L’atelier rouge d’Henri Matisse, l’œuvre fondatrice

Trois témoignages portant sur l’atelier de Matisse à Issy-les-Moulineaux, là-même où en 1911 il réalisa L’Atelier rouge, sont repris dans l’ouvrage qui est publié à l’occasion de l’exposition organisée à la Fondation Vuitton autour de ce tableau emblématique et fondateur (jusqu’au 9 septembre). L’un de ces textes rend compte de la visite que fit une écrivaine et éditrice hongroise et de son entretien avec l’artiste. Outre les détails qui restituent avec finesse l’ambiance du lieu, les réponses de Matisse permettent de mieux suivre et comprendre en partie sa démarche.
En effet, il parle notamment de cet Atelier rouge, un tableau que j’aime bien mais je ne le comprends pas tout à fait ; je ne sais pas pourquoi je l’ai peint exactement comme cela. La conversation, en réponse à la question de savoir ce que vous vous efforcez d’exprimer avec votre pinceau, se termine par des mots révélateurs : je dirais que je cherche une décorativité expressive, dit Matisse avec conviction.
Pour la saisir dans son ampleur et ses perspectives qui déjouent la logique habituelle du regard, il faut voir l’œuvre à distance car elle est d’un grand format. On est face à un espace paradoxal, imposant à l’œil à la fois la planéité, la circularité, une profondeur qui n’est pas a priori évidente puis le devient. Le spectateur est devant une scène tendue de rouge sur laquelle sont placées d’autres œuvres ainsi que des meubles davantage suggérés par leurs lignes que réellement définis dans leurs volumes.

Ce tableau célèbre s’intègre dans la période au cours de laquelle Matisse travaille aux commandes passées par l’un de ses plus importants mécènes, Sergueï Chtchoukine, fidèle amateur de peintures françaises puisqu’il est déjà possesseur de tableaux de Monet, Degas, Renoir, Gauguin entre autres. Il avait acquis Harmonie en rouge en 1908, somptueuse et lumineuse toile où le rouge domine et que Matisse (1869 -1954) considérait plutôt comme un panneau décoratif.
Le collectionneur russe avait également acheté deux grandes toiles, La Danse et La Musique, d’une grande attractivité visuelle du fait de l’intensité des couleurs employées, une palette limitée de tons rouge, bleu et vert mais tous puissants et chauds. Deux œuvres qui n’avaient pas reçu initialement un accueil favorable de la part du public.
Très documentées, abondamment illustrées, ces pages retracent avec une captivante précision historique et une habile approche esthétique ce qu’on pourrait considérer comme une rare odyssée tant L’Atelier rouge a suivi un curieux parcours, depuis la banlieue parisienne jusqu’au MoMa de New-York en passant par un night-club londonien. Il fallut à Matisse beaucoup d’années de patience, de doute sinon d’interrogation quant au devenir de son tableau. Pendant seize ans en effet, aucun acquéreur ne se présenta, ne manifestant pour ainsi dire qu’un intérêt très quelconque pour une œuvre qui allait par la suite être jugée comme révolutionnaire, fondatrice de l’art abstrait, inspiratrice de nombreux artistes comme Mark Rothko réellement fasciné par elle, un de ces tableaux précurseurs et incompris au départ et qui ont cependant bouleversé l’art au cours des siècles.
Dans un de ces chapitres dont la lecture ouvre largement la compréhension de ce tableau unique, on peut pointer l’attitude du critique et théoricien anglais Roger Fry, de plus peintre, qui s’opposant aux sarcasmes qui circulent en France, défend et soutient dans un article publié dans The Nation Matisse, un artiste singulièrement précis et méthodique, dont l’utilisation des aplats de couleurs pures, sans dégradés ni transitions, lui permet de donner à la couleur une pureté et une force qui n’ont guère d’équivalent dans l’art européen. On lit avec tout autant d’intérêt le rôle décisif joué par Alfred H. Barr, historien d’art américain qui dirigea le MoMa en 1929. En 1931, une importante rétrospective sur Henri Matisse était organisée pour la première fois aux Etats-Unis.  

Montée en collaboration avec le MoMA de New-York et le SMK de Copenhague, cette exposition, fait remarquable, réunit l’ensemble des œuvres qui figurent sur le tableau. Plusieurs d’entre elles sont fameuses, telles le Nu à l'écharpe blanche, Cyclamen, le Jeune Marin II peint à Collioure en 1906, soit au cours de la période fauve de Matisse, Baigneurs de 1907 qui évoque un tableau au nom similaire de Cézanne ou encore Corse, le vieux moulin, datant de 1898 et Le Luxe II de 1907-1908, détrempe, une technique que Matisse choisira après avoir vu des fresques de Giotto et de Piero della Francesca lors d’un voyage en Italie en juillet-août 1907, peut-on lire dans les notices correspondant à chacune des pièces peintes. LAtelier rouge confirme sa place d’œuvre phare de l’art moderne.

Dominique Vergnon

Ann Temkin, Dorthe Aagesen, Matisse, l’Atelier rouge, 230x270 mm, Hazan-Fondation Louis Vuitton, mai 2024, 232 p.-, 45€

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