Frères, sœurs : « Sans leur amour, je ne m’en serais peut-être pas sortie »
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Frères, sœurs : « Sans leur amour, je ne m’en serais peut-être pas sortie »

Témoignage

Pour Camille*, 60 ans, la fratrie a été une planche de salut au sein d’une famille dont elle est la mal-aimée. Ses deux sœurs restent pour elle des pôles de stabilité. Dans notre série « Frères, sœurs », La Croix explore les relations au sein des fratries.

  • Paula Pinto Gomes,

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Lecture en 7 min.

Frères, sœurs : « Sans leur amour, je ne m’en serais peut-être pas sortie »

Série

Frères, sœurs

Épisode 10/14

Sur le papier, c’était la belle vie. Nous vivions au Sénégal, dans une communauté minière où il y avait beaucoup de Français. Mon père y était ingénieur et ma mère professeure de mathématiques. C’était dans les années 1960. Mes parents ne venaient pas d’un milieu aisé mais, comme beaucoup d’expatriés, vivaient confortablement. Ils avaient du personnel, un cuisinier, un jardinier et une femme de ménage qui nous a élevées, mes deux sœurs et moi. Ma mère ne s’occupait pas de nous, sauf pour punir, taper, interdire. Elle nous élevait à la dure.

On craignait toutes ses réactions. Mais c’était moi la plus malmenée. J’étais punie tout le temps, ma mère me disait que j’étais nulle. Je n’ai jamais eu droit au même traitement que mes sœurs. Je ne pouvais même pas dormir dans la même chambre qu’elles alors que nous n’avons que deux ans et demi d’écart. J’ai une photo qui illustre assez bien cette différence. Nous sommes en France où nous revenons passer toutes les vacances d’été. J’ai 7 ans. Sarah et Virginie ont de jolies boucles blondes et moi les cheveux très courts, coupés par ma mère. J’ai l’air d’une enfant battue.

Pourquoi elle était comme ça avec moi ? Je ne l’ai jamais compris. J’étais pourtant une enfant très sage. Vers 15 ans, j’ai interrogé ma grand-mère qui m’a dit qu’elle avait dû se marier plus tôt que prévu, à 24 ans, parce qu’elle était tombée enceinte de moi. C’était évidemment mal vu dans les « bonnes familles ». Et elle me faisait peut-être payer cette situation. Elle a dû aussi être déçue d’avoir une fille. Elle répétait tout le temps qu’elle aurait voulu avoir trois garçons. Elle avait elle-même été un peu garçon manqué dans sa jeunesse. Mais ce ne sont que des hypothèses.

«J’ai très vite compris que ma mère ne m’aimait pas et j’avais besoin de l’amour de mes sœurs pour survivre»

Camille

Pour mes sœurs, ça se passait beaucoup mieux. Surtout pour Virginie, la petite dernière, qui était clairement la chouchoute. Mes parents ne parlaient que d’elle et de sa réussite scolaire devant leurs amis. Elle était la première servie à table, elle avait droit à des câlins, elle pouvait aller faire les courses avec notre mère et elle était rarement punie. Malgré cette différence de traitement, je n’éprouvais pas de jalousie. Je crois que je ne me l’autorisais pas. J’ai très vite compris que ma mère ne m’aimait pas et j’avais besoin de l’amour de mes sœurs pour survivre. Elles étaient gentilles avec moi quand j’étais punie. Elles me faisaient des câlins, partageaient leur goûter ou me proposaient leurs jouets… C’était leur manière de me consoler. Je ne pouvais pas exprimer du ressentiment, j’avais trop peur d’abîmer ce lien. Sans leur amour, je ne m’en serais peut-être pas sortie.

À 15 ans, j’ai pris conscience de cette différence de traitement. Je me suis rendu compte que j’étais souvent punie quand je ne rentrais pas à l’heure à la maison alors que pour mes sœurs, ça passait. Un jour j’ai pris une fessée monumentale. J’ai dû aller me coucher sans douche ni repas et j’ai été privée de sorties pendant une semaine. J’ai fini par me révolter. Mon premier acte de rébellion a été de refuser que ma mère me coupe les cheveux et de porter les lunettes qu’elle m’avait choisies. À cette époque, je me suis aussi un peu éloignée de mes sœurs. J’avais envie de fréquenter les jeunes de mon âge.

Lorsqu’elles sont devenues adolescentes à leur tour notre relation a commencé à changer. Jusque-là, nous étions très unies. Il y en avait parfois deux contre une, comme dans tous les trios mais, en tant qu’aînée, j’étais plutôt la médiatrice. Virginie et même un peu Sarah, qui avait été une petite fille timide et très proche de moi – c’est moi qu’elle venait voir quand elle était malade – ont commencé à me corriger, à me critiquer. À me parler comme le faisait ma mère, en fait. Elles me disaient sur un ton autoritaire : « Tu ne dois pas faire ci, tu as tort de te comporter comme ça, tu dois, tu dois… » Et moi je m’enfonçais. L’entrée dans l’âge adulte a été une période très difficile, d’autant qu’elle a coïncidé avec notre arrivée en France.

« J’allais tellement mal que j’enchaînais les échecs, dans les études, en amour. Mes sœurs, elles, s’en sortaient bien. Elles faisaient plein d’expériences, découvraient le monde »

Camille

J’avais 18 ans quand mes parents nous ont envoyées, Sarah et moi, étudier dans un internat à Agen. Eux sont restés un an de plus en Afrique avec Virginie. Ce départ a été un arrachement pour moi. J’ai perdu tous mes repères. Et les séquelles de mon enfance ont commencé à se voir. Je manquais de confiance en moi. J’avais des difficultés à me faire des amis. J’avais peur… J’allais tellement mal que j’enchaînais les échecs, dans les études, en amour. Je me prenais constamment des « portes dans la figure » alors que mes sœurs s’en sortaient bien. Elles étaient sûres d’elles, elles faisaient plein d’expériences, découvraient le monde et moi j’étais repliée sur moi-même. Je ne leur en voulais même pas. Je rêvais juste d’être comme elles.

J’ai commencé à avoir conscience que mes échecs n’étaient pas liés à ce que j’étais, de manière intrinsèque, mais à ce que je vivais depuis l’enfance. J’ai compris que j’étais le vilain petit canard de la famille. Et j’ai ressenti de la colère. À 19 ans, j’ai écrit à ma mère pour lui demander pourquoi elle ne me traitait pas comme mes sœurs. Elle m’a répondu que j’étais malade, « parano », et qu’il fallait que je me fasse soigner.

Quelques années plus tard, j’ai aussi interpellé mes sœurs. Je leur ai demandé pourquoi elles pouvaient faire et dire ce qu’elles voulaient et moi je n’avais droit qu’à des critiques de la part des parents. Elles m’ont répondu : « On n’en sait rien, ce n’est pas de notre faute. » Et c’était vrai. J’en ai quand même voulu à Virginie qui n’avait pas pris au sérieux ce que je lui avais dit. Elle ne s’est pas beaucoup impliquée pour me défendre et faire comprendre à notre mère qu’elle n’avait jamais eu un comportement juste avec moi. Je pense qu’elle avait peur de perdre ses prérogatives d’enfant préférée. J’ai fini par m’éloigner d’elle. On ne se voyait plus qu’aux fêtes de famille. On n’était pas vraiment fâchées mais il y avait une distance affective renforcée par l’éloignement géographique : j’habitais à Tours et elle dans le Pas-de-Calais, où elle avait trouvé son premier emploi.

Avec Sarah, en revanche, les rapports ont toujours été plus apaisés. C’est quelqu’un de gentil, d’empathique. Elle était plutôt désarmée par ce que j’exprimais. Elle avait conscience qu’il y avait une injustice de la part de nos parents, mais je pense qu’elle ne savait pas comment s’y prendre pour le leur dire. Elle m’a parfois un peu secouée quand, quelques années plus tard, j’ai plongé dans la dépression. Elle me disait « Faut pas te laisser abattre », « Faut y aller ». Ce n’était pas forcément ce que j’avais envie d’entendre, mais c’était pour m’aider. On ne se voyait pas beaucoup non plus parce qu’elle est partie faire ses études dans les Deux-Sèvres et y habite d’ailleurs toujours, mais, contrairement à Virginie, on est restées proches. Non seulement on se retrouvait aux fêtes de famille mais on passait de temps en temps des week-ends l’une chez l’autre.

« J’ai encaissé pendant des années et puis, un jour, la trentaine passée, j’en ai eu assez et j’ai tapé du poing sur la table »

Camille

Même si Sarah ne se comportait pas comme Virginie qui, elle, me faisait des reproches – « Tu es toujours en train de te plaindre »« Tu as vu comment tu parles à maman, c’est normal qu’elle te parle mal » – j’avais l’impression que mes deux sœurs répétaient le même mode de communication que notre mère. J’ai encaissé pendant des années et puis, un jour, la trentaine passée, j’en ai eu assez et j’ai tapé du poing sur la table.

Je me souviens, c’était un réveillon de la Saint-Sylvestre. On dînait toutes les trois avec nos maris respectifs. À un moment les hommes et les femmes se sont isolés pour discuter. Et là j’ai dit à mes sœurs que je ne voulais plus qu’elles me parlent comme elles le faisaient. J’ai vidé mon sac sur tout ce que j’avais vécu depuis l’enfance. C’était la première fois que j’osais exprimer clairement ce que je ressentais. Jusque-là, j’avais toujours eu peur que ce genre de propos ne m’exclue de la fratrie. Même si les relations étaient compliquées avec Virginie, j’avais l’impression d’avoir plus besoin de mes sœurs qu’elles de moi. Au début, elles ont été un peu secouées mais elles ont fini par reconnaître ma souffrance. Elles se sont senties aussi un peu coupables. Et on a terminé toutes les trois en larmes.

Cette discussion a été un tournant dans ma vie. Et dans la leur aussi, je pense. Moi, j’ai osé dire ce que je pensais et elles, elles ont pris conscience du fonctionnement de notre famille. Pour autant, nos relations n’ont pas changé du jour au lendemain. Virginie et moi ne nous sommes pas rapprochées tout de suite, d’autant qu’elle est partie vivre à l’étranger pour vingt ans. Avec le temps et la distance, paradoxalement, elle a fini par ressentir le manque de la famille et on s’est revues. On se parlait via les réseaux sociaux, et petit à petit, vers la quarantaine, on a renoué un lien.

Aujourd’hui, j’ai une relation très proche avec mes deux sœurs qui, elles, ne s’entendent pas très bien, mais ce n’est pas du tout la même relation. Avec Virginie, qui est revenue vivre à Tours, c’est plus caustique. Elle reste quelqu’un d’assez dure et de critique mais il y a entre nous un lien fraternel incassable. Avec Sarah, il y a beaucoup de bienveillance, beaucoup d’écoute et de compassion.

Il y a huit mois, j’ai décidé de couper les ponts avec mes parents. Je ne supportais plus leurs remarques. Avec l’âge, le caractère de ma mère s’était encore endurci. Mes sœurs l’ont compris. Les rôles se sont inversés par rapport à notre enfance. Désormais, ce sont elles qui m’accompagnent et me soutiennent.

* Le prénom a été modifié

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