La naissance de la science politique dans l’Encyclopédie
p. 233-242
Plan détaillé
Texte intégral
1La première série d’obstacles à l’élaboration d’une science politique dans l’Encyclopédie naît de l’assimilation traditionnelle de la politique au tacitisme. Dans cet ordre d’idée, la politique n’est pas perçue comme un objet de savoir susceptible d’être destiné au plus grand nombre1 Dans son article Économie ou ŒConomie, Rousseau parle de délivrer la politique des « mystères du cabinet »2 et de l’exposer aux lumières publiques. Or l’Encyclopédie prise dans une hésitation perpétuelle entre l’accumulation d’un savoir sanctifié par la tradition et le goût pour la modernité juxtapose deux méthodes d’étude de la politique : l’art politique, destiné selon la tradition au prince, et la science ou philosophie politique, c’est-à-dire selon les termes de d’Alembert la recherche de la raison première de la politique en tant qu’objet de savoir.
2L’art politique existe bel et bien dans l’Encyclopédie. Dès le DP d’Alembert parle du tribunal de l’histoire, de l’histoire perçue comme objet de savoir par excellence des princes3. Cette vision traditionnelle de l’éducation de ces derniers dessine les linéaments d’une conception traditionnelle de la politique partagée par un certain nombre des encyclopédistes. Ainsi, un certain Lefebvre dans un article intitulé Gouverneur de la personne d’un prince présente comme exemplaire l’éducation du futur Charles Quint, essentiellement fondée sur l’apprentissage de l’histoire ; enseignement propice, selon Lefebvre, à la prise de conscience par le prince de ses intérêts politiques4. Cet encyclopédiste suivrait-il la leçon de d’Alembert, le co-directeur de l’Encyclopédie, qui assimile par ailleurs dans le DP, la « politique à une Morale d’un genre particulier et supérieur à laquelle les principes de la Morale ordinaire ne peuvent s’accommoder qu’avec beaucoup de finesse », prônant ainsi indirectement une forme de tacitisme en matière d’éducation des princes puisqu’il semble suggérer qu’une Morale manichéenne serait difficilement conciliable avec les ambiguïtés de la raison d’État (DP, p. xi) ? Dire de la politique dans le DP de l’Encyclopédie qu’elle est une Morale d’un genre particulier, c’est peut-être exposer l’essence même de l’art politique et autoriser implicitement certains rédacteurs d’articles comme Lefebvre à se réclamer de cette conception traditionnelle de la politique. Mais n’est-ce pas aussi en même temps une façon de le dénaturer profondément en mettant en lumière – et en les détruisant par la même occasion – ses arcanes ? On peut lire en effet dans cette publicité faite à l’art politique une puissante attaque contre son principe même fondé sur la dissimulation. Suggérer dans une Encyclopédie universelle que l’art politique pourrait s’appuyer sur des méthodes inavouables, n’est-ce pas en appeler à la vigilance des lecteurs ? Diderot ne dit pas autre chose quand il soutient dans son article Machiavélisme que l’ouvrage de Machiavel, Le Prince, est avant tout utile aux peuples qu’il éclaire sur les turpitudes politiques de leurs maîtres5.
3Il semble donc que le premier obstacle à la constitution de la politique en objet de savoir universel soit levé. Quand le tacitisme et les principales recettes de l’art politique sont publiés, ils deviennent inoffensives, parce qu’ils puisaient leur force du mystère. L’art politique est désacralisé et devient une discipline parmi d’autres instruisant le peuple, compris comme juge de la bonne ou mauvaise politique de ses maîtres. Le tribunal de l’histoire est remplacé par celui de la raison universelle. L’appréciation de la bonne politique n’est pas simplement réservée au prince en vertu de l’exclusivité de sa pratique étroite et intéressée de la politique : elle devient une discipline susceptible non pas d’être pratiquée par tous, mais d’être estimée par tous les gens instruits. En cela, la politique peut s’ériger en discipline dans l’Encyclopédie. Mais est-ce à dire qu’elle acquiert en même temps le statut d’une science ? Que la politique soit assignée à une Morale d’un genre particulier ou à la Morale tout court comme le souhaite Diderot dans son Explication détaillée du système des connaissances humaines6, cette filiation avec la Morale n’empêchera-t-elle pas à jamais de faire de la politique un objet de connaissance scientifique ?
L’ouvrage que nous commençons a deux objets, comme Encyclopédie, il doit exposer autant qu’il est possible l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines ; comme dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, il doit contenir sur chaque science et sur chaque art, soit libéral, soit mécanique, des principes généraux qui en sont la base, et les détails les plus essentiels qui en font le corps et la substance. (DP, p. i).
4Pour d’Alembert, toute science est susceptible d’avoir une sorte de cause première ou tout au moins un faisceau de causes mères ; à ce titre une science de l’homme telle que la politique est-elle en état de rivaliser avec une science exacte comme la géométrie ? L’ordre encyclopédique présente l’avantage de poser en chaque discipline un principe rationaliste et d’instaurer un ordre déductif de la lecture. La philosophie rationaliste de d’Alembert a été, on le sait, remise en cause par Diderot7 mais il n’en reste pas moins que pour concilier l’ordre alphabétique et l’ordre encyclopédique, une bonne partie des articles politiques ont pour terme classificateur entre parenthèses le mot Morale. Par terme classificateur il faut entendre le mot qui rattache l’article à un principe situé dans l’Arbre des connaissances8. Ce point de vue rationaliste est partagé par le chevalier de Jaucourt qui est présenté par certains comme le véritable directeur de publication de l’ouvrage après la révocation de son privilège en 1759 et le retrait de d’Alembert9. On peut lire dans l’article anonyme Philosophie, qui énonce la philosophie de Wolf, que « toutes les sciences, tous les arts ont leur philosophie » et que « tout se fait en jurisprudence, en médecine, en politique, tout se fait ou du moins tout doit se faire par quelque raison. Découvrir ces raisons et les assigner, c’est donc donner la philosophie des sciences sus-dites » (t. XII, p .512b). Il y aurait à l’origine de chaque science et de chaque art une cause essentielle et la forme encyclopédique serait le lieu privilégié de cet échange entre la science et son principe directeur. C’est ainsi que les entrées de l’Encyclopédie qui, compte tenu des compétences de ses lecteurs, ainsi que celles d’ailleurs des censeurs royaux, sont réputées relever de la science politique : Guerre, Justice, Loi, Pouvoir, Roi, Société, Souverain, et, quel que soit leur rédacteur, sont accompagnées du terme classificateur entre parenthèses, Morale.
5Mais qui appose ce terme auprès de chacune des entrées politiques ? Autrement dit qui se proclame par ce choix spécialiste de la discipline politique ? Sont-ce les directeurs de l’ouvrage, Diderot et d’Alembert ? Ou bien les rédacteurs des articles eux-mêmes10 ? Toujours est-il que la présence du mot Morale auprès de la plupart des entrées traitant de politique témoigne d’une lecture a priori de l’article rangé sous cet ordre. Le terme classificateur, Morale, exerce une pression à la fois sur le rédacteur de l’article politique, sur son lecteur et permet d’élargir le champ de la science politique à toutes les entrées qu’il accompagne, dussent-elles ne pas en relever a priori 11. Ainsi les Encyclopédistes s’appuient-ils sur les compétences linguistiques des lecteurs pour délimiter le domaine de la science politique mais aussi l’accroissent par le biais du terme classificateur, notamment dans la direction de l’Économie politique. Par sa présence, le terme classificateur Morale élargit le champ du vocabulaire politique et donc en même temps le champ de la discipline politique. On constate a contrario que des entrées qui auraient dû normalement, c’est-à-dire compte tenu des compétences en matière de politique d’un lecteur moyen, être suivies du terme classificateur Morale ne le sont pas toujours. En lieu et place leur est substitué le groupe nominal Droit naturel qui n’apparaît pas dans l’arbre encyclopédique sous cette appellation mais sous la suivante : « Science des lois ou jurisprudence (soit naturelle, soit économique, soit politique) » (t. I, p. xlix, DPchampion, p. 176). C’est dire que semble se substituer progressivement au terme qui traduisait le contrôle de la politique par une Morale chrétienne, l’expression Droit naturel relevant, selon les termes de Diderot de la science des devoirs de l’homme seul (Ibid.). Ce glissement lisible dans l’article Gouvernement dont le terme classificateur n’est pas Morale, contrairement à nos attentes, mais Droit naturel et Droit politique, peut-il apparaître comme la traduction du passage d’une politique envisagée non plus comme un art politique mais comme une science ? Dès l’introduction de son article, le chevalier de Jaucourt clarifie cette question par la définition du mot gouvernement :
Manière dont la souveraineté s’exerce dans chaque État. Examinons l’origine, les formes et les causes de la dissolution des gouvernements. Ce sujet mérite le regard attentif des peuples et des souverains (art. Gouvernement, p. 788a ; c’est nous qui soulignons).
6De Jaucourt offre la lecture de son article à un double destinataire, le peuple et le souverain, ce que peut expliquer le choix des termes classificateurs sus-mentionnés. Ce choix liminaire a deux vertus. La première est qu’il transmue l’art politique en science politique accessible au jugement du peuple ; la seconde est qu’il modifie le sens du mot Jurisprudence naturelle inscrit dans l’incipit de l’Encyclopédie. En effet quelques lignes plus bas de Jaucourt précise qu’« on fit des lois » à la naissance des sociétés civiles et que « la principale de ces lois fut que chacun aurait et posséderait en sûreté ce qui lui appartenait en propre ; cette loi [étant] de droit naturel » (Ibid.). De l’Explication du système raisonné des connaissances humaines de Diderot, où la jurisprudence naturelle était synonyme de devoirs individuels, on passe dans le corps de l’Encyclopédie, et précisément dans l’article Gouvernement, au droit naturel garantissant, contre l’arbitraire du pouvoir, la sécurité de l’individu. Cette transformation de la signification que l’on donne au terme classificateur Droit naturel est non seulement l’indication d’une revendication politique mais aussi un indice du changement du statut de la science politique qui veille aux intérêts de tous les individus composant la société. Au bout du compte, comme le laisse désormais soupçonner la diversité des termes classificateurs qui lui sont associés, la politique n’a pas un seul principe comme le souhaitait d’Alembert mais plusieurs, au choix soit du rédacteur de l’article soit du directeur de l’ouvrage. Quelles sont les conséquences pour la constitution de la politique en objet de connaissance scientifique ?
7 Olga Penke parle des incertitudes des notions morales dans l’Encyclopédie12 et cette incertitude, compte tenu de l’assignation de la politique à la morale par d’Alembert, déteint sur la constitution d’une science politique. Dans son article Morale le chevalier de Jaucourt de même que Diderot dans l’article Droit naturel usent de la même comparaison pour définir la science morale : ils la comparent en sa défaveur aux certitudes mathématiques13. Par principe la morale est inexacte à la différence des axiomes géométriques éternels et vérifiables. Si l’on ajoute à cela la ruine du système encyclopédique reconnu par ses deux directeurs eux-mêmes dans les articles DictionNaire et Encyclopédie 14, on peut estimer que l’Encyclopédie n’a aucune chance d’élaborer une science politique. À ceci près que Diderot dans son article Éditeur, qui a été très peu analysé15, offre une planche de salut aux sciences de l’homme. Constatant l’échec du système encyclopédique tel qu’il avait été dessiné par d’Alembert et lui-même dans le tome I de l’ouvrage, Diderot fait mine de n’avoir jamais souhaité que les termes classificateurs entre parenthèses imposent déductivement une lecture de l’article. Désormais c’est la liberté de chaque rédacteur qui est érigée en valeur scientifique. Serait-ce une aubaine offerte à la science politique ? Ce nouveau point de vue offre la possibilité aux Encyclopédistes de découvrir inductivement et non plus déductivement le principe de la science politique à travers le travail du discours au sein même de l’article. Derrière chaque discours sur la politique tendant à s’ériger en science, y aurait-il un principe caché, parfois à l’insu même du rédacteur de l’article, qui ne demanderait qu’à être explicité par les lecteurs, tirant de son caractère inexprimable sa qualité d’axiome ? Le deuxième obstacle levé, celui du lien trop étroit tissé par le DP entre la morale et la politique du fait de la reconnaissance par les directeurs de Y Encyclopédie eux-mêmes de la faillite du système encyclopédique, le discours politique des Encyclopédistes nous propose-t-il souterrainement une nouvelle « philosophie de la science politique », pour citer de Jaucourt, puisée ailleurs que dans la morale ?
8Hobbes ainsi que les jurisconsultes du xviie siècle qui inspirent, selon mon interprétation, la pensée politique de l’Encyclopédie croient que l’on peut espérer trouver des invariants de la nature humaine. Cette idée imprègne les articles politiques de l’Encyclopédie et fonctionne comme un gage implicite de leur scientificité. Bien que Diderot, dans son article Encyclopédie mentionné ci-dessus, estime que certains rédacteurs avaient rédigé leur article sans tenir compte des instructions qui leur avaient été données, on sent bien que tous, peu ou prou, sont soucieux de donner le meilleur d’eux-mêmes ne serait-ce que parce qu’on leur a fait comprendre qu’ils participaient à un monument de la littérature ou à une étape importante de l’histoire de la pensée humaine16. Leur texte est tendu vers la vérité avec d’autant plus d’inquiétude qu’on leur a demandé de faire court et décisif. Dès lors, il n’est pas impossible de repérer les prétentions scientifiques de leur discours, sur l’homme notamment.
9Cette tension de leur discours vers une scientificité valorisante est souvent lisible dans leurs efforts définitoires. Les articles de l’Encyclopédie commencent comme des articles de dictionnaire17. Mais il y a plus : les Encyclopédistes émaillent leurs discours de termes censés appartenir à l’état le plus récent, ou perçu comme tel de la science dont ils traitent au point que parfois certains lecteurs illustres de l’Encyclopédie se plaignent de l’obscurité de certains jargons18. En matière de politique, les articles s’appuient sur un discours de l’évidence scientifique sur l’homme. Son trait définitoire récurrent est son instinct de conservation. Les expressions conservation de soi et conservation de l’État, très fréquemment utilisées par les Encyclopédistes, sont empruntées à la philosophie politique de Hobbes qui passe pour être le père de la science politique19. Elles se trouvent aussi chez les jurisconsultes Pufendorf et Grotius introduits en France par leur traducteur Barbeyrac, lui-même cité par l’Encyclopédie comme l’un des premiers diffuseurs d’une science politique moderne à la différence de Bossuet qui, dans ses Lettres au Réformé Jurieu, s’en prend au terme même de conservation comme indice textuel de l’insoumission au roi chez les Réformés20.
10La valeur fondamentale de ce terme conservation tient au fait qu’il apparaît dans ces livres de politique comme un principe définitoire de la nature de l’homme aussi indiscutable qu’un axiome géométrique. Hobbes le dit, ainsi que Pufendorf, Locke, Rousseau et dans une moindre mesure Montesquieu. Ainsi la présence de ce terme est-elle un indice de l’acceptation du principe de la théorie du contrat entre le roi et ses sujets. Pour assurer sa propre conservation dans un environnement naturel modifié par la multiplication des individus, nous dit Rousseau dans son Second Discours suivant la leçon, assez modifiée il est vrai, des jurisconsultes, l’individu décide de sacrifier sa liberté naturelle. De la conservation de soi à outrance dans l’état de nature on passe à une conservation de soi (selon l’étymologie du mot cum-servare) par la société civile tout entière. Le mot conservation est donc signe de modernité et d’accord aux principales théories de l’école du Droit naturel que Diderot développe en partie dans son article Droit naturel mais surtout dans l’article Autorité politique, lequel faillit valoir à l’Encyclopédie la suspension de son privilège et qui signale que par contrat les individus ont déposé le soin de leur propre conservation entre les mains du roi. Nous n’allons pas multiplier les exemples de l’intrusion de ce terme dans les articles politiques de l’Encyclopédie. Nous citerons simplement le chevalier de Jaucourt qui dans son article Gouvernement (Droit nat. et Pol.) emploie ce terme à plusieurs reprises :
La raison pour laquelle on entre dans une société politique, c’est afin de conserver ses biens propres (t. VII, p. 791a).
11ou encore :
La puissance législative est l’ame du corps politique, c’est de là que les membres de l’État tirent tout ce qui leur est nécessaire pour leur conservation (Ibid.).
12Nous tenons là peut-être une explication de la progressive substitution au terme classificateur entre parenthèses Morale, l’expression Droit naturel traduisant le renversement du rapport de force entre l’Arbre des connaissances et le contenu des articles et donnant le sentiment aux Encyclopédistes de tenir le principe fondateur de la science politique. Car le mot conservation dépasse les difficultés posées par la morale dans la définition de l’homme, point de départ logique de la définition d’une science politique. Dans l’état de nature, en vertu de cette notion de conservation de soi, l’homme se situe au-delà du bien et du mal moral. Sa nature lui commande de survivre et peut-être de rechercher son plaisir, et tout ce qu’il fait pour l’atteindre n’est pas répréhensible21. De même dans la société civile, il peut se trouver des situations où l’individu, en vertu du principe de conservation de soi, reconquiert sa liberté naturelle et se place en porte-à-faux avec la morale chrétienne sans pour autant que l’acte commis dans une « situation limite », pour reprendre les termes de Pufendorf, soit condamnable22. Dès lors le terme conservation, entouré de toutes ces vertus, dépasse son assimilation à l’individu et vient qualifier l’État, absolvant par anticipation la politique de tous errements moraux. S’appliquant à la fois à l’individu et à l’État, ménageant à la fois l’intérêt individuel et collectif, le terme conservation, semble lever les deux obstacles qui s’opposaient à la constitution de la politique comme objet de savoir scientifique. Non seulement en dépassant un principe, la morale, sur lequel personne ne s’entend et qui témoigne de la peur d’une retombée de la science politique dans le domaine scabreux de l’art politique mais aussi en annulant ou en renversant le rapport de force instauré entre l’ordre encyclopédique et les articles. C’est dire que la scientificité de la politique passe désormais par une démarche inductive. La loi naturelle de conservation de soi est comme toujours déjà là, au lecteur de la retrouver, à lui d’en tirer des conséquences qui libèrent la science politique de la Morale.
13 Comment donc les Encyclopédistes s’arrangent-ils pour faire de la loi naturelle de conservation de soi le principe d’une nouvelle science politique ? Ils usent d’un discours de l’évidence partagée afin de se convaincre en même temps que le lecteur du caractère axiomatique de cette loi. Au lecteur conditionné par son éducation, à plus ou moins forte imprégnation religieuse, de la re-connaître et d’en tirer une définition universelle de l’humanité susceptible de s’adapter à la dure réalité politique. Elle a l’avantage d’être en bonne place dans la pensée religieuse la mieux reçue du xviiie siècle, celle de Malebranche : la conservation de soi nous est insufflée par Dieu, et en nous aimant nous-mêmes nous aimons Dieu23. C’est une notion qui n’est pas non plus étrangère aux moralistes du xviie siècle qui distinguent un peu, comme le fera Rousseau dans ses Discours, l’amour de soi et l’amour-propre : l’amour de soi étant le résultat d’un désir naturel de se conserver en vie24. Ainsi, pour toutes ces raisons, ce principe définitoire de l’homme a toutes les chances de passer, aux yeux des lecteurs complices, pour un postulat indiscutable à partir duquel on peut forger une nouvelle science politique suffisamment « mathématisable » pour se parer des atours d’une science exacte25. Dès lors l’économie politique peut « s’engouffrer » dans la voie tracée par la notion de conservation de soi et commence à produire des « spécialistes » qui indisposent des Encyclopédistes comme Voltaire.
14Toutefois le point de vue de Diderot, dans son article Conservation (Morale), vient perturber cette tentation de se donner en matière de politique un principe d’étude à la fois implicite et parfait. Pourquoi adjoint-il à l’entrée Conservation le terme classificateur Morale plutôt que l’expression Droit naturel ? La lecture de l’article suggère que Diderot ne souhaite pas que la notion de conservation soit récupérée au sein de l’Encyclopédie par un matérialisme à la manière d’Helvétius26 car l’encyclopédiste y fait référence à la question du suicide27, c’est-à-dire à l’argument le plus violent possible contre l’idée d’une primauté de la loi naturelle de conservation de soi. Ainsi, par l’usage de ce terme classificateur Morale, Diderot jette une ombre sur le nouveau postulat que la science politique avait cru s’offrir, comme s’il fallait qu’elle ne devienne pas une discipline réservée à des spécialistes de l’Économie politique et s’absolve discrètement de tout principe d’ordre moral. Aussi le discours de Diderot sur la conservation de soi ne vise à rien moins qu’à mettre à mal un discours de l’évidence sur l’homme tel qu’il est développé par les matérialistes. Certes d’un côté, Diderot, par l’entremise de Le Roi, laisse la parole aux thèses matérialistes exprimées dans le cercle du baron d’Holbach ; l’idée de Le Roi est que la conservation de soi est le principe des actions humaines :
Quels que puissent être les motifs qui forment et resserrent nos liens réciproques, il est certain que le seul ressort qui puisse nous mettre en mouvement, le désir du bien-être, tend sans cesse à nous isoler (art. Homme, Morale, t. X, p. 274b).
15Il suggère par là qu’en vertu de cette loi naturelle de conservation de soi chaque individu est en droit de rechercher son intérêt personnel à outrance, même au détriment de celui des autres. Mais d’un autre côté Diderot semble redouter une dérive de la science politique et c’est pourquoi l’on peut comprendre le contrôle de l’entrée Con servation par le terme classificateur Morale28. Il ne s’agit plus simplement de garder la politique de l’art politique de la dissimulation mais de priver le matérialisme d’une définition schématique de l’homme. Car la science politique, dès l’Encyclopédie, substitue aux errements de la morale les prétentions scientifiques d’une économie politique aux développements rassurants d’un point de vue épistémologique. La discipline tend à se créer des spécialistes au détriment d’une définition complexe de l’humanité. Le contrôle de la science politique par la morale du philosophe ne vise donc pas seulement le tacitisme mais aussi peut-être une nouvelle gestion du pouvoir par une économie politique libérale, légitimée par la primauté de la conservation de soi :
Les hommes sont-ils puissamment intéressés au bien que vous voulez leur procurer, laissez-les faire, voilà le grand, l’unique principe. Vous paraissent-ils s’y porter avec moins d’ardeur que vous ne désireriez, augmentez leur intérêt [Turgot, art. FONDATION (Politique, Droit naturel), t. VII, p. 74b],
16Dire qu’une science politique naît dans l’Encyclopédie est peut-être excessif. Certes, les sciences de la Nature fondées sur l’observation du monde lui servent de modèle. Mais la relativité de la morale qu’on lui assigne comme principe est un frein puissant à sa constitution en tant que discipline scientifique. Pour devenir telle ne lui faudrait-il pas une définition universelle de l’homme ? L’économie politique naissante dans l’Encyclopédie s’arroge le droit de se fonder en raison en s’appuyant sur une notion de conservation de soi à la fois déculpabilisante, en ce qui concerne la quête effrénée du bonheur individuel, et parée des atours d’une évidence quasi géométrique. Toutefois cette définition de la nature humaine paraît déjà trop schématique à un certain nombre d’Encyclopédistes et notamment à un écrivain de la complexité humaine comme Diderot. Dès lors l’Encyclopédie nous révèle que l’étude de la politique est prise entre deux feux au xviiie siècle. D’un côté, on tend à la dégager d’un art politique réservé aux seuls princes en l’assignant à la morale, d’un autre côté, on redoute de la livrer à des experts qui l’assimilent déjà à une arithmétique. Il revient au lecteur de comparer l’ancienne et la nouvelle discipline de la politique et d’en tirer les conséquences d’une praxis. Occasion est donnée à la fois aux Encyclopédistes et aux lecteurs de l’Encyclopédie de pratiquer théoriquement l’exercice du pouvoir. La politique est désormais une discipline ouverte à défaut d’être une science. (15)
Notes de bas de page
1 Voir l’intéressante mise au point de Catherine Volpilhac-Auger sur le tacitisme au xviiie siècle dans son article intitulé « Double lecture, double écriture : les Principes de la politique des souverains de Diderot », RDE, n° 17, oct. 1994, p. 69-81.
2 Rousseau écrit dans son article Économie ou Œconomie (Morale et Politique) : « ... c’est alors qu’il faut recourir à toutes les petites et méprisables ruses qu’ils appellent “maximes d’état et mystères du cabinet” », t. V, p. 341a.
3 « C’est là, écrit d’Alembert, qu’on apprend à estimer les hommes que par le bien qu’ils font, et non par l’appareil imposant qui les environne : les souverains, ces hommes assez malheureux pour que tout conspire à leur cacher la vérité, peuvent eux-mêmes se juger à ce tribunal intègre et terrible » DP, p. xi.
4 D. Diop, « Une étrange représentation de l’enfance dans l’article de l’Encyclopédie, Gouverneur de la personne d’un prince », Extrait du livre intitulé Autour de l’enfance, textes réunis par Évelyne Berriot-Salvadore, Biarritz, éd. Atlantica, 1999, p. 345-357.
5 Diderot, dans son article Machiavélisme (Hist. de la Philos.) écrit, citant Bacon, à propos de Machiavel : « ... il instruit les peuples de ce qu’ils ont à redouter », t. IX, p. 793b.
6 Diderot écrit à propos de la politique dans l’Explication détaillée du système des connaissances humaines : « La Morale dont nous avons fait la seconde partie de la science de l’homme est ou générale ou particulière. Celle-ci se distribue en jurisprudence naturelle, économique et politique. La jurisprudence naturelle est la science des devoirs de l’homme seul, l’économique la science des devoirs de l’homme en famille, la politique celle des devoirs de l’homme en société. Mais la Morale serait incomplète si ces traités n’étaient précédés de celui de la réalité du bien et du mal moral ; de la nécessité de remplir ses devoirs, d’être bon, juste, vertueux, etc., c’est l’objet de la Morale générale », t. I, p. xlix. On perçoit une volonté de la part de Diderot de préciser sa pensée sur le rapport de la politique et de la Morale plus que ne le fait d’Alembert dans son DP comme si nous avions deux lectures un peu différentes de l’Arbre des connaissances entre les deux directeurs de l’Encyclopédie.
7 Véronique Le Ru, « L’aigle à deux-têtes de l’Encyclopédie : accords et divergences de Diderot et de d’Alembert de 1751 à 1759 », RDE, n° 26, avril 1999. p. 17-26.
8 D’Alembert note dans le DP : « On a placé pour l’ordinaire après le mot qui fait le sujet de l’article, le nom de la science dont cet article fait partie, il ne faut plus que voir dans le système figuré quel rang cette science y occupe, pour connaître la place que l’article doit avoir dans l’Encyclopédie », p. xix.
9 Jean Haechler, L’Encyclopédie de Diderot et de... Jaucourt. Essai biographique sur le chevalier Louis de Jaucourt, Paris, Champion, 1995.
10 Jacques Proust pose le même problème dans ses « Questions sur l’Encyclopédie » dans la Revue d’histoire littéraire de la Frnce, III, 1972, p. 51.
11 C’est le cas d’un mot comme Épargne (Morale), t. V, p. 745, article dû à Faiguet, qui révèle l’intrusion dans le champ de la science politique de l’économie politique.
12 Olga Penke, « L’incertitude des notions morales dans l’Encyclopédie et Le Neveu de Rameau », RDE n° 21, octobre 1996, p. 41-50.
13 À ce sujet de Jaucourt écrit dans son article Morale (Science des mœurs) : « La science des mœurs peut être acquise jusqu’à un certain degré d’évidence », t. VIII, p. 699b.
14 D’Alembert dans son article Dictionnaire (Ord. encyclo, Entend. Raison. Philos, ou science de l’homme, Logiq., Art de communiquer, Gramm., Dictionn.) est plus nuancé que Diderot relativement au constat de cet échec : « Il ne s’agit pas de savoir si ce plan a été observé exactement dans notre ouvrage ; nous croyons qu’il l’a été dans plusieurs parties, et dans les plus importantes ; mais quoi qu’il en soit, il suffit d’avoir montré qu’il est très possible de l’exécuter ». Et il ajoute un peu plus loin : « D’ailleurs on n’a jamais prétendu, encore une fois, ou étudier ou enseigner de suite quelque science que ce puisse être », t. IV, p. 969a.
15 Sauf par J. Proust qui remarque que Diderot, prenant le contre-pied des premières décisions inscrites au début de l’ouvrage écrit à l’article Éditeur (Belles-Lettres) : « Mais chacun d’entre nous a sa manière de penser et de dire qui est lui est propre, et dont on ne peut exiger le sacrifice dans une association où l’on est entré que sur la convention tacite qu’on y conserverait toute sa liberté », t. V, p. 396b.
16 Ce que dit Frank Kafker sur la rétribution d’une partie des Encyclopédistes est intéressant. D’après lui il leur suffisait de savoir que leur nom allait apparaître au nombre des collaborateurs de l’ouvrage au frontispice des différents tomes pour s’estimer récompensés. The encyclopedists as a group : a collective biography ofthe authors ofthe Encyclopédie, Oxford, Voltaire Foundation, 1996, p. 42.
17 Ainsi au début de son article Fondation (Politique et Droit naturel) t. VII, p. 72b, Turgot analyse les différents dérivés du mot fonder en les illustrant chacun par un exemple dans la langue.
18 Voltaire et Rousseau déplorent que les physiocrates se présentent comme des spécialistes en usant d’un vocabulaire mal maîtrisé de l’économie politique. N’est-ce pas remettre en question un désir trop évident de spécialisation de la discipline politique ? Voir la note écrite par René Pomeau sur L’Homme aux quarante écus (1768) de Voltaire, Paris, G. F, 1966, p. 383.
19 Voir l’article Hobbisme, op. cit. de Diderot.
20 Bossuet explique que la conservation de soi n’est pas naturelle et pour démontrer que la désobéissance des protestants de France est illicite, il écrit dans le Cinquième avertissement aux Protestants (1690) : « Si le ministre Jurieu avait fait quelque réflexion, il aurait songé que l’origine de la servitude vient des lois d’une juste guerre où le vainqueur ayant tout droit sur le vaincu jusqu’à lui pouvoir ôter la vie, il la lui conserve : ce qui même comme on sait a donné naissance au mot de servi, qui devenu odieux dans la suite, a été à son origine un terme de bienfait et de clémence, descendu du mot servare, conserver. Vouloir que l’esclave en cet état fasse un pacte avec son vainqueur qui est son maître, c’est aller directement contre la notion de servitude », Paris, 1690, p. 421-422. Le sujet, y compris le réformé, doit sacrifier sa propre conservation à celle du roi.
21 Diderot écrit dans l’article Droit naturel : § VIL.. « Vous avez le droit naturel le plus sacré à tout ce qui ne vous est point contesté par l’espèce entière (…) Dites-vous souvent : je suis homme, et je n’ai d’autres droits naturels véritablement inaliénables que ceux de l’humanité », t. V, p. 337.
22 Dans l’article Défense de soi-mème (Religion, Morale, Droit nat. et civ.), de Jaucourt écrit : « […] il est permis dans certaines occasions de repousser la force par la force, même jusqu’à tuer un injuste agresseur (…). Concluons que la loi naturelle, qui a pour but notre conservation, n’exige pas une patience sans bornes, qui tendrait manifestement à la ruine du genre humain », t. IV, p. 735a.
23 De Jaucourt, qui est croyant, l’écrit très clairement dans l’article Défense de soi-méme, ibid. : « Je dis plus : la loi naturelle ne nous permet pas seulement de nous défendre, elle nous l’ordonne positivement, puisqu’elle nous prescrit de travailler à notre propre conservation. Il est vrai que le créateur y a pourvu par l’instinct naturel qui porte chacun à se défendre en sorte qu’on péchera plutôt de l’autre côté que de celui-ci ». Ce qui est une façon de citer tout en la transformant ce qu’écrit sur la question Malebranche dans son ouvrage intitulé De la Recherche de la Vérité.
24 Discours repris par le chevalier de Jaucourt dans le même article : « Le soin de se défendre... est une suite nécessaire du soin de se conserver, qui est inspiré à chacun par un vif sentiment de l’amour de soi-même, et en même temps par la raison » (ibid.).
25 À notre sens la sous entrée de l’article Politique (Philosophie) de l’Encyclopédie, anonyme, intitulée politique arithmétique (lisons Arithmétique politique) est une traduction de cette fascination exercée par les sciences dites exactes sur une science de l’homme comme la politique. L’auteur anonyme de l’article en question écrit : « C’est l’application des calculs arithmétiques aux sujets et aux usages de la politique... », t. XII, p. 919a.
26 Diderot, auteur de l’article Homme en politique, donne la rédaction de l’article Homme (Morale) à Le Roi, un ami du cercle du baron d’Holbach connu pour son goût pour le matérialisme. Le même Le Roi rédigera aussi sur la demande de Diderot l’article Instinct.[Note de l’éditeur : Selon Schwab, l’article Instinct a pour auteur Charles Georges Leroy, cf. SVECschwab, N° 85 (1972) p. 545 et l’article Homme en morale a pour auteur Le Roi, ibid., p. 514. Nous n’avons pas pu déterminer s’il s’agissait du même auteur, bien que cela soit très probable : voir aussi Spallanzani, M., Immagini di Descartes neW’Encyclopédie, 1990, p. 182-184]
27 Diderot écrit : « Il faut exister le plus longtemps possible pour soi, pour ses amis, pour ses parents, pour la société, pour le genre humain […]. Celui qui pèche contre la loi de conservation les foule au pied », art. Conservation, t. IV, 1754, p. 39a. Le verbe pécher sous la plume de Diderot est bien étrange. La loi naturelle semble acquérir un statut aussi sacré qu’un dogme de la religion chrétienne.
28 Cette analyse peut éclairer d’un nouveau jour le lien que tisse Diderot entre la politique et la morale dans son Explication détaillée du système des connaissances humaines quand il écrit que la morale serait incomplète si les « traités [de Jurisprudence, d’économie et de politique] n’étaient précédés de celui de la réalité du bien et du mal moral ; de la nécessité de remplir ses devoirs, d’être bon, juste, vertueux, ...[ce qui] est l’objet de la morale générale », ajoutait-il en dernier lieu (op. cit ; DPchampion, p. 176).
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