Le drunk shopping, ou achat impulsif en mode un peu pompette, génère plus de 45 milliards de dollars américains par année. Mes amies et moi sommes entrées dans les statistiques un soir de mai, au beau milieu de la célébration d’un anniversaire. «Et si on allait voir Charlotte Cardin en gang?» Un engouement généralisé venait de se manifester. Trois-Rivières? Bof. Laval? Pas assez exotique. Un espresso martini et quelques clics plus tard, l’affaire était ketchup! On avait une date avec Charlotte dans six mois… à New York! 

Oups. 

Cent quatre-vingts jours après l’achat-gueule-de-bois-en-extra, la scène relevait du miracle. On avait toutes réussi à débrancher nos vies du 220 volts à temps pour le départ. Huit trentenaires en liberté inconditionnelle, un soir de pleine lune, avec pour seules valises des billets de spectacle et une soif de vibrer et de « danser jusqu’au bout de la nuit », comme dans une vie rêvée signée Kim Lévesque-Lizotte. Ça s’annonçait intense. 

Intense, comme le plafond qui a failli ne pas tenir le coup quand Charlotte est montée sur les planches de l’Irving Plaza ce soir-là. Y a pas à dire: Montréal était dans la place! Intense, comme tomber par hasard sur Marylène Gendron et Anne-Élisabeth Bossé sur le refrain de Main Girl et s’époumoner jusqu’à la dernière note comme si nos vies en dépendaient. 

Intense, comme apprendre que Kim devait faire le voyage avec elles, que le travail l’avait retenue à 600 km du plancher de danse avec un FOMO qui s’avérerait totalement justifié. Intense, comme une virée à NYC qui n’avait pas dit son dernier mot. 

Charlotte avait repris la route dans son autobus de tournée quand notre gang d’adulescentes en cavale a mis le cap sur le réputé Hôtel Chelsea. À notre arrivée, quelque chose clochait dans l’ambiance. L’hôtesse, avec son air pas super disposé pour huit nouvelles convives électrisées, nous a escortées jusqu’à un élégant canapé en velours moutarde. Il avait connu l’amour et l’excès, celui-là, c’était évident. La pièce dans laquelle il se trouvait et où étaient passés les légendaires Leonard Cohen, Jack Kerouac, Janis Joplin, Bob Dylan et Andy Warhol était grandiose. Tout droit sortie du siècle dernier. Des œuvres d’art à perte de vue sur des murs où les boiseries sont reines, en harmonie avec de chics fauteuils dépareillés. Un piano à queue en retrait, fermé à clé.

La soirée tirait sa révérence, les clients avaient tous déserté l’hôtel, sauf un homme et une femme, assis au fond, qui conversaient discrètement en sirotant un dernier brandy. C’était trop… tranquille. Et c’est là que ça m’a frappée: il n’y avait aucune musique! Comment un endroit qui a vu défiler les plus grands noms de la scène musicale et culturelle internationale pouvait-il être si silencieux? 

«Pas de musique, non; c’est inspiré d’une nouvelle tendance européenne.» Même la sympathique serveuse qui avait relayé sa collègue blasée avait l’air de ne rien saisir de cette étrange politique de la maison. «Mettez de l’ambiance avec un cellulaire, si ça vous chante, mais je ne vous ai rien dit, d’accord?» 

Il n’en fallait pas plus pour que nos âmes en récréation mettent ce plan à exécution. Le seau à glace, jouant trop bien son rôle, a gardé notre carburant festif au frais, pendant que nous jetions notre dévolu sur le pot de noix métallique qui nous a servi de caisse de résonance. S’il restait quelque chose de l’esprit de Cohen dans la place, on allait le raviver, un refrain nostalgique à la fois. Avez-vous déjà chuchoté vos airs préférés, vous? C’est un peu comme retenir un orgasme parce qu’il y a de la visite dans la chambre d’à côté. Heureusement pour le pauvre couple du fond, on avait pris soin de paqueter dans nos valises un minimum de savoir-être. Quand même. C’est ainsi qu’ont «discrètement» résonné au mythique Hôtel Chelsea, sur fond d’écales d’amandes, nos bien-aimés Marie Carmen, Mitsou, Sylvain Cossette, Julie Masse… Au chapitre de l’exportation de notre patrimoine musical, avouez qu’on a solidement assuré. Sauf pour la parenthèse Projet Orange, dont nous pourrions débattre, si vous y tenez. 

Est-ce à ce moment-là que le gérant s’en est mêlé? Ce n’est plus trop clair. De toute façon, à l’heure qu’il était, Cendrillon se serait sûrement fait lapider. Nous allions partir quand la dame du fond s’est levée en agrippant son déambulateur, non sans difficulté. Son ami à l’accent du Sud prononcé, look western total en prime, nous a lancé: «Are they being party poopers?» Il voulait savoir si le gérant venait de mettre fin au party… On a répondu un «yes», un peu gênées. On était persuadées qu’on avait empoisonné leur soirée avec notre besoin viscéral de nous éclater. La dame, qui devait avoir dans les 70 ans, s’est avancée lentement vers nous, le corps un peu chancelant, et nous a dit: «C’était merveilleux de vous voir vous amuser, chanter et danser comme vous l’avez fait ce soir…»

Celle qu’on redoutait d’avoir dérangée toute la soirée nous implorait… de continuer de faire la fête! «She’s been living here for 45 fuc**n’ years!» a ajouté son cowboy. La dame au déambulateur vivait donc au Chelsea depuis 45 ans — assez pour avoir connu l’époque où des singes vivaient dans un écosystème tropical dans une des suites à l’étage! 

Sa récente intervention à la hanche la faisait souffrir, mais Dieu qu’elle avait hâte de danser à nouveau sur The Supremes! Cette femme incarnait la soif de vivre, de vibrer, de ressentir les choses. Elle respirait cette pulsion de vie que nos quotidiens — et les chandelles qui se multiplient sur nos gâteaux d’anniversaire — enterrent, étouffent. Ces pulsions de vie qui, historiquement, refont surface quand l’humanité se remet de grandes crises. 

«Please, keep partying», a-t-elle ajouté avant de franchir les imposantes portes du salon de l’hôtel. Il y en a qui savent comment réussir une sortie. Et comment ne pas passer à côté de leur vie.

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