Européennes 2024: Jordan Bardella et le RN perdront-ils le sourire d'ici au 9 juin? | Slate.fr
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Européennes 2024: Jordan Bardella et le RN perdront-ils le sourire d'ici au 9 juin?

Largement en tête dans les sondages, la liste du Rassemblement national est annoncée comme la grande favorite du scrutin continental. Une situation qui pourrait paradoxalement se révéler inconfortable pour le parti d'extrême droite.

Président du Rassemblement national et tête de liste du RN aux élections européennes, Jordan Bardella prononce un discours à Saint-Avold (Moselle), le 7 mai 2024. | Jean-Christophe Verhaegen / AFP
Président du Rassemblement national et tête de liste du RN aux élections européennes, Jordan Bardella prononce un discours à Saint-Avold (Moselle), le 7 mai 2024. | Jean-Christophe Verhaegen / AFP

Temps de lecture: 7 minutes

«Le vainqueur a déjà été désigné. Proclamé. Fêté. Encensé. Adulé. Il est élu. Il n'y a pas à le choisir, il y a à le célébrer. Ça n'est plus la peine de vous déranger. Circulez, il n'y a plus rien à voir!» Cette citation de Philippe Seguin, alors en campagne présidentielle derrière le candidat Jacques Chirac, a été prononcée en janvier 1995, lors d'un meeting à Bondy (Seine-Saint-Denis). Elle était adressée ironiquement et indirectement à Édouard Balladur, qui avait à ce moment-là la faveur de l'opinion publique et qui caracolait en tête des intentions de vote, à quelques mois du scrutin national de 1995.

Aujourd'hui, à quelques semaines des élections européennes, le 9 juin 2024 en France, cette phrase pourrait totalement seoir à Jordan Bardella, tant la tête de liste du Rassemblement national (RN) domine les sondages du scrutin continental. Or, l'histoire politique française a montré que les électeurs n'aiment pas les scrutins joués à l'avance. Sans prédire au jeune député européen (28 ans) un gadin similaire à celui de l'ancien Premier ministre, la candidature du RN pourrait subir plusieurs écueils.

Mobiliser, toujours 

Le Rassemblement national a pu voir les effets, curieusement dévastateurs, des bons sondages. En 2021, les élections régionales sont une déception pour le parti présidé par Marine Le Pen: 12,3% en Auvergne-Rhône-Alpes pour la liste d'Andréa Kotarac (contre 22% dans les derniers sondages juste avant le premier tour); 24,4% dans les Hauts-de-France au premier tour pour celle de Sébastien Chenu (contre une pointe à 32% dans les intentions de vote); ou encore 13,1% puis 10,8% au second tour en Île-de-France (jusqu'à 19% selon les enquêtes d'opinion), où la liste était menée par… Jordan Bardella.

Ce scrutin local marque un tournant. Contrairement à la précédente échéance régionale, en 2015, l'électorat d'extrême droite ne s'est pas mobilisé outre mesure. Et pour cause, lorsque le Front national (FN) était considéré par tous comme un parti contestataire, la perspective d'incarner un vote sanction pouvait séduire les électeurs. Mais depuis la prise de pouvoir de Marine Le Pen, marquée par une large entreprise de dédiabolisation, le parti d'extrême droite compte s'installer comme un parti de gouvernement.

Les effets de cette démobilisation sont observables à l'orée des élections régionales de 2021. Si les sondages prédisaient un enjeu certain avec la possibilité pour le RN de remporter sa première région (la Provence-Alpes-Côte-d'Azur semblant l'hypothèse la plus probable), cela n'a guère déclenché les passions des électeurs. Avec 31% de son électorat s'étant mobilisé, d'après l'enquête «Sociologie des électorats» réalisée par Ipsos / Sopra Steria en juin 2021, le Rassemblement national est tout bonnement le parti ayant le moins mobilisé ses sympathisants.

Tout l'enjeu de ce scrutin européen reste de mobiliser les électeurs du RN pour une échéance qui paraît gagnée d'avance. Du côté de l'équipe de campagne de Jordan Bardella, on martèle la date du scrutin, telle une marque, avec le slogan «Vivement le 9 juin» et un site internet spécial avec une adresse contenant ces mots. Le président du parti lepéniste a bel et bien compris quelle était la clé de sa possible victoire.

Pour captiver un électorat pas forcément passionné par les enjeux européens (les élections européennes étant le scrutin le moins mobilisateur historiquement), le chef de file du RN a choisi de nationaliser sa campagne. «C'est l'unique occasion, la seule élection nationale du quinquennat, qui doit donc permettre aux Français de s'exprimer sur la politique du gouvernement, de faire entendre leur colère à Emmanuel Macron et, par conséquent, de désigner le mouvement politique qui sera chargé de préparer l'alternance», a déclaré Jordan Bardella, ne en demandant ni plus ni moins que la dissolution de l'Assemblée nationale en cas de succès de sa liste «d'opposition» au pouvoir macroniste en France.

Le grand évitement des médias: une stratégie payante? 

Jordan Bardella le sait: à plus de 30% d'intentions de vote dans les sondages, le risque de fléchir, voire de dégringoler, reste beaucoup plus important que la possibilité de remonter. Le natif de Drancy en Seine-Saint-Denis choisit donc de limiter sa présence médiatique, pour éviter les fautes. Ainsi ne s'est-il pas présenté aux premiers débats de la campagne pour les élections européennes, préférant y envoyer Fabrice Leggeri (ancien patron de l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex et n°3 de la liste) ou les eurodéputés sortants Mathilde Androuët (quatrième de la liste RN) et Thierry Mariani (neuvième). Jordan Bardella est tout de même entré dans l'arène lors du premier grand débat entre les principales têtes de liste, le dimanche 5 mai.

Pourquoi cette méfiance subsiste-t-elle entre le parti d'extrême droite et les médias? Un article de L'Express publié le 25 avril offre un premier élément de réponse. Après avoir refusé fin février de débattre sur Public Sénat (le 14 mars), Jordan Bardella s'était exprimé, rigolard: «Et pourquoi pas Coquelicot TV!» Une saillie lancée en off à des journalistes, qui a alimenté la polémique. Du côté du RN, on regrette cette sortie, mais surtout sa diffusion. «Le off, c'est un exercice journalistique, ça ne ramène pas un électeur et ne nous apporte rien, à part des emmerdes», confie-t-on en interne, d'après l'hebdomadaire.

L'histoire récente du Rassemblement national prouve également que le grand évitement est une stratégie payante. Lors de l'élection présidentielle 2017, Marine Le Pen est annoncée à plus de 25% avant les deux débats sur TF1 (le 10 mars, avec quatre autres candidats), puis sur BFMTV et CNews (le 4 avril, avec tous ses adversaires). Sérieusement mise en difficulté, la candidate du RN obtiendra finalement quatre points de moins dans les urnes au premier tour (21,30%).

Les leçons ont été tirées pour le scrutin de 2022: contrairement à son principal concurrent Éric Zemmour, Marine Le Pen choisit de ne débattre avec aucun adversaire (rappelons que le refus d'Emmanuel Macron de se plier à l'exercice n'avait pas permis de débat avec l'ensemble des candidats). Le résultat est sans appel. Alors qu'à la fin du mois de février 2022, les deux représentants d'extrême droite sont donnés au coude-à-coude (entre 15% et 16,5% chacun selon plusieurs sondages), la députée du Pas-de-Calais écrasera finalement son médiatique rival (23,15% contre 7,07%).

Jordan Bardella, moins rompu à ces joutes, ne peut toutefois pas s'offrir le luxe de se dispenser de ces débats, sous peine de subir les attaques de ses adversaires. Mais le président du Rassemblement national réserve ses interventions à la portion congrue. La communication se fait surtout par le biais des réseaux sociaux.

Sur TikTok notamment, la tête de liste du RN fait un carton: avec des vidéos le mettant en valeur, il est le troisième homme politique comptant le plus de likes derrière Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. Cette stratégie 2.0 a été raillée par certains adversaires, Raphaël Glucksmann l'apostrophant lors du débat du dimanche 5 mai, sur ses «slogans d'estrade sur l'immigration zéro» semblables à «une vidéo TikTok». Vacuité du discours ou non, une réalité demeure: avec 25% des intentions de vote des 18-24 ans, selon un sondage Ifop publié le 3 mai, Jordan Bardella arrive de très loin premier (les listes suivantes, celle de La France insoumise et celle de Place publique et du Parti socialiste, ne pointant qu'à 13%).

Le flou artistique sur l'Europe

Si le RN évite la presse dans cette campagne électorale, les revirements multiples du parti sur la question européenne n'y sont peut-être pas étrangers. En 2017, sous l'influence du souverainiste Florian Philippot, le Front national prônait une sortie de l'Europe. Mais depuis le départ de l'ancien chevènementiste, le discours a nettement changé. Et ce, en dépit de la forte appétence souverainiste de son électorat: en février 2022, 80% des électeurs du RN se disaient favorables à un référendum sur le Frexit, ce qui ne fait plus partie du programme du parti.

Dans une stratégie de dédiabolisation, le Rassemblement national a donc nettement policé son discours sur l'Europe. Au moment du lancement officiel de sa campagne, au début du mois de mars, Jordan Bardella a présenté une «stratégie tricolore», inspirée des feux de circulation, sur les compétences de l'Union européenne (UE).

Le feu vert représente les compétences partagées et soutenues par le RN comme Erasmus, «la mutualisation des moyens matériels de la Protection civile» ou «les coopérations industrielles, économiques, scientifiques sur les grands projets d'avenir». Le feu orange désigne les dossiers que le parti veut renégocier comme la libre circulation dans l'espace Schengen (que Marine Le Pen voulait quitter en 2017) et le marché unique européen. Enfin, le feu rouge trace les frontières des domaines dont la formation d'extrême droite ne veut pas renégocier la souveraineté nationale comme la défense, la diplomatie ou la gestion de l'immigration.

Mais la meilleure illustration de l'inconstance du projet continental du RN reste la position sur le marché européen de l'énergie. Il y a encore deux ans, lors de la campagne présidentielle 2022, Marine Le Pen plaidait pour une sortie de ces mécanismes économiques. Aujourd'hui, Jordan Bardella tente une pirouette en voulant «sortir des règles du marché européen de l'énergie», sans le quitter pour autant. De l'avis des experts, cette volonté a des chances infimes d'aboutir sur un quelconque résultat.

Les votes du Rassemblement national au Parlement européen sont également en incohérence avec certaines parties du projet. Jordan Bardella s'est souvent présenté comme un rempart pour les agriculteurs contre la mondialisation. Si les eurodéputés du RN ont effectivement voté contre les traités de libre-échange avec le Chili, la Nouvelle-Zélande ou le Kenya, ce n'est pas le cas du groupe politique Identité et démocratie, dont le RN fait partie au Parlement européen et qu'il ne compte pas quitter (à ce jour).

Nous aurions aimé pouvoir interroger Jordan Bardella sur ce sujet, comme sur bien d'autres. Malheureusement, malgré une prise de contact tôt dans la campagne et de multiples relances, les équipes de presse du candidat ont coupé la communication avec nous. Fidèle(s) à cette stratégie du grand évitement médiatique.

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