La vie est un cirque | JEU, revue de théâtre
© Alex Blouin

Si le vaste univers des arts du cirque a évolué de façon marquée au cours des dernières décennies, et ce, un peu partout dans le monde, il est bon de constater que le Québec maintient son statut d’avant-garde sur la piste, à mesure que ses artistes étendent leur champ de compétences.

L’art circassien contemporain a complètement redéfini ce qu’on entendait par « cirque » jusqu’aux années 1970. Exit la tête du dompteur dans la gueule du lion, les chiens savants et les éléphants volants (du moins dans l’univers de Disney). Bienvenue aux nouveaux instruments – roue Cyr (invention du cofondateur du Cirque Éloize, Daniel Cyr), planche, cerceau, technologies sonores et visuelles – et aux artistes tous et toutes plus polyvalent∙es les un∙es que les autres. Bien sûr, certaines disciplines ont survécu à ce tsunami de transformations, mais les clowns, les trapézistes et les acrobates ont indéniablement élargi leur palette au sein d’œuvres de plus en plus écrites, surréalistes, magiques. Ces créations font souvent appel à des créateurs et des créatrices d’autres formes d’art puisque, oui, le cirque peut tout faire.

Imaginons un instant un public vierge qui assiste à un spectacle contemporain pour la première fois. La polyvalence et la virtuosité des artistes circassiens lui sauteront rapidement aux yeux comme une planche coréenne qui frapperait l’acrobate au visage. Cette contorsionniste joue de la guitare; ce voltigeur pratique aussi le tissu aérien; cette spécialiste du cerceau peut porter un homme sur ses épaules… En plus des capacités physiques exceptionnelles qui les caractérisent, les circassien∙nes perfectionnent une, deux et parfois, trois, autres disciplines dans le but de créer un spectacle total. On les forme en ce sens. Le résultat de cette détermination de fer, frôlant parfois l’obsession en raison de gestes répétés sans fin, a évolué vers d’autres arts comme on peut le constater dans le retour d’un certain théâtre plus physique et quelques gestes acrobatiques qui font leur chemin jusqu’en danse contemporaine.

Le Québec à l’avant-garde

On ne rappellera jamais assez que le Québec complètement cirque demeure à l’avant-garde mondiale en son domaine. Il faut rendre au Cirque du Soleil, qui célèbre ses 40 ans en 2024, ce qui lui appartient. La multinationale du spectacle a engendré d’autres compagnies avec le temps, mais le mât chinois cache la forêt. Prenez l’École nationale de cirque à Montréal : la création de cette institution majeure a devancé de trois ans celle de la troupe de Guy Laliberté. On y trouve aujourd’hui un Centre de recherche qui fait l’envie de plusieurs dans le monde, autre preuve que le cirque au Québec ne s’est jamais reposé sur ses lauriers depuis près d’un demi-siècle.

Il y a de l’audace, de la résilience et un solide esprit de « patenteux » derrière cette inventivité. Ailleurs sur la planète, d’autres peuples ont évidemment développé des formes circassiennes innovantes. En France, 400 compagnies de cirque existent; l’Australie nous a donné des troupes à la signature fort originale comme Gravity and Other Myths, Circus Oz et Circa; sans oublier des pays comme la Chine et la Russie, où la longue tradition circassienne a su s’adapter aux nouveaux chemins défrichés depuis plusieurs années. Mais en comparant le Québec à ces nations populeuses, on constate qu’il y a un je-ne-sais-quoi dans notre air et notre eau qui propulse les créateurs et les créatrices, les gestionnaires et les chercheurs et chercheuses de cirque à se surpasser et à créer un environnement propice à un progrès qui ne souffre d’aucun complexe.

S’il y a autre chose qui caractérise le cirque, c’est bien l’esprit de corps et de famille qui unit tous ceux et toutes celles qui en mangent. Comme Gen Morin et sa fille Délima Carabinier qui ornent la couverture de ce numéro 190. Leur séance photo s’est déroulée dans un bric-à-brac créatif jubilatoire, La sœur de Délima, Mafalda, et un voisin des Carabinier-Morin ainsi que sa fille avec patins à roulette, tutus et autres costumes festifs, ont aussi contribué à cet effort collectif. Parmi les plus jeunes compagnies d’ici, le Cirque Alfonse suscite un bel enthousiasme partout où il passe, leur Cirque Alfonse est un modèle original qui allie, depuis 2006, la famille avec une âme vernaculaire et un humour bon enfant.

Notre dossier « Cirque à tout faire » explore aussi l’histoire de cet art millénaire, les notions de dramaturgie circassienne et les réalisations du cirque social québécois; il jongle avec les expérimentations inclusives du cirque pour adultes et réfléchit à la vie après la piste, puisque les artistes peuvent difficilement espérer poursuivre la même pratique exigeante après l’âge de 40 ans. Si on prétend parfois que la vie est un cirque avec tout ce que cela implique de préoccupations et d’obstacles, les circassiens et les circassiennes existent pour nous rappeler qu’il faut parfois plusieurs élans avant de retomber sans trop de heurts sur ses pattes – comme si de rien n’était.

Françoise Boudreault et Mario Cloutier