(Portland, Oregon) Pour Laura Brown, décriminaliser les drogues dures, c’est l’approche « Apocalypse des zombies ».

« Tu vois les tentes là-bas ? De l’autre côté de la rue, il y a le refuge Blanchet House. Tu peux te geler toute la journée et aller chercher tes trois repas par jour. Tu peux vivre en zombie… »

— Attention où tu mets les pieds… Ce n’est pas de la merde de chien, ça… C’est ça que ça fait, le fentanyl. Excuse-moi, mais les gens chient. Nous, on ramasse. Un seul de nos gars en a déjà ramassé 170 dans une journée.

Ses gars, car ce sont presque tous des hommes, étaient eux aussi dans la rue l’an dernier ou avant. Ils travaillent maintenant pour Portland Clean & Safe, passent le balai, arrosent et ramassent ce qui traîne. C’est le mandat de l’organisme : nettoyer les rues, favoriser le sentiment de sécurité. Déchets. Vêtements. Avant, beaucoup de seringues : 176 000 ont été ramassées dans Portland en 2022. On en voit beaucoup moins. Pas qu’il y ait moins de junkies ; c’est des papiers d’aluminium qu’on trouve maintenant, ceux dans lesquels on fait brûler les pilules de fentanyl à 1 $ pour les fumer.

« Tu ne veux pas que ton chien lèche ça, ou qu’un enfant ramasse ça… »

Laura est la directrice de Portland Clean & Safe, mais tout le monde l’appelle « Mom ». « Huitième de huit enfants, toxicomane de père en fille ». Pour payer son héroïne, elle en vendait. Elle volait. Elle a perdu la garde de sa fille. Elle a été cinq ans dans la rue, entrant en prison et en sortant.

« Si je n’étais pas allée en prison, je serais morte », dit-elle avec une conviction qu’on n’a pas envie de contredire.

Elle a fini par suivre une cure. « J’étais clean, mais je n’avais nulle part où aller. » Pas de diplôme et un casier judiciaire long comme un bras plein de cicatrices.

L’organisme Central City Concern, qui chapeaute les opérations de nettoyage, l’a embauchée.

Retourner dans la rue pour ramasser les saletés des gens que je connaissais, je trouvais ça dégradant. Je suis partie. Mais je n’arrêtais pas d’y penser. Je suis revenue…

Laura Brown, de Portland Clean & Safe

Du balai, elle est passée aux opérations, et gère 140 personnes qui sortent de la rue et parfois y retournent. Le programme est financé par la Ville et les commerces du centre-ville.

« On leur montre à être à l’heure, comment se présenter, bien travailler, faire un CV. Ceux qui restent sont responsables d’une équipe. Certains retrouvent un permis de conduire, ils conduisent le camion. Ils sont fiers et ils se sentent utiles. »

Ils sont en lien avec des organismes d’hébergement, et font partie d’une chaîne de lente réintégration.

Certains travaillent ici des années, comme Matthew Carr, que je rencontre à 6 h 30, quand l’équipe de nettoyage commence son quart. « Je n’ai jamais vraiment eu de vrai job, j’étais videur dans des bars, je travaillais au noir. Tout ce à quoi je pensais, c’était voler le pourboire. Moi, c’était le cristal meth. La dernière fois que j’ai été arrêté, j’avais le choix entre la désintox et la prison… Ils m’ont fait toutes sortes de traitements, même avec de l’acupuncture ! Ça fait huit ans que je suis sobre. »

Les autres autour de lui applaudissent.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Matthew Carr avec ses collègues avant le quart du matin

« Je vais effacer des graffitis, parfois, je vois les miens. Je rencontre des gars que j’ai connus, il y en a tout le temps qui m’offrent des trucs. Ce n’est pas évident… »

Il a toujours de la naloxone avec lui, et comme tout le monde ici, il a administré cet antidote au fentanyl à des gens pratiquement morts.

Un de mes amis du secondaire, il est tombé devant moi en pleine face sur le trottoir, tout le monde s’en foutait autour…

Matthew Carr

Laura Brown me montre une sorte d’entrepôt surveillé où les personnes peuvent venir déposer leurs vêtements, leurs papiers, leur argent dans des barils ou des boîtes, au lieu de les traîner ou de se les faire voler. Il y en a pour 370 personnes.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Michael Fuller avec Laura Brown

« J’ai passé trois semaines à l’hôpital, j’aurais tout perdu sans ça », dit Michael Fuller, qui vient chercher des vêtements.

Vous n’entendrez pas de mots plus durs contre les programmes bienveillants de décriminalisation que dans la bouche de Kellie Knight, qui elle aussi a fait le circuit toxico-rue-prison-rue… avant de s’en sortir.

La femme de 47 ans n’avait aucune option quand elle est sortie de prison à 38 ans pour un vol de voiture (un de plus). « J’avais pensé que de voler une auto chez un concessionnaire et me promener avec trois mois était une bonne idée. Dans ce temps-là, tu faisais juste arracher la boîte et brancher les fils, c’était facile… »

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Kellie Knight

Elle avait réussi à se sortir du cristal meth parce qu’elle n’y avait plus accès en prison. Son premier boulot, ç’a été ici, où elle est arrivée avec la peur au ventre, certaine de se faire virer. Elle est maintenant le bras droit de Laura.

Les deux sont très remontées contre la décriminalisation. Et même contre les programmes bien intentionnés d’injection supervisée ou de réduction des risques.

« Ne va pas parler de ça à des gens qui essaient d’en sortir, tu vas te faire casser la gueule ! Je ne crois pas à ça, ça maintient les gens dans la dépendance, même s’ils disent qu’ils accompagnent les gens quand ils sont prêts. Pendant ce temps-là, tu leur dis : mais oui, tu peux te shooter, reviens nous voir quand tu le sens… Voyons donc. Foutaise. Ce n’est pas juste pour nous. »

Ce n’est peut-être pas juste non plus pour ces programmes, qui ont aussi leur part de succès. Mais la ville a tellement été choquée par les quatre dernières années que tous les problèmes semblent avoir trouvé un suspect numéro un : la décriminalisation.