Image et invisibilité. Le Chef-d’œuvre inconnu et la question de l’ « ekphrasis »
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Journée d’études « Arts & industries des corps & de leurs images »

Image et invisibilité. Le Chef-d’œuvre inconnu et la question de l’ « ekphrasis »

Julia Nyikos
p. 21-26

Texte intégral

1Parmi les recherches portant sur les relations entre les différentes formes d’art, nous nous intéresserons plus particulièrement aux relations entre la littérature et les arts plastiques. Cette problématique ne se pose pas d’une façon continue dans l’histoire des arts ; nous nous proposons d’examiner l’époque du romantisme français durant laquelle un dialogue très intense s’est ouvert entre les arts. Pour délimiter les recherches, nous nous concentrerons sur les ouvrages dans lesquels la présence des beaux-arts est manifeste.

  • 1 Le Chef d’œuvre inconnu met en scène Frenhofer qui est un génie de la peinture. La nouvelle commenc (...)

2Parmi les textes qui évoquent d’une certaine façon les tableaux, les problèmes de la peinture ou de l’architecture, il est intéressant de prendre pour exemple le très célèbre conte philosophique de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu. Dans cet ouvrage, l’histoire s’organise à partir de la quête et de l’élaboration d’une peinture absolue. Pour ce faire, l’auteur évoque plusieurs tableaux qui existent dans la réalité historique ; il décrit des toiles totalement fictives, présente les débats sur l’essence de la peinture, et rend compte de « la couleur locale » dans les ateliers des maîtres baroques. Les noms des personnages sont inspirés de peintres connus comme Poussin, Mabuse, Porbus1.

3Nous tenterons de répondre aux questions suivantes : pourquoi Balzac met-il en scène un débat autour des arts plastiques, notamment celui qui opposait les peintres partisans du dessin aux partisans de la couleur ? Par ailleurs, nous nous interrogerons sur la façon de décrire un tableau avec le langage écrit et sur la façon d’interpréter les références à des tableaux réels ou qui n’existent pas. Faut-il, en quelque sorte, modifier l’organisation du langage littéraire et le fonctionnement des figures rhétoriques, pour exprimer la portée visuelle d’une œuvre et pour renforcer la capacité descriptive du texte ?

Trois compréhensions de l’« ekphrasis »

4Avant de mentionner quelques problèmes spécifiques, il faut signaler que nous nous intéresserons en premier lieu à des questions théoriques, et que nous éviterons donc, d’aborder les parallèles thématiques entre les textes littéraires et les œuvres artistiques.

  • 2 En tant que genre poétique, l’ekphrasis, terme emprunté au grec, est utilisé dans l’Antiquité pour (...)

5Les analyses textuelles prennent appui sur des méthodes de la théorie littéraire et de la théorie de l’art. Prendre en considération les différentes lectures d’une problématique artistique et esthétique sera le point de départ de nos investigations. Appliquer et réintroduire au sein de l’univers littéraire des questions élaborées par des théoriciens de l’art constitue l’enjeu de cet article. Pour délimiter la présentation de nos recherches, il convient de choisir une problématique, celle de l’ekphrasis, et son application au texte littéraire. Par conséquent, nous nous proposons de réfléchir, dans un premier temps, à certains aspects théoriques de l’ekphrasis même2.

  • 3 W. J. Thomas Mitchell, Picture Theory, Chicago, University of Chicago Press, 1994, p. 152.

6Le terme Ekphrasis a deux significations : il désigne comme genre littéraire, surtout en poésie, la description d’une œuvre d’art et dans un sens plus large, il indique la traduction verbale d’une représentation visuelle3. C’est à partir de ce deuxième sens, que nous engagerons la réflexion qui suit. Dans l’histoire théorique de l’art, les recherches qui portent sur l’ekphrasis sont évidemment nombreuses. Il existe différents modes d’approche pour l’analyser et l’interpréter d’un point de vue esthétique. Ici, nous nous limiterons à trois positions différentes.

  • 4 Nelson Goodman, Langages de l’art (1968), trad. fr. J. Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990.
  • 5 Voir à ce sujet : Gérard Genette, L’Œuvre de l’art. T.1, Immanence et transcendance, Paris, Seuil, (...)

7La première conteste toute légitimité à l’ekphrasis, en affirmant que même la description verbale la plus détaillée ne pourra jamais remplacer l’image. Autrement dit, si nous donnons des instructions à un peintre pour reproduire un tableau qu’il ne connaît pas et ne voit pas non plus, nous aurons beau expliquer minutieusement l’image, il pourra bien concevoir une œuvre ressemblante en quelques traits à la nôtre, mais elle ne sera jamais identique à celle-ci. Cette conception a été développée par Nelson Goodman, dans Langages de l’art4. De nombreuses recherches prennent appui sur la tradition goodmanienne, même si elles quittent le mode d’approche nominaliste5.

  • 6 Gottfried Boehm, « Bildbeschreibung », dans Gottfried Boehm/Helmut Pfotenhauer (Hg.), Beschreibungs (...)

8Le deuxième niveau d’interprétation de l’ekphrasis exprime l’espoir d’en surmonter les limites par l’imagination ou par la métaphore. C’est l’attitude des écrivains qui essaient de « nous faire voir ». À ce stade, la transformation des références visuelles en langage verbal est comprise de façon métaphorique, c’est-à-dire que le texte littéraire imite et reproduit en quelque sorte l’univers de l’œuvre d’art et tente d’en transmettre le contenu. Cette théorie comprend de nombreuses variantes ; nous nous contenterons, ici, de ne citer que les deux plus intéressantes. L’une peut être attribuée à Gottfried Boehm6, qui explique que les mots ne doivent pas copier l’image, mais saisir ce que l’image met en valeur par ses propres moyens, c’est-à-dire rendre visible ce qui est invisible sur le tableau. La « traduction verbale » doit donner sa place à ce que nous pourrions appeler « voir plus/apercevoir davantage ». Au lieu de reformuler le contenu thématique, il s’agit plutôt de donner une interprétation littéraire à partir des divers aspects de l’œuvre d’art.

  • 7 Murray Krieger, Ekphrasis : the Illusion of the Natural Sign, Baltimore, Johns Hopkins University P (...)

9En restant dans le domaine des ekphrasis métaphoriques, il faut encore faire référence à la conception de Murray Krieger7, selon laquelle les arts plastiques peuvent être interprétés comme des métaphores qui permettent de donner de la forme au langage verbal, d’exprimer la spatialité, et de figer quelque chose qui est originairement temporaire.

10La troisième approche de l’ekphrasis souligne à nouveau la différence entre les arts visuels et la littérature, en essayant de préserver les domaines de l’un qui ne sont pas accessibles à l’autre. La question se pose ici de façon inverse et plus abstraite que dans la première position. En effet, un message artistique peut-il s’exprimer aussi aisément par des techniques différentes, comme celles de la littérature ou des arts plastiques, et présenter la même problématique en peinture et en poésie ?

11Pour résumer les théories de l’ekphrasis, rappelons que la première prise de position exprime l’impossibilité de décrire un tableau par le langage verbal, la deuxième conception comprend de façon métaphorique les rapports entre le texte et l’image et prétend qu’il s’agit de rendre visible ou d’expliquer ce qui est implicite dans une œuvre d’art. Enfin, la troisième met l’accent sur le caractère singulier des différentes formes d’art et suppose des capacités distinctes pour la littérature et pour la peinture.

Application des théories de l’« ekphrasis »

12Dans ce qui suit, nous essaierons de trouver les points de connexion entre ces théories et Le Chef-d’œuvre inconnu. Pourtant, avant de présenter des exemples, il faut noter qu’ici se pose une importante question méthodologique : les ouvrages de théorie littéraire et d’esthétique formulent, en général, des conceptions abstraites, homogènes, mais difficilement applicables directement aux œuvres littéraires.

13Donnons une brève lecture du Chef-d’œuvre inconnu, en appliquant le premier mode d’approche de l’ekphrasis. Si nous prenons comme point de départ le fait que le langage ne sera jamais capable de rivaliser avec la peinture, il nous faut alors constater que seules des analyses thématiques et théoriques seront possibles. Cette approche examinera donc le débat artistique qui existe entre les trois protagonistes choisis par Balzac et cherchera les rapports entre les circonstances historiques réelles, contemporaines de Poussin, et la dimension historique propre à la nouvelle. Une telle lecture s’interrogera sur l’œuvre d’art idéale et sur la confusion entre la mimésis et la réalité dans ce texte.

14Que manque-t-il à cette analyse de notre point de vue ? Elle ne remet pas en question la puissance d’un texte littéraire et n’observe pas les influences des autres modes d’expression sur le langage littéraire.

15L’approche métaphorique de l’ekphrasis trouve un bon point de départ dans cette œuvre de Balzac. Ce texte fournit toute une série de variations pour décrire le visuel. Par simples citations, par allusions, ou par descriptions détaillées, l’œuvre évoque continuellement des tableaux. À cette diversité, s’ajoute le fait que Balzac fait référence à des peintures qui existent dans la réalité historique, en même temps qu’il crée des tableaux fictifs. Toutefois, l’auteur ne donne pas de points de repères pour distinguer les « vrais » tableaux, de ceux qui n’existent pas. Il se pose la question de savoir comment interpréter la présence de ces deux types de tableaux à l’intérieur d’un même univers fictif. Notre hypothèse est double. En examinant la description des tableaux imaginés dans la réalité historique, il semble possible de révéler la façon dont Balzac comprenait l’art de l’époque baroque. Le romancier établit la « couleur locale » du texte par des personnages et des œuvres réels, mais pour en dresser la critique il choisit de créer des tableaux fictifs. Ces tableaux ne pouvant pas uniquement imiter le style baroque, ils porteront nécessairement des traits caractéristiques du romantisme. C’est ainsi que la lecture de Balzac concernant le baroque se met en place. Cela nous permet également d’interroger les considérations de Balzac sur l’art qui lui était contemporain.

16Ceci nous conduit à un deuxième niveau de lecture. Si Balzac invente des peintures pour représenter son propre mode d’approche du baroque, est-il possible d’interpréter les tableaux réels, et toute référence à la vérité historique, comme une métaphore ? Ce n’est pas dans une « lecture close » que leur contenu est mis en jeu, mais d’une manière plus abstraite, ces tableaux ne fonctionnent-ils pas comme des figures qui renvoient à l’incapacité du langage à distinguer le fictif du réel ? Ou bien, s’agit-il d’un art poétique — un inventaire des techniques, méthodes et frontières du roman, exprimé de façon indirecte — sous prétexte de proposer des réflexions sur la peinture ? Une troisième possibilité serait de lire métaphoriquement la dimension picturale du texte ; ignorant ainsi sa thématique et se concentrant uniquement sur le langage, sur la façon dont il est maîtrisé et transformé, pour exprimer les structures plastiques et picturales. Balzac invente-t-il des techniques littéraires qui élargissent le répertoire du langage, pour décrire le visible ?

17Par exemple, ce texte littéraire est organisé symétriquement : des couples, Poussin et Gillette d’une part, Frenhofer et la femme invisible d’autre part, des événements parallèles, des conversations se font écho. Cette structure symétrique imite-t-elle ou répète-t-elle l’organisation des peintures baroques ? Ou encore, représente-t-elle un style, une méthode utilisée principalement pendant le romantisme ?

18Cette nouvelle peut donc fonctionner comme une démonstration des limites du langage verbal mais aussi comme une matière apte et habile à se transformer et à exprimer quelque chose en dehors de son domaine propre.

  • 8 « Une représentation verbale ne peut représenter — c’est-à-dire rendre présent — son objet de la mê (...)

19Revenons à la troisième approche de l’ekphrasis dans laquelle il s’agit de délimiter les compétences singulières de chaque art. Quelques constatations frappantes peuvent être effectuées dans le cas du Chef-d’œuvre inconnu. Rappelons les deux scènes du roman, dans lesquelles Frenhofer, le grand maître, parle des défauts du tableau intitulé Marie l’Égyptienne, en présentant les thèmes, les techniques et les couleurs du tableau au lecteur. Par ailleurs, évoquons aussi de la scène finale dans laquelle le peintre dévoile à Poussin et à Porbus le tableau sur lequel il a travaillé pendant dix ans : ces derniers ne voient rien sur cette toile. Or, pour les lecteurs, rien ne distingue cette Marie l’Égyptienne du tableau vide. Dans le texte littéraire un tableau raconté est aussi invisible qu’une toile vide8.

20Ce texte montre-t-il les limites de la description verbale, ou bien, en démontrant l’impossibilité de la mimésis picturale dans l’intrigue de la nouvelle, s’agit-il, d’un parallèle visant à manifester les limites de la mimésis dans le champ de la littérature ? Pourtant, pour Balzac, la mimésis parfaite ne peut être l’objectif ni de la littérature, ni de la peinture.

21Les trois approches de l’ekphrasis peuvent donc s’appliquer à ce texte balzacien. Un deuxième niveau de recherche aura pour rôle d’évaluer les différentes interprétations possibles tout en gardant la pluralité des explications — parfois divergentes, pourtant jamais contradictoires —, qui peuvent s’ajouter à la richesse des lectures.

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Notes

1 Le Chef d’œuvre inconnu met en scène Frenhofer qui est un génie de la peinture. La nouvelle commence dans l’atelier de Porbus, grand nom de la peinture, où le jeune Nicolas Poussin, rencontre Frenhofer. Le vieux maître fait une critique draconienne d’un tableau de Porbus et il révèle à Pourbus et à Poussin qu’il a travaillé sur une mystérieuse peinture qui a épuisé toute sa force de créativité pendant des années. Pourbus et Poussin incitent Frenhofer à leur montrer la peinture en échange d’un jeune modèle, pour sa réalisation. Quand finalement le vieux peintre exhibe le « chef-d’œuvre inconnu », ceux-ci n’y voient que chaos et finissent par ne discerner qu’un bout de pied nu féminin oublié sous l’amoncellement de couleurs. Frenhofer, confronté à l’échec de son entreprise, se donne la mort par le feu, emportant avec lui son génie, et toutes ses œuvres.

2 En tant que genre poétique, l’ekphrasis, terme emprunté au grec, est utilisé dans l’Antiquité pour ses qualités de clarté et d’évidence, car il s’agissait de mettre sous les yeux l’objet décrit. Il s’est surtout développé à partir de la civilisation alexandrine, avec l’émergence de la pensée rhétorique. Ce terme réapparaît à l’époque Prérenaissante, notamment chez Pétrarque. La Renaissance, l’âge Baroque, ainsi que la période Classique privilégient, dans la description, les notations et le jargon de la langue picturale ; l’ekphrasis y est souvent pratiquée pour lui-même. Au XIXe siècle les romantiques l’adoptent également car il incarne l’idée du Gesamtkunstwerk. Ce genre connaît une nouvelle vogue à l’époque Moderne ; l’accent porte, en premier lieu, sur la spécificité du langage qui sert de support à la description d’une œuvre d’art picturale, et sur les réflexions de l’auteur à l’égard de la représentation visuelle qui déclenche le processus d’écriture lui-même.

3 W. J. Thomas Mitchell, Picture Theory, Chicago, University of Chicago Press, 1994, p. 152.

4 Nelson Goodman, Langages de l’art (1968), trad. fr. J. Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990.

5 Voir à ce sujet : Gérard Genette, L’Œuvre de l’art. T.1, Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994.

6 Gottfried Boehm, « Bildbeschreibung », dans Gottfried Boehm/Helmut Pfotenhauer (Hg.), Beschreibungskunst - Kunstbeschreibung. Ekphrasis von der Antike bis zur Gegenwart, Munich, Wilhelm Fink Verlag, coll. Bild und Text, 1995, p. 23-41.

7 Murray Krieger, Ekphrasis : the Illusion of the Natural Sign, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1992.

8 « Une représentation verbale ne peut représenter — c’est-à-dire rendre présent — son objet de la même manière qu’une représentation visuelle pourrait le faire. Elle peut se référer à un objet, le décrire, l’invoquer, mais elle ne peut jamais faire venir sa présence visuelle devant nous, comme le font les images. Les mots peuvent ‘citer‘, mais ils ne peuvent ‘rendre visibles’ leurs objectifs. » W. J. Thomas Mitchell, op. cit., p. 152 (trad. de l’auteur).

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Pour citer cet article

Référence papier

Julia Nyikos, « Image et invisibilité. Le Chef-d’œuvre inconnu et la question de l’ « ekphrasis » »Marges, 03 | 2004, 21-26.

Référence électronique

Julia Nyikos, « Image et invisibilité. Le Chef-d’œuvre inconnu et la question de l’ « ekphrasis » »Marges [En ligne], 03 | 2004, mis en ligne le 15 novembre 2005, consulté le 31 mai 2024. URL : http://journals.openedition.org/marges/759 ; DOI : https://doi.org/10.4000/marges.759

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Auteur

Julia Nyikos

Doctorante en Arts Plastiques Science et Technologie des Arts, Paris 8. Monitrice-Allocataire à Paris 8

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