Linda Gaboriau ou les fleurs de la traduction | Le Devoir

Linda Gaboriau ou les fleurs de la traduction

Linda Gaboriau pratique, depuis près d'un demi-siècle, l'exercice quasi quotidien de la justesse que demande le métier de traducteur.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Linda Gaboriau pratique, depuis près d'un demi-siècle, l'exercice quasi quotidien de la justesse que demande le métier de traducteur.

Prenant prétexte des nominations à l’Ordre des arts et des lettres du Québec, Le Devoir vous conduit dans l’imaginaire d’hommes et de femmes dont le travail, exemplaire à plusieurs égards, contribue à faire rayonner la culture.

Au salon d’une maison vaste et claire où le soleil du printemps a fait jaillir devant quantité de tulipes, Linda Gaboriau me parle des floraisons de sa vie, à commencer par ses traductions. Elle a su transplanter dans sa langue maternelle, l’anglais, les oeuvres de Michel Marc Bouchard, Marie-Claire Blais, Normand Chaurette, Michel Tremblay, sans oublier celles de Gratien Gélinas, Wajdi Mouawad, Pierre Morency, Larry Tremblay et plusieurs autres. Après avoir travaillé longtemps comme journaliste culturelle — à la radio, à la télévision, dans la presse écrite —, elle a traduit à ce jour plus de 125 livres.

Elle aurait droit à la fatigue. Mais non. Ce n’est pas son genre. Linda Gaboriau pratique, depuis près d’un demi-siècle, l’exercice quasi quotidien de la justesse que demande le métier de traducteur. « Ce matin, j’étais avec Michel Tremblay, dans sa Diaspora des Desrosiers. À chaque livre de Tremblay que je traduis, j’approfondis, d’une façon ou d’une autre, mon rapport à la culture québécoise. J’adore ça. » Linda Gaboriau est chargée d’expériences, de mémoire. Sereine et calme, elle vous fixe de son visage doux, comme pour mieux mettre le temps en suspens.

« Ce qu’il faut savoir comme traductrice, c’est ce qu’on ne sait pas. Et en français, en québécois, je sais reconnaître ce que je ne sais pas. » De là, elle s’efforce de remonter le courant du texte pour gagner la pensée de son auteur. « Tout est dans le détail. J’adore la dentelle de la traduction. »

De Michel Tremblay, elle avait d’abord traduit un court extrait des Belles-soeurs, afin d’en donner un aperçu aux auditeurs de CBC. Sa vraie carrière de traductrice viendra plus tard, lorsqu’on lui confie, en raison de son engagement féministe, parce qu’elle est critique de théâtre à The Gazette aussi, la traduction de La nef des sorcières, cette pièce coup-de-poing présentée au théâtre du Nouveau Monde en 1975, l’Année internationale de la femme.

Montréal plutôt que Boston

En 1963, lorsqu’elle arrive au Québec comme étudiante, elle s’appelle Linda Johnson. D’où vient-elle ? « J’arrivais de Boston. En moins de six heures de route, je découvrais avec bonheur qu’à Montréal, je pouvais me trouver tout à fait dans un autre monde. Un monde parfaitement autonome, différent, avec ses penseurs, ses journaux, ses artistes, sa radio, sa télévision… Cela me plaisait. L’identité culturelle se mélangeait à un engagement politique. Il y avait un horizon, un projet politique commun. J’en étais. » Tout le monde se voyait pour discuter, dit-elle.

Avant de débarquer à Montréal, elle avait appris le français dans un collège américain au coeur d’une banlieue huppée de Boston. « Notre professeure nous faisait lire Camus, Rabelais… Elle nous enseignait cette langue, tout en ouvrant une fenêtre sur la culture. » Dans cette Nouvelle-Angleterre, a-t-elle des liens avec les Canadiens français qui se sont enracinés là-bas, autour des usines, pour servir de main-d’oeuvre bon marché ? « Absolument pas. Mais je me suis rendu compte, tardivement, que mon père, à son retour de la guerre, avait des amis soldats dont l’un s’appelait “Bolio” et l’autre, “Dimers”. Beaulieu et Demers ! »

Elle va d’abord étudier en Allemagne. Puis, elle séjourne à Paris, où elle fréquente quelque temps, en étudiante libre, la Sorbonne. « J’ai commencé à m’intéresser au statut des femmes dans la société. » En Ohio, à Oxford, elle est étudiante au Western College for Women. De retour à Boston, elle travaille au Radcliffe College, une institution pour femmes dans le giron de Harvard. Elle y croise l’écrivaine Anne Sexton, s’intéresse à la pensée féministe de Tillie Olsen, passe beaucoup de temps en compagnie de l’activiste et professeure Elizabeth Barker. « Elle m’avait presque adoptée ! »

Son projet sera bientôt de mener des études en littérature à McGill. « J’avais choisi le français. Peut-être à cause de la façon dont il m’avait été enseigné, en lien avec la littérature. » Elle se lie d’amitié avec Irene Kon. Cette militante de gauche lui ouvre tout un monde. « Elle avait été proche du Dr Norman Bethune, des mouvements de gauche. »

À McGill, sous la supervision de Jean Éthier-Blais, Linda Gaboriau plonge avec enchantement dans les eaux tumultueuses des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, tout en se passionnant pour un mouvement en marge des surréalistes. « J’adorais ça ! Sans mes études à McGill, je n’aurais pas découvert mon amour profond pour le français, pour le Québec. Et je ne serais pas restée ici. »

De Playboy à la contre-culture

En 1966, pour se couper une fois pour toutes de l’univers de Boston, elle épouse le peintre Pierre Gaboriau. « J’ai surtout épousé le milieu des arts, des artistes, de la bohème. » Fils du caricaturiste Robert LaPalme, ce jeune homme surdoué auquel elle s’unit est plébiscité par Salvador Dalí. Mais Pierre Gaboriau ne tarde pas à s’échouer, à se déliter. De lui, elle va conserver son nom d’artiste : Gaboriau.

« Plus rien n’allait. Pendant un an, imaginez, sa moto à réparer était dans notre baignoire… Il nous fallait de l’argent. Il fallait manger. » Consciente de son physique avantageux, Linda Gaboriau va se présenter à des auditions lancées par Playboy. Le magazine entend ouvrir, à l’occasion d’Expo 67, un club à Montréal. « C’est Keith, le frère de Hugh Hefner, qui faisait passer les auditions. Croyez-le ou non, il n’a été question, au cours de mon entretien d’embauche, que de danse moderne ! Keith Hefner en était, tout comme moi, passionné. Je dansais alors avec les Ballets modernes. Je suivais le travail de Hugo Romero et de Jerome Robbins. J’aimais Aaron Copland. »

À l’inauguration du club, elle discute, habillée en Playboy Bunny, de sa thèse consacrée au groupe parasurréaliste du Grand Jeu avec le journaliste Robert Fullford, alors attaché au Toronto Star. Sous le nom de Natacha, elle arpente, montée sur ses talons hauts, l’étage supérieur de l’établissement. « C’était un monde très particulier, le Playboy Club. Il pouvait bien sûr être étudié dans une perspective féministe, comme l’a fait Gloria Steinem. Pour ma part, je n’ai jamais fait l’objet là-bas d’avances ni de cadeaux. J’attirais toujours, parmi les clients, des profils à la Woody Allen. »

Après quelques mois, en se voyant avec ses oreilles de lapin, elle décide que sa vie doit changer. Elle va se séparer. Militante contre la guerre au Vietnam, elle abrite chez elle, dans son petit appartement, un déserteur américain. À cette époque, le photographe Guy Borremans tire d’elle des photographies sublimes qui occupent une place à part dans son oeuvre.

En 1973, Linda Gaboriau témoigne avec force, devant la caméra de Mireille Dansereau, de sa situation face à la maternité, mais aussi de la place qui lui est faite comme femme en société, de ses rapports aux hommes. Cela donne un film qui fera date : J’me marie, j’me marie pas.

« J’avais décidé d’élever ma fille seule. » Elle part un temps au Kenya en sa compagnie, après avoir séjourné au pays de Galles. Ce n’est que quelques années après la naissance de sa fille qu’elle mariera le père. Elle hésite à parler aujourd’hui du chroniqueur et homme politique Nick Auf der Maur. « Je sais que Nick est important pour l’histoire de Montréal. À l’époque où je l’ai connu, Nick avait déjà une réputation de boulevardier. Il était très cultivé, très à gauche aussi. Il s’était occupé du Last Post, un magazine alternatif. » En octobre 1970, Nick Auf der Maur était au nombre des intellectuels emprisonnés au nom de la Loi sur les mesures de guerre. « Après, ses positions ont évolué beaucoup plus vers la droite. » Leur fille, la bassiste Melissa Auf der Maur, est connue pour avoir joué avec Courtney Love, les Smashing Pumpkins ainsi qu’avec Rufus Wainwright, son ami d’enfance.

Perplexe

Pour la station CKGM, l’ancêtre de CHOM-FM, Linda Gaboriau sera la première femme DJ. « J’avais interviewé Frank Zappa à l’époque. La contre-culture montait en force. Elle passait beaucoup par la musique. C’est pour cette raison que Jean Basile est venu me chercher pour que j’intègre la bande de Mainmise. »

Au mur de son bureau, aménagé dans un sous-sol grâce aux talents de son fils architecte, la lumière baigne une grande photo de la bande du magazine. « Comme les mouvements parasurréalistes que j’avais étudiés à l’université, Mainmise s’intéressait au mysticisme oriental, aux états altérés par les drogues. »

La société a changé. « Lors des référendums, en 1980 et en 1995, j’ai voté Oui. Est-ce que je voterais à nouveau Oui ? » La politique identitaire en force désormais dans l’univers québécois la laisse perplexe. Elle se demande où est passé le projet collectif.

« L’attitude du gouvernement Legault, à l’égard des universités en particulier, m’inquiète. Je comprends que nous n’avons pas, au Québec, à financer les études d’étrangers. Mais si nos universités n’avaient pas été aussi ouvertes sur le monde quand moi je suis arrivée, je ne serais jamais restée ici, je n’aurais jamais épousé le Québec comme je l’ai fait. Je ne serais pas là. Et cela vaut pour d’autres que moi. »

La grande fleur de sa vie fut Hervé de Fontenay, poète, professeur et administrateur. Elle est inconsolable de sa disparition. « Hervé avait à peu près le même parcours que moi. Il avait, au Québec, milité pour la langue française. Il était en faveur de McGill français. Il venait d’ailleurs. Et comme lui, c’est ici, au Québec, que je serai enterrée. »

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