C’est en rêvant à Stefan Zweig que j’ai rapporté chez moi un blanc morave et un rouge autrichien. Moritz, le père de l’écrivain, était originaire du sud-est de l’actuelle République tchèque, une région de collines arborées et de vallées marécageuses où Petr Nejedlik et Andrea Nejedlíková, du domaine Dobra Vinice, produisent la cuvée Národní Park. Ses arômes de noix fraîche et sa bouche crissante révèlent une macération pelliculaire de müller-thurgau et de riesling.

Pour accompagner le millésime 2019, j’ai songé au Voyage dans le passé, l’histoire d’un homme et d’une femme qui se retrouvent longtemps après que s’est évanouie l’émotion des premiers jours, découvrant avec amertume à quel point est vaine la recherche du temps perdu. Moralité : le vin tiré, il faut le boire. C’était vrai aussi pour le pur blaufränkisch juteux et plein de fraîcheur de Judith Beck, dégusté après le vin de Moravie, une façon de reconstituer un empire défunt en me souvenant du séisme provoqué par l’écroulement de la monarchie austro-hongroise. Après avoir bu à Vienne le millésime 2018 de ce rouge de la région du Burgenland, près de la frontière avec la Hongrie et la Slovaquie, j’étais heureux de découvrir le 2021.

L’acidité volatile bien présente m’a rappelé ceux qui n’aimaient pas ça et le titre d’une autre nouvelle de Stefan Zweig : Un Soupçon légitime. Le conteur délicat des intermittences du cœur n’était pas un “saint buveur”, comme son ami Joseph Roth, qui soignait sa mélancolie à la suze-mirabelle et au perniflard. Mais il ne prenait jamais un repas sans l’accompagner d’un verre de vin. Le patronyme Zweig, qui signifie branche, rameau ou brindille en allemand, n’est cependant pas relié par l’étymologie du zweigelt, un cépage métis, puissant et coriace, appréciable en Autriche quand il est vinifié simplement.

En ce moment :

C’est hélas tellement compliqué d’être simple. Cela vaut en littérature comme en viticulture, me disais-je, jeudi 16 novembre 2023, en relisant Le Joueur d’échecs sur la terrasse de la “maison de poupée” de Petrópolis, au Brésil, où le grantécrivain a passé ses derniers jours avant de se tuer, en compagnie de son épouse Lotte, le 23 février 1942. Kristina Michahelles, la directrice de la Casa Stefan Zweig, m’a permis d’y passer un après-midi contemplatif. Pour la remercier, j’avais apporté le millésime 2020 du chardonnay brésilien vinifié par Jean-Christophe Comor et Léa Vigroux dans le cadre du projet Pardinho de Beber.

Avant de partir, j’ai laissé dans la cuisine ce blanc gourmand qu’une légère macération a constellé de tanins et d’anthocyanes. Quelques mois plus tard, la directrice de la Casa Stefan Zweig m’a envoyé une photo pour me faire savoir que ce flacon avait été débouché entre amis dans un lieu choisi. C’est comme ça et pas autrement que ce vin rare a été bu à Teresópolis, au milieu des montagnes, dans la ville où l’écrivain écrasé par les folies de l’histoire a fêté ses 60 ans, le 28 novembre 1941.