Handicap : ces violences sexuelles qu’on ne saurait voir

En institution ou dans le cadre familial, les personnes handicapées sont surexposées aux agressions sexuelles, et ce dès l’enfance. L’impensé collectif qui les entoure peine à se fissurer.

Pauline Migevant  • 15 mai 2024 abonné·es
Handicap : ces violences sexuelles qu’on ne saurait voir
L'Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne estimait en 2014 que 34 % des femmes handicapées avaient subi des violences physiques ou sexuelles de la part de leur partenaire, contre 19 % des femmes valides.
© Noémie Coissac / Hans Lucas / AFP

Une femme compose le numéro de la ligne « Écoute violences femmes handicapées ». Elle a bientôt 40 ans. Son père, chez qui elle vit et dont elle est dépendante, est violent avec elle depuis l’enfance. En parler la terrifie. Chantal Rialin, présidente de l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir (FDFA), dont dépend la ligne téléphonique, ouvre une fiche pour son suivi, l’écoute, la conseille. L’association a créé en 2015 la première permanence d’écoute pour les femmes handicapées victimes de violences et accompagne un peu plus de 200 femmes par an.

Ces femmes sont confrontées à la difficulté de dire et d’accéder aux procédures. Chantal Rialin explique : « La semaine dernière, une femme agressée dans la rue a voulu porter plainte. On lui a demandé de décrire son agresseur alors quelle était aveugle ! » Concernant l’accès au droit des personnes handicapées, «la France est très, très, très en retard », confirme Shirley Tong On, vice-présidente de l’association Femmes sourdes citoyennes et solidaires.

En tant que victimes handicapées, nous pouvons nous-mêmes avoir du mal à nous reconnaître comme victimes.

C. Extenso

Pendant le confinement, le 3919, numéro d’urgence pour les femmes victimes de violences, créé en 1992, n’était pas encore accessible en langue des signes française (LSF). L’association a donc ouvert une « permanence écoute » par Skype, puis une permanence physique à Paris, toutes deux en LSF. « De quoi permettre aux femmes d’obtenir des informations sur leurs droits alors que les campagnes de sensibilisation ne leur sont pas accessibles », précise Morgane, bénévole de Femmes sourdes citoyennes et solidaires.

« D’autant qu’une grande part de la communauté sourde est en situation d’illettrisme », rappelle Shirley Tong On. L’un des problèmes concernant la prise en charge des violences est le manque d’interprètes diplômés et le prix de leur prestation. « Nous avons passé la semaine à chercher un interprète dans le sud de la France pour une audience en vue dune ordonnance de protection dune femme que son ex-conjoint menaçait de mort. »

« Qui pourrait vouloir violer des handicapé·es ? »

Pour Céline Extenso, cofondatrice du collectif féministe et antivalidiste Les Dévalideuses, « le système fait que les violences sont tues et silenciées à tous les niveaux. Si on a la possibilité de parler, limpensé social sur ces violences va mettre en doute la véracité de ce quon a vécu et nous conduit à arrêter de témoigner». D’autant que « nous, en tant que victimes handicapées, nous pouvons nous-mêmes avoir du mal à nous reconnaître comme victimes, car nous sommes imprégnées par ce discours qui présente toujours notre entourage comme bon et généreux ».

Lili Guigueno, militante handicapée pour l’abolition des institutions et de la psychiatrie, abonde : « Les violences sexistes et sexuelles contre les personnes handicapées peuvent dautant plus se reproduire quelles sont demblée classées dans le registre de l’impensable. Cette négation peut se résumer en une question rhétorique : “Qui pourrait vouloir violer des handicapé·es ?”, comme sil sagissait là dune impossibilité radicale. »

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Une « impossibilité » qui se traduit par des chiffres tardifs pour décrire l’ampleur de ces violences en France, souvent euphémisées sous le terme de « maltraitances ». Le rapport sénatorial de 2019 intitulé « Violences, femmes et handicap : dénoncer l’invisible et agir » pointait du doigt « l’absence de statistiques précises sur un sujet encore tabou », les études disponibles alors étant internationales. Comme celle de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui estimait en 2014 que 34 % des femmes handicapées avaient subi des violences physiques ou sexuelles de la part de leur partenaire, contre 19 % des femmes valides.

En 2020, une étude de la Drees montrait qu’en France la part de femmes handicapées victimes de violences sexuelles dans les deux années précédant l’enquête était deux fois plus importante que celle des femmes valides.

Trois fois plus de risques pour les enfants handicapés

« Batailler » pour que le handicap, « en tout lieu, soit un sujet ». C’est ce qu’a fait Marie Rabatel, présidente de l’Association francophone de femmes autistes (Affa), pendant trois ans au sein de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). L’ambition de la commission, créée en 2021, était de taille : à court terme, créer un espace inédit d’expression, d’accompagnement et d’orientation pour les personnes ayant subi des violences sexuelles dans l’enfance et, à moyen terme, faire des préconisations de politiques publiques. Mais, sur les 30 000 témoignages recueillis entre 2021 et 2023, « seuls 153 concernaient des victimes handicapées au moment des faits », déplore-t-elle.

« Il est primordial de reconnaître lanomalie totale de ces chiffres au vu de la surreprésentation connue et prouvée des situations de violence dans ce groupe », écrivait Marie Rabatel dans une tribune publiée le 5 mars dans Libération. Selon une étude de l’Organisation mondiale de la santé, citée dans le rapport de la Ciivise, les enfants handicapés ont presque 3 fois plus de risques d’être victimes de violences sexuelles, ce chiffre montant à 4,6 pour les enfants ayant une déficience intellectuelle.

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Une « anomalie » liée en partie à la façon de recueillir les témoignages : « Avec une ligne téléphonique non accessible, des réunions publiques sans interprète LSF, pas de sous-titrage pour les personnes sourdes ou malentendantes, poursuit Marie Rabatel. Et ces réunions avaient lieu le soir, moment où les résidents des institutions ne peuvent pas sortir. » Pour elle, la focale sur l’inceste a éludé la question des violences subies par les enfants handicapés placés en institution, c’est-à-dire en structures médico-sociales. «Comme la rappelé lONU, la France doit désinstitutionnaliser. Quand il y a ségrégation, ça forme des huis clos, ce qui est un facteur de violences. »

Un #MeToo possible en institution ?

Lotis, membre du Collectif de réflexion sur l’inceste et les maltraitances systémiques (Crims), confie avoir mal vécu la lecture du rapport de la Ciivise, dont un chapitre est consacré au handicap. En se fondant sur les chiffres de procédures dans lesquelles les agresseurs ont pu être identifiés, on y lit notamment qu’« il est probable que les agresseurs soient dautres enfants en situation de handicap ».

Or « le problème, selon Lotis, cest quil ny a pas de #MeToo sur les violences sexuelles en institutions». Elle poursuit : « La grille de lecture de la Ciivise sur le handicap maintient lordre moral justifiant de placer les personnes handicapées dans des institutions spécifiques dès leur enfance et pour toute leur vie. » En 2019, une commission sénatoriale ­portant sur les enfants victimes de violences en institutions s’était penchée sur les enfants handicapés placés en leur sein. Deux des trois principales associations gestionnaires d’établissements et de services pour mineurs handicapés n’avaient pas répondu à la demande d’audition. Un exemple illustrant l’« omerta » qui règne dans les institutions, selon Chantal Rialin.

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Alors qu’aucune des 82 préconisations du rapport final de la Ciivise n’est spécifique au handicap, Marie Rabatel poursuit son travail au sein de la nouvelle commission, dans un groupe de travail œuvrant à l’élaboration de nouvelles recommandations pour « les enfants handicapés en tous lieux ». Par exemple, « revoir l’amendement Creton, qui permet actuellement aux majeurs handicapés en attente de place dans les structures adultes de rester dans celles où sont les enfants». Marie Rabatel entend surtout favoriser « l’adoption de dispositifs facilitant l’écoute des enfants handicapés, notamment ceux ayant des difficultés d’accès à la parole. Et améliorer le traitement judiciaire de cette parole ».

Libération de la parole

Un de ces outils, la communication alternative améliorée ou augmentée (CAA), avait permis, fin 2023, à un enfant non oralisant de révéler le viol commis par son éducateur au sein de l’institut médico-éducatif Lecourbe, dans le 15e arrondissement de Paris, en montrant les pictogrammes « langue » et « fesse ». Après ces révélations, dix autres enfants, débutants en CAA, avaient révélé viols et agressions. « Il faut que la parole se libère en institution », estime Céline Poulet, secrétaire générale du comité interministériel au handicap. Elle explique que, depuis le Grenelle de 2019 sur les violences faites aux femmes, le handicap a été intégré aux politiques publiques. La généralisation du dispositif Handigynéco, par exemple, consiste à faire entrer des sages-femmes, à même de détecter les violences, dans les établissements.

Aboutir, à terme, à l’abolition de l’institutionnalisation sous toutes ses formes, en tant que violence en soi. 

L. Guigueno

« Le but, explique Céline Poulet, est de développer un réflexe “violences sexuelles” au sein des institutions » et de mieux contrôler les établissements. Pour le gouvernement, la lutte contre les violences passe aussi par « le droit à la vie intime et sexuelle » des personnes handicapées et « linformation sur leurs droits ». Pour Lili Guigueno, « si la lutte contre les violences commises en institution était vraiment prise au sérieux, celle-ci serait pleinement articulée au processus de désinstitutionnalisation qui doit être mené et aboutir, à terme, à labolition de linstitutionnalisation sous toutes ses formes, en tant que violence en soi ». Une abolition qui ne fait pas partie des priorités du gouvernement.

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