Les Fantômes **
de Jonathan Millet
Film français, allemand et belge, 1 h 46
Ouverture de la Semaine de la critique
En salles le 3 juillet

Le souffle est lourd, la vue brouillée, le malaise n’est pas loin. Filmée en caméra subjective, la scène d’ouverture des Fantômes place le spectateur dans la position douloureuse des passagers d’un véhicule inhospitalier. Où sommes-nous ? Dans un wagon de train à bestiaux ? À l’arrière d’un camion de marchandises ? Le trajet prend fin en plein désert. Des soldats syriens les font sortir de leur fourgon et les somment de partir. « Laisse tomber, ils sont déjà morts ! », s’exclame un autre militaire. Hagards, les hommes se traînent dans ce no man’s land, tels des spectres errant dans les limbes.

L’un de ces « fantômes », Hamid, resurgit dans un nuage de poussière, sur un chantier, à Strasbourg. Qui est-il ? Le film laisse planer le mystère sur sa réelle identité. Le jeune homme, brun ténébreux aux traits fins et aux cils recourbés, dit être un ancien professeur de lettres d’Alep. Mais les réfugiés se méfient lorsqu’il leur montre la photo floue d’un cousin dont il cherche à retrouver la trace. Tous craignent les hommes du dictateur syrien, Bachar Al Assad, qui n’hésitent pas à traquer les opposants au régime jusqu’en Europe.

La caméra elle-même semble sur ses gardes, filmant Hamid de dos, le suivant dans ses recherches comme on prend un individu en filature. Car il s’agit bien d’une enquête que mène ce personnage énigmatique, donnant ses rendez-vous dans un square tranquille et retrouvant ses collaborateurs sur des jeux de guerre en ligne, à l’abri des algorithmes émettant des alertes en cas de discussion suspecte. Des agents dormants d’une cellule terroriste ? Au contraire. Dissipant peu à peu le flou sur son intrigue, le film dévoile un réseau souterrain composé d’anciens détenus des effroyables geôles syriennes traquant en Europe d’anciens criminels de guerre. Une sorte de « Bureau des légendes » syrien, dont les membres ne sont pas des professionnels du renseignement mais des amateurs en quête de justice.

Thriller sensoriel

Habitué à raconter les parcours d’exil de migrants clandestins, Jonathan Millet, auteur d’un beau documentaire sur l’enclave espagnole dans le nord du Maroc (Ceuta, douce prison, coréalisé en 2014 avec Loïc H. Rechi), sait observer de près les blessures intérieures de ces déracinés. Des hommes et des femmes dont le bagage le plus lourd est la mémoire de la douleur endurée. Hamid ne parle jamais de la sienne, mais on comprend vite que son passage à la sinistre prison de Saidnaya est une plaie encore vive. C’est le tortionnaire de cette prison, Harfaz, chimiste violent et sadique, que pourchasse le jeune homme.

Fort de son savoir-faire documentaire, le cinéaste a longuement rencontré des membres de ces groupes secrets pour Les Fantômes. Il reconstitue là l’enquête longue et minutieuse que mène Hamid en Allemagne et au Liban pour réussir à identifier son homme. Une traque semée de fausses pistes et de doutes. Refusant toute scène d’action spectaculaire ou violente, Jonathan Millet fait entendre les témoignages d’anciens prisonniers via des enregistrements que Hamid écoute en boucle pour ne rater aucun détail. De tous les plans, Adam Bessa, tout en retenue et regards plissés, ne démérite pas dans le rôle de cet espion angoissé. Face à lui, Tawfeek Barhom, antihéros de La Conspiration du Caire, crève l’écran en suspect menant une vie bien ordinaire.

Thriller sensoriel, Les Fantômes cherche à immerger le spectateur dans les tourments du personnage central. Il n’y parvient pas toujours, faute d’une intensité dramatique suffisamment constante. On est loin de Marathon Man, de John Schlesinger, ou de La Jeune Fille et la Mort, de Roman Polanski, sur un sujet similaire. Mais, sans dévoiler le dénouement du film, la réflexion sur la vengeance et la justice y gagne sans aucun doute en profondeur.

• Non ! * Pourquoi pas ** Bon film *** Très bon film **** Chef-d’œuvre

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Le régime syrien devant les justices européennes

À Paris doit s’ouvrir, mardi 21 mai, le premier procès en France des crimes du régime syrien, dont trois hauts responsables seront jugés en leur absence pour « complicité de crimes contre l’humanité » et « délits de guerre ». C’est le résultat d’une plainte de la Fédération internationale pour les droits humains et du Français Obeida Dabbagh, dont le frère et le neveu, franco-syriens, sont décédés à Damas après avoir été arrêtés en 2013 et torturés.

Le premier procès des crimes du régime syrien est intervenu en Allemagne, en 2020 et 2021. À son issue, deux membres des services de renseignement ont été reconnus coupables de complicité de « crimes contre l’humanité » et de « crimes contre l’humanité ». Ils ont été respectivement condamnés à quatre ans d’emprisonnement et à la prison à perpétuité.

À Stockholm, le procès d’un général syrien vivant en Suède s’est ouvert en avril. Il est accusé de « complicité de crimes de guerre » commis en 2012.