Enquête : de Damas à Paris, un procès pour l’Histoire

À partir de mardi seront jugés, pour complicité de crimes contre l’humanité, trois hauts dirigeants du régime de Bachar El-Assad tenus responsables de la disparition forcée d’un père et de son fils, tous deux détenteurs de la nationalité française. Une première.
Pauline Delassus
Obeida Dabbagh et sa femme, Hanane, parties civiles du procès.
Obeida Dabbagh et sa femme, Hanane, parties civiles du procès. (Crédits : CORENTIN FOHLEN POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

À quelle date sont-ils morts ? Quels sévices ont-ils subis ? Où ont-ils été enterrés, s'ils l'ont été ? « Nous ne le saurons jamais », soupire Obeida, frère et oncle de Mazzen et Patrick Dabbagh. Seule certitude : en 2013, ces deux Franco-Syriens ont été emmenés de force et sans raison par les services de renseignement de l'armée de l'air de la dictature de Bachar al-Assad. Ils n'ont jamais revu leur famille. Forte probabilité que leurs proches n'ignorent pas : le père et le fils ont sans doute été torturés. « Quand on est arrêté, on prend d'abord une claque, puis des coups de poing, relate Obeida Dabbagh, 72 ans, assis, calme et digne, dans le cabinet de son avocate. On peut être suspendus au plafond par les poignets. On peut être brûlé à la cigarette, fouetté à coups de câbles électriques, être arrosé d'acide, frappé à coups de barres de fer. On peut avoir les os broyés. On peut être violé. »

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En 2022, les Nations unies estimaient à 306 887 le nombre de civils tués depuis le début du conflit armé dans le pays. L'ONG syrienne SNHR porte à plus de 110 000 les personnes identifiées comme « disparues » dans les geôles du pouvoir. Mais ces chiffres sont approximatifs et pourraient être bien plus élevés tant le régime est opaque. « Avant l'insurrection de 2011, la torture servait à obtenir des renseignements, indique Me Clémence Bectarte, conseil des Dabbagh pour ce procès où ils sont parties civiles. Après 2011, la torture est industrielle et sert à tuer. Les témoignages des rescapés racontent cette volonté de déshumanisation ».

Ce soir de mai où nous le rencontrons, à Paris, Obeida Dabbagh, ingénieur à la retraite, autrefois employé par Thales, est accompagné de son épouse, Hanane, médecin anesthésiste dans un hôpital de la région parisienne. Tous deux vivent en France depuis les années 1970, ils y ont élevé leurs enfants, retournant en Syrie pour les vacances, avant la guerre. À quelques jours du grand procès qu'ils ont si longtemps espéré, ils racontent leur histoire avec émotion, la souffrance psychologique de ne pas connaître l'entière vérité du drame, l'espoir qui subsiste, l'attachement à leur pays dévasté, ce deuil impossible à faire.

Avant l'insurrection, la torture servait à obtenir des renseignements. Après 2011, la torture est industrielle et sert à tuer

Me Clémence Bectarte, conseil des Dabbagh

Les Dabbagh sont une famille aisée de Damas. Le père d'Obeida et de Mazzen, le disparu, était haut placé dans l'administration, docteur en économie, un temps chargé des douanes du pays, membre du parti Baas, au pouvoir depuis 1963. Leur mère, française, est attachée culturelle à l'ambassade de France. Leurs garçons sont éduqués au lycée français de la capitale. C'est dans cet établissement réputé, fréquenté par des enfants de diplomates, que Mazzen devient conseiller pédagogique. C'est là aussi que son propre fils, Patrick, né en 1993, suit sa scolarité. En 2011, quand sont organisées les premières manifestations hostiles au gouvernement, réclamant des réformes économiques et sociales, père et fils n'y participent pas. « Mon frère était critique envers Bachar, comme tous les Syriens avec un minimum de jugeote, décrit Obeida. Mais ce n'était pas un activiste et son fils non plus. » Jusqu'en 2013, la vie des Dabbagh se poursuit presque normalement à Damas. Il y a des barrages un peu partout dans la ville, la peur guette, on craint la police, mais la guerre n'atteint pas encore le quartier bourgeois de Mezzeh où ils habitent une agréable maison. Patrick passe son bac et s'inscrit à l'université, en lettres et en psychologie. Mazzen, 54 ans, poursuit sa carrière au lycée Charles-de-Gaulle. Il est réputé pour son humour, son franc-parler et son audace quand il tient tête à des parents d'élèves trop permissifs envers leurs rejetons.

Un soldat syrien tient un poste de contrôle devant un portrait de Bachar al-Assad sur l’autoroute de Mezzeh à Damas en 2014.

Un soldat syrien tient un poste de contrôle devant un portrait de Bachar al-Assad sur l'autoroute de Mezzeh à Damas en 2014. (Crédits © LTD / OMAR SANADIKI/REUTERS)

Le 3 novembre 2013, peu avant minuit, des hommes des services de renseignement se présentent à leur domicile. C'est un dimanche soir. Ils demandent au jeune Patrick de les suivre, promettent qu'il sera de retour dans les quarante-huit heures. L'étudiant obtempère. Des techniciens saisissent son ordinateur et son téléphone portable, de l'argent aussi. Le lendemain, lundi 4 novembre, à la même heure tardive, les hommes reviennent. Cette fois-ci, ils veulent emmener Mazzen, ils confisquent sa voiture et lui lancent : « Tu as mal élevé ton fils ! » Le père ose les contredire. Il reçoit l'ordre d'enfiler des chaussures. « Pour la torture, inutile de s'habiller », lâche-t-il. Il sait où il va. Le centre de détention où on le conduit n'est pas loin et porte le nom du quartier, Mezzeh, sur la zone de l'aéroport militaire. Un témoin, arrêté comme lui mais rapidement relâché, a raconté qu'ils ont dû, à leur arrivée dans la prison, se tenir près de quatorze heures debout, les mains attachées dans le dos, la tête baissée. Il leur a été possible de voir Patrick quelques instants. Le jeune homme portait des traces de torture sur le cou et le corps. Les retrouvailles n'ont pas duré. Mazzen, le père, est emmené, enfermé dans une cellule, agglutiné à des dizaines de détenus. « J'étouffe, j'étouffe » sont les derniers mots qu'on lui connaît. Personne ne sait ce qu'est devenu le souriant Patrick.

Patrick et Mazzen Dabbagh, disparus en 2013.

Patrick et Mazzen Dabbagh, disparus en 2013. (Crédits © LTD / COLLECTION PERSONNELLE)

En France, Obeida et Hanane Dabbagh apprennent la tragique nouvelle. Impuissants, ils ne peuvent qu'espérer la libération prochaine des prisonniers. Et se perdent en conjectures. Pourquoi cette arrestation ? Ont-ils été dénoncés à tort par d'autres malheureux torturés ? Le numéro de téléphone de Patrick était-il présent dans le répertoire téléphonique d'un camarade activiste ? A-t-il été repéré en présence de personnes suspectées ? « Tout est possible, il n'y a aucune logique dans ce régime sanguinaire », commente Obeida. Comble du cynisme, il apprend que la maison de son frère est désormais occupée par l'un de ses tortionnaires. Ils connaissent déjà, à l'époque, les noms des trois hommes poursuivis aujourd'hui par la justice française, accusés d'être responsables des arrestations de Mazzen et de Patrick. Ce sont les noms de la terreur exercée sur tout un peuple. Leur réputation n'est qu'atrocités. Jamil Hassan, directeur du service de renseignement de l'armée de l'air, aurait un jour descendu à bout portant deux avocats qu'il questionnait. Abdel Salam Mahmoud, chef du bureau d'investigation du même service, a probablement participé aux « interrogatoires » de Mazzen et de Patrick. Ali Mamlouk, à la tête du bureau de la sécurité nationale, est un proche d'Assad.

J'ai essayé d'obtenir des photos d'eux... On m'a répondu qu'ils étaient trop défigurés

Hanane Dabbagh

Quand est rendu public le rapport « César », ces milliers de photographies de cadavres de détenus torturés, prises par un soldat de l'armée syrienne et exfiltrées après sa défection, Obeida et Hanane décident de saisir les magistrats français. Ils rencontrent Clémence Bectarte, avocate de la Fédération internationale pour les droits humains et, avec elle, demandent l'ouverture d'une information judiciaire. Les Dabbagh veulent tout tenter pour obtenir des informations. Ils écrivent au président Hollande, au ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, au président Macron également. « Ils nous ont répondu qu'ils compatissaient, mais sans nous dire s'ils agiraient », regrette Obeida. La nationalité française de Mazzen et de Patrick aurait-elle pu les aider ? Ou les a-t-elle au contraire desservis ? Là aussi, aucune réponse. « Le procès, on n'y croyait pas beaucoup, mais on y a œuvré. Ce n'était pas facile. Il a fallu convaincre les juges, alors qu'aucun enquêteur n'a pu se rendre sur place », se remémore Hanane. « On ne dormait plus, maintenant peut-être que les mis en cause ne dorment plus non plus, comme nous », poursuit-elle. Leur avocate explique : « Les faits dont Mazzen et Patrick ont été victimes ont été commis dans le cadre d'une attaque systématique et généralisée. Il nous faut démontrer que ce sont des schémas de perpétration qui répondent à une politique. » En 2018, des pressions diplomatiques s'exercent sur la Syrie à propos des dizaines de milliers de disparus. Contraint, le régime délivre des milliers de certificats de décès. Ainsi, Mazzen et son fils Patrick sont officiellement déclarés morts. « Mais ils ne nous ont pas rendu les corps. J'ai essayé d'obtenir des photos d'eux, ajoute Hanane. On m'a répondu qu'ils étaient trop défigurés... » Des témoins rescapés ont décrit les fosses communes creusées aux abords des centres de détention, un fossoyeur de l'armée a même relaté l'amoncellement des corps, « la machine d'extermination », lâche Me Bectarte.

Comme elle, les Dabbagh tiennent à rappeler que ces crimes n'appartiennent pas au passé. Ils espèrent que l'audience qui s'ouvre mardi devant la cour d'assises de Paris permettra de rappeler que ces exactions ont toujours lieu en Syrie. Eux le savent. L'un de leur petit-cousin a récemment été interpellé alors qu'il passait un barrage routier. Ils n'ont aucune nouvelle de lui. « C'est un régime ignoble, mafieux, qui veut s'enrichir, s'emporte Obeida. Ils ont tué par centaine de milliers, ils ont déplacé des millions d'habitants, pour rien, pour un peuple qui ne demandait pas grand-chose, juste un peu de liberté ! »

L'affaire en six dates

Septembre 2015 Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, transmet à la justice le rapport « César ». Obeida Dabbagh signale auprès des enquêteurs de l'Office central des crimes contre l'humanité la disparition de son neveu Patrick et de son frère Mazzen, arrêtés arbitrairement en 2013.

Octobre 2016 Les Dabbagh et leur avocate Clémence Bectarte demandent l'ouverture d'une information judiciaire.

Décembre 2016 Obeida Dabbagh est entendu par un juge d'instruction.

Juillet 2018 Les Dabbagh récupèrent les actes de décès de Patrick et Mazzen.

Septembre 2018 La justice française émet des mandats d'arrêt internationaux contre Ali Mamlouk, chef du bureau de la sécurité nationale syrienne, Jamil Hassan, chef des services de renseignement de l'armée de l'air, et Abdel Salam Mahmoud, responsable du centre de détention de Mezzeh.

Mars 2023 L'ordonnance de mise en accusation est émise le 29 mars, jour où Patrick aurait eu 30 ans.

Pauline Delassus
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