Le duc Decazes au Quai d’Orsay
p. 297-308
Plan détaillé
Texte intégral
1À quelle place Louis Decazes1 peut-il prétendre dans un ouvrage consacré à la « décennie décisive 1869-1879 », dont on recherche « l’empreinte sur le modèle républicain » ? Orléaniste indéfectible bien que pragmatique, ami du duc Albert de Broglie, lui-même deux fois duc – comme héritier du titre concédé à son père par Louis XVIII et du titre danois de duc de Glücksberg venant de sa mère –, Decazes est avant tout un archétype de la fameuse « République des ducs ».
2Toutefois, son séjour au ministère des Affaires étrangères mérite d’être étudié, ne serait-ce qu’en raison de sa durée. Nommé ministre le 26 novembre 1873 après le vote du septennat, lorsque le duc de Broglie, président du Conseil, passa des Affaires étrangères à l’Intérieur, il conserva ce portefeuille pendant la plus grande partie de la présidence Mac Mahon. Puis, en dépit de ses opinions, cédant sans trop se faire prier à la demande du Maréchal, il fut maintenu sous les gouvernements des républicains Dufaure et Jules Simon2. Il résista à toutes les attaques de Thiers3 et ne quitta le Quai d’Orsay que le 23 novembre 1877, à la chute du gouvernement issu du Seize-Mai. Au total, Decazes dirigea la diplomatie quatre années de suite, pérennité sans équivalent dans ces temps de grande instabilité, au point d’apparaître comme le ministre des Affaires étrangères inamovible de Mac Mahon.
3Ce parcours ministériel atypique pose une première question : la politique étrangère serait-elle mise à part de la politique générale, en quelque sorte « réservée » entre le chef de la diplomatie et le chef de l’État ? À cette question s’ajoute une seconde : les années 1870 sont marquées par un puissant appel à la refondation complète de la diplomatie française, accusée d’être responsable de la défaite. Louis Decazes a-t-il été au Quai d’Orsay le ministre réformateur que l’opinion publique appelait de ses vœux ?
4On se contentera ici d’esquisser quelques réponses, en attirant l’attention des historiens sur les sources très abondantes disponibles et encore peu exploitées. En effet, les Papiers Decazes, conservés à la Bibliothèque Thiers (Hôtel Dosne-Thiers de l’Institut de France, place Saint-Georges à Paris), ne comptent pas moins de soixante-dix cartons4, contenant notamment ses correspondances particulières pendant ses années aux Affaires étrangères, et offrent une belle matière pour de belles recherches. En outre, nous disposons des archives de son principal collaborateur au Quai d’Orsay, Hippolyte Desprez, directeur des affaires politiques pendant toute la période, qui a laissé d’intéressants Souvenirs encore inédits5, auxquels on se référera ici.
Decazes au gouvernement
5Qui est Louis Charles Élie Amanieu duc de Glücksberg puis duc Decazes ? Né en 1819, le fils d’Élie Decazes, ministre et favori du roi Louis XVIII dont il portait le prénom, grandit dans les milieux libéraux puis orléanistes et se lia dès sa jeunesse avec Albert de Broglie. Il entra très jeune dans la carrière diplomatique et connut un avancement très rapide : simple attaché d’ambassade en 1840, il était nommé sept ans plus tard ministre plénipotentiaire à Lisbonne, en décembre 1847. Déjà chef de poste à 28 ans, il paraissait destiné aux plus hauts sommets de la diplomatie française, lorsque la chute de Louis-Philippe brisa son ascension. Il resta fidèle aux Orléans mais, à la différence du duc de Broglie qui se reconvertit dans les travaux historiques et se fit élire à l’Académie française, le duc Decazes se réfugia dans les affaires privées et le capitalisme, faisant fructifier sa fortune considérable en Espagne.
6La chute du Second Empire le ramena aux affaires publiques. Élu député de la Gironde en février 1871, il soutint d’abord Thiers puis s’en éloigna avec ses amis orléanistes, avant de prendre une part active à sa chute et à l’élévation du maréchal de Mac Mahon. Broglie devenu président du Conseil et ministre des Affaires étrangères offrit la plus grande ambassade à son ami, ancien diplomate de carrière et député très en vue : Decazes partit à Londres comme ambassadeur. Mais à peine installé, on l’appela au Quai d’Orsay, le duc de Broglie ayant opté pour le ministère de l’Intérieur. Decazes saisit cette occasion d’occuper enfin une fonction pour laquelle il avait toutes les qualités : « Il était excellent diplomate et suffisamment orateur, note Hippolyte Desprez dans ses Souvenirs. Sa nomination reçut l’accueil le plus favorable auprès du corps diplomatique étranger, comme dans le pays et dans l’Assemblée nationale. Nous le saluâmes, quant à nous, comme un des nôtres6. »
7Le nouveau ministre ne changea pas les directeurs du Département7 et s’appuya sur Desprez, le directeur des affaires politiques8. C’est avec ce fonctionnaire discret, chevronné et peu politisé, que Decazes correspondait, lors des nombreux séjours en province que le ministre s’autorisait, pour le bon entretien de sa santé et plus encore pour celui de son terrain électoral. En l’absence du ministre, Desprez se rendait auprès de Mac Mahon, pour commenter les principales dépêches diplomatiques qui lui étaient communiquées chaque jour.
8Le séjour du duc Decazes au Quai d’Orsay se caractérisa d’abord par la solidité des liens et l’étroite solidarité avec l’Élysée, relations facilitées par le secrétaire général de la présidence Emmanuel d’Harcourt, lui-même diplomate de carrière. « [Decazes] ne ménageait pas ses communications au président de la République, écrit Desprez dans ses Souvenirs ; il ne prenait aucune résolution importante sans en avoir conféré avec lui et s’être assuré de son assentiment. Il était, j’en conviens, moins large avec le président du Conseil9. » Là est le point sensible.
« Il est de tradition, ajoute Desprez, que le ministre des Affaires étrangères soit très sobre de ses confidences avec les membres du cabinet envisagés individuellement ou dans leur collectivité. Ils n’en doivent connaître que ce qui est nécessaire pour maintenir le lien de solidarité entre eux et lui. Ses obligations sont, il est vrai, plus étendues quand il s’agit des rapports avec le président du Conseil ; mais elles sont difficiles à définir10. »
9On ne saurait mieux formuler la problématique de ce qu’on appellera plus tard le « domaine réservé » !
10La question institutionnelle et politique n’avait rien de théorique : elle se posait de façon concrète et quotidienne, lorsque tel ou tel ministre, a fortiori le président du Conseil, sollicitait la communication de copies des correspondances diplomatiques susceptibles de l’intéresser. Jules Simon fit moult tentatives pour obtenir de telles copies. Mais Decazes se méfiait de lui, étant certain que ces documents se retrouveraient aussitôt chez Monsieur Thiers, son adversaire acharné, au surplus partisan d’une politique étrangère sensiblement différente de la sienne. Le ministre parvint à tourner cette difficulté en multipliant les conversations régulières avec le chef du gouvernement. Il le tenait ainsi informé oralement presque tous les jours des principales questions diplomatiques, sans aller jusqu’à lui laisser copie des correspondances. Jules Simon et Adolphe Thiers en conçurent un agacement certain, qui se traduisit par des tensions, y compris en conseil des ministres11.
Comment réformer le Quai d’Orsay ?
11La question des réformes à introduire au Quai d’Orsay comportait plusieurs aspects. À peine arrivé au ministère, Decazes annonça son intention de faire nommer un sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Le directeur politique, farouchement hostile à cette idée, argumenta si solidement qu’il réussit à convaincre le ministre de renoncer à son projet. La question est intéressante en ce qu’elle montre l’originalité du fonctionnement des Affaires étrangères par rapport à d’autres ministères qui avaient parfois des sous-secrétaires d’État, et qui, autre différence avec le Quai d’Orsay, avaient aussi des secrétaires généraux. Pour les adversaires du sous-secrétariat d’État, la diplomatie ne peut souffrir la présence d’un intermédiaire entre le ministre et le directeur politique.
12Premier inconvénient : le sous-secrétaire d’État étant presque l’égal du ministre, il exigera d’être tenu informé des affaires importantes. Il voudra donc lire les dépêches juste après le ministre. Dès lors, le directeur politique ne pourra les lire lui-même au mieux que plusieurs heures après lui, au pire le lendemain. Il en résultera, pour la direction politique, une impossibilité matérielle d’accomplir sa tâche, c’est-à-dire de proposer des réponses au ministre, puis de les rédiger, enfin de les faire signer, le tout dans les délais qu’impose le rythme de la diplomatie nouvelle. Le travail prendra plusieurs heures de retard ou risquera d’être reporté d’une journée. Envisageable, à la limite, dans les temps anciens, un tel fonctionnement ne l’était plus à l’ère du télégraphe et du chemin de fer – mais pas de la photocopieuse. La modernité des relations internationales interdit donc d’ajouter un rouage au sommet de la « machine » diplomatique : « Il faut que les dépêches soient signées à l’heure voulue pour arriver à la gare d’embarquement avant le départ du train postal ; il faut télégraphier de manière que l’instruction transmise puisse être utilisée dans la soirée même ou au plus tard dans la matinée du lendemain par celui à qui elle est destinée12. » Et si par malheur le sous-secrétaire d’État est appelé à rédiger lui-même des dépêches, il finira par tenir le directeur politique à l’écart, et la confusion s’aggravera.
13Deuxième inconvénient : le sous-secrétaire d’État voudra fréquenter les ambassadeurs étrangers, prendre part aux rapports quotidiens avec le corps diplomatique à Paris. Avec un pareil dédoublement de la personnalité ministérielle, il faut s’attendre à des incertitudes, voire à un double langage, à des informations mal partagées, à des messages transmis à tort, à des initiatives plus ou moins malencontreuses dans les négociations en cours.
14Troisième inconvénient : le sous-secrétaire d’État va tenter d’obtenir un rôle dans l’administration centrale, dont il est a priori dépourvu, et se jettera sur la gestion du personnel, qui ne nécessite aucune compétence spéciale et confère une grande influence. Le résultat ne tardera pas à se faire sentir : dominés par un sous-secrétaire d’État accessibles aux influences diverses – politiques ou mondaines –, le directeur des affaires politiques et le directeur des consulats, maîtres de la gestion des carrières et des nominations, verront leur autorité réduite ou brisée.
15Devant cette quadrature du cercle, Decazes retarda d’abord toute décision. Puis, ayant éprouvé avec satisfaction le fonctionnement du Département, et en particulier sa collaboration avec Desprez, il donna raison au directeur et renonça purement et simplement à nommer un sous-secrétaire d’État.
16En revanche, il entreprit de réformer le Ministère lui-même, que l’opinion publique, à tort ou à raison, rendait en partie responsable de la guerre de 1870 elle-même.
17En 1874, le républicain Emmanuel Arago avait produit un rapport sur ce sujet, dont la conclusion était qu’il fallait réunir en un seul corps les agents diplomatiques et les agents consulaires, et fusionner de même la direction des affaires politiques avec celle des affaires commerciales, en une « direction générale ». Le projet, contesté d’emblée au Ministère comme à la Chambre par le rapporteur du budget des Affaires étrangères, n’eut pas de suite. Mais le thème revenait régulièrement dans la presse et dans les débats parlementaires.
18Le ministre cherchait le moyen de réformer ce qui devait l’être sans fusionner les carrières. Après avoir rendu son « Rapport au président de la République », Decazes – en réalité, Desprez qui paraît avoir tenu la plume – fit prévaloir ses préférences par le décret du 1er février 1877. La réforme concernait à la fois l’organisation du Département et le recrutement des agents.
19Même sans les fusionner, il fallait améliorer les rapports entre les deux principales directions de l’administration centrale, car la frontière est parfois peu claire entre les affaires politiques et les affaires commerciales. Bien des questions relèvent à la fois des unes et des autres, et l’on n’évite pas toujours que les deux directions produisent des instructions divergentes. Le Quai d’Orsay ne voulait pas d’une direction générale « coiffant » les deux directions, pour les mêmes raisons qui s’opposaient à la création d’un secrétaire général ou d’un sous-secrétariat d’État : il ne fallait pas ajouter d’intermédiaire entre le ministre et le directeur politique, pour ne pas compromettre la fluidité et la ponctualité du travail diplomatique. Desprez ayant fait prévaloir l’idée de donner seulement une sorte de primauté au directeur politique par rapport aux autres directeurs, on créa un « Comité des services extérieurs » chargé d’assurer la cohérence entre les services, dont le directeur politique prit la tête.
20Cette consolidation du premier fonctionnaire du Département était d’autant plus nécessaire que le ministre, en régime parlementaire, était de plus en plus absent de son Ministère. Sous le Second Empire, le ministre se consacrant entièrement à l’action diplomatique, il avait une vue d’ensemble et pouvait donner lui-même l’impulsion à l’action diplomatique. Il recevait chaque jour les divers chefs de service et leur confiait ses instructions. Il lisait la plupart des correspondances reçues et se trouvait parfaitement au fait des affaires en cours. Il n’en était plus de même depuis l’Empire libéral, la vie parlementaire absorbant une grande partie du temps ministériel. Seul le directeur politique pouvait maintenir désormais l’unité d’action du Quai d’Orsay. Ainsi, loin d’accroître l’emprise du politique sur l’administratif, le régime parlementaire paraît au contraire avoir renforcé le rôle des plus hauts fonctionnaires du Département.
La Carrière et le recrutement
21Sur le plan de l’organisation ministérielle, la réforme de février 1877 était donc assez limitée mais révélatrice. Le changement était plus important concernant les carrières et le recrutement, bien qu’en retrait par rapport à l’opinion républicaine, favorable à la « fusion ». Selon la thèse des « fusionnistes », l’esprit démocratique exige de valoriser les consuls, injustement traités alors qu’ils sont souvent d’origine plus modeste et plus capables que les diplomates stricto sensu.
« Pour certains esprits, écrit Desprez, les consuls forment comme une sorte de démocratie dans le personnel des affaires étrangères. Ils ont le savoir et le talent. Plus laborieux, plus instruits et, pour tout dire, plus capables que les diplomates, ils sauraient beaucoup mieux défendre les intérêts du pays. Il semblait qu’on leur eût fait à dessein une situation inférieure et qu’ils fussent les victimes d’une exclusion aveugle et injuste13. »
22D’où l’idée de leur ouvrir de plein droit l’accès aux postes diplomatiques, à tous les degrés de la hiérarchie. Afin de réaliser cette fusion, il suffirait de créer un concours unique de recrutement, qui serait mécaniquement plus favorable aux consuls, présumés plus compétents. Le raisonnement des « fusionnistes » rejoignait sur ce point une critique très courante à l’époque et largement fondée, celle de l’insuffisante formation initiale des diplomates. Desprez reconnaît la valeur de l’argument :
« On alléguait la nécessité de nos jeunes attachés des conditions de capacité plus certaines. On voulait un corps de secrétaires pourvus d’une instruction solide, à la place de jeunes gens très bien élevés et de bonnes manières ne possédant pas toujours une connaissance suffisante de l’histoire et des langues étrangères. On demandait au gouvernement de tenir moins de compte des qualités en quelque sorte représentatives et d’offrir aux jeunes gens instruits, de toute origine, le moyen de prendre l’avantage. […] Sous un gouvernement républicain, il était difficile de contester aux auteurs de ces projets le droit de faire aussi grande que possible la part de la démocratie dans le personnel du ministère des Affaires étrangères, à la condition qu’il ne perdît pas son vernis de bonne éducation et de sociabilité. Il fallait bien admettre que notre jeune personnel diplomatique manquait quelquefois d’instruction, qu’il était en général plus brillant que solide et qu’il serait bon de lui donner la solidité sans lui ôter la distinction14. »
23Mais le problème de la compétence des candidats trouvera-t-il sa solution dans la fusion des deux carrières et l’institution d’un concours unique ? Rien n’est moins sûr, selon Desprez :
« Comment prétendre que les aptitudes exigées des agents consulaires soient celles qui doivent être réclamées également des agents diplomatiques, et qu’il soit naturel de chercher les chefs des grands postes politiques parmi les consuls, plutôt que de les prendre parmi les secrétaires d’ambassade ? Il était manifeste que ce principe mis en pratique serait funeste à la carrière consulaire autant qu’à la carrière diplomatique, qu’il abaisserait celle-ci et qu’il détruirait celle-là. Qui voudrait en effet rester consul, lorsqu’il pourrait devenir secrétaire d’ambassade, ministre plénipotentiaire ou ambassadeur ? Qui voudrait appliquer toute son attention à surveiller les intérêts de notre commerce, à étudier les questions économiques, qui consentirait à s’absorber dans les détails des affaires de navigation et de chancellerie, dans les minutieuses précautions qu’exige la protection de nos nationaux, quand il saurait qu’en négligeant sa spécialité, en consacrant tous ses soins à appeler sur lui l’attention de la direction politique, il a des chances d’échanger bientôt son poste consulaire contre un poste diplomatique qui ouvre la voie à toutes les ambitions ? Avec un pareil système, il n’y aurait bientôt plus de carrière consulaire ; en tout cas il n’y aurait plus de consuls, il n’y aurait partout que des aspirants aux grandes fonctions diplomatiques15. »
24La séparation traditionnelle des deux carrières n’avait jamais empêché la porosité entre elles. Les fonctions de consul général en Orient, en Asie ou en Amérique latine, très politiques en fait, avaient bien souvent permis à leurs titulaires de passer ensuite dans la carrière diplomatique proprement dite. Sous le Second Empire, les cas furent nombreux et du plus haut niveau : Adolphe Barrot finit ambassadeur à Madrid ; Prosper Bourée fut ambassadeur à Constantinople ; Benedetti fut directeur des affaires politiques et ambassadeur à Berlin ; La Valette fut ambassadeur à Rome et à Londres et même ministre des Affaires étrangères. Or, tous ces hommes étaient d’anciens consuls.
25Le duc Decazes se fit peu à peu une religion dans ces débats entre une partie de la classe politique et ses principaux collaborateurs au Quai d’Orsay, qui condamnaient sans réserve à la fois le principe de fusion des deux carrières et l’unité des examens pour les candidats de l’une et de l’autre. D’abord favorable à la fusion, il changea d’avis après avoir vu son Ministère à l’œuvre. On allait donc réformer sans révolutionner.
26Il fallait fixer des règles plus strictes pour l’admission des candidats au surnumérariat. Rappelons qu’à cette époque encore, les apprentis diplomates étaient d’abord admis comme « surnuméraires », c’est-à-dire comme attachés d’ambassade ou d’administration centrale à titre bénévole. Après quelques années, ceux qui donnaient des preuves suffisantes d’aptitude et d’engagement obtenaient leur nomination comme attachés payés, véritable entrée dans la Carrière. Il fut décidé que nul ne pourrait être admis comme surnuméraire, dans le service diplomatique comme dans le service consulaire, s’il ne justifiait d’un diplôme de licencié en droit, ès lettres ou ès sciences, ainsi que de la connaissance de deux langues étrangères. Quelques facilités furent faites aux officiers et aux ingénieurs des Ponts et Chaussées qui voulaient rejoindre les Affaires étrangères. En outre, on exigea au minimum deux années de surnumérariat, dont une au moins passée à l’étranger. Enfin et surtout, on décida que les surnuméraires souhaitant être titularisés seraient désormais soumis à un examen strict devant un jury spécial.
27La réforme de 1877 ne créait donc pas, à proprement parler, un concours d’entrée, mais elle étendait aux secrétaires d’ambassade le principe de l’examen, déjà existant pour les élèves consuls. Séparés, les deux examens donnaient lieu à deux classements distincts.
« On peut objecter à ce système, écrit Desprez, que l’examen n’exclut pas absolument et immédiatement les incapables, comme le fait le concours, et n’en débarrasse pas le ministère d’une façon directe et absolue. Mais il donne le même résultat sans avoir l’inconvénient du concours qui impose quelquefois au ministre des candidats instruits, mais alourdis par leur instruction même, inutilisables au dedans aussi bien qu’au dehors et dont l’avenir reste à la charge du Département16. »
28En somme, le système était sélectif sur la base des compétences, tout en laissant à l’administration la possibilité de ne pas s’encombrer de candidats savants mais jugés inaptes au métier diplomatique. La réforme de 1877 fut remplacée bientôt par celle de Freycinet (10 juillet 1880) qui créait un concours commun pour les consuls suppléants et les secrétaires de 3e classe, dans l’esprit de la fusion des carrières jusqu’alors écartée par Decazes.
L’ouverture des Archives diplomatiques
29Au ministère du duc Decazes se rattache une réforme bien plus durable que toutes les autres, celle qui permit aux historiens de venir s’abreuver aux sources des archives des Affaires étrangères.
30Selon la doctrine forgée de toute éternité, le fonds était exclusivement destiné aux agents des Affaires étrangères, pour qu’ils y puisent la matière à l’étude des précédents et qu’ils y fassent lecture de la correspondance de leurs prédécesseurs avant de partir en ambassade. Les grands directeurs du xixe siècle, le comte d’Hauterive sous la Restauration, Auguste Mignet sous Louis-Philippe, Pierre Cintrat sous la République et l’Empire, avaient maintenu la tradition du confinement. Même Prosper Faugère, directeur dans les années 1870, pourtant connu comme éditeur des Pensées de Pascal et supposé sensible à la valeur de l’inédit, défendit la stricte fermeture.
31Sans doute les archives recelaient-elles des secrets de l’État dont la conservation était un enjeu majeur pour la sûreté du pays. Mais la masse des pièces diplomatiques, unique en Europe, ne pouvait-elle être livrée sans inconvénient au public savant ? Les érudits et historiens, si nombreux après 1870 dans l’histoire diplomatique en pleine expansion, ne pouvaient plus se satisfaire d’autorisations délivrées au cas par cas : il fallait accorder l’accès régulier aux archives à toute personne donnant les garanties de sérieux nécessaires. Ce vœu était exprimé par plusieurs amis politiques du duc Decazes, parmi lesquels figuraient d’éminents historiens orléanistes : le duc de Broglie lui-même ; le baron Louis de Viel-Castel ; le comte d’Haussonville. « M. Decazes ne pouvait qu’être heureux de leur plaire, en même temps qu’à la masse des gens de lettres, dont il aimait à se ménager la faveur ; il fit très-bon accueil à leurs exhortations amicales17. » Une commission fut instituée, qui élabora le règlement nouveau (20 juillet 1874).
« On s’habituait de plus en plus et M. Decazes s’accoutumait lui-même fort bien à la pensée qu’il resterait encore longtemps à l’abri des vicissitudes ministérielles. Il n’avait pas prévu le coup d’État parlementaire du 16 mai 1877 qui mit le parti conservateur à une si terrible épreuve18. »
32Tel est le témoignage d’Hippolyte Desprez sur les derniers mois au Quai d’Orsay du duc Decazes, qui avait subi les événements du 16 mai « sans enthousiasme ».
« Ce n’est pas qu’il fût hésitant et timoré dans ses convictions d’homme de parti. Nul au contraire n’était plus résolu et plus actif. Il ne pouvait exister de doutes sur la franchise de son dévouement à la monarchie constitutionnelle, pas plus que sur son zèle pour les princes en qui elle se personnifiait. Mais les traits dominants de son esprit, ses qualités maîtresses, c’étaient la circonspection et la prudence et dans cet effort suprême du parti monarchique contre le flot montant des idées républicaines, il avait mieux vu que ses collègues la difficulté du succès. Ce qui eût avant tout convenu à son tempérament, c’était la continuation d’une politique d’atermoiements permettant au parti conservateur de gagner du temps et de maintenir en tout cas la situation que les princes d’Orléans s’étaient faite par leur haut mérite et leur sage attitude en toute circonstance19. »
33La crise politique surprit Decazes alors qu’il était solidement installé au Quai d’Orsay. Sur le plan diplomatique, la crise franco-allemande de 1875, dont la France était sortie gagnante aux yeux de l’Europe20, avait renforcé l’habile ministre qui avait su la traverser et, depuis lors, la France retrouvait une certaine place dans la politique internationale, durement éprouvée par la guerre russo-turque (avril 1877).
34Maintenu naturellement en fonction par le duc de Broglie le 17 mai, Decazes quitta le Quai d’Orsay à la chute du gouvernement le 19 novembre 1877. Si l’on veut tenter un bilan de ce ministre atypique, du point de vue du « modèle républicain » en gestation malgré le duc lui-même, il convient de souligner d’abord la préoccupation d’une meilleure formation des diplomates, souci constant de cette génération d’hommes politiques, qu’ils soient orléanistes ou républicains. En outre, Decazes a marqué l’histoire diplomatique grâce à l’ouverture des archives du Quai d’Orsay. « Une nouvelle politique exigeait une nouvelle histoire », selon le mot de Gabriel Hanotaux21. Il n’est pas sûr que Decazes aurait souscrit à cette formule qu’on peut trouver assez effrayante au fond, mais il en facilita la réalisation.
35C’est peut-être sur le plan de la politique extérieure que Decazes aura finalement laissé la plus forte empreinte au « modèle républicain » – à supposer qu’il existe un tel modèle en matière diplomatique. À la Belle-Époque, il fut de bon ton de le présenter en précurseur de l’alliance franco-russe, au motif qu’il trouva à Saint-Pétersbourg un appui face à Bismarck en 1875. C’est là une opinion anachronique que l’historien ne peut adopter. Le grand service que Decazes avait rendu à la diplomatie de la Troisième République n’était pas de lui avoir donné des alliances : elle était trop faible encore pour y prétendre. C’était de lui avoir rendu une place, réduite sans doute, mais bien réelle, dans le Concert européen. C’était d’avoir refusé d’enfermer la diplomatie française dans une politique dite de « recueillement », en réalité d’effacement de la France dans les grandes questions internationales, réclamée par beaucoup de républicains dans les années 1870. Une fois au pouvoir, la plupart des républicains n’avaient d’ailleurs pas manqué de s’approprier la politique amorcée par le duc Decazes. Cette politique de neutralité contrainte mais non d’abstention volontaire permit à la France, dès le milieu des années 1870, de prendre part à nouveau à la gestion collective des questions d’intérêt général – autrement dit à reprendre sa place parmi les « grandes puissances ». Decazes fit choix d’envoyer des ambassadeurs à la conférence de Constantinople (décembre 1876-janvier 1877), dont l’échec final n’est certes pas imputable à la France. La voie était ouverte pour une participation au plus haut niveau au congrès de Berlin, en juin et juillet 1878. La France, représentée par son nouveau ministre des Affaires étrangères, le républicain W.-H. Waddington, sut y jouer un rôle discret et efficace, et œuvra en faveur d’une paix de compromis en Orient tout en défendant ses propres intérêts en Méditerranée. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est donc en résistant à certains discours républicains en matière de politique étrangère que Decazes laissa finalement sa principale empreinte. En sortant la République du « recueillement » diplomatique, il avait permis aux républicains, le jour venu, de faire entendre à nouveau la voix de la France dans le monde.
Notes de bas de page
1 Né à Paris le 29 mai 1819, mort à Bourg-sur-Gironde le 16 septembre 1886. Il n’existe pas de biographie du 2e duc Decazes. On se reportera à la notice de François Roth dans le Dictionnaire des ministres des Affaires étrangères, Paris, Fayard, 2005, p. 371-175.
2 Selon Ernest Daudet, Mac Mahon avait fait du maintien de Decazes au Quai d’Orsay la condition de l’entrée de Jules Simon au gouvernement (Daudet Ernest, Souvenirs de la présidence du Maréchal de Mac Mahon, op. cit., p. 147).
3 Thiers ne pardonnait pas à Decazes d’avoir pris part à la coalition qui l’avait renversé. « Dans son salon, écrit Ernest Daudet, il était de mode de mal parler du ministre des Affaires étrangères, et quand ou voulait plaire au maître de la maison, on y parvenait facilement par ce procédé. » (Ibid., p. 144) Thiers aurait dit un jour à un diplomate étranger, à propos du duc Decazes : « – C’est lui qui fait durer le Maréchal ! » (Ibid., p. 143).
4 Manuscrits de la Bibliothèque Thiers-Institut de France, Ms 681-751.
5 L’édition du manuscrit intégral de ces Souvenirs est en cours dans le cadre de l’École Pratique des Hautes Études (section des sciences historiques et philologiques).
6 Desprez Hippolyte, Souvenirs du Ministère des Affaires étrangères, inédits. Archives du Ministère des Affaires étrangères (AMAE), La Courneuve, Papiers d’agents – archives privées (PAAP), Desprez (Hippolyte), vol. 22, fasc. 1, fo 9.
7 C’est ainsi que l’on désigne, aux Affaires étrangères, l’administration centrale du ministère.
8 Ernest Daudet rapporte qu’un jour, dans son salon, Thiers s’écria en parlant de Decazes : « – S’il n’avait pas Desprez, je ne sais comment il ferait. » Il est vrai qu’il ajoutait le lendemain : « – Il persiste à garder Desprez ; il a bien tort. » Un diplomate étranger lui répliqua : « – Ah ! monsieur Thiers, je vous prends en flagrant délit de contradiction. » Daudet Ernest, Souvenirs de la présidence du Maréchal de Mac Mahon, op. cit., p. 149.
9 Desprez Hippolyte, Souvenirs du Ministère des Affaires étrangères, op. cit., fasc. 5, fo 7.
10 Ibid., fo 5.
11 Broglie Gabriel de, Mac Mahon, op. cit., p. 327.
12 Desprez Hippolyte, Souvenirs du Ministère des Affaires étrangères, op. cit., vol. 22, fasc. 1, fo 15-16.
13 Ibid., fasc. 6, fo 13.
14 Ibid., fo 15-17.
15 Ibid., fo 18-21.
16 Ibid., fo 77.
17 Ibid., fo 117.
18 Ibid., fasc. 5, fo 14.
19 Ibid., fo 31.
20 Voir à ce sujet et dans ce livre la contribution de Stéphanie Burgaud.
21 Hanotaux Gabriel, Mon temps, t. II. La Troisième République, Gambetta et Jules Ferry, Paris, Librairie Plon, 1938, p. 17.
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