Judith Chemla a à peine 40 ans, mais cela fait longtemps qu’elle magnétise le public, avec sa voix de soprano touchée par la grâce, et son immense palette d’actrice.En tant que critique, je la suis de près, peut-être d’autant plus que nous avons le même prénom et presque le même âge. Et il m’est arrivé de la trouver en deçà d’elle-même. Notamment quand je l’ai vue il y a quelques années dans une reprise de Traviata, l’un de ses grands succès – une adaptation du célèbre opéra, sous-titrée « Vous méritez un avenir meilleur ». La voix était sublime mais la femme était comme éteinte, au-delà de ce qu’impliquait son rôle tragique.
« Dans ce livre, la jeune femme raconte en effet comment, malgré sa lumière et son talent, elle est tombée. »
J’avais imaginé qu’elle avait accouché récemment et qu’elle était fatiguée. J’avais raison pour l’accouchement, mais en lisant Notre silence nous a laissées seules, j’ai mieux compris ce qu’elle traversait à l’époque. Dans ce livre, la jeune femme raconte en effet comment, malgré sa lumière et son talent, elle est tombée. Tombée amoureuse ; tombée enceinte. Sous sa plume, on entend mieux que jamais la connotation paradoxalement terrible que peuvent avoir ces expressions. Tombée à la merci d’un homme, puis d’un autre, chacun talentueux et pervers, chacun violent et dangereux, chacun père d’un de ses enfants.
Notre silence nous a laissées seules,
de Judith Chemla, Robert Laffont,
368p., 21€
Je ne cours pas après les récits de victimes, et j’ai tendance à penser qu’on est maître de son destin sans distinction de genre. Judith Chemla aussi, elle qui dit au début de son livre n’avoir jamais eu peur des hommes dans la rue – « me projeter dans le rôle de la victime ne m’intéressait pas » –, et qui va jusqu’à refuser le rôle de Mélisande au théâtre parce que « ce personnage de victime (la) gonfle » – alors qu’elle sort tout juste d’une première histoire catastrophique.
« Là est justement la puissance de son texte – outre qu’il est écrit d’une plume merveilleusement juste et précise : il n’a rien d’une plainte. »
Là est justement la puissance de son texte – outre qu’il est écrit d’une plume merveilleusement juste et précise : il n’a rien d’une plainte. Il décrit le parcours d’une femme forte qui tombe non pas par fai- blesse ou masochisme, mais simplement parce qu’elle est vivante, amoureuse et confiante. Et sans doute aussi parce qu’elle porte un héritage qui la dépasse : sa grand-mère était une femme battue. Son récit retrace les étapes, décortique les processus de dénis, constate l’acharne- ment à aimer, et la puissance parfois dan- gereuse de la joie qui balaie tout sur son passage. Il montre aussi – détail extrêmement salutaire par les temps qui courent – que se défendre contre certains hommes n’implique pas d’en vouloir à tous les hommes. Sans militantisme réducteur et sans haine, ce beau livre donne de la force à qui le lit, comme un cadeau offert à tous. […] DÉCOUVRIR LE NUMÉRO
Publié dans la
Revue des Deux Mondes
Mai-Juin 2024
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