Sandrine Kiberlain : "J'ai une vie de privilégiée très banale" - Marie Claire

Sans rien à défendre ni à promouvoir, c'est ainsi que Sandrine Kiberlain nous a reçu·es, un après-midi de mai, dans un hôtel chic de son fief de la rive gauche, quelques jours après que le photographe Guy Lowndes a attrapé à Majorque un peu de sa luminosité.

Pas de film annoncé dans les salles en 2023, mais des tournages qui vont bientôt s'enchaîner, des chansons qui s'écrivent au fil de l'eau, quelques idées fugaces qui se font et se défont autour d'un deuxième long métrage en tant que réalisatrice – son premier, Une jeune fille qui va bien (avec Rebecca Marder, André Marcon, Anthony Bajon...), nous avait bouleversé·es l'an dernier.

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Rien encore de fini, donc, rien de ce qui, d'habitude, motive les stars à faire la couverture des magazines. Et si c'était le bon moment, ce temps-là hors promo, libéré des contraintes de l'actualité culturelle, pour l'interroger sur la manière dont elle entre dans les rôles, elle qui les travaille et les façonne en orfèvre, et sur comment elle s'en défait, sur la manière, en somme, dont elle se vit comédienne ? Sur son rapport au "rien", aussi, aux vides volontaires, elle qui justement s'est mise en mode pause durant un an et demi, comme pour reprendre souffle et redonner corps à sa vie hors fictions ?

Car au CV de Sandrine Kiberlain, celui de l'une des actrices les plus sollicitées, il y a toujours, depuis les années 90, deux ou trois films par an, jamais moins, des œuvres qui, si l'on devait leur trouver un fil rouge, font la part belle au loufoque : Bruno Podalydès, Sophie Fillières, Alain Resnais et d'autres ont mixé leur fantaisie à la sienne. Vers ce qui vrille, dévisse, se détraque, voilà où elle aime qu'on l'emmène et où elle place le curseur.

Rencontre avec une actrice qui cet été n'a rien à défendre si ce n'est une vision du jeu, du cinéma, et de la vie, sous le signe du pas de côté.

1/6

La pause de Sandrine Kiberlain

Marie Claire / Guy Lowndes / Réalisation Darcy Backlar

Marie Claire : Vous n'avez pas tourné de film depuis un an et demi. Est-ce volontaire ou bien ça s'est trouvé comme ça ?

Sandrine Kiberlain : Disons qu'à cause de plein de circonstances étranges, des projets qui devaient se faire ne se sont pas faits, mais j'avoue que ça tombait bien. Avant cela, j'avais enchaîné cinq films comme actrice, dont trois sont allés à Cannes l'an dernier, et un comme réalisatrice. Je suis sortie de là un peu perdue. J'avais besoin de me retrouver.

Vous diriez que votre rythme était trop frénétique ?

C'est surtout que tourner tant de films vous remplit d'histoires qui ne sont pas à vous, alors vous avez du mal à savoir où est la vôtre. Ce n'est pas rien de se mettre au service d'un personnage, de s'immerger dans sa tête, d'être tout le temps hors de sa propre vie – même si, sans vouloir faire la démago, je mesure la chance que j'ai d'enchaîner les rôles – or, la vie, c'est bien aussi !

Et qu'avez-vous fait de votre vie, justement, durant cette longue pause ?

J'avais emménagé il y a trois ans dans un nouvel appart, alors j'ai enfin savouré d'y passer du temps. J'y ai reçu des gens. J'ai acheté des cadres pour des trucs que je n'avais pas eu le temps d'encadrer. J'ai chiné des bricoles. Et puis j'ai fait du vélo, du Pilates. Mais bon, vous savez, on se dit tout le temps : quand j'aurai du temps, j'irai voir plus d'expos, me balader dans tel quartier que je ne connais pas. Et en fait non, moins on fait de choses, plus le temps défile à toute vitesse. Mais quoi qu'il en soit, j'ai vachement apprécié de retrouver mon quotidien sans costumes, avec juste mes vêtements, mes bijoux, mes cheveux.

2/6

Appelez-la Mia

Marie Claire / Guy Lowndes / Réalisation Darcy Backlar

Vous a-t-on éduquée au temps libre, dans votre enfance, voire à l'oisiveté ?

On m'a appris à ne pas m'ennuyer. Mais moi j'avais peut-être le don de savoir m'ennuyer. J'étais très solitaire alors j'avais mon imaginaire, mon monde à moi, je m'inventais mes jeux. Et comme j'avais en moi, aussi, une certaine mélancolie, j'aimais m'engouffrer dans les chansons de Michel Berger, Barbara, Françoise Hardy.

Quand vous vous retrouvez ainsi chez vous, sans projets immédiats, avec vos vêtements, vos bijoux, vos cheveux, est-ce qu'il n'y a pas un sentiment de vide qui surgit ?

Pas au début. D'abord, il y a une descente d'énergie assez jubilatoire. Il y a le plaisir aussi d'adopter un rythme dépourvu d'activités précises, qu'on peut programmer ou déprogrammer. Puis au bout d'un moment, on se dit qu'on n'a pas envie que ça dure trop longtemps. On a envie que tombent de belles propositions.

On est trop contente, du coup, quand on reçoit des scénarios : je vais bientôt tourner, et j'en ai hâte, dans La Petite Vadrouille de Bruno Podalydès, puis dans Les Barbares de Julie Delpy. Chez Bruno, je m'appelle Justine, une fille maligne, judicieuse – "Justine" vient de "justice" en latin –, moteur de l'histoire. Chez Julie, je m'appelle Anne, une fille plus touchante, un peu dans l'ombre de sa meilleure amie.

Ça a l'air important, pour vous, les prénoms de vos personnages...

Très ! Autant dans la vie, je trouve qu'un prénom peut sonner différemment selon la personne qui le porte, autant dans un film, le prénom participe à la vérité du rôle.

Et votre prénom, vous l'aimez bien ?

Pas trop, non. J'aurais aimé m'appeler Mia, un prénom beau et court qui pourrait être slave comme américain. Jeune, je me rêvais en Mia Stern car j'étais amoureuse d'un Richard Stern. Depuis, Mia, c'est le prénom que je donne quand je réserve des taxis. Il y en a aussi un qui me plaît encore plus mais je l'ai donné à ma fille [Suzanne, ndlr]. Ce que j'aime dans Sandrine, toutefois, c'est le côté enflammé que "cendre" évoque.

3/6

Une actrice solaire

Marie Claire / Guy Lowndes / Réalisation Darcy Backlar

Dans ce que les gens disent de vous et dans les articles qui vous sont consacrés, le mot "solaire" revient souvent. Ça vous va ?

C'est ma blondeur, ça, non ?

Peut-être votre caractère aussi ?

Peut-être alors que j'ai hérité de quelque chose de "solaire" par ma mère, qui pourtant venait du froid [la Pologne, ndlr], car la fameuse devise "souris au monde et le monde te sourira" me parle beaucoup.

Être solaire, ça pourrait vouloir dire : aimer être là, dans la vie. On associe souvent les actrices à un truc compliqué, prise de tête, mais moi je me bats contre ça car celles que je connais sont au contraire solaires, oui, dans un truc très proche de l'enfance : elles aiment jouer.

Ce n'est pas forcément solaire, l'enfance, ça peut être mélancolique comme vous le disiez juste avant...

Bien sûr, il y a quelque chose de fragile et de nostalgique, chez les acteurs, mais jouer, ça vous égaie tout de suite, ça vous empêche de vous prendre au sérieux. C'est un voyage dingue au pays de quelqu'un d'autre que vous. Mais dès que je ne joue plus, j'oublie que je suis actrice : hors travail, j'ai une vie certes privilégiée, mais d'une banalité, franchement !

Les gens se disent : oh, tiens, elle est sympa Sandrine Kiberlain !

C'est cette sorte de banalité qui vous fait dire souvent que vous n'impressionnez pas les gens ?

Il y a des actrices qui portent des lunettes noires, ou qui, du moins, ont une stature, qui en imposent d'elles-mêmes. Moi non. Une femme comme Monica Bellucci, que j'adore, si elle entrait dans cette pièce, elle impressionnerait tout le monde. Pareil pour Fanny Ardant. Ces femmes-là ne sont pas des faiseuses qui, en plus d'être actrices, joueraient aux actrices dans la vie, elles sont juste comme ça, charismatiques. Moi, j'ai plutôt l'impression qu'on peut facilement s'identifier à moi. Les gens se disent : oh, tiens, elle est sympa Sandrine Kiberlain !

On vous dit "solaire", mais on pourrait dire "lunaire" aussi. Du moins c'est ce que vos personnages suggèrent : cette esthéticienne mythomane d'Elle l'adore de Jeanne Herry, cette cadre de start-up à deux doigts du craquage dans Les Deux Alfred de Bruno Podalydès, par exemple, auxquelles vous insufflez de l'absurdité, de la folie, du pas de côté...

Moi-même, j'ai un côté maladroit, la tête ailleurs, à côté de ses pompes... Dans les rôles, oui, même ceux qui ont l'air de prime abord sans relief ou fades, je cherche toujours en eux la petite étincelle, le décalage, car je n'aime pas forcément jouer à la lettre ce qui est écrit et je sais que certains metteurs en scène sont friands de ma façon d'emmener les personnages vers le vrillage, vers un peu d'hystérie : les femmes que je joue dévissent facilement.

D'ailleurs, je remarque que les films que je refuse sont souvent ceux qui sont trop explicatifs, trop carrés, et qui ne laissent aucune part à la folie.

4/6

Sa relation avec sa fille

De quelle façon, depuis que votre fille et vous exercez les mêmes métiers, actrices et réalisatrices, votre relation s'est-elle enrichie ?

Alors, je ne sais pas pourquoi, mais avant même que ma fille fasse ce métier, on me parlait déjà beaucoup d'elle. Peut-être parce qu'on me voit comme quelqu'un de maternel, parce qu'on peut facilement m'imaginer mère ? Comme les gens, peut-être, ont avec moi ce truc d'identification et de proximité, comme je ne les impressionne pas, ils m'interrogent beaucoup sur ma fille...

Et ça vous pèse ?

Ce n'est pas que ça me pèse, mais c'est sa vie et c'est la mienne. C'est très intime, la maternité, très intime ce qu'on transmet à son enfant... Pendant un temps, je n'ai peut-être pas assez mesuré cela. Ce que je peux vous dire, c'est qu'on est très proches, comme n'importe quelles mères et filles le sont quand elles s'entendent bien.

J'aurais été étonnée qu'elle devienne laborantine ou prof de maths !

On imagine peut-être que ce que vous partagez d'artistique avec elle va au-delà du lien mère-fille !

Disons qu'elle fait comme beaucoup d'enfants : elle suit le chemin qu'elle a connu petite. Elle nous a vus heureux, son père et moi, en exerçant nos métiers, alors ça lui a sans doute donné envie d'être heureuse là-dedans. Elle était une enfant très artiste dès le plus jeune âge, donc j'aurais été étonnée qu'elle devienne laborantine ou prof de maths ! Elle est une littéraire pour qui l'écriture, le jeu sont déterminants. Mais de ses métiers d'actrice et de réalisatrice, elle parlerait beaucoup mieux que moi.

Parlons de votre expérience de réalisatrice alors : comment a-t-elle modifié votre façon d'être actrice ?

Réalisatrice, j'ai découvert l'importance du montage. Je n'y croyais pas quand on me disait : "Avec le montage, c'est une autre mise en scène qui commence", et pourtant si. Grâce à cette sorte de tambouille technique, vous remettez de l'ordre dans ce que vous racontez, vous retrouvez le sens premier de votre histoire. Sachant désormais cela, je dédramatise mon rapport au jeu.

Avant, je pensais que quelque chose d'irrémédiable se jouait à chaque prise, maintenant, je sais que j'ai le droit de me planter et il me semble même que j'ose davantage inventer, que je m'abandonne plus encore. Et puis aussi, avoir vu, sur mon film, tout le monde donner le meilleur de soi pour moi m'a bouleversée, alors depuis, en tant qu'actrice, je me sens encore plus l'alliée du metteur en scène.

5/6

Une chanteuse à la voix pudique

Marie Claire / Guy Lowndes / Réalisation Darcy Backlar

Près de dix ans après votre premier album de chansons, écrites par vous et mises en musique par Alain Souchon, vous travaillez à nouveau ensemble, en ce moment, sur de nouveaux titres. Vous définiriez-vous comme chanteuse, en plus d'actrice et réalisatrice ?

Daniel Auteuil, dont je suis très proche, dit que je suis trop pudique à cet endroit-là. Il me dit : "Quand tu chantes, tu es chanteuse", mais je ne me vis pas comme ça. Auteure qui chante, plutôt. Chanteuse, pour moi, ça veut dire Blondie, Feist, des nanas qui partent sur les routes avec leur "tour bus" – même si j'ai fait cinquante scènes avec le premier album !

Comment vous sentez-vous sur scène, justement ?

Comme sur un fil. Comme une équilibriste.

Pas très confortable, donc !

Pas très, non. C'est à la fois hyper plaisant et sans filet, sans personnage derrière lequel vous cacher, alors je peux vous dire que je n'en mène pas large ! Ce sont vos textes, votre voix, c'est "Sandrine Kiberlain qui chante ses chansons", alors ça fait beaucoup, c'est impudique.

Au cinéma, je n'ai jamais peur du ridicule, mais sur scène davantage, car chanter, c'est un peu premier degré et moi, je suis plus à l'aise dans le second. Alors je m'en sors quand même en chantant des textes qui, je l'espère, ne sont pas trop premier degré.

6/6

Sandrine Kiberlain bientôt au théâtre ?

Marie Claire / Guy Lowndes / Réalisation Darcy Backlar

Vous avez récemment prêté votre image à la maison de cosmétiques La Mer à l'occasion d'un court film. Pourquoi, vous qui n'avez jamais collaboré avec aucune marque de beauté, avez-vous accepté ce compagnonnage ?

J'ai accepté de collaborer avec cette marque qui me plaît alors j'y suis allée à 100 % comme quand on est actrice et qu'on rencontre un metteur en scène. Les produits La Mer, j'aime les mettre sur ma peau. Et puis j'aime les gens qui y travaillent, j'aime l'histoire de ce docteur Max Huber qui a lancé la marque, j'aime les valeurs écologiques et la défense des océans qu'elle promeut – et n'allez pas croire que je brandis une cause pour justifier ceci ou cela ! Je me retrouve dans cette maison et dans le film que nous avons pensé ensemble.

Sarah Bernhardt, que vous allez bientôt interpréter dans le biopic de Guillaume Nicloux, prêtait elle aussi son visage à des marques – de parfum, d'absinthe, de gants...

Oui, elle était la première influenceuse ! La première star, aussi – Madonna ou Lady Gaga, à côté, c'est de la gnognotte – si bien que les gens s'évanouissaient quand ils la voyaient. Et puis, elle était d'une folle modernité : elle aimait les hommes comme les femmes, elle était féministe, elle a défendu Dreyfus. J'adore également son extravagance, elle qui aimait dormir dans un cercueil.

Sarah Bernhardt était une star du théâtre, le film que vous avez réalisé, Une jeune fille qui va bien, parle beaucoup de théâtre aussi. Vous, pourtant, n'êtes pas montée sur les planches depuis les années 90...

J'ai l'impression qu'il faut pour cela un tel don de soi, qu'il faut se mettre dans une telle transe : quand je vois avec quel investissement Isabelle Huppert joue dans Mary Said What She Said mis en scène par Bob Wilson, je suis sidérée, baba, en larmes.

Sinon, j'ai beaucoup d'admiration pour des metteurs en scène comme Christophe Honoré – j'ai refusé une de ses pièces et je m'en mords les doigts, j'ai été vraiment con (sic) ! –, Julie Deliquet, Pascal Rambert... Si ces gens-là m'appellent pour m'emporter dans leurs aventures, alors d'accord !

Cette interview a été initialement publiée dans le magazine Marie Claire numéro 851, daté juillet 2023.

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