par l'�peron, il se releva par un mouvement IV p. 84 d'une telle violence, que le cavalier fut enlev� et alla tomber � dix pieds en arri�re. Weber n'entendit que ces mots: �A moi, Weber!... je suis mort!� Il trouva son ma�tre �tendu sur le dos. Il n'avait aucune blessure apparente; mais il s'�tait rompu la colonne vert�brale. Il n'existait plus!

Je crois qu'on le porta dans l'auberge voisine et que des secours lui vinrent promptement de la ville, pendant que Weber, en proie � une inexprimable terreur, �tait venu au galop chercher Deschartres. Il n'�tait plus temps, mon p�re n'avait pas eu le temps de souffrir. Il n'avait eu que celui de se rendre compte de la mort subite et implacable qui venait le saisir au moment o� sa carri�re militaire s'ouvrait enfin devant lui brillante et sans obstacle, o�, apr�s une lutte de huit ann�es, sa m�re, sa femme et ses enfans, enfin accept�s les uns par les autres, et r�unis sous le m�me toit, le combat terrible et douloureux de ses affections allait cesser et lui permettre d'�tre heureux.

Au lieu fatal, terme de sa course d�sesp�r�e, ma pauvre grand'm�re tomba comme suffoqu�e sur le corps de son fils. Saint-Jean s'�tait h�t� de mettre les chevaux � la berline et il arriva pour y placer Deschartres, le cadavre et ma grand'm�re, qui ne voulut pas s'en s�parer. C'est Deschartres qui m'a racont�, dans la suite, cette nuit de d�sespoir, dont ma grand'm�re n'a jamais IV p. 85 pu parler. Il m'a dit que tout ce que l'�me humaine peut souffrir sans se briser, il l'avait souffert durant ce trajet o� la pauvre m�re, p�m�e sur le corps de son fils, ne faisait entendre qu'un r�le semblable � celui de l'agonie.

Je ne sais pas ce qui se passa jusqu'au moment o� ma m�re apprit cette effroyable nouvelle. Il �tait six heures du matin, et j'�tais d�j� lev�e. Ma m�re s'habillait: elle avait une jupe et une camisole blanches, et elle se peignait. Je la vois encore au moment o� Deschartres entra chez elle sans frapper, la figure si p�le et si boulevers�e, que ma m�re comprit tout de suite. �Maurice! s'�cria-t-elle; o� est Maurice?� Deschartres ne pleurait pas. Il avait les dents serr�es, il ne pouvait prononcer que des paroles entrecoup�es: �Il est tomb�..... non, n'y allez pas, restez ici... Pensez � votre fille... Oui, c'est grave, tr�s grave....� Et enfin, faisant un effort qui pouvait ressembler � une cruaut� brutale, mais qui �tait tout � fait ind�pendant de la r�flexion, il lui dit avec un accent que je n'oublierai de ma vie: �Il est mort!� Puis il eut comme une esp�ce de rire convulsif, s'assit, et fondit en larmes.

Je vois encore dans quel endroit de la chambre nous �tions. C'est celle que j'habite encore et dans laquelle j'�cris le r�cit de cette lamentable histoire. Ma m�re tomba sur une chaise derri�re le lit. Je vois sa figure livide, ses grands cheveux noirs �pars sur sa poitrine, ses bras nus IV p. 86 que je couvrais de baisers; j'entends ses cris d�chirans. Elle �tait sourde aux miens et ne sentait pas mes caresses. Deschartres lui dit: �Voyez donc cette enfant, et vivez pour elle.�

Je ne sais plus ce qui se passa. Sans doute les cris et les larmes m'eurent bient�t bris�e: l'enfance n'a pas la force de souffrir. L'exc�s de la douleur et de l'�pouvante m'an�antit et m'�ta le sentiment de tout ce qui se passait autour de moi. Je ne retrouve le souvenir qu'� dater de plusieurs jours apr�s, lorsqu'on me mit des habits de deuil. Ce noir me fit une impression tr�s vive. Je pleurai pour m'y soumettre; j'avais port� cependant la robe et le voile noirs des Espagnoles, mais sans doute je n'avais jamais eu de bas noirs, car ces bas me caus�rent une grande terreur. Je pr�tendis qu'on me mettait des jambes de mort, et il fallut que ma m�re me montr�t qu'elle en avait aussi. Je vis le m�me jour ma grand'm�re, Deschartres, Hippolyte et toute la maison en deuil. Il fallut qu'on m'expliqu�t que c'�tait � cause de la mort de mon p�re, et je dis alors � ma m�re une parole qui lui fit beaucoup de mal: Mon papa, lui dis-je, est donc encore mort aujourd'hui?

J'avais pourtant compris la mort, mais apparemment je ne la croyais pas �ternelle. Je ne pouvais me faire l'id�e d'une s�paration absolue, et je reprenais peu � peu mes jeux et ma ga�t� avec l'insouciance de mon �ge. De temps en IV p. 87 temps, voyant ma m�re pleurer � la d�rob�e, je m'interrompais pour lui dire de ces na�vet�s qui la brisaient. �Mais quand mon papa aura fini d'�tre mort, il reviendra bien te voir?� La pauvre femme ne voulait pas me d�tromper compl�tement; elle me disait seulement que nous resterions bien longtemps comme cela � l'attendre; et elle d�fendait aux domestiques de me rien expliquer. Elle avait au plus haut point le respect de l'enfance, que l'on met trop de c�t� dans des �ducations plus compl�tes et plus savantes.

Cependant la maison �tait plong�e dans une morne tristesse, et le village aussi, car personne n'avait connu mon p�re sans l'aimer. Sa mort r�pandit une v�ritable consternation dans le pays, et les gens m�me qui ne le connaissaient que de vue furent vivement affect�s de cette catastrophe. Hippolyte fut tr�s �branl� par un spectacle qu'on ne lui avait pas d�rob� avec autant de soin qu'on l'avait fait pour moi. Il avait d�j� neuf ans; et il ne savait pas encore que mon p�re �tait le sien. Il eut beaucoup de chagrin, mais � son chagrin l'image de la mort m�la une sorte de terreur, et il ne faisait que pleurer et crier la nuit. Les domestiques, confondant leurs superstitions et leurs regrets, pr�tendaient avoir vu mon p�re se promener dans la maison apr�s sa mort. La vieille femme de Saint-Jean affirmait, avec serment, l'avoir vu � minuit traverser le corridor, et descendre l'escalier. Il avait son grand uniforme, IV p. 88 disait-elle, et il marchait lentement, sans para�tre voir personne. Il avait pass� aupr�s d'elle sans la regarder et sans lui parler. Une autre l'avait vu dans l'antichambre de l'appartement de ma m�re. C'�tait alors une grande salle nue destin�e � un billard, et o� il n'y avait qu'une table et quelques chaises. En traversant cette pi�ce le soir, une servante l'avait vu assis, les coudes appuy�s sur la table et la t�te dans ses mains. Il est certain que quelque voleur domestique profita ou essaya de profiter des terreurs de nos gens, car un fant�me blanc erra dans la cour pendant plusieurs nuits. Hippolyte le vit et en fut malade de peur. Deschartres le vit aussi et le mena�a d'un coup de fusil: il ne revint plus.

Heureusement pour moi je fus assez bien surveill�e pour ne pas entendre ces sottises, et la mort ne se pr�senta pas � moi sous l'aspect hideux que les imaginations superstitieuses lui ont donn�. Ma grand'm�re me s�para pendant quelques jours d'Hippolyte qui perdait la t�te et qui, d'ailleurs, �tait pour moi un camarade un peu trop imp�tueux. Mais elle s'inqui�ta bient�t de me voir trop seule et de l'esp�ce de satisfaction passive avec laquelle je me tenais tranquille sous ses yeux et plong�e dans des r�veries, qui �taient pourtant une n�cessit� de mon organisation, et qu'elle ne s'expliquait point. Il para�t que je restais des heures enti�res assise sur un tabouret, aux pieds de ma m�re ou aux siens, ne disant IV p. 89 mot, les bras pendans, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte, et que je paraissais idiote par momens. �Je l'ai toujours vue ainsi, disait ma m�re; c'est sa nature; ce n'est pas b�tise; soyez s�re qu'elle rumine toujours quelque chose. Autrefois elle parlait tout haut en r�vassant. A pr�sent elle ne dit plus rien, mais, comme disait son pauvre p�re, elle n'en pense pas moins.—C'est probable, r�pondait ma grand'm�re; mais il n'est pas bon pour les enfans de tant r�ver. J'ai vu aussi son pauvre p�re, enfant, tomber dans des esp�ces d'extases, et apr�s cela, il a eu une maladie de langueur. Il faut que cette petite soit distraite et secou�e malgr� elle; nos chagrins la feront mourir si on n'y prend garde; elle les ressent, bien qu'elle ne les comprenne pas. Ma fille, il faut vous distraire aussi, ne f�t-ce que physiquement. Vous �tes naturellement robuste, l'exercice vous est n�cessaire. Il faut reprendre votre travail de jardinage; l'enfant y reprendra go�t avec vous.�

Ma m�re ob�it, mais sans doute elle ne put pas d'abord y mettre beaucoup de suite. A force de pleurer, elle avait d�s lors contract� d'effroyables douleurs de t�te qu'elle a conserv�es pendant plus de vingt ans, et qui, presque toutes les semaines, la for�aient � se coucher pendant vingt-quatre heures.

Il faut que je dise ici, pour ne pas l'oublier, une chose qui me revient et que je tiens � dire, IV p. 90 parce qu'on en a fait contre ma m�re un sujet d'accusation qui est rest� jusqu'� ce jour dans l'esprit de plusieurs personnes. Il para�t que le jour de la mort de mon p�re, ma m�re s'�tait �cri�e: Et moi qui �tais jalouse! A pr�sent je ne le serai donc plus! Cette parole �tait profonde dans sa douleur; elle exprimait un regret amer du temps o� elle se livrait � des peines chim�riques, et une comparaison avec le malheur r�el qui lui apportait une si horrible gu�rison. Soit Deschartres, qui jamais ne put se r�concilier franchement avec elle, soit quelque domestique mal intentionn�, cette parole fut r�p�t�e et d�natur�e. Ma m�re aurait dit, avec un accent de satisfaction monstrueuse: Enfin, je ne serai donc plus jalouse! Cela est si absurde, pris dans une pareille acception et dans un jour de d�sespoir si violent, que je ne comprends pas que des gens d'esprit aient pu s'y tromper. Il n'y a pourtant pas longtemps (1847) que M. de Vitrolles, ancien ami de mon p�re, et l'homme le plus homme de l'ancien parti l�gitimiste, le racontait dans ce sens � un de mes amis. J'en demande pardon � M. de Vitrolles, mais on l'a indignement tromp�, et la conscience humaine se r�volte contre de pareilles interpr�tations. J'ai vu le d�sespoir de ma m�re, et ces sc�nes-l� ne s'oublient point.

Je reviens � moi apr�s cette digression. Ma grand'm�re, s'inqui�tant toujours de mon isolement, me chercha une compagne de mon �ge. IV p. 91 Mlle Julie, sa femme de chambre, lui proposa d'amener sa ni�ce qui n'avait que six mois de plus que moi, et bient�t la petite Ursule fut habill�e de deuil et amen�e � Nohant. Aujourd'hui notre amiti�, toujours plus �prouv�e par l'�ge, a quarante ans de date. C'est quelque chose.

J'aurai � parler souvent de cette bonne Ursule, et je commence par dire qu'elle fut pour moi d'un grand secours, dans la disposition morale et physique o� je me trouvais par suite de notre malheur domestique. Le bon Dieu voulut bien me faire cette gr�ce que l'enfant pauvre qu'on associait � mes jeux ne f�t point une �me servile. L'enfant du riche (et relativement � Ursule j'�tais une petite princesse) abuse instinctivement des avantages de sa position, et quand son pauvre compagnon se laisse faire, le petit despote lui ferait volontiers donner le fouet � sa place, ainsi que cela s'est vu entre seigneurs et vilains. J'�tais fort g�t�e. Ma sœur, plus �g�e que moi de cinq ans, m'avait toujours c�d� avec cette complaisance que la raison inspire aux petites filles pour leurs cadettes. Clotilde seule m'avait tenu t�te, mais, depuis quelques mois, je n'avais plus l'occasion de devenir sociable avec mes pareilles. J'�tais seule avec ma m�re, qui pourtant ne me g�tait pas, car elle avait la parole vive et la main leste, et mettait en pratique cette maxime que: qui aime bien ch�tie bien; mais, dans ces jours de deuil, soutenir contre les caprices d'un enfant IV p. 92 une lutte de toutes les heures, �tait n�cessairement au-dessus de ses forces. Ma grand'm�re et elle avaient besoin de m'aimer et de me g�ter pour se consoler de leurs peines. J'en abusais naturellement, et puis le voyage d'Espagne, la maladie et les douleurs auxquelles j'avais assist� m'avaient laiss� une excitation nerveuse qui dura assez longtemps. J'�tais donc irritable au dernier point, et hors de mon �tat normal. J'�prouvais mille fantaisies, et je ne sortais de mes contemplations myst�rieuses que pour vouloir l'impossible. Je voulais qu'on me donn�t les oiseaux qui volaient dans le jardin, et de rage je me roulais par terre quand on se moquait de moi. Je voulais que Weber me m�t sur son cheval; ce n'�tait plus L�opardo, on l'avait vendu bien vite; mais on pense bien qu'on ne voulait me laisser approcher d'aucun cheval. Enfin mes d�sirs contrari�s faisaient mon supplice. Ma grand'm�re disait que cette intensit� de fantaisies �tait une preuve d'imagination, et elle voulait distraire cette imagination malade: mais cela fut long et difficile.

Lorsque Ursule arriva, apr�s la premi�re joie, car elle me plut tout de suite, et je sentis, sans m'en rendre compte, que c'�tait un enfant tr�s intelligent et tr�s courageux, l'esprit de domination revint et je voulus l'astreindre � toutes mes volont�s. Tout au beau milieu de nos jeux, il fallait changer celui qui lui plaisait pour celui IV p. 93 qui me plaisait davantage, et tout aussit�t je m'en d�go�tais quand elle commen�ait � le pr�f�rer. Ou bien il fallait rester tranquille et ne rien dire, m�diter avec moi, et si j'avais pu faire qu'elle e�t mal � la t�te, ce qui m'arrivait souvent, j'aurais exig� qu'elle me t�nt compagnie sous ce rapport. Enfin j'�tais l'enfant le plus maussade, le plus chagrin et le plus irascible qu'il soit possible d'imaginer.

Gr�ce � Dieu, Ursule ne se laissa point asservir. Elle �tait d'humeur enjou�e, active, et si babillarde qu'on lui avait donn� le surnom de Caquet bon bec, qu'elle a gard� longtemps. Elle a toujours eu de l'esprit, et ses discours faisaient souvent sourire ma grand'm�re � travers ses larmes. On craignit d'abord qu'elle ne se laiss�t tyranniser; mais elle �tait trop t�tue naturellement pour avoir besoin qu'on lui f�t la le�on. Elle me r�sista on ne peut mieux, et quand je voulus jouer des mains et des griffes, elle me r�pondit des pieds et des dents. Elle a gard� souvenir d'une formidable bataille � laquelle nous nous d�fi�mes un jour. Il para�t que nous avions une querelle s�rieuse � vider, et comme nous ne voulions c�der ni l'une ni l'autre, nous conv�nmes de nous battre du mieux qu'il nous serait possible. L'affaire fut assez chaude et il y eut des marques de part et d'autre. Je ne sais qui fut la plus forte, mais le d�ner �tant servi sur ces entrefaites, il nous fallait compara�tre et nous craignions �galement IV p. 94 d'�tre grond�es. Nous �tions seules dans la chambre de ma m�re. Nous nous h�t�mes de nous laver la figure pour effacer quelques petites gouttes de sang; nous nous arrange�mes les cheveux l'une � l'autre, et nous e�mes m�me de l'obligeance mutuelle dans ce commun danger. Enfin, nous descend�mes l'escalier en nous demandant l'une � l'autre s'il n'y paraissait plus. La rancune s'�tait effac�e, et Ursule me proposa de nous r�concilier et de nous embrasser, ce que nous f�mes de bon cœur, comme deux vieux soldats apr�s une affaire d'honneur. Je ne sais pas si ce fut la derni�re entre nous; mais il est certain que, soit dans la paix, soit dans la guerre, nous v�c�mes d�s lors sur le pied de l'�galit�, et que nous nous aimions tant que nous ne pouvions vivre un instant s�par�es. Ursule mangeait � notre table, comme elle y a toujours mang� depuis. Elle couchait dans notre chambre et souvent avec moi dans le grand lit. Ma m�re l'aimait beaucoup, et quand elle avait la migraine, elle �tait soulag�e par les petites mains fra�ches qu'Ursule passait sur son front, bien longtemps et bien doucement. J'�tais un peu jalouse de ces soins qu'elle lui rendait, mais, soit animation au jeu, soit un reste de disposition f�brile, j'avais toujours les mains br�lantes, et j'empirais la migraine.

Nous rest�mes deux ou trois ans � Nohant sans que ma grand'm�re songe�t � retourner � IV p. 95 Paris, sans que ma m�re p�t se d�cider � ce qu'on d�sirait d'elle. Ma grand'm�re voulait que mon �ducation lui f�t enti�rement confi�e et que je ne la quittasse plus. Ma m�re ne pouvait abandonner Caroline, qui �tait en pension, � la v�rit�, mais qui bient�t devait avoir besoin qu'elle s'en occup�t d'une mani�re suivie, et elle ne pouvait se r�soudre � se s�parer d�finitivement de l'une ou de l'autre de ses filles. Mon oncle de Beaumont vint passer un �t� � Nohant pour aider ma m�re � prendre cette r�solution qu'il jugeait n�cessaire au bonheur de ma grand'm�re et au mien, car, tous comptes faits, et m�me ma grand'm�re augmentant le plus possible l'existence � laquelle ma m�re pouvait pr�tendre, il ne restait � celle-ci que 2,500 francs de rente, et ce n'�tait pas de quoi donner une brillante �ducation � ses deux enfans. Ma grand'm�re s'attachait � moi chaque jour davantage, non pas � cause de mon petit caract�re, qui �tait encore passablement quinteux � cette �poque, mais � cause de ma ressemblance frappante avec mon p�re. Ma voix, mes traits, mes mani�res, mes go�ts, tout en moi lui rappelait son fils enfant, � tel point qu'elle se faisait quelquefois en me regardant jouer, une sorte d'illusion, et que souvent elle m'appelait Maurice, et disait mon fils, en parlant de moi.

Elle tenait beaucoup � d�velopper mon intelligence, dont elle se faisait une haute id�e, IV p. 96 je ne sais pourquoi. Je comprenais tout ce qu'elle me disait et m'enseignait, mais elle le disait si clairement et si bien, que ce n'�tait pas merveille. J'annon�ais aussi des dispositions musicales qui n'ont jamais �t� suffisamment d�velopp�es, mais qui la charmaient, parce qu'elles lui rappelaient l'enfance de mon p�re, et elle recommen�ait la jeunesse de sa maternit� en me donnant des le�ons.

J'ai souvent entendu ma m�re soulever devant moi ce probl�me: �Mon enfant sera-t-elle plus heureuse ici qu'avec moi? Je ne sais rien, c'est vrai, et je n'aurai pas le moyen de lui en faire apprendre bien long. L'h�ritage de son p�re peut �tre amoindri, si sa grand'm�re se d�saffectionne en ne la voyant pas sans cesse. Mais l'argent et les talens font-ils le bonheur?� Je comprenais d�j� ce raisonnement, et quand elle parlait de mon avenir avec mon oncle de Beaumont, qui la pressait vivement de c�der, j'�coutais de toutes mes oreilles sans en avoir l'air. Il en r�sulta pour moi un grand m�pris pour l'argent, avant que je susse ce que ce pouvait �tre, et une sorte de terreur vague de la richesse dont j'�tais menac�e. Cette richesse n'�tait pas grand'chose car, au net, ce devait �tre un jour environ 12,000 francs de rente.

Mais relativement, c'�tait beaucoup, et cela me faisait grand'peine, �tant li� � l'id�e de me s�parer de ma m�re. Aussi, d�s que j'�tais seule IV p. 97 avec elle, je la couvrais de caresses, en la suppliant de ne pas me donner pour de l'argent � ma grand'm�re. J'aimais pourtant cette bonne maman si douce, qui ne me parlait que pour me dire des choses tendres; mais cela ne pouvait se comparer � l'amour passionn� que je commen�ais � ressentir pour ma m�re, et qui a domin� ma vie jusqu'� une �poque o� des circonstances plus fortes que moi m'ont fait h�siter entre ces deux m�res, jalouses l'une de l'autre � propos de moi, comme elles l'avaient �t� � propos de mon p�re.

Oui, je dois l'avouer, un temps est venu o�, plac�e dans une situation anormale entre deux affections qui, de leur nature, ne se combattent point, j'ai �t� tour � tour victime de la sensibilit� de ces deux femmes, et de la mienne propre, trop peu m�nag�e par elles. Je raconterai ces choses comme elles se sont accomplies, mais dans leur ordre; et je veux t�cher de commencer par le commencement. Jusqu'� l'�ge de quatre ans, c'est-�-dire jusqu'au voyage en Espagne, j'avais ch�ri ma m�re instinctivement et sans le savoir. Ainsi que je l'ai dit, je ne m'�tais rendu compte d'aucune affection, et j'avais v�cu comme vivent les petits enfans et comme vivent les peuples primitifs, par l'imagination. La vie du sentiment s'�tait �veill�e en moi � la naissance de mon petit fr�re aveugle, en voyant souffrir ma m�re. Son d�sespoir � la mort de mon p�re IV p. 98 m'avait d�velopp�e davantage dans ce sens, et je commen�ai � me sentir subjugu�e par cette affection, quand l'id�e d'une s�paration vint me surprendre au milieu de mon �ge d'or.

Je dis mon �ge d'or, parce que c'�tait, � cette �poque-l�, le mot favori d'Ursulette. Je ne sais o� elle l'avait entendu dire, mais elle me le r�p�tait quand elle raisonnait avec moi; car elle prenait d�j� part � mes peines, et, par son caract�re plus encore que par les cinq ou six mois qu'elle avait de plus que moi, elle comprenait mieux le monde r�el. En me voyant pleurer � l'id�e de rester sans ma m�re avec ma bonne maman, elle me disait: �C'est pourtant gentil d'avoir une grande maison et un grand jardin comme �a pour se promener, et des voitures, et des robes, et des bonnes choses � manger tous les jours. Qu'est-ce qui donne tout �a? C'est le richement. Il ne faut donc pas que tu pleures, car tu auras, avec ta bonne maman, toujours de l'�ge d'or et toujours du richement. Et quand je vas voir maman � La Ch�tre, elle dit que je suis devenue difficile � Nohant, et que je fais la dame. Et moi je lui dis: Je suis dans mon �ge d'or, et je prends du richement pendant que j'en ai.�

Les raisonnemens d'Ursule ne me consol�rent pas. Un jour sa tante, Mlle Julie, la femme de chambre de ma grand'm�re, qui me voulait du bien et qui raisonnait � son point de vue, me dit: Voulez-vous donc retourner dans votre petit IV p. 99 grenier, manger des haricots? Cette parole me r�volta, et les haricots et le petit grenier me parurent l'id�al du bonheur et de la dignit�. Mais j'anticipe un peu. J'avais peut-�tre d�j� sept ou huit ans quand cette question de la richesse me fut ainsi pos�e. Avant de dire le r�sultat du combat que ma m�re soutenait et se livrait � elle-m�me � propos de moi, je dois esquisser les deux ou trois ann�es que nous pass�mes � Nohant apr�s la mort de mon p�re. Je ne pourrai pas le faire avec ordre, ce sera un tableau g�n�ral et un peu confus, comme mes souvenirs.

D'abord, je dois dire comment vivaient ensemble ma m�re et ma grand'm�re, ces deux femmes aussi diff�rentes par leur organisation qu'elles l'�taient par leur �ducation et leurs habitudes. C'�tait vraiment les deux types extr�mes de notre sexe: l'une, blanche, blonde, grave, calme et digne dans ses mani�res, une v�ritable Saxonne de noble race, aux grands airs pleins d'aisance et de bont� protectrice, l'autre, brune, p�le, ardente, gauche et timide devant les gens du beau monde, mais toujours pr�te � �clater quand l'orage grondait trop fort au dedans, une nature d'Espagnole jalouse, passionn�e, col�re et faible, m�chante et bonne en m�me temps. Ce n'�tait pas sans une mortelle r�pugnance que ces deux �tres, si oppos�s par nature et par situation, s'�taient accept�s l'un l'autre, et pendant la vie de mon p�re, elles s'�taient trop disput� IV p. 100 son cœur pour ne pas se ha�r un peu. Apr�s sa mort la douleur les rapprocha, et l'effort qu'elles avaient fait pour s'aimer porta ses fruits. Ma grand'm�re ne pouvait comprendre les vives passions et les violens instincts; mais elle �tait sensible aux gr�ces, � l'intelligence et aux �lans sinc�res du cœur. Ma m�re avait tout cela, et ma grand'm�re l'observait souvent avec une sorte de curiosit�, se demandant pourquoi mon p�re l'avait tant aim�e. Elle d�couvrit bient�t � Nohant ce qu'il y avait de puissance et d'attrait dans cette nature inculte. Ma m�re �tait une grande artiste manqu�e, faute de d�veloppement. Je ne sais � quoi elle e�t �t� propre sp�cialement, mais elle avait pour tous les arts et pour tous les m�tiers une aptitude merveilleuse. Elle ne savait rien, elle n'avait rien appris. Ma grand'm�re lui reprocha son orthographe barbare et lui dit qu'il ne tiendrait qu'� elle de la corriger. Elle se mit non � apprendre la grammaire, il n'�tait plus temps, mais � lire avec attention, et, peu apr�s, elle �crivait presque correctement et dans un style si na�f et si joli, que ma grand'm�re, qui s'y connaissait, admirait ses lettres. Elle ne connaissait pas seulement les notes, mais elle avait une voix ravissante, d'une l�g�ret� et d'une fra�cheur incomparables, et ma grand'm�re se plaisait � l'entendre chanter, toute grande musicienne qu'elle �tait. Elle remarquait le go�t et la m�thode naturelle de son chant. IV p. 101 Puis, � Nohant, ne sachant comment remplir de longues journ�es, ma m�re se mit � dessiner, elle qui n'avait jamais touch� un crayon. Elle le fit d'instinct, comme tout ce qu'elle faisait, et apr�s avoir copi� tr�s adroitement plusieurs gravures, elle se mit � faire des portraits � la plume et � la gouache, qui �taient ressemblans et dont la na�vet� avait toujours du charme et de la gr�ce. Elle brodait un peu gros, mais avec une rapidit� si incroyable, qu'elle fit � ma grand'm�re, en peu de jours, une robe de percale brod�e tout enti�re, du haut en bas, comme on en portait alors. Elle faisait toutes nos robes et tous nos chapeaux, ce qui n'�tait pas merveille, puisqu'elle avait �t� longtemps modiste; mais c'�tait invent� et ex�cut� avec une promptitude, un go�t et une fra�cheur incomparables. Ce qu'elle avait entrepris le matin, il fallait que ce f�t pr�t pour le lendemain, e�t-elle d� y passer la nuit: et elle portait dans les moindres choses une ardeur et une puissance d'attention qui paraissaient merveilleuses � ma grand'm�re, un peu nonchalante d'esprit et maladroite de ses mains, comme l'�taient alors les grandes dames. Ma m�re savonnait, elle repassait, elle raccommodait toutes nos nippes elle-m�me, avec plus de prestesse et d'habilet� que la meilleure ouvri�re de profession. Jamais je ne lui ai vu faire d'ouvrages inutiles ou dispendieux comme ceux que font les dames riches. Elle ne faisait ni petites bourses, ni petits IV p. 102 �crans, ni aucun de ces brinborions qui co�tent plus cher quand on les fait soi-m�me, qu'on ne les paierait tout faits chez un marchand; mais pour une maison qui avait besoin d'�conomie, elle valait dix ouvri�res � elle seule; et puis, elle �tait toujours pr�te � entreprendre toutes choses. Ma grand'm�re avait-elle cass� sa bo�te � ouvrage, ma m�re s'enfermait une journ�e dans sa chambre, et, � d�ner, elle lui apportait une bo�te en cartonnage, coup�e, coll�e, doubl�e et confectionn�e par elle de tous points. Et il se trouvait que c'�tait un petit chef-d'œuvre de go�t.

Il en �tait de tout ainsi. Si le clavecin �tait d�rang�, sans conna�tre ni le m�canisme ni la tablature, elle remettait des cordes, elle recollait des touches, elle r�tablissait l'accord. Elle osait tout et r�ussissait � tout: elle e�t fait des souliers, des meubles, des serrures, s'il l'avait fallu. Ma grand'm�re disait que c'�tait une f�e, et il y avait quelque chose de cela. Aucun travail, aucune entreprise ne lui semblait ni trop po�tique ni trop vulgaire, ni trop p�nible, ni trop fastidieuse; seulement elle avait horreur des choses qui ne servent � rien, et disait tout bas que c'�taient des amusemens de vieille comtesse.

C'�tait donc une organisation magnifique. Elle avait tant d'esprit naturel que, quand elle n'�tait pas paralys�e par sa timidit�, qui �tait extr�me avec certaines gens, elle en �tait �tincelante. Jamais je n'ai entendu railler et critiquer IV p. 103 comme elle savait le faire, et il ne faisait pas bon de lui avoir d�plu. Quand elle �tait bien � son aise, c'�tait le langage incisif, comique et pittoresque de l'enfant de Paris, auquel rien ne peut �tre compar� chez aucun peuple du monde; et, au milieu de tout cela, il y avait des �clairs de po�sie, des choses senties et dites comme on ne les dit plus quand on s'en rend compte et qu'on sait les dire.

Elle n'avait aucune vanit� de son intelligence et ne s'en doutait m�me pas. Elle �tait s�re de sa beaut� sans en �tre fi�re, et disait na�vement qu'elle n'avait jamais �t� jalouse de celle des autres, se trouvant assez bien partag�e de ce c�t�-l�. Mais ce qui la tourmentait par rapport � mon p�re, c'�tait la sup�riorit� d'intelligence et d'�ducation qu'elle supposait aux femmes du monde. Cela prouve combien elle �tait modeste naturellement, car les dix-neuf vingti�mes des femmes que j'ai connues dans toutes les positions sociales �taient de v�ritables idiotes aupr�s d'elle. J'en ai vu qui la regardaient par-dessus l'�paule, et qui, en la voyant r�serv�e et craintive, s'imaginaient qu'elle avait honte de sa sottise et de sa nullit�. Mais qu'elles eussent essay� de piquer l'�piderme, le volcan e�t fait irruption et les e�t lanc�es un peu loin.

Avec tout cela, il faut bien le dire, c'�tait la personne la plus difficile � manier qu'il y e�t au monde. J'en �tais venue � bout dans ses derni�res IV p. 104 ann�es, mais ce n'�tait pas sans peine et sans souffrance. Elle �tait irascible au dernier point, et pour la calmer, il fallait feindre d'�tre irrit�. La douceur et la patience l'exasp�raient, le silence la rendait folle, et c'est pour l'avoir trop respect�e que je l'ai trouv�e longtemps injuste avec moi. Il ne me fut jamais possible de m'emporter avec elle. Ses col�res m'affligeaient sans trop m'offenser; je voyais en elle un enfant terrible qui se d�vorait lui-m�me, et je souffrais trop du mal qu'elle croyait me faire. Mais je pris sur moi-m�me de lui parler avec une certaine s�v�rit�, et son �me, qui avait �t� si tendre pour moi dans mon enfance, se laissa enfin vaincre et persuader. J'ai bien souffert pour en arriver l�. Mais ce n'est pas encore ici le moment de le dire.

Il faut pourtant la peindre tout enti�re, cette femme qui n'a pas �t� connue; et l'on ne comprendrait pas le m�lange de sympathie et de r�pulsion, de confiance et d'effroi qu'elle inspira toujours � ma grand'm�re (et � moi longtemps), si je ne disais toutes les forces et toutes les faiblesses de son �me. Elle �tait pleine de contrastes, c'est pour cela qu'elle a �t� beaucoup aim�e et beaucoup ha�e; c'est pour cela, qu'elle a beaucoup aim� et beaucoup ha� elle-m�me. A certains �gards, j'ai beaucoup d'elle, mais en moins bon et en moins rude; je suis une empreinte tr�s affaiblie par la nature ou tr�s IV p. 105 modifi�e par l'�ducation. Je ne suis capable ni de ses rancunes ni de ses �clats, mais, quand du mauvais mouvement je reviens au bon, je n'ai pas le m�me m�rite, parce que mon d�pit n'a jamais �t� de la fureur et mon �loignement jamais de la haine. Pour passer ainsi d'une passion extr�me � une autre, pour adorer ce qu'on vient de maudire et caresser ce qu'on a bris�, il faut une rare puissance. J'ai vu cent fois ma m�re outrager jusqu'au sang, et puis tout � coup reconna�tre qu'elle allait trop loin, fondre en larmes et relever jusqu'� l'adoration ce qu'elle avait injustement foul� aux pieds.

Avare pour elle-m�me, elle �tait prodigue pour les autres. Elle l�sinait sur des riens, et puis, tout � coup, elle craignait d'avoir mal agi, et donnait trop. Elle avait d'admirables na�vet�s lorsqu'elle �tait en train de m�dire de ses ennemis. Si Pierret, pour user vite son d�pit, ou tout bonnement parce qu'il voyait par ses yeux, ench�rissait sur ses mal�dictions, elle changeait tout � coup.—�Pas du tout, Pierret disait-elle, vous d�raisonnez: vous ne vous apercevez pas que je suis en col�re, que je dis des choses qui ne sont pas justes, et que dans un instant je serai d�sol�e d'avoir dites.�

Cela est arriv� bien souvent � propos de moi; elle �clatait en reproches terribles, et, j'ose le dire, fort peu m�rit�s. Pierret ou quelque autre voulait-il qu'elle e�t raison:—�Vous en avez IV p. 106 menti, s'�criait-elle: ma fille est excellente, je ne connais rien de meilleur qu'elle, et vous aurez beau faire, je l'aimerai plus que vous.�

Elle �tait rus�e comme un renard, et tout � coup na�ve comme un enfant. Elle mentait sans le savoir de la meilleure foi du monde. Son imagination et l'ardeur de son sang l'emportant toujours, elle vous accusait des plus incroyables m�faits. Et puis tout � coup, elle s'arr�tait et disait:

�Mais ce n'est pas vrai ce que je dis l�. Non, il n'y a pas un mot de vrai. Je l'ai r�v�!�

IV p. 107

TROISI�ME PARTIE.

* * *

CHAPITRE PREMIER.

Ma m�re.—Une rivi�re dans une chambre.—Ma grand'm�re et ma m�re.—Deschartres.—La m�decine de Deschartres.—�criture hi�roglyphique.—Premi�res lectures.—Contes de f�es, mythologie.—La nymphe et la bacchante.—Mon grand-oncle.—Le chanoine de Consuelo.—Diff�rence de la v�rit� et de la r�alit� dans les arts.—La f�te de ma grand'm�re.—Premi�res �tudes et impressions musicales.

J'ai trac� avec v�rit�, je crois, le caract�re de ma m�re. Je ne puis passer outre dans le r�cit de ma vie, sans me rendre compte, autant qu'il est en moi, de l'influence que ce caract�re exer�a sur le mien.

On pense bien qu'il m'a fallu du temps pour appr�cier une nature si singuli�re et si remplie de contradictions; d'autant plus qu'au sortir de mon enfance, nous avons peu v�cu ensemble. Dans la premi�re p�riode de ma vie, je ne connus d'elle que son amour pour moi, amour immense, et que, plus tard, elle avouait avoir combattu IV p. 108 en elle pour se r�signer � notre s�paration; mais cet amour n'�tait pas de la m�me nature que le mien. Il �tait plus tendre chez moi, plus passionn� chez elle, et d�j� elle me corrigeait vertement pour de petits m�faits que sa pr�occupation avait laiss�s passer longtemps impun�ment, et dont, par cons�quent, je ne me sentais pas coupable.

J'ai toujours �t� d'une d�f�rence extr�me avec elle, et elle disait toujours qu'il n'y avait pas au monde une personne plus douce et plus aimable que moi. Cela n'�tait vrai que pour elle. Je ne suis pas meilleure qu'une autre, mais j'�tais v�ritablement bonne avec elle, et je lui ob�issais sans pourtant la craindre, quelque rude qu'elle f�t. Enfant insupportable avec les autres, j'�tais soumise avec elle, parce que j'avais du plaisir � l'�tre. Elle �tait alors pour moi un oracle. C'�tait elle qui m'avait donn� les premi�res notions de la vie, et elle me les avait donn�es conformes aux besoins intellectuels que m'avait cr��s la nature. Mais, par distraction et par oubli, les enfans font souvent ce qu'on leur a d�fendu et ce qu'ils n'ont point r�solu de faire. Elle me grondait et me frappait alors comme si ma d�sob�issance e�t �t� volontaire, et je l'aimais tant que j'�tais v�ritablement au d�sespoir de lui avoir d�plu. Il ne me vint jamais � l'esprit dans ce temps-l� qu'elle p�t �tre injuste. Jamais je n'eus ni rancune ni aigreur contre elle. IV p. 109 Quand elle s'apercevait qu'elle avait �t� trop loin, elle me prenait dans ses bras, elle pleurait, elle m'accablait de caresses. Elle me disait m�me qu'elle avait eu tort, elle craignait de m'avoir fait du mal, et moi j'�tais si heureuse de retrouver sa tendresse que je lui demandais pardon des coups qu'elle m'avait administr�s.

Comment sommes-nous faits? Si ma grand'm�re e�t d�ploy� avec moi la centi�me partie de cette rudesse irr�fl�chie, je serais entr�e en pleine r�volte. Je la craignais pourtant beaucoup plus, et un mot d'elle me faisait p�lir; mais je ne lui eusse pas pardonn� la moindre injustice, et toutes celles de ma m�re passaient inaper�ues et augmentaient mon amour.

Un jour, entre autres, je jouais dans sa chambre avec Ursule et Hippolyte, tandis qu'elle dessinait. Elle �tait tellement absorb�e par son travail, qu'elle ne nous entendait pas faire notre vacarme accoutum�. Nous avions trouv� un jeu qui passionnait nos imaginations. Il s'agissait de passer la rivi�re. La rivi�re �tait dessin�e sur le carreau avec de la craie, et faisait mille d�tours dans cette grande chambre. En de certains endroits elle �tait fort profonde; il fallait trouver l'endroit gu�able et ne pas se tromper. Hippolyte s'�tait d�j� noy� plusieurs fois. Nous l'aidions � se retirer des grandes eaux o� il tombait toujours, car il faisait le r�le du maladroit ou de l'homme ivre, et il nageait � sec sur le carreau IV p. 110 en se d�battant et en se lamentant. Pour les enfans, ces jeux-l� sont tout un drame, toute une fiction sc�nique, parfois tout un roman, tout un po�me, tout un voyage, qu'ils miment et r�vent durant des heures enti�res, et dont l'illusion les gagne et les saisit v�ritablement. Pour mon compte, il ne me fallait pas cinq minutes pour m'y plonger de si bonne foi que je perdais la notion de la r�alit�, et croyais voir les arbres, les eaux, les rochers, une vaste campagne, et le ciel tant�t clair, tant�t charg� de nuages qui allaient crever et augmenter le danger de passer la rivi�re. Dans quel vaste espace les enfans croient agir, quand ils vont ainsi de la table au lit, et de la chemin�e � la porte!

Nous arriv�mes, Ursule et moi, au bord de notre rivi�re, dans un endroit o� l'herbe �tait fine et le sable doux; elle le t�ta d'abord, et puis elle m'appela en me disant: �Vous pouvez vous y risquer, vous n'en aurez gu�re plus haut que les genoux.� Les enfans s'appellent vous dans ces sortes de mimodrames. Ils ne croiraient pas jouer une sc�ne s'ils se tutoyaient comme � l'ordinaire. Ils repr�sentent toujours certains personnages qui expriment des caract�res, et ils suivent tr�s bien la premi�re donn�e. Ils ont m�me des dialogues tr�s vrais et que des acteurs de profession seraient bien embarrass�s d'improviser sur la sc�ne avec tant d'�-propos et de f�condit�.

IV p. 111 Sur l'invitation d'Ursule, je lui observai que, puisque l'eau �tait basse, nous pouvions bien passer sans nous mouiller. Il ne s'agissait que de relever un peu nos jupes et d'�ter nos chaussures. �Mais, dit-elle, si nous rencontrons des �crevisses, elles nous mangeront les pieds.—C'est �gal, lui dis-je, il ne faut pas mouiller nos souliers; nous devons les m�nager, car nous avons encore bien du chemin � faire.�

A peine fus-je d�chauss�e, que le froid du carreau me fit l'effet de l'eau v�ritable, et nous voil�, Ursule et moi, pataugeant dans le ruisseau. Pour ajouter � l'illusion g�n�rale, Hippolyte imagina de prendre le pot � l'eau et de le verser par terre, imitant ainsi un torrent et une cascade. Cela nous sembla d�lirant d'invention. Nos rires et nos cris attir�rent enfin l'attention de ma m�re. Elle nous regarda et nous vit tous les trois, pieds et jambes nus, barbotant dans un cloaque, car le carreau avait d�teint et notre fleuve �tait fort peu limpide. Alors elle se f�cha tout de bon, surtout contre moi qui �tais d�j� enrhum�e; elle me prit par le bras, m'appliqua une correction manuelle assez accentu�e, et, m'ayant rechauss�e elle-m�me, en me grondant beaucoup, elle chassa Hippolyte de sa chambre et nous mit en p�nitence, Ursule et moi, chacune dans un coin. Tel fut le d�no�ment impr�vu et dramatique de notre repr�sentation, et la toile tomba sur des larmes et des cris v�ritables.

IV p. 112 Eh bien! je me rappellerai toujours ce d�no�ment comme une des plus p�nibles commotions que j'aie ressenties. Ma m�re me surprenait au plus fort de mon hallucination, et ces sortes de r�veils me causaient toujours un �branlement moral tr�s douloureux. Les coups ne me faisaient pourtant pas grande impression; j'en recevais souvent, et je savais parfaitement que ma m�re en me frappant, me faisait fort peu de mal. De quelque fa�on qu'elle me secou�t et f�t de moi un petit paquet qu'on pousse et qu'on jette sur un lit ou sur un fauteuil, ses mains adroites et souples ne me meurtrissaient pas, et j'avais cette confiance malicieuse qu'ont tous les enfans, que la col�re de leurs parens est prudente, et qu'on a plus peur de les blesser qu'ils n'ont peur de l'�tre. Cette fois, comme les autres, ma m�re me voyant d�sesp�r�e de son courroux me fit mille caresses pour me consoler. Elle aurait eu tort peut-�tre avec certains enfans orgueilleux et vindicatifs; mais elle avait raison avec moi qui n'ai jamais connu la rancune, et qui trouve encore qu'on se punit soi-m�me en ne pardonnant pas � ceux qu'on aime.

Pour en revenir aux rapports qui s'�tablirent entre ma m�re et ma grand'm�re, apr�s la mort de mon p�re, je dois dire que l'esp�ce d'antipathie naturelle qu'elles �prouvaient l'une pour l'autre, ne fut jamais qu'� demi vaincue, ou plut�t elle fut vaincue enti�rement par intervalles, IV p. 113 suivis de r�actions assez vives. De loin, elles se ha�ssaient toujours, et ne pouvaient s'emp�cher de dire du mal l'une de l'autre. De pr�s, elles ne pouvaient s'emp�cher de se plaire ensemble, car chacune avait en elle un charme puissant tout oppos� � celui de l'autre.

Cela venait du fond de justice et de droiture qu'elles avaient toutes deux, et de leur grande intelligence qui ne leur permettait pas de m�conna�tre ce qu'elles avaient d'excellent. Les pr�jug�s de ma grand'm�re n'�taient pas en elle-m�me, ils �taient dans son entourage. Elle avait beaucoup de faiblesse pour certaines personnes, et m�nageait en elles des opinions qu'au fond de son �me elle ne partageait pas. Ainsi, devant ses vieilles amies, elle abandonnait ma m�re absente � leurs anath�mes, et semblait vouloir se justifier de l'avoir accueillie dans son intimit� et de la traiter comme sa fille. Et puis, quand elle se retrouvait avec elle, elle oubliait le mal qu'elle venait d'en dire et lui montrait une confiance et une sympathie dont j'ai �t� mille fois t�moin, et qui n'�taient pas feintes; car ma grand'm�re �tait la personne la plus sinc�re et la plus loyale que j'aie jamais connue. Mais, toute grave et toute froide qu'elle paraissait, elle �tait impressionnable; elle avait besoin d'�tre aim�e, et les moindres attentions la trouvaient sensible et reconnaissante. Combien de fois je lui ai entendu dire, en parlant de ma m�re: IV p. 114 �Elle a de la grandeur dans le caract�re; elle est charmante; elle a un maintien parfait; elle est g�n�reuse et donnerait sa chemise aux pauvres; elle est lib�rale comme une grande dame et simple comme un enfant!�

Mais, dans d'autres momens, se rappelant toutes ses jalousies maternelles et les sentant survivre � l'objet qui les avait caus�es, elle disait: �C'est un d�mon, c'est une folle; elle n'a jamais �t� aim�e de mon fils. Elle le dominait, elle le rendait malheureux. Elle ne le regrette pas.� Et mille autres plaintes qui n'�taient pas fond�es, mais qui la soulageaient d'une secr�te et incurable amertume.

Ma m�re agissait absolument de m�me. Quand le temps �tait au beau entre elles, elle disait: �C'est une femme sup�rieure, elle est encore belle comme un ange; elle sait tout; elle est si douce et si bien �lev�e qu'il n'y a jamais moyen de se f�cher avec elle; et si elle vous dit quelquefois une parole qui pique, au moment o� la col�re vous prend, elle vous en dit une autre qui vous donne envie de l'embrasser. Si elle pouvait se d�barrasser de ses vieilles comtesses, elle serait adorable.�

Mais quand l'orage grondait dans l'�me imp�tueuse de ma m�re, c'�tait toute autre chose. La vieille belle-m�re �tait une prude et une hypocrite; elle �tait s�che et sans piti�; elle �tait encro�t�e dans ses id�es de l'ancien r�gime, etc. IV p. 115 Et alors, malheur aux vieilles amies qui avaient caus� une altercation domestique par leurs propos et leurs r�flexions! Les vieilles comtesses, c'�taient les b�tes de l'Apocalypse pour ma pauvre m�re, et elle les habillait de la t�te aux pieds avec une verve et une causticit� qui faisaient rire ma grand'm�re elle-m�me, malgr� qu'elle en e�t.

Deschartres, il faut bien le dire, �tait le principal obstacle � leur complet rapprochement. Il ne put jamais prendre son parti l�-dessus, et il ne laissait pas tomber la moindre occasion de raviver les anciennes douleurs. C'�tait sa destin�e. Il a toujours �t� rude et d�sobligeant pour les �tres qu'il ch�rissait; comment ne l'e�t-il pas �t� pour ceux qu'il ha�ssait? Il ne pardonnait pas � ma m�re de l'avoir emport� sur lui dans l'influence � laquelle il pr�tendait sur l'esprit et le cœur de son cher Maurice. Il la contredisait et essayait de la molester � tout propos, et puis il s'en repentait et s'effor�ait de r�parer ses grossi�ret�s par des pr�venances gauches et ridicules. Il semblait parfois qu'il f�t amoureux d'elle. Eh! qui sait s'il ne l'�tait pas? Le cœur humain est si bizarre et les hommes aust�res si inflammables! Mais il e�t d�vor� quiconque le lui e�t dit. Il avait la pr�tention d'�tre sup�rieur � toutes les faiblesses humaines. D'ailleurs ma m�re recevait mal ses avances, et lui faisait expier ses torts par de si cruelles railleries, que IV p. 116 l'ancienne haine lui revenait toujours, augment�e de tout le d�pit des nouvelles luttes.

Quand on paraissait au mieux ensemble, et que Deschartres faisait peut-�tre tous ses efforts pour se rendre moins maussade, il essayait d'�tre taquin et gentil, et Dieu sait comme il s'y entendait, le pauvre homme! Alors ma m�re se moquait de lui avec tant de malice et d'esprit, qu'il perdait la t�te, devenait brutal, blessant, et que ma grand'm�re �tait oblig�e de lui donner tort et de le faire taire.

Ils jouaient aux cartes tous les soirs, tous les trois, et Deschartres, qui avait la pr�tention d'�tre sup�rieur dans tous les jeux, et qui les jouait tous fort mal, perdait toujours. Je me souviens qu'un soir, exasp�r� d'�tre gagn� obstin�ment par ma m�re qui ne calculait rien, mais qui, par instinct et par inspiration, �tait toujours heureuse, il entra dans une fureur �pouvantable, et lui dit en jetant ses cartes sur la table: �On devrait vous les jeter au nez pour vous apprendre � gagner en jouant si mal!� Ma m�re se leva tout en col�re et allait r�pondre, lorsque ma bonne maman dit avec son grand air calme et sa voix douce:

—Deschartres, si vous faisiez une pareille chose, je vous assure que je vous donnerais un grand soufflet.

Cette menace d'un soufflet, faite d'un ton si paisible, et d'un grand soufflet, venant de cette IV p. 117 belle main � demi paralys�e, si faible qu'elle pouvait � peine soutenir ses cartes, �tait la chose la plus comique qui se puisse imaginer. Aussi ma m�re partit d'un rire inextinguible, et se rassit, incapable de rien ajouter � la stup�faction et � la mortification du pauvre p�dagogue.

Mais cette anecdote eut lieu bien longtemps apr�s la mort de mon p�re. Il se passa de longues ann�es avant qu'on n'entend�t dans cette maison en deuil d'autres rires que ceux des enfans.

Pendant ces ann�es, une vie calme et r�gl�e, un bien-�tre physique que je n'avais jamais connu, un air pur que j'avais rarement respir� � pleins poumons, me fit peu � peu une sant� robuste, et l'excitation nerveuse cessant, mon humeur devint �gale et mon caract�re enjou�. On s'aper�ut que je n'�tais pas un enfant plus m�chant qu'un autre, et la plupart du temps, il est certain que les enfans ne sont acari�tres et fantasques que parce qu'ils souffrent sans pouvoir ou sans vouloir le dire.

Pour ma part, j'avais �t� si d�go�t�e par les rem�des, et � cette �poque, on en faisait un tel abus, que j'avais pris l'habitude de ne jamais me plaindre de mes petites indispositions, et je me souviens d'avoir �t� souvent pr�s de m'�vanouir au milieu de mes jeux, et d'avoir lutt� avec un sto�cisme que je n'aurais peut-�tre pas aujourd'hui. C'est que quand j'�tais remise � la IV p. 118 science de Deschartres, je devenais r�ellement la victime de son syst�me qui �tait de donner de l'�m�tique � tout propos. Il �tait habile chirurgien, mais il n'entendait rien � la m�decine, et appliquait ce maudit �m�tique � tous les maux. C'�tait sa panac�e universelle. J'�tais et j'ai toujours �t� d'un temp�rament tr�s bilieux; mais si j'avais eu toute la bile dont Deschartres pr�tendait me d�barrasser, je n'aurais jamais pu vivre. Etais-je p�le, avais-je mal � la t�te? C'�tait la bile; et vite l'�m�tique, qui produisait chez moi d'affreuses convulsions sans vomissemens et qui me brisait pour plusieurs jours. De son c�t�, ma m�re croyait aux vers. C'�tait encore une pr�occupation de la m�decine dans ce temps-l�. Tous les enfans avaient des vers, et on les bourrait de vermifuges, affreuses m�decines noires qui leur causaient des naus�es et leur �taient l'app�tit; alors, pour rendre l'app�tit, on appliquait la rhubarbe; et puis, avais-je une piq�re de cousin, ma m�re croyait voir repara�tre la gale, et le soufre �tait de nouveau m�l� � tous mes alimens. Enfin c'�tait une droguerie perp�tuelle, et il faut que la g�n�ration � laquelle j'appartiens ait �t� bien fortement constitu�e, pour r�sister � tous les soins qu'on a pris pour la conserver.

C'est vers l'�ge de cinq ans que j'appris � �crire. Ma m�re me faisait faire de grandes pages de b�tons et de jambages. Mais comme elle �crivait IV p. 119 elle-m�me comme un chat, j'aurais barbouill� bien du papier avant de savoir signer mon nom, si je n'eusse pris le parti de chercher moi-m�me un moyen d'exprimer ma pens�e par des signes quelconques. Je me sentais fort ennuy�e de copier tous les jours un alphabet et de tracer des pleins et des d�li�s en caract�res d'affiche. J'�tais impatiente d'�crire des phrases, et, dans nos r�cr�ations qui �taient longues, comme on peut croire, je m'exer�ais � �crire des lettres � Ursule, � Hippolyte et � ma m�re. Mais je ne les montrais pas, dans la crainte qu'on ne me d�fend�t de me g�ter la main � cet exercice. Je vins bient�t � bout de me faire une orthographe � mon usage. Elle �tait tr�s simplifi�e et charg�e d'hi�roglyphes. Ma grand'm�re surprit une de ces lettres et la trouva fort dr�le. Elle pr�tendit que c'�tait merveille de voir comme j'avais r�ussi � exprimer mes petites id�es avec ces moyens barbares, et elle conseilla � ma m�re de me laisser griffonner seule tant que je voudrais. Elle disait avec raison qu'on perd beaucoup de temps � vouloir donner une belle �criture aux enfans, et que pendant ce temps-l� ils ne songent point � quoi sert l'�criture. Je fus donc livr�e � mes propres recherches, et quand les pages du devoir �taient finies, je revenais � mon syst�me naturel. Longtemps j'�crivis en lettres d'imprimerie, comme celles que je voyais dans les livres, et je ne me rappelle pas comment IV p. 120 j'arrivai � employer l'�criture de tout le monde; mais, ce que je me rappelle, c'est que je fis comme ma m�re, qui apprenait l'orthographe en faisant attention � la mani�re dont les mots imprim�s �taient compos�s. Je comptais les lettres et je ne sais par quel instinct j'appris de moi-m�me les r�gles principales. Lorsque, plus tard, Deschartres m'enseigna la grammaire, ce fut l'affaire de deux ou trois mois, car chaque le�on n'�tait que la confirmation de ce que j'avais observ� et appliqu� d�j�.

A sept ou huit ans, je mettais donc l'orthographe, non pas correctement, cela ne m'est jamais arriv�, mais aussi bien que la majorit� des Fran�ais qui l'ont apprise.

Ce fut en apprenant seule � �crire que je parvins � comprendre ce que je lisais. C'est ce travail qui me for�a � m'en rendre compte, car j'avais su lire avant de pouvoir comprendre la plupart des mots et de saisir le sens des phrases. Chaque jour cette r�v�lation aggrandit son petit cadre et j'en vins � pouvoir lire seule un conte de f�es.

Quel plaisir ce fut pour moi, qui les avais tant aim�s et � qui ma pauvre m�re n'en faisait plus, depuis que le chagrin pesait sur elle! Je trouvai � Nohant les contes de Mme D'Aulnoy et de Perrault, dans une vieille �dition qui a fait mes d�lices pendant cinq ou six ann�es. Ah! quelles heures m'ont fait passer l'Oiseau Bleu, IV p. 121 le Petit Poucet, Peau d'Ane, Bellebelle ou le Chevalier Fortun�, Serpentin vert, Babiole et la Souris bien-faisante! Je ne les ai jamais relus depuis; mais je pourrais tous les raconter d'un bout � l'autre, et je ne crois pas que rien puisse �tre compar�, dans la suite de notre vie intellectuelle, � ces premi�res jouissances de l'imagination.

Je commen�ais aussi � lire, moi-m�me mon Abr�g� de mythologie grecque, et j'y prenais grand plaisir, car cela ressemble aux contes de f�es par certains c�t�s. Mais il y en avait d'autres qui me plaisaient moins: dans tous ces myst�res, les symboles sont sanglans au milieu de leur po�sie, et j'aimais mieux les d�no�mens heureux de mes contes. Pourtant les nymphes, les z�phirs, l'�cho, toutes ces personnifications des rians myst�res de la nature, tournaient mon cerveau vers la po�sie, et je n'�tais pas encore assez esprit fort pour ne pas esp�rer parfois de surprendre les nap�es et les dryades dans les bois et dans les prairies.

Il y avait dans notre chambre un papier de tenture qui m'occupait beaucoup. Le fond �tait vert fonc�, uni, tr�s �pais, verni, et tendu sur toile. Cette mani�re d'isoler les papiers de la muraille assurait aux souris un libre parcours, et il se passait, le soir, derri�re ce papier, des sc�nes de l'autre monde, des courses �chevel�es, des grattemens furtifs et de petits cris fort myst�rieux. Mais ce n'�tait pas l� ce qui m'occupait IV p. 122 le plus: C'�tait la bordure et les ornemens qui entouraient les panneaux. Cette bordure �tait large d'un pied et repr�sentait une guirlande de feuilles de vigne s'ouvrant par intervalles pour encadrer une suite de m�daillons o� l'on voyait rire, boire et danser, des sil�nes et des bacchantes. Au-dessus de chaque porte, il y avait un m�daillon plus grand que les autres, repr�sentant une figurine, et ces figurines me paraissaient incomparables. Elles n'�taient pas semblables, celle que je voyais le matin en m'�veillant �tait une nymphe ou une Flore dansante, v�tue de bleu p�le, couronn�e de roses, et agitant dans ses mains une guirlande de fleurs; celle-l� me plaisait �norm�ment. Mon premier regard, le matin, �tait pour elle. Elle semblait me rire et m'inviter � me lever pour aller courir et fol�trer en sa compagnie. Celle qui lui faisait vis-�-vis et que je voyais le jour, de ma table de travail, et le soir, en faisant mes pri�res avant d'aller me coucher, �tait d'une expression toute diff�rente. Elle ne riait ni ne dansait. C'�tait une bacchante grave. Sa tunique �tait verte, sa couronne �tait de pampres, et son bras �tendu s'appuyait sur un thyrse. Ces deux figures repr�sentaient peut-�tre le printemps et l'automne. Quoi qu'il en soit, ces deux personnages, d'un pied de haut environ, me causaient une vive impression. Ils �taient peut-�tre aussi pacifiques et aussi insignifians l'un que l'autre; mais, dans IV p. 123 mon cerveau, ils offraient le contraste bien tranch� de la ga�t� et de la tristesse, de la bienveillance et de la s�v�rit�.

Je regardais la bacchante avec �tonnement; j'avais lu l'histoire d'Orph�e d�chir� par ces cruelles, et le soir, quand la lumi�re vacillante �clairait le bras �tendu et le thyrse, je croyais voir la t�te du divin chantre au bout d'un javelot.

Mon petit lit �tait adoss� � la muraille, de mani�re � ce que je ne visse pas de l� cette figure qui me tourmentait. Comme personne ne se doutait de ma pr�vention contre elle, l'hiver �tant venu, ma m�re changea mon lit de place pour le rapprocher de la chemin�e, et de l� je tournai le dos � ma nymphe bien aim�e pour ne voir que la m�nade redoutable. Je ne me vantai pas de ma faiblesse, je commen�ais � avoir honte de cela; mais, comme il me semblait que cette diablesse me regardait obstin�ment et me mena�ait de son bras immobile, je mis ma t�te sous les couvertures pour ne pas la voir en m'endormant. Ce fut inutile. Au milieu de la nuit, elle se d�tacha du m�daillon, glissa le long de la porte, devint aussi grande qu'une personne naturelle, comme disent les enfans, et marchant � la porte d'en face, elle essaya d'arracher la jolie nymphe de son m�daillon. Celle-ci poussait des cris d�chirans; mais la bacchante ne s'en souciait pas; elle tourmenta et d�chira le papier, jusqu'� IV p. 124 ce que la nymphe s'en d�tach�t et s'enfu�t au milieu de la chambre. L'autre l'y poursuivit, et la pauvre nymphe �chevel�e s'�tant pr�cipit�e sur mon lit pour se cacher sous mes rideaux, la bacchante furieuse vint vers moi, et nous per�a toutes deux mille fois de son thyrse, qui �tait devenu une lance ac�r�e, et dont chaque coup �tait pour moi une blessure dont je sentais la douleur.

Je criai, je me d�battis: ma m�re vint � mon secours. Mais tandis qu'elle se levait, bien que je fusse assez �veill�e pour le constater, j'�tais encore assez endormie pour voir la bacchante. Le r�el et le chim�rique �taient simultan�ment devant mes yeux, et je vis distinctement la bacchante s'att�nuer, s'�loigner � mesure que ma m�re approchait d'elle, devenir petite comme elle l'�tait dans son m�daillon, grimper le long de la porte comme e�t fait une souris, et se replacer dans son cadre de feuilles de vigne, o� elle reprit sa pose accoutum�e et son air grave.

Je me rendormis, et je vis cette folle qui faisait encore des siennes. Elle courait tout le long de la bordure, appelant toutes les sil�nes et toutes les autres bacchantes, qui �taient attabl�es ou occup�es � se divertir dans les m�daillons, et elle les for�ait � danser avec elle et � casser tous les meubles de la chambre.

Peu � peu le r�ve devint tr�s confus, et j'y pris une sorte de plaisir. Le matin, � mon r�veil, IV p. 125 je vis la bacchante au lieu de la nymphe vis-�-vis de moi, et comme je ne me rendais plus compte de la nouvelle place que mon lit occupait dans la chambre, je crus un instant qu'en retournant � leurs m�daillons, les deux petites personnes s'�taient tromp�es et avaient chang� de porte; mais cette hallucination se dissipa aux premiers rayons du soleil, et je n'y pensai plus de la journ�e.

Le soir, mes pr�occupations revinrent et il en fut ainsi pendant fort longtemps. Tant que durait le jour, il m'�tait impossible de prendre au s�rieux ces deux figurines colori�es sur le papier; mais les premi�res ombres de la nuit troublaient mon cerveau, et je n'osais plus rester seule dans la chambre. Je ne le disais pas, car ma grand'm�re raillait la poltronnerie, et je craignais qu'on ne lui racont�t ma sottise. Mais j'avais presque huit ans que je ne pouvais pas encore regarder tranquillement la bacchante avant de m'endormir. On ne s'imagine pas tout ce que les enfans portent de bizarrerie contenue et d'�motions cach�es dans leur petite cervelle.

Le s�jour � Nohant de mon grand-oncle, l'abb� de Beaumont, fut pour mes deux m�res une grande consolation, une sorte de retour � la vie. C'�tait un caract�re enjou�, un peu insouciant comme le sont les vieux gar�ons, un esprit remarquable, plein de ressources et de f�condit�, un caract�re � la fois �go�ste et g�n�reux. IV p. 126 La nature l'avait fait sensible et ardent. Le c�libat l'avait rendu personnel; mais sa personnalit� �tait si aimable, si gracieuse et si s�duisante, qu'on �tait forc� de lui savoir gr� de ne pas partager vos peines au point de n'avoir pas la force d'essayer de vous en distraire. C'�tait le plus beau vieillard que j'aie vu de ma vie. Il avait la peau blanche et fine, l'œil doux et les traits r�guliers et nobles de ma grand'm�re; mais il avait encore plus de puret� dans les lignes, et sa physionomie �tait plus anim�e. A cette �poque, il portait encore des ailes de pigeon bien poudr�es et la queue � la prussienne. Il �tait toujours en culottes de satin noir, en souliers � boucles, et, quand il mettait par dessus son habit sa grande douillette de soie violette piqu�e et ouat�e, il avait l'air solennel d'un portrait de famille.

Il aimait ses aises, et son int�rieur �tait d'un vieux luxe comfortable. Sa table �tait raffin�e comme son app�tit. Il �tait despote et imp�rieux en paroles; doux, lib�ral et faible par le fait. J'ai souvent pens� � lui, en esquissant le portrait d'un certain chanoine qui a �t� fort go�t� dans le roman de Consuelo: comme lui b�tard d'un grand personnage, il �tait friand, impatient, railleur, amoureux des beaux-arts, magnifique, candide et malin, en m�me temps irascible et d�bonnaire. J'ai beaucoup charg� la ressemblance pour les besoins du roman, et c'est ici le cas de IV p. 127 dire que les portraits trac�s de cette sorte ne sont plus des portraits. C'est pourquoi lorsqu'ils paraissent blessans � ceux qui croient s'y reconna�tre, c'est une injustice commise envers l'auteur et envers soi-m�me. Un portrait de roman, pour valoir quelque chose, est toujours une figure de fantaisie. L'homme est si peu logique, si rempli de contrastes ou de disparates dans la r�alit�, que la peinture d'un homme r�el serait impossible et tout-�-fait insoutenable dans un ouvrage d'art. Le roman entier serait forc� de se plier aux exigences de ce caract�re, et ce ne serait plus un roman. Cela n'aurait ni exposition, ni intrigue, ni nœud, ni d�nouement, cela irait tout de travers comme la vie et n'int�resserait personne, parce que chacun veut trouver dans un roman une sorte d'id�al de la vie[52].

C'est donc une b�tise de croire qu'un auteur ait voulu faire aimer ou ha�r telle ou telle personne, en donnant � ses personnages quelques traits saisis sur la nature. La moindre diff�rence IV p. 128 en fait un �tre de convention, et je soutiens qu'en litt�rature on ne peut faire d'une figure r�elle une peinture vraisemblable, sans se jeter dans d'�normes diff�rences et sans d�passer extr�mement, en bien ou en mal, les d�fauts et les qualit�s de l'�tre humain qui a pu servir de premier type � l'imagination. C'est absolument comme le jeu des acteurs, qui ne para�t vrai sur la sc�ne qu'� la condition de d�passer ou d'att�nuer beaucoup la r�alit�. Caricature ou id�alisation, ce n'est plus le mod�le primitif, et ce mod�le a peu de jugement s'il croit se reconna�tre, s'il prend du d�pit ou de la vanit� en voyant ce que l'art et la fantaisie ont pu faire de lui.

Lavater disait (ce ne sont pas ses expressions, mais c'est sa pens�e): �On oppose � mon syst�me un argument que je nie. On dit qu'un sc�l�rat ressemble parfois � un honn�te homme et r�ciproquement. Je r�ponds que si on se trompe � cette ressemblance, c'est qu'on ne sait pas observer, c'est qu'on ne sait pas voir. Il peut exister certainement entre l'honn�te homme et le sc�l�rat, une ressemblance vulgaire, apparente. Il n'y a peut-�tre m�me qu'une petite ligne, un l�ger pli, un rien qui constitue la dissemblance. Mais ce rien est tout.

Ce que Lavater disait � propos des diff�rences dans la r�alit� physique, est encore plus vrai quand on l'applique � la v�rit� relative dans les IV p. 129 arts. La musique n'est pas de l'harmonie imitative, du moins l'harmonie imitative n'est pas de la musique. La couleur en peinture n'est qu'une interpr�tation, et la reproduction exacte des tons r�els n'est pas de la couleur. Les personnages de roman ne sont donc pas des figures ayant un mod�le existant. Il faut avoir connu mille personnes pour en peindre une seule. Si on n'en avait �tudi� qu'une seule et qu'on voul�t en faire un type exact, elle ne ressemblerait � rien et ne semblerait pas possible.

J'ai fait cette digression pour n'y pas revenir plus tard. Elle n'est m�me pas n�cessaire au rapprochement qu'on pourrait faire entre mon oncle de Beaumont et mon chanoine de Consuelo; car j'ai peint un chanoine chaste, et mon grand-oncle se piquait de tout le contraire. Il avait eu de tr�s belles aventures, et il e�t �t� bien f�ch� de n'en point avoir. Il y avait mille autres diff�rences que je n'ai pas besoin d'indiquer, ne f�t-ce que celle de la gouvernante de mon roman, qui n'a pas le moindre trait de la gouvernante de mon grand-oncle. Celle-ci �tait d�vou�e, sinc�re, excellente. Elle lui a ferm� les yeux, et elle a h�rit� de lui, ce qui lui �tait bien d�: et pourtant mon oncle lui parlait quelquefois comme le chanoine parle � Dame Brigitte dans mon roman. Il n'y a donc rien de moins r�el que ce qui para�t le plus vrai dans un ouvrage d'art.

Mon grand-oncle n'avait, � l'�gard des IV p. 130 femmes, aucune esp�ce de pr�jug�s. Pourvu qu'elles fussent belles et bonnes, il ne leur demandait compte ni de leur naissance ni de leur pass�. Aussi avait-il enti�rement accept� ma m�re, et il lui t�moigna toute sa vie une affection paternelle. Il la jugeait bien et la traitait comme un enfant de bon cœur et de mauvaise t�te, la grondant, la consolant, la d�fendant avec �nergie quand on �tait injuste envers elle; la r�primant avec s�v�rit� quand elle �tait injuste envers les autres. Il fut toujours un m�diateur �quitable, un conciliateur persuasif entre elle et ma grand'm�re. Il la pr�servait des boutades de Deschartres, en donnant tort ouvertement � celui-ci, sans que jamais il p�t se f�cher ni se r�volter contre le protectorat ferme et enjou� du grand-oncle.

La l�g�ret� de cet aimable vieillard �tait donc un bienfait au milieu de nos amertumes domestiques, et j'ai souvent remarqu� que tout est bon dans les personnes qui sont bonnes, m�me leurs d�fauts apparens. On s'imagine d'avance qu'on en souffrira, et puis il arrive peu � peu qu'on en profite, et que ce qu'elles ont en plus ou en moins dans un certain sens corrige ce que nous avons en moins ou en plus dans le sens contraire. Elles rendent l'�quilibre � notre vie, et nous nous apercevons que les tendances que nous leur avons reproch�es �taient tr�s n�cessaires pour combattre l'abus ou l'exc�s des n�tres.

IV p. 131 La s�r�nit� et l'enjouement du grand-oncle parurent donc un peu choquans dans les premiers jours. Il regrettait pourtant tr�s sinc�rement son cher Maurice, mais il voulait distraire ces deux femmes d�sol�es, et il y parvint. Bient�t on ressuscita un peu avec lui. Il avait tant d'esprit, tant d'activit� dans les id�es, tant de gr�ce � raconter, � railler, � amuser les autres en s'amusant lui-m�me, qu'il �tait impossible d'y r�sister. Il imagina de nous faire jouer la com�die pour la f�te de ma grand'm�re, et cette surprise lui fut m�nag�e de longue main. La grande pi�ce qui servait d'antichambre � la chambre de ma m�re, et dans laquelle ma grand'm�re, qui ne montait presque jamais l'escalier, ne risquait gu�re de surprendre les appr�ts, fut convertie en salle de spectacle. On dressa des planches sur des tonneaux, les acteurs, qui �taient Hippolyte, Ursule et moi, n'ayant pas la taille assez �lev�e pour toucher au plafond, malgr� cet exhaussement du sol. C'�tait une esp�ce de th��tre de marionnettes, mais il �tait charmant. Mon grand-oncle d�coupa, colla et peignit lui-m�me les d�cors; il fit la pi�ce et nous enseigna nos r�les, nos couplets et nos gestes. Il se chargea de l'emploi de souffleur. Deschartres, avec son flageolet, fit office d'orchestre. On s'assura que je n'avais pas oubli� le bolero espagnol, quoique depuis pr�s de trois ans on ne me l'e�t pas fait danser. Je fus donc charg�e � moi seule de la IV p. 132 partie du ballet, et le tout r�ussit � merveille. La pi�ce n'�tait ni longue ni compliqu�e. C'�tait un �-propos des plus na�fs, et le d�nouement �tait la pr�sentation d'un bouquet � Marie. Hippolyte, comme le plus �g� et le plus savant, avait les plus longues tirades, mais quand l'auteur vit que la meilleure m�moire de nous trois �tait celle d'Ursule, et qu'elle avait un singulier plaisir � d�goiser son r�le avec aplomb, il allongea ses r�pliques et montra notre babillarde drolette sous son v�ritable aspect. C'est ce qu'il y eut de meilleur dans la pi�ce. Elle y conservait son surnom de Caquet Bon-Bec, et y adressait � la bonne maman un compliment de longue haleine et des couplets qui ne finissaient pas.

Je ne dansai pas mon bol�ro avec moins d'assurance. La timidit� et la gaucherie ne m'�taient pas encore venues, et je me souviens que Deschartres m'impatientant, parce que, soit �motion, soit incapacit�, il ne jouait ni juste ni dans le rhythme, je terminai le ballet par une improvisation d'entrechats et de pirouettes qui fit rire ma grand'm�re aux �clats. C'�tait tout ce que l'on voulait, car il y avait environ trois ans que la pauvre femme n'avait souri. Mais, tout-�-coup, comme effray�e d'elle-m�me, elle fondit en larmes, et l'on se h�ta de me prendre par les pieds au milieu de mon d�lire chor�graphique, de me faire passer par-dessus la rampe et de IV p. 133 m'apporter sur ses genoux pour y recevoir mille baisers arros�s de pleurs.

Vers la m�me �poque, ma grand'm�re commen�a � m'enseigner la musique. Malgr� ses doigts � moiti� paralys�s et sa voix cass�e, elle chantait encore admirablement, et les deux ou trois accords qu'elle pouvait faire pour s'accompagner �taient d'une harmonie si heureuse et si large que, quand elle s'enfermait dans sa chambre pour relire quelque vieil op�ra � la d�rob�e, et qu'elle me permettait de rester aupr�s d'elle, j'�tais dans une v�ritable extase. Je m'asseyais par terre sous le vieux clavecin o� Brillant, son chien favori, me permettait de partager un coin de tapis, et j'aurais pass� l� ma vie enti�re, tant cette voix chevrotante et le son criard de cette �pinette me charmaient. C'est qu'en d�pit des infirmit�s de cette voix et de cet instrument, c'�tait de la belle musique, admirablement comprise et sentie. J'ai bien entendu chanter depuis, et avec des moyens magnifiques. Mais si j'ai entendu quelque chose de plus, je puis dire que ce n'a jamais �t� quelque chose de mieux. Elle avait su beaucoup de musique des ma�tres, et elle avait connu Gluck et Piccini pour lesquels elle �tait rest�e impartiale, disant que chacun avait son m�rite, et qu'il ne fallait pas comparer, mais appr�cier les individualit�s. Elle savait encore par cœur des fragmens de L�o, de Hasse et de Durante que je n'ai jamais entendu chanter IV p. 134 qu'� elle, et que je ne saurais m�me d�signer, mais que je reconna�trais si je les entendais de nouveau. C'�tait des id�es simples et grandes, des formes classiques et calmes. M�me dans les choses qui avaient �t� le plus de mode dans sa jeunesse, elle distinguait parfaitement le c�t� faible, et n'aimait pas ce que nous appelons aujourd'hui le rococo. Son go�t �tait franc, s�v�re et grave.

Elle m'enseigna les principes, et si clairement, que cela ne me parut pas la mer � boire. Plus tard, quand j'eus des ma�tres, je n'y compris plus rien, et je me d�go�tai de cette �tude � laquelle je ne me crus pas propre. Mais depuis, j'ai bien senti que c'�tait la faute des ma�tres plus que la mienne, et que si ma grand'm�re s'en f�t toujours m�l�e exclusivement, j'aurais �t� musicienne, car j'�tais bien organis�e pour l'�tre, et je comprends le beau qui, dans cet art, m'impressionne et me transporte plus que dans tous les autres.

IV p. 135

CHAPITRE DEUXIEME.

Mme de Genlis, les Battu�cas.—Les rois et les reines des contes de f�es.—L'�cran vert.—La grotte et la cascade.—Le vieux ch�teau.—Premi�re s�paration d'avec ma m�re.—Catherine.—Effroi que me causait l'�ge et l'air imposant de ma grand'm�re.—Voyage � Paris.—La grande berline.—L'appartement de ma grand'm�re � Paris.—Mes promenades avec ma m�re.—La coiffure � la chinoise.—Ma sœur.—Premier chagrin violent.—La poup�e noire.—Maladie et visions dans le d�lire.

Ma petite cervelle �tait toujours pleine de po�sie, et mes lectures me tenaient en haleine sous ce rapport. Berquin, ce vieux ami des enfans qu'on a, je crois trop vant�, ne me passionna jamais. Quelquefois ma m�re nous lisait tout haut des fragmens de roman de Mme de Genlis, cette bonne dame qu'on a trop oubli�e, et qui avait un talent r�el. Qu'importent aujourd'hui ses pr�jug�s, sa demi-morale souvent fausse et son caract�re personnel, qui ne semble pas avoir eu de parti pris entre l'ancien monde et le nouveau? Relativement au cadre qui a pes� sur elle, elle a peint aussi largement que possible. Son v�ritable naturel a d� �tre excellent, et il y a certain roman d'elle qui ouvre vers l'avenir IV p. 136 des perspectives tr�s larges. Son imagination est rest�e fra�che sous les glaces de l'�ge, et, dans les d�tails, elle est v�ritablement artiste et po�te.

Il existe d'elle un roman publi� sous la Restauration, un des derniers, je crois, qu'elle ait �crit, et dont je n'ai jamais entendu parler depuis cette �poque. J'avais quinze ou seize ans quand je le lus, et je ne saurais dire s'il eut du succ�s. Je ne me le rappelle pas bien, mais il m'a vivement impressionn�e, et il a produit son effet sur toute ma vie. Ce roman est intitul� les Battu�cas, et il est �minemment socialiste. Les Battu�cas sont une petite tribu qui a exist�, en r�alit� ou en imagination, dans une vall�e espagnole cern�e de montagnes inaccessibles. A la suite de je ne sais quel �v�nement, cette tribu s'est renferm�e volontairement en un lieu o� la nature lui offre toutes les ressources imaginables, et o�, depuis plusieurs si�cles, elle se perp�tue sans avoir aucun contact avec la civilisation ext�rieure. C'est une petite r�publique champ�tre, gouvern�e par des lois d'un id�al na�f. On y est forc�ment vertueux; c'est l'�ge d'or avec tout son bonheur et toute sa po�sie. Un jeune homme, dont je ne sais plus le nom et qui vivait l� dans toute la candeur des mœurs primitives, d�couvre un jour, par hasard, le sentier perdu qui m�ne au monde moderne. Il se hasarde, il quitte sa douce retraite, le voil� lanc� dans notre civilisation, IV p. 137 avec la simplicit� et la droiture de la logique naturelle. Il voit des palais, des arm�es, des th��tres, des œuvres d'art, une cour, des femmes du monde, des savans, des hommes c�l�bres; et son �tonnement, son admiration tiennent du d�lire. Mais il voit aussi des mendians, des orphelins abandonn�s, des plaies �tal�es � la porte des �glises, des hommes qui meurent de faim � la porte des riches. Il s'�tonne encore plus. Un jour, il prend un pain sur l'�talage d'un boulanger pour le donner � une pauvre femme qui pleure avec son enfant p�le et mourant dans les bras. On le traite de voleur, on le menace; ses amis le grondent et t�chent de lui expliquer ce que c'est que la propri�t�. Il ne comprend pas. Une belle dame le s�duit, mais elle a des fleurs artificielles dans les cheveux, des fleurs qu'il a crues vraies et qui l'�tonnent, parce qu'elles sont sans parfum. Quand on lui explique que ce ne sont pas des fleurs, il s'effraie, il a peur de cette femme qui lui a sembl� si belle, il craint qu'elle ne soit artificielle aussi.

Je ne sais plus combien de d�ceptions lui viennent quand il voit le mensonge, le charlatanisme, la convention, l'injustice partout. C'est le Candide ou le Huron de Voltaire, mais c'est con�u plus na�vement, c'est une œuvre chaste, sinc�re, sans amertume, et dont les d�tails ont une po�sie infinie. Je crois que le jeune Battu�cas IV p. 138 retourne � sa vall�e, et recouvre sa vertu sans retrouver son bonheur, car il a bu � la coupe empoisonn�e du si�cle. Je ne voudrais pas relire ce livre, je craindrais de ne plus le trouver aussi charmant qu'il m'a sembl�.

Autant qu'il m'en souvient, la conclusion de Mme de Genlis n'est pas hardie: elle ne veut pas donner tort � la soci�t�, et, � plusieurs �gards, elle a raison d'accepter l'humanit� telle qu'elle est devenue par les lois m�mes du progr�s. Mais il me semble qu'en g�n�ral, les argumens qu'elle place dans la bouche de l'esp�ce de mentor dont elle fait accompagner son h�ros � travers l'examen du monde moderne, sont assez faibles; je les lisais sans plaisir et sans conviction, et l'on pense bien pourtant qu'� seize ans, sortant du clo�tre, et encore soumise � la loi catholique, je n'avais pas de parti pris contre la soci�t� officielle. Les na�fs raisonnemens du Battu�cas me charmaient, au contraire, et, chose bizarre, c'est peut-�tre � Mme de Genlis, l'institutrice et l'amie de Louis-Philippe, que je dois mes premiers instincts socialistes et d�mocratiques.

Mais je me trompe: je les dois � la singularit� de ma position, � ma naissance � cheval, pour ainsi dire sur deux classes, � mon amour pour ma m�re, contrari� et bris� par des pr�jug�s qui m'ont fait souffrir avant que je pusse les comprendre. Je les dois aussi � mon �ducation, qui fut tour � tour philosophique et religieuse, IV p. 139 et � tous les contrastes que ma propre vie m'a pr�sent�s d�s l'�ge le plus tendre. J'ai donc �t� d�mocrate, non-seulement par le sang que ma m�re a mis dans mes veines, mais par les luttes que ce sang du peuple a soulev�es dans mon cœur et dans mon existence; et si les livres ont fait de l'effet sur moi, c'est que leurs tendances ne faisaient que confirmer et consacrer les miennes.

Pourtant, les princesses et les rois des contes de f�es firent longtemps mes d�lices. C'est que, dans mes r�ves d'enfant, ces personnages �taient le type de l'am�nit�, de la bienfaisance et de la beaut�. J'aimais leur luxe et leurs parures; mais tout cela leur venait des f�es, et ces rois-l� n'ont rien de commun avec les rois v�ritables. Ils sont trait�s d'ailleurs fort cavali�rement par les g�nies quand ils se conduisent mal, et, � cet �gard, ils sont soumis � une justice plus s�v�re que celle des peuples.

Les f�es et les g�nies? o� �taient-ils, ces �tres qui pouvaient tout, et qui, d'un coup de baguette, vous faisaient entrer dans un monde de merveilles! Ma m�re ne voulut jamais me dire qu'ils n'existaient pas, et je lui en sais maintenant un gr� infini. Ma grand'm�re n'y e�t pas �t� par quatre chemins, si j'avais os� lui faire les m�mes questions. Toute pleine de Jean-Jacques et de Voltaire, elle e�t d�moli sans remords et sans piti� tout l'�difice enchant� de IV p. 140 mon imagination. Ma m�re proc�dait autrement. Elle ne m'affirmait rien, elle ne niait rien non plus. La raison venait bien assez vite � son gr�, et d�j� je pensais bien par moi-m�me que mes chim�res ne se r�aliseraient pas; mais si la porte de l'esp�rance n'�tait plus toute grande ouverte comme dans les premiers jours, elle n'�tait pas encore ferm�e � clef. Il m'�tait permis de fureter autour et de t�cher d'y trouver une petite fente pour regarder au travers. Enfin je pouvais encore r�ver toute �veill�e, et je ne m'en faisais pas faute.

Je me souviens que dans les soirs d'hiver, ma m�re nous lisait tant�t du Berquin, tant�t les veill�es du ch�teau de Mme de Genlis, et tant�t d'autres fragmens de livres � notre port�e, mais dont je ne me souviens plus. J'�coutais d'abord attentivement. J'�tais assise aux pieds de ma m�re devant le feu, et il y avait entre le feu et moi, un vieux �cran � pieds, garni de taffetas vert. Je voyais un peu le feu � travers ce taffetas us�, et il y produisait de petites �toiles dont j'augmentais le rayonnement en clignotant. Alors peu � peu je perdais le sens des phrases que lisait ma m�re. Sa voix me jetait dans une sorte d'assoupissement moral, o� il m'�tait impossible de suivre une id�e. Des images se dessinaient devant moi et venaient se fixer sur l'�cran vert. C'�taient des bois, des rivi�res, des villes d'une architecture bizarre et gigantesque IV p. 141 comme j'en vois encore souvent en songe; des palais enchant�s avec des jardins comme il n'y en a pas, avec des milliers d'oiseaux d'azur, d'or et de pourpre qui voltigeaient sur les fleurs, et qui se laissaient prendre comme les roses se laissent cueillir. Il y avait des roses vertes, noires, violettes, des roses bleues surtout. Il para�t que la rose bleue a �t� longtemps le r�ve de Balzac. Elle �tait aussi le mien dans mon enfance, car les enfans, comme les po�tes, sont amoureux de ce qui n'existe pas. Je voyais aussi des bosquets illumin�s, des jets d'eau, des profondeurs myst�rieuses, des ponts chinois, des arbres couverts de fruits d'or et de pierreries; enfin, tout le monde fantastique de mes contes devenait sensible, �vident, et je m'y perdais avec d�lices. Je fermais les yeux et je le voyais encore; mais quand je les rouvrais, ce n'�tait que sur l'�cran que je pouvais le retrouver. Je ne sais quel travail de mon cerveau avait fix� l� cette vision plut�t qu'ailleurs; mais il est certain que j'ai contempl� sur cet �cran vert des merveilles inou�es.

Un jour ces apparitions devinrent si compl�tes, que j'en fus comme effray�e, et que je demandai � ma m�re si elle ne les voyait pas. Je pr�tendais qu'il y avait de grandes montagnes bleues sur l'�cran, et elle me secoua sur ses genoux en chantant pour me ramener � moi-m�me. Je ne sais si ce fut pour donner un aliment � IV p. 142 mon imagination trop excit�e qu'elle imagina elle-m�me une cr�ation pu�rile, mais ravissante pour moi, et qui a fait longtemps mes d�lices. Voici ce que c'�tait.

Il y a dans notre enclos un petit bois plant� de charmilles, d'�rables, de fr�nes, de tilleuls et de lilas. Ma m�re choisit un endroit o� une all�e tournante conduit � une sorte d'impasse. Elle pratiqua, avec l'aide d'Hippolyte, de ma bonne, d'Ursule et de moi, un petit sentier dans le fourr�, qui �tait alors fort �pais. Ce sentier fut bord� de violettes, de primev�res et de pervenches, qui, depuis ce temps-l�, ont tellement prosp�r� qu'elles ont envahi presque tout le bois. L'impasse devint donc un petit nid o� un banc fut �tabli sous les lilas et les aub�pines; et l'on allait �tudier et r�p�ter l� ses le�ons pendant le beau temps. Ma m�re y portait son ouvrage, et nous y portions nos jeux, surtout nos pierres et nos briques pour construire des maisons, et nous donnions � ces �difices, Ursule et moi, des noms pompeux: c'�tait le ch�teau de la F�e, c'�tait le palais de la Belle au bois dormant, etc. Voyant que nous ne venions pas � bout de r�aliser nos r�ves dans ces constructions grossi�res, ma m�re quitta un jour son ouvrage et se mit de la partie. Otez-moi, nous dit-elle, vos vilaines pierres � chaux et vos briques cass�es; allez me chercher des pierres bien couvertes de mousse, des cailloux roses, verts, des coquillages, IV p. 143 et que tout cela soit joli, ou bien je ne m'en m�le pas.

Voil� notre imagination allum�e. Il s'agit de ne rien rapporter qui ne soit joli, et nous nous mettons � la recherche de ces tr�sors que jusque-l� nous avions foul�s aux pieds sans les conna�tre. Que de discussions avec Ursule pour savoir si cette mousse est assez velout�e, si ces pierres ont une forme heureuse, si ces cailloux sont assez brillans! D'abord tout nous avait paru bon, mais bient�t la comparaison s'�tablit, les diff�rences nous frapp�rent, et, peu � peu, rien ne nous paraissait plus digne de notre construction nouvelle. Il fallut que la bonne nous conduis�t � la rivi�re pour y trouver ces beaux cailloux d'�meraude, de lapis et de corail qui brillent sous les eaux basses et courantes. Mais, � mesure qu'ils s�chent hors de leur lit, ils perdent leurs vives couleurs, et c'�tait une d�ception continuelle. Nous les replongions cent fois dans l'eau pour en ranimer l'�clat. Il y a, dans nos terrains des quartz superbes et une quantit� d'ammonites et des p�trifications ant�diluviennes d'une grande beaut� et d'une grande vari�t�. Nous n'avions jamais fait attention � tout cela, et le moindre objet nous devenait une surprise, une d�couverte et une conqu�te.

Il y avait � la maison un �ne, le meilleur �ne que j'aie jamais connu. Je ne sais s'il avait �t� malicieux dans sa jeunesse, comme tous ses pareils, IV p. 144 mais il �tait vieux, tr�s vieux; il n'avait plus ni rancunes ni caprices; il marchait d'un pas grave et mesur�; respect� pour son grand �ge et ses bons services, il ne recevait jamais ni corrections, ni reproches, et s'il �tait le plus irr�prochable des �nes, on peut dire aussi qu'il en �tait le plus heureux et le plus estim�. On nous mettait, Ursule et moi, chacune dans une de ses bannes, et nous voyagions ainsi sur ses flancs sans qu'il e�t jamais la pens�e de se d�barrasser de nous. Au retour de la promenade, l'�ne rentrait dans sa libert� habituelle, car il ne connaissait ni corde, ni ratelier. Toujours errant dans les cours, dans le village ou dans la prairie du jardin, il �tait absolument livr� � lui-m�me, ne commettant jamais de m�faits, et usant discr�tement de toutes choses. Il lui prenait souvent fantaisie d'entrer dans la maison, dans la salle � manger, et m�me dans l'appartement de ma grand'm�re qui le trouva un jour install� dans son cabinet de toilette, le nez sur une bo�te de poudre d'iris, qu'il respirait d'un air s�rieux et recueilli. Il avait m�me appris � ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au loquet, d'apr�s l'ancien syst�me du pays; et, comme il connaissait parfaitement tout le rez-de-chauss�e, il cherchait toujours ma grand'm�re dont il savait bien qu'il recevrait quelque friandise. Il lui �tait indiff�rent de faire rire; sup�rieur aux sarcasmes, il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient IV p. 145 qu'� lui. Sa seule faiblesse �tait le d�sœuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la cons�quence. Une nuit, ayant trouv� la porte du lavoir ouverte, il monta un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule, souleva le loquet de deux ou trois pi�ces, et arriva � la porte de la chambre � coucher de ma grand'm�re; mais trouvant l� un verrou, il se mit � gratter du pied pour avertir de sa pr�sence. Ne comprenant rien � ce bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma grand'm�re sonna sa femme de chambre qui accourut sans lumi�re, vint � la porte, et tomba sur l'�ne en jetant les hauts cris.

Mais ceci est une digression. Je reviens � nos promenades. L'�ne fut mis par nous en r�quisition et il rapportait chaque jour dans ses paniers une provision de pierres pour notre �difice. Ma m�re choisissait les plus belles ou les plus bizarres, et quand les mat�riaux furent rassembl�s, elle commen�a � b�tir devant nous avec ses petites mains fortes et diligentes, non pas une maison, non pas un ch�teau, mais une grotte en rocaille.

Une grotte! nous n'avions aucune id�e de cela. La n�tre n'atteignit gu�res que quatre ou cinq pieds de haut, et deux ou trois de profondeur. Mais la dimension n'est rien pour les enfans, ils ont la facult� de voir en grand, et comme l'ouvrage dura quelques jours, pendant IV p. 146 quelques jours nous cr�mes que notre rocaille allait s'�lever jusqu'aux nues. Quand elle fut termin�e, elle avait acquis dans notre cervelle les proportions que nous avions r�v�es, et j'ai besoin de me rappeler qu'en montant sur ses premi�res assises je pouvais en atteindre le sommet; j'ai besoin de voir le petit emplacement qu'elle occupait, et qui existe encore, pour ne pas me persuader, encore aujourd'hui, que c'�tait une caverne de montagne.

C'�tait du moins tr�s joli; je ne pourrai jamais me persuader le contraire: Ce n'�taient que cailloux choisis, mariant leurs vives couleurs; pierres couvertes de mousses fines et soyeuses, coquillages superbes, festons de lierre au-dessus et gazons tout autour. Mais cela ne suffisait pas; il fallait une source et une cascade, car une grotte sans eau vive est un corps sans �me. Or, il n'y avait pas le moindre filet d'eau dans le petit bois. Mais ma m�re ne s'arr�tait pas pour si peu. Une grande terrine � fond d'�mail vert, qui servait aux savonnages, fut enterr�e jusqu'aux bords dans l'int�rieur de la grotte, bord�e de plantes et de fleurs qui cachaient la poterie, et remplie d'une eau limpide que nous avions grand soin de renouveler tous les jours. Mais la cascade! nous la demandions avec ardeur. �Demain vous aurez la cascade, dit ma m�re; mais vous n'irez pas voir la grotte avant que je IV p. 147 vous fasse appeler, car il faut que la f�e s'en m�le, et votre curiosit� pourrait la contrarier.�

Nous observ�mes religieusement cette prescription, et � l'heure dite, ma m�re vint nous chercher. Elle nous amena par le sentier en face de la grotte, nous d�fendit de regarder derri�re, et, me mettant une petite baguette dans la main, elle frappa trois fois dans les siennes, me recommandant de frapper en m�me temps de ma baguette le centre de la grotte, qui pr�sentait alors un orifice garni d'un tuyau de sureau. Au troisi�me coup de baguette, l'eau, se pr�cipitant dans le tuyau, fit irruption si abondamment, que nous f�mes inond�es, Ursule et moi, � notre grande satisfaction, et en poussant des cris de joie d�lirante. Puis, la cascade tombant de deux pieds de haut dans le bassin form� par la terrine, offrit une nappe d'eau cristalline, qui dura deux ou trois minutes et s'arr�ta.... lorsque toute l'eau du vase que ma bonne, cach�e derri�re la grotte, versait dans le tuyau de sureau fut �puis�e, et que, d�bordant de la terrine, l'onde pure e�t copieusement arros� les fleurs plant�es sur ses bords. L'illusion fut donc de courte dur�e, mais elle avait �t� compl�te, d�licieuse, et je ne crois pas avoir �prouv� plus de surprise et d'admiration quand j'ai vu par la suite les grandes cataractes des Alpes et des Pyr�n�es.

Quand la grotte eut atteint son dernier degr� de perfection, comme ma grand'm�re ne l'avait IV p. 148 pas encore vue, nous all�mes solennellement la prier de nous honorer de sa visite dans le petit bois, et nous dispos�mes tout pour lui donner la surprise de la cascade. Nous nous imaginions qu'elle serait ravie; mais, soit qu'elle trouv�t la chose trop pu�rile, soit qu'elle f�t mal dispos�e pour ma m�re, ce jour-l�, au lieu d'admirer notre chef-d'œuvre, elle se moqua de nous, et la terrine servant de bassin (nous avions pourtant mis des petits poissons dedans pour lui faire f�te!) nous attira plus de railleries que d'�loges. Pour mon compte j'en fus constern�e, car rien au monde ne me paraissait plus beau que notre grotte enchant�e, et je souffrais r�ellement quand on s'effor�ait de m'�ter une illusion.

Les promenades � �ne nous mettaient toujours en grande joie; nous allions � la messe tous les dimanches sur ce patriarche des roussins, et nous portions notre d�jeuner pour le manger apr�s la messe, dans le vieux ch�teau de Saint-Chartier qui touche � l'�glise. Ce ch�teau �tait gard� par une vieille femme qui nous recevait dans les vastes salles abandonn�es du vieux manoir, et ma m�re prenait plaisir � y passer une partie de la journ�e.

Ce qui me frappait le plus, c'�tait l'apparence fantastique de la vieille femme, qui �tait pourtant une v�ritable paysanne, mais qui ne tenait aucun compte du dimanche et filait sa quenouille, ce jour-l�, avec autant d'activit� que dans la IV p. 149 semaine, bien que l'observation du ch�mage soit une des plus rigoureuses habitudes du paysan de la Vall�e-Noire. Cette vieille avait-elle servi quelque seigneur de village, voltairien et philosophe? Je ne sais. J'ai oubli� son nom, mais non l'aspect imposant du ch�teau tel qu'il a �t� encore pendant plusieurs ann�es apr�s cette �poque. C'�tait un redoutable manoir, bien entier et tr�s habitable, quoique d�garni de meubles. Il y avait des salles immenses, des chemin�es colossales et des oubliettes que je me rappelle parfaitement.

Ce ch�teau est c�l�bre dans l'histoire du pays. Il �tait le plus fort de la province, et longtemps il servit de r�sidence aux princes du bas Berry. Il a �t� assi�g� par Philippe-Auguste en personne, et plus tard, il fut encore occup� par les Anglais, et repris sur eux � l'�poque des guerres de Charles VII. C'est un grand carr� flanqu� de quatre tours �normes. Le propri�taire, lass� de l'entretenir, voulut l'abattre pour vendre les mat�riaux. On r�ussit � enlever la charpente et � effondrer toutes les cloisons et murailles int�rieures; mais on ne put entamer les tours b�ties en ciment romain, et les chemin�es furent impossibles � d�raciner. Elles sont encore debout, �levant leurs longs tuyaux � 40 pieds dans les airs, sans que jamais, depuis trente ans, la temp�te ou la gel�e en ait d�tach� une seule brique. En somme, c'est une ruine magnifique IV p. 150 et qui bravera le temps et les hommes pendant bien des si�cles encore. La base est de construction romaine, le corps de l'�difice est des premiers temps de la f�odalit�.

C'�tait un voyage alors que d'aller � Saint-Chartier. Les chemins �taient impraticables pendant neuf mois de l'ann�e. Il fallait aller par les sentiers des prairies, ou se risquer avec le pauvre �ne qui resta plus d'une fois plant� dans la glaise avec son fardeau. Aujourd'hui, une route superbe, bord�e de beaux arbres, nous y m�ne en un quart d'heure; mais le ch�teau me faisait une bien plus vive impression, alors qu'il fallait plus de peine pour y arriver.

Enfin, les arrangemens de famille furent termin�s, et ma m�re signa l'engagement de me laisser � ma grand'm�re, qui voulait absolument se charger de mon �ducation. J'avais montr� une si vive r�pugnance pour cette convention qu'on ne m'en parla plus, du moment qu'elle fut adopt�e. On s'entendit pour me d�tacher peu � peu de ma m�re sans que je pusse m'en apercevoir; et, pour commencer, elle partit seule pour Paris, impatiente qu'elle �tait de revoir Caroline.

Comme je devais aller � Paris quinze jours apr�s avec ma grand'm�re, et que je voyais m�me d�j� pr�parer la voiture et faire les paquets, je n'eus pas trop d'effroi ni de chagrin. On me disait qu'� Paris je demeurerais tout pr�s de ma petite maman et que je la verrais tous les jours. IV p. 151 Pourtant, j'�prouvai une sorte de terreur quand je me trouvai sans elle dans cette maison qui recommen�a � me para�tre grande comme dans les premiers jours que j'y avais pass�s. Il fallut aussi me s�parer de ma bonne, que j'aimais tendrement et qui allait se marier. C'�tait une paysanne que ma m�re avait prise en remplacement de l'Espagnole C�cilia, apr�s la mort de mon p�re. Cette excellente femme vit toujours et vient me voir souvent pour m'apporter des fruits de son cormier, arbre assez rare dans notre pays, et qui y atteint pourtant des proportions �normes. Le cormier de Catherine fait son orgueil et sa gloire, et elle en parle comme ferait le gardien cicerone d'un monument splendide. Elle a eu une nombreuse famille, et des malheurs par cons�quent. J'ai eu souvent l'occasion de lui rendre service. C'est un bonheur de pouvoir assister la vieillesse de l'�tre qui a soign� notre enfance. Il n'y avait rien de plus doux et de plus patient au monde que Catherine. Elle tol�rait, elle admirait m�me na�vement toutes mes sottises. Elle m'a horriblement g�t�e, et je ne m'en plains pas, car je ne devais pas l'�tre longtemps par mes bonnes, et j'eus bient�t � expier la tol�rance et la tendresse dont je n'avais pas assez senti le prix.

Elle me quitta en pleurant, bien que ce f�t pour un mari excellent, d'une belle figure, d'une grande probit�, intelligent, et riche par dessus le march�; soci�t� bien pr�f�rable � celle d'une IV p. 152 enfant pleureuse et fantasque; mais le bon cœur de cette fille ne calculait pas, et ses larmes me donn�rent la premi�re notion de l'absence. Pourquoi pleures-tu? lui disais-je; nous nous reverrons bien!—Oui, me disait-elle; mais je m'en vas � une grande demi-lieue d'ici, et je ne vous reverrai pas tous les jours.

Cela me fit faire des r�flexions, et je commen�ai � me tourmenter de l'absence de ma m�re. Je ne fus pourtant alors que quinze jours s�par�e d'elle, mais ces quinze jours sont plus distincts dans ma m�moire que les trois ann�es qui venaient de s'�couler, et m�me peut-�tre que les trois ann�es qui suivirent, et qu'elle passa encore avec moi. Tant il est vrai que la douleur seule marque dans l'enfance le sentiment de la vie!

Pourtant, il ne se passa rien de remarquable durant ces quinze jours. Ma grand'm�re, s'apercevant de ma m�lancolie, s'effor�ait de me distraire par le travail. Elle me donnait mes le�ons, et se montrait beaucoup plus indulgente que ma m�re pour mon �criture et pour la r�citation de mes fables. Plus de r�primandes, plus de punitions. Elle en avait toujours �t� fort sobre, et, voulant se faire aimer, elle me donnait plus d'�loges, d'encouragemens et de bonbons que de coutume. Tout cela e�t d� me sembler fort doux, car ma m�re �tait rigide et sans mis�ricorde pour mes langueurs et mes distractions. Eh bien, le cœur de l'enfant est un petit monde IV p. 153 d�j� aussi bizarre et aussi incons�quent que celui de l'homme. Je trouvais ma grand'm�re plus s�v�re et plus effrayante dans sa douceur que ma m�re dans ses emportemens; jusque-l�, je l'avais aim�e, et je m'�tais montr�e confiante et caressante avec elle. De ce moment, et cela dura bien longtemps apr�s, je me sentis froide et r�serv�e en sa pr�sence; ses caresses me g�naient et me donnaient envie de pleurer, parce qu'elles me rappelaient les �treintes plus passionn�es de ma petite m�re. Et puis ce n'�tait pas, avec elle, une vie de tous les instans, une familiarit�, une expansion continuelles. Il fallait du respect, et cela me semblait glacial. La terreur que ma m�re me causait parfois n'�tait qu'un instant douloureux � passer. L'instant d'apr�s j'�tais sur ses genoux, sur son sein, je la tutoyais, tandis qu'avec la bonne maman c'�taient des caresses de c�r�monie, pour ainsi dire. Elle m'embrassait solennellement et comme par r�compense de ma bonne conduite; elle ne me traitait pas assez comme un enfant, tant elle souhaitait me donner de la tenue et me faire perdre l'invincible laisser-aller de ma nature, que ma m�re n'avait jamais r�prim� avec persistance. Il ne fallait plus se rouler par terre, rire bruyamment, parler berrichon. Il fallait se tenir droite, porter des gants, faire silence; ou chuchoter bien bas dans un coin, avec Ursulette. A chaque �lan de mon organisation on opposait une petite r�pression bien douce, IV p. 154 mais assidue. On ne me grondait pas, mais on me disait vous, et c'�tait tout dire. Ma fille, vous vous tenez comme une bossue; ma fille, vous marchez comme une paysanne; ma fille, vous avez encore perdu vos gants! ma fille, vous �tes trop grande pour faire de pareilles choses. Trop grande! j'avais sept ans, et on ne m'avait jamais dit que j'�tais trop grande. Cela me faisait une peur affreuse d'�tre devenue tout-�-coup si grande depuis le d�part de ma m�re. Et puis, il fallait apprendre toute sorte d'usages qui me paraissaient ridicules. Il fallait faire la r�v�rence aux personnes qui venaient en visite. Il ne fallait plus mettre le pied � la cuisine et ne plus tutoyer les domestiques, afin qu'ils perdissent l'habitude de me tutoyer. Il ne fallait pas m�me lui dire vous. Il fallait lui parler � la troisi�me personne: Ma bonne maman veut-elle me permettre d'aller au jardin?

Elle avait certainement raison, l'excellente femme, de vouloir me frapper d'un grand respect moral pour sa personne et pour le code des grandes habitudes de civilisation qu'elle voulait m'imposer. Elle prenait possession de moi, elle avait affaire � un enfant quinteux et difficile � manier; elle avait vu ma m�re s'y prendre �nergiquement, et elle pensait qu'au lieu de calmer ces acc�s d'irritation maladive, ma m�re, excitant trop ma sensibilit�, me soumettait sans me corriger. C'est bien probable. L'enfant, trop IV p. 155 secou� dans son syst�me nerveux, revient d'autant plus vite � son d�bordement d'imp�tuosit�, qu'on l'a plus �branl� en le matant tout d'un coup. Ma grand'm�re savait bien qu'en me subjuguant par une continuit� d'observations calmes, elle me plierait � une ob�issance instinctive, sans combats, sans larmes, et qui m'�terait jusqu'� l'id�e de la r�sistance. Ce fut, en effet, l'affaire de quelques jours. Je n'avais jamais eu la pens�e d'entrer en r�volte contre elle, mais je ne m'�tais gu�re retenue de me r�volter contre les autres en sa pr�sence. D�s qu'elle se fut empar�e de moi, je sentis qu'en faisant des sottises sous ses yeux, j'encourais son bl�me, et ce bl�me exprim� si poliment, mais si froidement, me donnait froid jusque dans la mo�lle des os. Je faisais une telle violence � mes instincts, que j'�prouvais des frissons convulsifs dont elle s'inqui�tait sans les comprendre. Elle avait atteint son but qui �tait, avant tout, de me rendre disciplinable, et elle s'�tonnait d'y �tre parvenue aussi vite. �Voyez donc, disait-elle, comme elle est douce et gentille!� Et elle s'applaudissait d'avoir eu si peu de peine � me transformer avec un syst�me tout oppos� � celui de ma pauvre m�re, tour � tour esclave et tyran.

Mais ma ch�re bonne maman eut bient�t � s'�tonner davantage. Elle voulait �tre respect�e religieusement, et, en m�me temps, �tre aim�e avec passion. Elle se rappelait l'enfance de son IV p. 156 fils, et se flattait de la recommencer avec moi. H�las! cela ne d�pendait ni de moi ni d'elle-m�me. Elle ne tenait pas assez de compte du degr� de g�n�ration qui nous s�parait et de la distance �norme de nos �ges. La nature ne se trompe pas, et malgr� les bont�s infinies, les bienfaits sans bornes de ma grand'm�re dans mon �ducation, je n'h�site pas � le dire, une a�eule �g�e et infirme ne peut pas �tre une m�re, et la gouverne absolue d'un jeune enfant par une vieille femme, est quelque chose qui contrarie la nature � chaque instant. Dieu sait ce qu'il fait en arr�tant �un certain �ge la puissance de la maternit�. Il faut au petit �tre qui commence la vie un �tre jeune et encore dans la pl�nitude de la vie. La solennit� des mani�res de ma grand'm�re me contristait l'�me. Sa chambre, sombre et parfum�e, me donnait la migraine et des b�illemens spasmodiques. Elle craignait le chaud, le froid, un vent coulis, un rayon de soleil. Il me semblait qu'elle m'enfermait avec elle dans une grande bo�te, quand elle me disait: Amusez-vous tranquillement. Elle me donnait des gravures � regarder, et je ne les voyais pas, j'avais le vertige. Un chien qui aboyait au dehors, un oiseau qui chantait dans le jardin me faisaient tressaillir; j'aurais voulu �tre le chien ou l'oiseau. Et, quand j'�tais au jardin avec elle, bien qu'elle n'exer��t sur moi aucune contrainte, j'�tais encha�n�e � ses c�t�s IV p. 157 par le sentiment des �gards qu'elle avait d�j� su m'inspirer. Elle marchait avec peine; je me tenais tout pr�s pour lui ramasser sa tabati�re ou son gant qu'elle laissait souvent tomber et qu'elle ne pouvait pas se baisser pour ramasser; car je n'ai jamais vu de corps plus languissant et plus d�bile, et comme elle �tait n�anmoins grasse, fra�che, et point malade, cette incapacit� de mouvement m'impatientait int�rieurement au dernier point. J'avais vu cent fois ma m�re bris�e par des migraines violentes, �tendue sur son lit comme une morte, les joues p�les et les dents serr�es. Cela me mettait au d�sespoir, mais la nonchalance paralytique de ma grand'm�re �tait quelque chose que je ne pouvais pas m'expliquer et qui parfois me semblait volontaire.

Il y avait bien un peu de cela dans le principe. C'�tait la faute de sa premi�re �ducation; elle avait trop v�cu dans une bo�te, elle aussi, et son sang avait perdu l'�nergie n�cessaire � la circulation. Quand on voulait la saigner, on ne pouvait pas lui en tirer une goutte, tant il �tait inerte dans ses veines. J'avais une peur effrayante de devenir comme elle, et quand elle m'ordonnait de n'�tre � ses c�t�s ni agit�e ni bruyante, il me semblait qu'elle me command�t d'�tre morte.

Enfin, tous mes instincts se r�voltaient contre cette diff�rence d'organisation, et je n'ai aim� v�ritablement ma grand'm�re que lorsque j'ai su raisonner. Jusque-l�, je m'en confesse, j'ai eu IV p. 158 une sorte de v�n�ration morale, jointe � un �loignement physique invincible. Elle s'aper�ut bien de ma froideur, la pauvre femme, et voulut la vaincre par des reproches, qui ne servirent qu'�l'augmenter, en constatant � mes propres yeux un sentiment dont je ne me rendais pas compte. Elle en a bien souffert, et moi peut-�tre encore plus, sans pouvoir m'en d�fendre. Et puis une grande r�action s'est faite en moi quand mon esprit s'est d�velopp�, et elle a reconnu qu'elle s'�tait tromp�e en me jugeant ingrate et obstin�e.

Nous part�mes pour Paris au commencement, de, je crois, l'hiver de 1810 � 1811; car Napol�on �tait entr� en vainqueur � Vienne, et il avait �pous� Marie-Louise, pendant mon premier s�jour � Nohant. Je me rappelle les deux endroits du jardin o� j'entendis ces deux nouvelles occuper ma famille. Je dis adieu � Ursule: la pauvre enfant �tait d�sol�e, mais je devais la retrouver au retour, et d'ailleurs j'�tais si heureuse d'aller voir ma m�re, que j'�tais presque insensible � tout le reste. J'avais fait la premi�re exp�rience d'une s�paration, et je commen�ais � avoir la notion du temps. J'avais compt� les jours et les heures qui s'�taient �coul�s pour moi loin de l'unique objet de mon amour. J'aimais Hippolyte aussi malgr� ses taquineries; lui aussi pleurait de rester seul, pour la premi�re fois, dans cette grande maison. Je le plaignais; IV p. 159 j'aurais voulu qu'on l'emmen�t; mais, en somme, je n'avais de larmes pour personne, je n'avais que ma m�re en t�te, et ma grand'm�re, qui passait sa vie � m'�tudier, disait tout bas � Deschartres (les enfans entendent tout): �Cette petite n'est pas si sensible que je l'aurais cru.�

On mettait, dans ce temps-l�, trois grandes journ�es pour aller � Paris, quelquefois quatre. Et pourtant ma grand'm�re voyageait en poste. Mais elle ne pouvait passer la nuit en voiture, et quand elle avait fait, dans sa grande berline, vingt-cinq lieues par jour, elle �tait bris�e. Cette voiture de voyage �tait une v�ritable maison roulante. On sait de combien de paquets, de d�tails et de commodit�s de tout genre les vieilles gens et surtout les personnes raffin�es se chargeaient et s'incommodaient en voyage. Les innombrables poches de ce v�hicule �taient remplies de provisions de bouche, de friandises, de parfums, de jeux de cartes, de livres, d'itin�raires, d'argent, que sais-je? On e�t dit que nous nous embarquions pour un mois. Ma grand'm�re et sa femme de chambre, empaquet�es de couvre-pieds et d'oreillers, �taient �tendues au fond; j'occupais la banquette de devant, et quoique j'y eusse toutes mes aises, j'avais de la peine � contenir ma p�tulance dans un si petit espace, et � ne pas donner de coups de pied � mon vis-�-vis. J'�tais devenue tr�s turbulente dans la vie de Nohant, aussi commen�ais-je � jouir d'une sant� IV p. 160 parfaite; mais je ne devais pas tarder � me sentir moins vivante et plus souffreteuse dans l'air de Paris, qui m'a toujours �t� contraire.

Le voyage ne m'ennuya pourtant pas. C'�tait la premi�re fois que je n'�tais pas accabl�e par le sommeil que le roulement des voitures provoque dans la premi�re enfance, et cette succession d'objets nouveaux tenait mes yeux ouverts et mon esprit tendu.

Nous arriv�mes � Paris, rue Neuve-des-Mathurins, dans un joli appartement qui donnait sur les vastes jardins situ�s de l'autre c�t� de la rue, et que, de nos fen�tres, nous d�couvrions en entier; l'appartement de ma grand'm�re �tait meubl� comme avant la R�volution. C'�tait ce qu'elle avait sauv� du naufrage, et tout cela �tait encore tr�s frais et tr�s confortable. Sa chambre �tait tendue et meubl�e en damas bleu-de-ciel, il y avait des tapis partout, un feu d'enfer dans toutes les chemin�es. Jamais je n'avais �t� si bien log�e, et tout me semblait un sujet d'�tonnement dans ces recherches d'un bien-�tre qui �tait beaucoup moindre � Nohant. Mais je n'avais pas besoin de tout cela: moi �lev�e dans la pauvre chambre bois�e et carrel�e de la rue Grange-Bateli�re, et je ne jouissais pas du tout de ces aises de la vie auxquelles ma grand'm�re e�t aim� � me voir plus sensible. Je ne vivais, je ne souriais que quand ma m�re �tait aupr�s de moi. Elle y venait tous les jours, et ma passion IV p. 161 augmentait � chaque nouvelle entrevue. Je la d�vorais de caresses, et la pauvre femme voyant que cela faisait souffrir ma grand'm�re �tait forc�e de me contenir et de s'abstenir elle-m�me de trop vives expansions. On nous permettait de sortir ensemble, et il le fallait bien, quoique cela ne remplit pas le but qu'on s'�tait propos� de me d�tacher d'elle. Ma grand'm�re n'allait jamais � pied, elle ne pouvait pas se passer de la pr�sence de Mlle Julie, qui, elle-m�me, �tait gauche, distraite, myope, et qui m'e�t perdue dans les rues ou laiss�e �craser par les voitures. Je n'aurais donc jamais march�, si ma m�re ne m'e�t emmen�e tous les jours faire de longues courses avec elle, et quoique j'eusse de bien petites jambes, j'aurais �t� � pied au bout du monde pour avoir le plaisir de tenir sa main, de toucher sa robe et de regarder avec elle tout ce qu'elle me disait de regarder. Tout me paraissait beau � travers ses yeux. Les boulevards �taient un lieu enchant�. Les bains Chinois, avec leur affreuse rocaille et leurs stupides magots, �taient un palais de conte de f�es: les chiens savans qui dansaient sur le boulevard, les boutiques de joujoux, les marchands d'estampes et les marchands d'oiseaux, c'�tait de quoi me rendre folle, et ma m�re s'arr�tant devant tout ce qui m'occupait, y prenant plaisir avec moi, enfant qu'elle �tait elle-m�me, doublait mes joies en les partageant.

Ma grand'm�re avait un esprit de discernement IV p. 162 plus �clair� et d'une grande �l�vation naturelle. Elle voulait former mon go�t, et portait sa critique judicieuse sur tous les objets qui me frappaient. Elle me disait: �Voil� une figure mal dessin�e, un assemblage de couleurs qui choque la vue, une composition ou un langage, ou une musique, ou une toilette de mauvais go�t.� Je ne pouvais comprendre cela qu'� la longue. Ma m�re, moins difficile et plus na�ve, �tait en communication plus directe d'impressions avec moi. Presque tous les produits de l'art ou de l'industrie lui plaisaient, pour peu qu'ils eussent des formes riantes et des couleurs fra�ches, et ce qui ne lui plaisait pas, l'amusait encore. Elle avait la passion du nouveau, et il n'�tait point de mode nouvelle qui ne lui par�t la plus belle qu'elle e�t encore vue. Tout lui allait, rien ne pouvait la rendre laide ou disgracieuse, malgr� les critiques de ma grand'm�re, fid�le avec raison � ses longues tailles et � ses amples jupes du directoire.

Ma m�re engou�e de la mode du jour, se d�solait de voir ma bonne maman m'habiller en petite vieille bonne femme. On me taillait des douillettes dans les douillettes un peu us�es, mais encore fra�ches, de ma grand'm�re, de sorte que j'�tais presque toujours v�tue de couleurs sombres et que mes tailles plates me descendaient sur les hanches. Cela paraissait affreux, alors qu'on devait avoir la ceinture sous les aisselles. IV p. 163 C'�tait pourtant beaucoup mieux. Je commen�ais � avoir de tr�s grands cheveux bruns qui flottaient sur mes �paules et frisaient naturellement pour peu qu'on me pass�t une �ponge mouill�e sur la t�te. Ma m�re tourmenta si bien ma bonne maman, qu'il fallut la laisser s'emparer de ma pauvre t�te pour me coiffer � la chinoise.

C'�tait bien la plus affreuse coiffure qu'on p�t imaginer, et elle a �t� certainement invent�e pour les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les cheveux en les peignant � contre-sens jusqu'� ce qu'ils eussent pris une attitude perpendiculaire, et alors, on entortillait le fouet juste au milieu du cr�ne, de mani�re � faire de la t�te une boule allong�e surmont�e d'une petite boule de cheveux. On ressemblait � une brioche ou � une gourde de p�lerin. Ajoutez � cette laideur le supplice d'avoir les cheveux plant�s ainsi � contrepoil; il fallait huit jours d'atroces douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli forc�, et on les serrait si bien avec un cordon, pour les y contraindre, qu'on avait la peau du front tir�e et le coin des yeux relev� comme des figures d'�ventail chinois.

Je me soumis aveugl�ment � ce supplice, quoiqu'il me f�t alors absolument indiff�rent d'�tre laide ou belle, de suivre la mode ou de protester contre ses aberrations. Ma m�re le voulait, je lui plaisais ainsi; je souffris avec un IV p. 164 courage sto�que. Ma bonne maman me trouvait affreuse ainsi, elle �tait d�sesp�r�e. Mais elle ne jugea point � propos de se quereller pour si peu de chose, ma m�re l'aidant, d'ailleurs, autant qu'elle pouvait s'y plier, � me calmer dans mon exaltation pour elle.

Cela fut facile, en apparence, dans les commencemens, ma m�re me faisant sortir tous les jours, et d�nant ou passant la soir�e tr�s souvent avec moi. Je n'�tais gu�re s�par�e d'elle que pendant le temps de mon sommeil. Mais une circonstance o� ma ch�re bonne maman eut v�ritablement tort � mes yeux, vint bient�t ranimer ma pr�f�rence pour ma m�re.

Caroline ne m'avait point vue depuis mon d�part pour l'Espagne, et il para�t que ma grand'm�re avait fait une condition essentielle � ma m�re, de briser � jamais tout rapport entre ma sœur et moi. Pourquoi cette aversion pour un enfant plein de candeur, �lev� rigidement, et qui a �t� toute la vie un mod�le d'aust�rit�? Je l'ignore, et ne peux m'en rendre compte m�me aujourd'hui. Du moment que la m�re �tait admise et accept�e, pourquoi la fille �tait-elle honnie et repouss�e? Il y avait l� un pr�jug�, une injustice inexplicables de la part d'une personne qui savait pourtant s'�lever au-dessus des pr�jug�s de son monde, quand elle �chappait � des influences indignes de son esprit et de son cœur. Caroline �tait n�e longtemps avant que mon p�re IV p. 165 e�t connu ma m�re, mon p�re l'avait trait�e et aim�e comme sa fille. Elle avait �t� la compagne raisonnable et complaisante de mes premiers jeux. C'�tait une jolie et douce enfant, et qui n'a jamais eu qu'un d�faut pour moi, celui d'�tre trop absolue dans ses id�es d'ordre et de d�votion. Je ne vois pas ce qu'on pouvait craindre pour moi de son contact, et ce qui e�t pu me faire rougir jamais devant le monde de la reconna�tre pour ma sœur, � moins que ce ne f�t une souillure de n'�tre point noble de naissance, de sortir probablement de la classe du peuple, car je n'ai jamais su quel rang le p�re de Caroline occupait dans la soci�t�, et il est � pr�sumer qu'il �tait de la m�me condition honn�te et obscure que ma m�re. Mais n'�tais-je pas, moi aussi, la fille de Sophie Delaborde, la petite fille du marchand d'oiseaux, l'arri�re-petite-fille de la m�re Cloquard? Comment pouvait-on se flatter de me faire oublier que je sortais du peuple, et de me persuader que l'enfant port� dans le m�me sein que moi, �tait d'une nature inf�rieure � la mienne, par ce seul fait qu'il n'avait point l'honneur de compter le roi de Pologne et le mar�chal de Saxe parmi ses anc�tres paternels? Quelle folie, ou plut�t quel inconcevable enfantillage! Et quand une personne d'un �ge m�r et d'un grand esprit commet un enfantillage devant un enfant, combien de temps, d'efforts et de perfections ne faut-il pas pour en effacer en lui l'impression?

IV p. 166 Ma grand'm�re fit ce prodige, car cette impression, pour n'�tre jamais effac�e en moi, n'en fut pas moins vaincue par les tr�sors de tendresse que son �me me prodigua. Mais s'il n'y avait pas eu quelque raison profonde � la peine qu'elle eut � se faire aimer de moi, je serais un monstre. Je suis donc forc�e de dire en quoi elle p�cha au d�but, et, maintenant que je connais la vie et l'obstination des classes nobiliaires, sa faute me para�t n'�tre point sienne, mais peser tout enti�re sur le milieu o� elle avait toujours v�cu, et dont, malgr� son noble cœur et sa haute raison, elle ne put jamais se d�gager enti�rement.

Elle avait donc exig� que ma sœur me dev�nt �trang�re, et comme je l'avais quitt�e � l'�ge de quatre ans, il m'e�t �t� facile de l'oublier. Je crois m�me que c'e�t �t� d�j� fait, si ma m�re ne m'en e�t pas parl� souvent depuis, et, quant � l'affection, n'ayant pu se d�velopper encore bien vivement chez moi avant le voyage en Espagne, elle ne se f�t peut-�tre pas beaucoup r�veill�e sans les efforts qu'on fit pour la briser violemment, et sans une petite sc�ne de famille qui me fit une impression terrible.

Caroline avait environ douze ans, elle �tait en pension, et chaque fois qu'elle venait voir notre m�re, elle la suppliait de m'amener chez ma grand'm�re pour me voir, ou de me faire venir chez elle. Ma m�re �ludait sa pri�re, et lui donnait je ne sais quelles raisons, ne pouvant et IV p. 167 ne voulant pas lui faire comprendre l'incompr�hensible exclusion qui pesait sur elle. La pauvre petite n'y comprenant rien, en effet, ne pouvant plus tenir � son impatience de m'embrasser, et n'�coutant que son cœur, profita d'un soir o� notre petite m�re d�nait chez mon oncle de Beaumont, persuada � la porti�re de ma m�re de l'accompagner, et, arriva chez nous, bien joyeuse et bien empress�e. Elle avait pourtant un peu peur de cette grand'm�re qu'elle n'avait jamais vue; mais peut-�tre croyait-elle qu'elle d�nait aussi chez l'oncle, ou peut-�tre �tait-elle d�cid�e � tout braver pour me voir.

Il �tait sept ou huit heures, je jouais m�lancoliquement toute seule sur le tapis du salon, lorsque j'entends un peu de mouvement dans la pi�ce voisine, et une nouvelle bonne qu'on m'avait donn�e vient entr'ouvrir la porte et m'appeler tout doucement. Ma grand'm�re avait l'air de sommeiller sur son fauteuil; mais elle avait le sommeil l�ger. Au moment o� je gagnais la porte sur la pointe du pied, sans savoir ce qu'on voulait de moi, ma bonne maman se retourne et me dit d'un ton s�v�re: �O� allez-vous si myst�rieusement, ma fille?—Je n'en sais rien maman, c'est ma bonne qui m'appelle.—Entrez, Rose, que voulez-vous? Pour quoi appelez-vous ma fille comme en cachette de moi?� La bonne s'embarrasse, h�site, et finit par dire: �Eh bien, madame, c'est Mlle Caroline qui est l�.�

IV p. 168 Ce nom si pur et si doux fit un effet extraordinaire sur ma grand'm�re. Elle crut � une r�sistance ouverte de la part de ma m�re, ou � une r�solution de la tromper, que l'enfant ou la bonne avait trahie par maladresse. Elle parla durement et s�chement, ce qui certes lui arriva bien rarement dans sa vie: �Que cette petite s'en aille tout de suite, dit-elle, et qu'elle ne se pr�sente plus jamais ici. Elle sait tr�s bien qu'elle ne doit point voir ma fille. Ma fille ne la conna�t plus, et moi je ne la connais pas. Et quant � vous, Rose, si jamais vous cherchez � l'introduire chez moi, je vous chasse.�

Rose �pouvant�e disparut. J'�tais troubl�e et effray�e, presque afflig�e et repentante d'avoir �t� pour ma grand'm�re un sujet de col�re, car je sentais bien que cette �motion ne lui �tait pas naturelle et devait la faire beaucoup souffrir. Mon �tonnement de la voir ainsi m'emp�chait de penser � Caroline, dont le souvenir �tait bien vague en moi; mais, tout-�-coup, � la suite de chuchottemens �chang�s derri�re la porte, j'entends un sanglot �touff�, mais d�chirant, un cri parti du fond de l'�me, qui p�n�tre au fond de la mienne et r�veille la voix du sang. C'est Caroline qui pleure et qui s'en va constern�e, bris�e, humili�e, bless�e dans son juste orgueil d'elle-m�me et dans son na�f amour pour moi. Aussit�t l'image de ma sœur se ranime dans ma m�moire, je crois la voir telle qu'elle �tait dans IV p. 169 la rue Grange-Bateli�re et � Chaillot, grande, belle, menue, douce, modeste et obligeante, se faisant l'esclave de mes caprices, me chantant des chansons pour m'endormir ou me racontant de belles histoires de f�es. Je fonds en larmes et m'�lance vers la porte; mais il est trop tard, elle est partie! Ma bonne pleure aussi et me re�oit dans ses bras en me conjurant de cacher � ma grand'm�re un chagrin qui l'irrite contre elle. Ma grand'm�re me rappelle et veut me prendre sur ses genoux pour me calmer et me raisonner. Je r�siste, je fuis ses caresses et je me jette par terre dans un coin en criant: �Je veux retourner avec ma m�re: je ne veux pas rester ici.�

Mlle Julie arrive � son tour et veut me faire entendre raison. Elle me parle de ma grand'm�re que je rends malade, � ce qu'elle assure, et que je refuse de regarder. �Vous faites de la peine � votre bonne maman qui vous aime, qui vous ch�rit, qui ne vit que pour vous.� Mais je n'�coute rien, je redemande ma m�re et ma sœur avec des cris de d�sespoir. J'�tais si malade et si suffoqu�e, qu'il ne fallut point songer � me faire dire bonsoir � ma bonne maman. On me mena coucher, et toute la nuit je ne fis que g�mir et soupirer dans mon sommeil.

Sans doute ma grand'm�re passa une mauvaise nuit. Aussi j'ai si bien compris depuis combien elle �tait bonne et tendre, que je suis bien certaine maintenant de la peine qu'elle IV p. 170 �prouvait quand elle se croyait forc�e de faire de la peine aux autres. Mais sa dignit� lui d�fendait de le faire para�tre, et c'�tait par des soins et des g�teries d�tourn�es qu'elle essayait de le faire oublier.

A mon r�veil, je trouvai sur mon lit une poup�e que j'avais beaucoup d�sir�e la veille, pour l'avoir vue avec ma m�re dans un magasin de jouets, et dont j'avais fait une description pompeuse � ma bonne maman, en rentrant pour d�ner. C'�tait une petite n�gresse qui avait l'air de rire aux �clats, et qui montrait ses dents blanches et ses yeux brillans au milieu de sa figure noire. Elle �tait ronde et bien faite; elle avait une robe de cr�pe rose bord�e d'une frange d'argent. Cela m'avait paru bizarre, fantastique, admirable; et, le matin, avant que je fusse �veill�e, la pauvre bonne maman avait envoy� chercher la poup�e n�grillonne pour satisfaire mon caprice et me distraire de mon chagrin. En effet, le premier mouvement fut un vif plaisir; je pris la petite cr�ature dans mes bras, son joli rire provoqua le mien, et je l'embrassai comme une m�re embrasse son nouveau-n�. Mais, tout en la regardant et en la ber�ant sur mon cœur, mes souvenirs de la veille se ranim�rent. Je pensai � ma m�re, � ma sœur, � la duret� de ma grand'm�re, et je jetai la poup�e loin de moi. Mais comme elle riait toujours, la pauvre n�gresse, je la repris, je la caressai encore, et je l'arrosai IV p. 171 de mes larmes, m'abandonnant � l'illusion d'un amour maternel qu'excitait plus vivement en moi le sentiment contrist� de l'amour filial. Puis, tout-�-coup, j'eus un vertige; je laissai tomber la poup�e par terre, et j'eus d'affreux vomissemens de bile qui effray�rent beaucoup mes bonnes.

Je ne sais plus ce qui se passa pendant plusieurs jours; j'eus la rougeole avec une fi�vre violente. Je devais l'avoir probablement, mais l'�motion et le chagrin l'avaient h�t�e ou rendue plus intense. Je fus assez dangereusement malade, et une nuit, j'eus une vision qui me tourmenta beaucoup. On avait laiss� une lampe br�ler dans la chambre o� j'�tais; mes deux bonnes dormaient, et j'avais les yeux ouverts et la t�te en feu. Il me semble pourtant que mes id�es �taient tr�s nettes, et qu'en regardant fixement cette lampe, je me rendais fort bien compte de ce que c'�tait. Il s'�tait form� un grand champignon sur la m�che, et la fum�e noire qui s'en exhalait dessinait son ombre tremblotante sur le plafond. Tout-�-coup ce lumignon prit une forme distincte, celle d'un petit homme qui dansait au milieu de la flamme. Il s'en d�tacha peu � peu et se mit � tourner autour avec rapidit�, et � mesure qu'il tournait, il grandissait toujours, il arrivait � la taille d'un homme v�ritable, jusqu'� ce qu'enfin ce f�t un g�ant dont les pas rapides frappaient la terre avec bruit, IV p. 172 tandis que sa folle chevelure balayait circulairement le plafond avec la l�g�ret� d'une chauve-souris.

Je fis des cris �pouvantables, et l'on vint � moi pour me rassurer; mais cette apparition revint trois ou quatre fois de suite et dura jusqu'au jour. C'est la seule fois que je me rappelle avoir eu le d�lire. Si je l'ai eu depuis, je ne m'en suis pas rendu compte, ou je ne m'en souviens pas.

FIN DU TOME QUATRI�ME.

Typographie L. Schnauss.

* * *

NOTES:

[1] Cette premi�re partie de l'ouvrage a �t� �crite en 1847.

[2] On e�t dit sensibilit� au si�cle dernier, charit� ant�rieurement, fraternit� il y a cinquante ans.

[3] Voici le fait comme je l'ai trouv� dans les notes de ma grand'm�re: �Francueil, mon mari, disait un jour � Jean-Jacques: Allons aux Fran�ais, voulez-vous?—Allons, dit Rousseau, cela nous fera toujours bailler une heure ou deux. C'est peut-�tre la seule repartie qu'il ait eue en sa vie; encore n'est-elle pas �norm�ment spirituelle. C'est peut-�tre ce soir-l�que Rousseau vola 3 livres 10 sols � mon mari. Il nous a toujours sembl� qu'il y avait eu de l'affectation �se vanter de cette escroquerie; Francueil n'en a gard� aucun souvenir, et m�me il pensoit que Rousseau l'avoit invent�e pour montrer les susceptibilit�s de sa conscience et pour emp�cher qu'on ne cr�t aux fautes dont il ne se confesse pas. Et puis d'ailleurs quand cela seroit, bon Jean-Jacques! il vous faudroit aujourd'hui faire claquer votre fouet un peu plus fort pour nous faire seulement dresser les oreilles!

[4] Il para�t que cette prodigieuse histoire est la chose la plus ordinaire du monde, car, depuis que j'ai �crit ce volume, nous en avons vu d'autres exemples. Une couv�e de rossignols de muraille, �lev�e par nous, et commen�ant � peine � savoir manger, nourrissait avec tendresse tous les petits oiseaux de son esp�ce que l'on pla�ait dans la m�me cage.

[5] L'anecdote est assez curieuse: la voici racont�e par Voltaire, Histoire de Charles XII: �Auguste aima mieux recevoir des lois dures de son vainqueur que de ses sujets. Il se d�termina � demander la paix au roi de Su�de, et voulut entamer avec lui un trait� secret. Il fallait cacher cette d�marche au s�nat, qu'il regardait comme un ennemi encore plus intraitable. L'affaire �tait tr�s d�licate; il s'en reposa sur la comtesse de Kœnigsmark, Su�doise d'une grande naissance, � laquelle il �tait alors attach�. C'est elle dont le fr�re est connu par sa mort malheureuse, et dont le fils a command� les arm�es en France avec tant de succ�s et de gloire. Cette femme, c�l�bre dans le monde par son esprit et par sa beaut�, �tait plus capable qu'aucun ministre de faire r�ussir une n�gociation. De plus, comme elle avait du bien dans les Etats de Charles XII, et qu'elle avait �t� longtemps � sa cour, elle avait un pr�texte plausible d'aller trouver ce prince. Elle vint donc au camp des Su�dois en Lithuanie, et s'adressa d'abord au comte Piper, qui lui promit trop l�g�rement une audience de son ma�tre. La comtesse, parmi les perfections qui la rendaient une des plus aimables personnes de l'Europe, avait le talent singulier de parler les langues de plusieurs pays qu'elle n'avait jamais vus, avec autant de d�licatesse que si elle y �tait n�e. Elle s'amusait m�me quelquefois � faire des vers fran�ais qu'on e�t pris pour �tre d'une personne n�e � Versailles. Elle en composa pour Charles XII, que l'histoire ne doit point omettre. Elle introduisait les dieux de la fable, qui tous louaient les diff�rentes vertus de Charles. La pi�ce finissait ainsi:

�Enfin, chacun des dieux discourant � sa gloire
�Le pla�ait par avance au temple de M�moire;
�Mais V�nus et Bacchus n'en dirent pas un mot.

�Tant d'esprit et d'agr�mens �tait perdu aupr�s d'un homme tel que le roi de Su�de. Il refusa constamment de la voir. Elle prit le parti de se trouver sur son chemin dans les fr�quentes promenades qu'il faisait � cheval. Effectivement, elle le rencontra un jour dans un sentier fort �troit; elle descendit de carosse d�s qu'elle l'aper�ut: le roi la salua sans lui dire un seul mot, tourna la bride de son cheval et s'en retourna dans l'instant, de sorte que la comtesse de Kœnigsmark ne remporta de son voyage que la satisfaction de pouvoir croire que le roi de Su�de ne redoutait qu'elle.

[6] Son vrai nom �tait Marie Rinteau, et sa sœur s'appelait Genevi�ve. Le nom qu'elles prirent de demoiselles Verri�res est un nom de guerre.

[7] Extrait de la Collection de d�cisions nouvelles et de notions relatives � la jurisprudence actuelle, par Me J.-B. Denisart, procureur au ch�telet de Paris, tome III, p. 704.—Paris, 1774.

[8] Messire Antoine de Horn, chevalier de Saint-Louis, lieutenant pour le roi de la province de Schlestadt.

[9] La Dauphine mourut en 1767. Ma grand'm�re avait donc dix-neuf ans lorsqu'elle put aller vivre chez sa m�re.

[10] Il lui envoyait sa traduction des Douze C�sars de Su�tone.

[11] Voici la lettre de ma grand'm�re, et la r�ponse:

A. M. de Voltaire, 24 ao�t 1768.

�C'est au chantre de Fontenoi que la fille du mar�chal de Saxe s'adresse pour obtenir du pain. J'ai �t� reconnue; Mme la dauphine a pris soin de mon �ducation apr�s la mort de mon p�re. Cette princesse m'a retir�e de St-Cyr pour me marier � M. de Horn, chevalier de St-Louis et capitaine au r�giment de Royal-Bavi�re. Pour ma dot, elle a obtenu la lieutenance de roy de Schlestadt. Mon mari en arrivant dans cette place, au milieu des f�tes qu'on nous y donnait, est mort subitement. Depuis, la mort m'a enlev� mes protecteurs, M. le dauphin et Mme la dauphine.

�Fontenoi, Raucoux, Laufeld sont oubli�s. Je suis d�laiss�e. J'ai pens� que celui qui a immortalis� les victoires du p�re s'int�resserait aux malheurs de la fille. C'est � lui qu'il appartient d'adopter les enfans du h�ros et d'�tre mon soutien, comme il est celui de la fille du grand Corneille. Avec cette �loquence que vous avez consacr�e � plaider la cause des malheureux, vous ferez retentir dans tous les cœurs le cri de la piti�, et vous acquerrez autant de droits sur ma reconnaissance, que vous en avez d�j� sur mon respect et sur mon admiration pour vos talens sublimes.�

R�ponse.

�27bre 1768, au ch�teau de Ferney.

�Madame,

�J'irai bient�t rejoindre le h�ros votre p�re et je lui apprendrai avec indignation l'�tat o� est sa fille. J'ai eu l'honneur de vivre beaucoup avec lui; il daignait avoir de la bont� pour moi. C'est un des malheurs qui m'accablent dans ma vieillesse, de voir que la fille du h�ros de la France n'est pas heureuse en France. Si j'�tais � votre place, j'irais me pr�senter � Mme la duchesse de Choiseul. Mon nom me ferait ouvrir les portes � deux battans, et Mme la duchesse de Choiseul, dont l'ame est juste, noble et bienfesante, ne laisserait pas passer une telle occasion de faire du bien. C'est le meilleur conseil que je puisse vous donner, et je suis s�r du succ�s quand vous parler�s. Vous m'av�s fait, sans doute, trop d'honneur, madame, quand vous av�s pens� qu'un vieillard moribond, pers�cut� et retir� du monde serait ass�s heureux pour servir la fille de M. le mar�chal de Saxe. Mais vous m'av�s rendu justice en ne doutant pas du vif int�r�t que je dois prendre � la fille d'un si grand homme.

�J'ai l'honneur d'�tre avec respect,
�Madame,
�Votre tr�s humble et tr�s ob�issant serviteur,
�VOLTAIRE,
�gentilhomme ordre de la chambre du roy.�

[12] Il para�t qu'il y eut quelque opposition, je ne sais de quelle part, car ils all�rent se marier en Angleterre, dans la chapelle de l'ambassade, et firent ratifier ensuite leur union � Paris.

[13] Cet ouvrage ne se r�pandit gu�re. Mme de Pompadour, qui prot�geait Montesquieu, obtint de M. Dupin qu'il an�antirait son livre, bien qu'il f�t d�j� publi�. J'ai pourtant le bonheur d'en avoir un exemplaire qui s'est conserv� entre mes mains. Sans aucune pr�vention ni amour-propre de famille, c'est un tr�s bon livre, d'une critique serr�e qui rel�ve toutes les contradictions de l'Esprit des Lois, et pr�sente de temps � autre des aper�us beaucoup plus �lev�s sur la l�gislation et la morale des nations.

[14] J'ai commis ici une petite erreur de fait que mon cousin M. de Villeneuve, h�ritier de Chenonceaux et de l'histoire de Mme Dupin, me signale. L'abb� de Saint-Pierre mourut � Paris, mais bien peu de temps apr�s avoir fait une maladie grave � Chenonceaux.

(Note de 1850.)

[15] J'�cris ceci en juillet 1847. Qui sait si avant la publication de ces M�moires, un bouleversement social n'aura pas cr�� beaucoup de penseurs tres courageux?

[16] Maurice-Fran�ois-Elisabeth, n� le 13 janvier 1778. Il eut pour parrain le marquis de Polignac.

[17] Voici un renseignement que me fournit mon cousin Ren� de Villeneuve: �L'h�tel Lambert �tait habit� par notre famille et par l'amie intime de Mme Dupin de Chenonceaux, la belle et charmante princesse de Rohan-Chabot. C'�tait un vrai palais. En une nuit, M. de Chenonceaux, fils de M. et de Mme Dupin, cet ingrat �l�ve de J.-J., mari� depuis peu de temps � Mlle de Rochechouart, perdit au jeu 70,000 livres. Le lendemain, il fallut payer cette dette d'honneur. L'h�tel Lambert fut engag�, d'autres bien vendus. De ces splendeurs, de ces peintures c�l�bres, il ne me reste qu'un tr�s beau tableau de Lesueur repr�sentant trois muses dont une joue de la basse. Il l'avait peint deux fois, l'autre exemplaire est au Mus�e. M. de Chenonceaux, notre grand-oncle et notre grand-p�re Francueil ont mang� sept � huit millions d'alors. Mon p�re, mari� � la sœur de ton p�re, �tait en m�me temps propre neveu de Mme Dupin de Chenonceaux et son unique h�ritier. Voil� comment depuis quarante-neuf ans je suis propri�taire de Chenonceaux.� Je dirai ailleurs avec quel soin religieux et quelle entente de l'art M. et Mme de Villeneuve ont conserv� et remeubl� ce ch�teau, un des chefs-d'œuvre de la renaissance.

[18] 1847.

[19] Voici les termes de ce d�cret, qui avait pour but de ramener la confiance par la terreur:

�Art. 1er. Tout m�tal d'or et d'argent monnay� ou non monnay�, les diamans, bijoux, galons d'or et d'argent, et tous autres meubles ou effets pr�cieux qu'on aura d�couvert ou qu'on d�couvrira enfouis dans la terre ou cach�s dans les caves, dans l'int�rieur des murs, des combles, parquets ou pav�s, �tres ou tuyaux de chemin�es et autres lieux secrets, seront saisis et confisqu�s au profit de la R�publique.

�Art. 2. Tout d�nonciateur qui procurera la d�couverte de pareils objets recevra le vingti�me de la valeur en assignats........................

�Art. 6. L'or et l'argent, vaiselle, bijoux et autres effets quelconques seront envoy�s sur-le-champ, avec les inventaires, au comit� des inspecteurs de la ville, qui fera passer sans d�lai les esp�ces monnay�es � la tresorerie nationale, et l'argenterie � la Monnaie.

�A l'�gard des bijoux, meubles et autres effets, ils seront vendus � l'ench�re, � la diligence du m�me comit�, qui en fera passer le produit � la tr�sorerie, et en rendra compte � la Convention nationale�. (23 brumaire an II.

[20] Elle avait pass� dans ce m�me couvent une grande partie de sa retraite volontaire, avant d'�pouser son second mari.

[21] D�part signifiait l� alors la guillotine.

[22] L'abb� de Beaumont, son oncle.

[23] Ce meuble en marqueterie �tait le m�me dont Deschartres et mon p�re bris�rent les scell�s en 93, pour soustraire des papiers qui eussent �t� l'arr�t de mort de ma grand'm�re. J'ai toujours ce casier avec ses vingt-trois cartons, dont quelques-uns portaient encore nagu�re des traces de la cire de la r�publique. Je n'ai d�couvert son identit� qu'en retrouvant tout r�cemment les proc�s-verbaux du fait, et la lettre de mon p�re qu'on vient de lire. Les meubles ont leur histoire, et s'ils pouvaient parler que de choses ils nous raconteraient!

[24] Le p�re de mon ami d'enfance.

[25] Il la trompait, il �tait forc� de la tromper.

[26] Je me trouve est bien joli. On a vu qu'il y avait �t� sans ordres, sans cheval, et pour le plaisir.

[27] Le p�re d'Alexandre Dumas.

[28] Elle ne se trompait pas, mais elle ne le sut jamais.

[29] C'�tait le temps o� les routes de la France �taient infest�es de coupe-jarrets de toute esp�ce, chauffeurs, chouans, d�serteurs, rebut de tous les partis, mais plus particuli�rement du parti royaliste.

[30] Le g�n�ral Brune.

[31] Le passage du Mincio.

[32] Les honoraires du pr�cepteur et les gages de la bonne �taient arri�r�s depuis 1792.

[33] Il se trompait beaucoup sur le revenu de Nohant.

[34] Je crois pouvoir nommer ceux-ci; la plaisanterie est sans amertume.

[35] Sa jument.

[36] �L'usage des l�gats a latere est de faire porter devant eux la croix d'or. C'est le signe du pouvoir extraordinaire que le saint-si�ge d�l�gue aux repr�sentans de cette esp�ce. Le cardinal Caprara, voulant, conform�ment aux vues de sa cour, que l'exercice du culte f�t aussi public, aussi ext�rieur que possible en France, demandait que, suivant l'usage, la croix d'or f�t port�e devant lui par un officier v�tu de rouge et � cheval. C'�tait l� un spectacle qu'on craignait de donner au peuple parisien. On n�gocia, et il fut convenu que cette croix serait port�e dans l'une des voitures qui devaient pr�c�der celle du l�gat.�

(M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, tome 3, livre 14.)

[37] Le consulat � vie.

[38] Miemi�, c'est-�-dire Mlle Roumier; c'�tait cette vieille bonne qu'il aimait tant. A peine eut-elle re�u son gage arri�r� qu'elle voulut aller vivre dans sa famille. Malgr� des regrets r�ciproques, elle effectua cette resolution.

[39] Auguste de Villeneuve, son neveu.

[40] Avec sa l�g�ret� apparente, mon p�re jugeait tr�s bien les hommes. M. de Vitrolles est un des rares hommes du parti royaliste, en effet, pour l'esprit et le caract�re.

[41] C'est une t�te de lettre imprim�e.

[42] J'�cris ceci le 2 juin 1848. J'ignore quelle sera la solution du projet pr�sent� � l'Assembl�e nationale par le ministre Cr�mieux.

[43] C'est-�-dire � Sophie.

[44] J'ignore quel fut le sort du m�lodrame de mon grand-oncle: je n'en sais m�me pas le titre.

[45] Mon oncle: il venait de se marier avec Lucie.

[46] Celle du dauphin, p�re de Louis XVI.

[47] Marmontel se trompe, puisqu'il y eut lieu de rectifier cet acte par arr�t du Ch�telet.

[48] Cette Mme de Chalut, qui �tait Mlle Varanchon, femme de chambre favorite de la premi�re et de la seconde dauphine, fut mari�e par cette derni�re, et son mari fut fait fermier-g�n�ral. Elle a tenu mon p�re sur les fonts de bapt�me avec le marquis de Polignac.

[49] Pendant cette glorieuse affaire, les Autrichiens s'�taient jet�s � Albeck sur les bagages de la division Dupont, et s'en �taient empar�s ramassant ainsi, dit M. Thiers quelques vulgaires troph�es, triste consolation d'une d�faite essuy�e par 25,000 hommes contre 6,000.

[50] Il obtint aussi la croix de la L�gion-d'honneur � cette �poque.

[51] Ces trois enfans, c'�taient Caroline, moi, et un fils n� en 1806, et qui n'a pas v�cu. Je n'en ai aucun souvenir.

[52] Cette opinion, prise dans un sens absolu, serait tr�s contestable. On s'efforce, en ce moment, de fonder une �cole de r�alisme qui sera un progr�s si elle n'outrepasse pas son but et ne devient pas trop syst�matique. Mais, dans les ouvrages que j'ai lus, dans ceux de M. Champfleury, entre autres, le r�alisme est encore po�tis� suffisamment pour donner raison � la courte th�orie que j'expose. Je suis heureuse d'avoir cette occasion de dire que je trouve ravissante la mani�re de M. Champfleury, r�aliste ou non.

(Note de 1854.)

IV p. 173

Errata aux Tomes I � IV.






End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol.1 to
4), by George Sand

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and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
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