Maison Benoît Vidal

Maison Benoît Vidal

14 mai 2024 0 Par Paul Rassat

La première rencontre avec Benoît Vidal s’est tenue il y a six mois. Il arrivait dans ce qui serait « La Maison Benoît Vidal. » Le restaurant n’était pas encore ouvert à son nom, il en faisait le tour, s’en imprégnait. La conversation reprend  fin avril 2024. Lundi. Le restaurant est fermé. Nous nous retrouvons dans la salle étrangement calme.

Il y a une vibration et comme une attente, un peu comme dans une salle de spectacle entre deux représentations.

C’est l’interaction entre l’individu et les lieux qui crée la vie.

Nous sommes dans la physique quantique. Le plus important est la relation entre les particules, leur mouvement.

L’émotion est cette relation qui permet de transformer les choses. Mon métier repose sur cette magie d’assimilation de la matière en émotion. Respecter la nature, y prendre ce qui peut être transformé en émotion, en souvenir, en sensibilité.

Il faut être à la fois fidèle et infidèle pour transformer en respectant.

Je suis un trait d’union entre la nature et les hommes.

Je vois dans l’appréciation du Guide Michelin un certain nombre de mots qui figuraient dans notre conversation précédente.

Je m’y retrouve.

Pierre Hermé dit qu’il ne travaille jamais.

Moi non plus. Je ne travaille pas. Je suis porté dans une aventure. L’appréciation du Guide Michelin me permet d’avancer. La circonférence lumineuse est plus appropriée au chemin que je veux prendre. C’est mon cheminement personnel. Serait-il éclairé, sombre, caillouteux ? On aspire à …Mais rien n’est donné. À la même époque, l’an dernier, j’étais abattu, je ne savais pas du tout ce que j’allais faire. Je venais de raccrocher d’avec le Michelin que j’avais contacté pour rendre mes étoiles. Je me suis dit « C’est la vie qui va me donner ce que je mérite. » Qui m’aurait dit que je serais ici, avec mes deux étoiles retrouvées ? Cette année est folle ! Ce qu’on a fait est impossible ! ( L’émotion étire la prononciation du mot impossible). Certains grands groupes en sont capables ; j’ai tout transformé tout seul ! Avec peu de moyens, avec l’humain au cœur du projet. Avec la volonté de me relever et le Michelin qui me suit dans l’honnêteté que je pense avoir. L’expression culinaire correspond à l’homme. Quels que soit la complexité, le degré de celle-ci, quand votre cuisine véhicule de l’émotion, vous êtes porté. Je ne travaille pas, je suis porté.

On a fracturé une nouvelle fois la porte du restaurant. Une équipe met en place un nouveau système de sécurité.

C’est comme ça, les petits coups de la vie avec lesquels il faut avancer. Ce sont de petits cailloux sur le chemin.

Idéal pour le Petit Poucet !

L’aventure est plus forte que tout. La voix de Benoît est soyeuse, tissée d’émotion, de sensibilité qui expriment le cœur, l’intérieur, pratiquement sans filtre, mais avec discrétion. Une forme de douceur chantante.

Le chemin est souvent plus important que l’objectif.

Avec les douze ans de travail passés là-haut, je savais où j’allais, j’allais hyper vite. La connexion et l’interaction avec le lieu étaient très fortes. En arrivant là, il fallait tout recommencer ! Je me suis dit «  Change tout ! Fais table rase ! » Et j’ai changé des pièces, j’en ai rajouté : faire repeindre, inventer des meubles, arranger un truc, commander un poster parce que tu as rencontré la dame qui raconte l’histoire de l’eau… Le coup de projecteur du Michelin permet d’entamer la deuxième partie du projet.[ On refait la terrasse, par exemple. ]

Souvent les cuisiniers disent qu’ils donnent de l’amour. L’expression fait partie des éléments de langage. Dans ce cas, l’amour est de la minutie, de l’implication. Mais un déclic a eu lieu grâce à la rencontre de Pierre Hermé : il parle des produits et des gens de la même manière, avec une mesure qui traduit sa sensibilité. Je crois que vous êtes comme lui, et qu’avec vous on peut parfois parler davantage d’amour que d’émotion.

On ne peut pas faire ce métier si on n’aime pas les gens. C’est évident. Ici, c’est une Maison. J’accueille chez moi. Je dis avec humour que je fais l’amour à tout le monde. On donne énormément.

C’est une façon de faire l’amour qui régénère au lieu d’épuiser !

Il y a beaucoup de métaphores qui réunissent l’amour, le sexe et la cuisine. Je fais un métier alimentaire mais ma nourriture est autre part : émotionnelle, interactionnelle. Je suis nourri par l’émotion que me procurent les autres, alors que je les nourris des miennes.

Vous êtes un acteur qui est porté par l’émotion du public.

Quand on en arrive à parler de la page blanche, c’est qu’on est coupé de cette interaction. Toutes les vibrations que l’on a en nous sont enrichies par les rencontres, les échanges, parfois les échecs, les réussites. Les blessures aussi comptent pour avancer.

Vous parliez de métaphores. L’oxymore, le contraste sont importants. Pierre Hermé écrit : « Le meilleur dans le sucre, c’est le sel. » L’échec est la prochaine réussite.

C’est exactement ça avec le yin et le yang. Le blanc fait valoir le noir, et inversement. C’est une question d’équilibre, comme dans un couple. L’alchimie de la cuisine, de la pâtisserie est d’amener, par des saveurs contraires, à un équilibre. Les textures aussi entrent dans cette alchimie avec le croustillant, le moelleux : c’est un jeu d’oppositions complémentaires porté par une philosophie. Mon poisson / betterave, c’est la terre et l’eau. Le pigeon fumé, c’est le feu et l’air.

On retrouve tous les éléments.

L’animal, le végétal, les sens, on touche à tout. Notre palette de peinture est exceptionnelle. Elle réunit les sens, les éléments, les saisons. On est Merlin l’Enchanteur ! On met tout ça dans la marmite…

Il vous arrive de vous étonner ?

J’avance, je suis à la rencontre de moi-même tout le temps. Créer consiste aussi à rajouter des pièces à une construction que l’on ne maîtrise pas forcément au départ…

Avancer consiste à être à la recherche de vous-même, à la recherche de ce que vous pourriez être en plus.

C’est le sens de la vie. La société nous propose des images erronnées, comme si nous devions être en attente de. Non, nous sommes sur un chemin qui avance. La créativité permet de le faire. J’avance et suis extrêmement heureux d’être ici. Le matin, je suis réveillé par les petits oiseaux. Je suis connecté à la nature, aux saisons. Je vis les changements de lumière, je les sens, je suis comme la nature qui se réveille alors que j’ai lutté pendant des années pour aller à contre sens.

Vous êtes simplement et profondément humain.

J’ai remis du sens à mes sens en écoutant les besoins de l’homme lié à la nature. L’arrivée de tous les produits printaniers est lumineuse.

Ce que vous évoquez pour la cuisine est votre mode de fonctionnement constant. Votre personnalité y est ancrée. Vous pourriez avoir la même approche dans une autre discipline que la cuisine.

Je n’aurais pas pu faire d’autre métier. Petit, j’envisageais d’être cuisinier ou bien dans les Eaux et Forêts. Proche de la nature dans tous les cas. L’alimentaire s’est imposé parce qu’il est vital.

Un petit moment d’étymologie. Le patronyme « Vidal » vient du latin « vitalis », lié à la vie. Quant à Benoît, de «  benedictus », il est soit béni, soit bien dit, soit bien nommé.

On dit qu’on choisit un métier en fonction de ce qui nous a fait défaut pendant la petite enfance.

Je n’ai jamais manqué, j’ai toujours été gourmand. Quand maman faisait la cuisine, je me souviens, je mangeais la pâte crue, les pommes de terres crues. C’était pareil avec mes grand-mères. Je mangeais beaucoup, ma nature me le permet.

C’est aussi une belle métaphore : vous ingérez de la nourriture, des idées, des sensations.

J’aime prendre, transformer, associer, être stimulé par les odeurs des plantes, être encore émerveillé. De la livèche commence à pousser dans le jardin. J’ai pris une photo de la coccinelle posée dessus. C’était pur. On y apporte ensuite une saveur que l’on associe ; les gens sont surpris, émus.

Même s’ils ne ressentent pas totalement ce que vous avez imaginé et réalisé.

Nous en avions déjà parlé. Ces deux couples aux réactions différentes, dont un client porté par la poésie !

Vous respectez l’appréciation de chacun.

Je respecte les hommes dans leur entièreté, même s’il peut m’arriver d’être déçu. C’est très rare mais c’est comme ça.

Certains ne viennent qu’attirés par la consécration des deux étoiles, comme cette tablée «  mandatée pour venir tester »

Moi, je vais au restaurant, quoi ! J’ai cependant appris à me protéger car je suis hypersensible. Si quelqu’un de mon équipe ne va pas bien, j’y suis réceptif et ça pèse sur ma journée. Je suis sans filtre, je reçois et je parle librement. Je suis toujours moi-même, sans bouclier, sans intermédiaire. Comme dans ma cuisine.

Quand un nouvel employé arrive, comment est-ce que ça se passe ?

C’est justement le cas, on va intégrer des nouveaux. Le premier tome a été l’ouverture, conclue de la plus belle façon. Pendant la fermeture, on change un peu le décor pour préparer le deuxième acte. Un ancien est revenu, deux nouveaux débarquent. Des piliers avancent avec moi  depuis pas mal d’années. Ce qui pourrait dérouter les arrivants ? Le hyper. L’hyper créativité, l’hyperactivité, l’énergie, l’adrénaline au quotidien qui me stimule énormément. Pour équilibrer, je suis hyper structuré. Comme je veux faire énormément de choses, je n’aime pas perdre de temps. Mon parcours ne doit pas être chaotique car je suis le chef d’orchestre. Le son final dépend de moi.

On rejoint Bruno Verjus dont le cerveau gère plusieurs choses en même temps pour être plus efficace.

On est dans l’hyper stimuli. Quand vous êtes en cuisine, vous êtes au cœur du réacteur. Vous avez les bruits, les odeurs, les couleurs, les hommes, toutes les informations, tout en même temps. Vous en êtes hyper stimulé. C’est ce que j’aime. J’ai aussi besoin de jours calmes partagés avec Marielle, ma compagne. Je parviens maintenant à mieux me canaliser.

C’est l’âge, l’expérience ?

J’ai fêté mes cinquante ans il y a une semaine. On dit que quarante ans, c’est la vieillesse de la jeunesse, et cinquante ans la jeunesse de la vieillesse. J’aborde ma deuxième vie avec beaucoup d’expérience, d’acquis.

Vous vous appuyez sur votre expérience mais elle ne doit pas constituer un poids.

Elle ne doit pas l’être. Il faut se mettre dessus et ne pas la mettre sur soi (rires). Vous ne devez pas la porter, c’est elle qui doit vous soutenir. Ce que j’ai vécu, mes blessures m’ont fortifié, endurci. Je ne dois pas me dire « C’est injuste, la vie s’acharne sur moi… », je me résignerais à être une victime ! Ce que j’ai appris n’est pas un fardeau.

C’est un vrai boulot de garder son âme d’enfant enrichie de l’expérience de l’adulte.

Tout individu doit garder cet enfant au fond de lui, le respecter. Il faut résister à ce qui nous est imposé, aux codes, aux cases. Nous sommes des individus. Nous sommes littéralement « non divisés ». Nous sommes tous UN. Chacun est différent. Il faut cultiver cette singularité. Se dire «  Je ne veux pas ressembler aux autres. » Hommage ici aux parents de Benoît qui ont su lui inculquer ces valeurs et le sens de la mesure qui pour beaucoup ne relèvent  malheureusement que du discours. Aujourd’hui on donne tout. Ce n’est pas un bon tuteur pour grandir. Merci à mes parents pour cette vision, ce respect, cette approche de la vie, de l’économie. Ce sont les racines. Si vos tuteurs ont été solides, le tronc l’est aussi, les racines s’ancrent profondément dans la terre. Ce qui en sort ne peut être que meilleur. À partir du moment où on vous a accompagné dans votre épanouissement dès le départ, tout s’embellit ensuite.

C’est ce qui vous permet d’associer le réalisme, la poésie, la créativité…

Je suis davantage perturbé et porté par l’émotionnel que par les papiers à remplir, l’administratif, la technique.

Mais la nécessité de maîtrise technique vous permet sans doute de canaliser l’inspiration, les émotions.

Ce fluide qui est en nous doit s’accomplir dans quelque chose qui nous alimente. L’outil que j’ai trouvé correspond entièrement à ce que je suis.

De notre précédente conversation j’ai noté « simplicité, évidence, alignement. »

C’est ça. Le petit garçon souriant, haut comme trois pommes, facétieux, qui s’habille en cuisinier, goûte la tarte aux pommes.

Comment vos collaborateurs perçoivent-ils votre côté créatif ?

Parfois ils sont perturbés. Mais j’en suis très heureux. On a fait hier un dessert petits pois, champignons, livèche. Le maître d’hôtel me regarde…et puis ça fonctionne ! C’est tellement cohérent pour moi ! On arrive au printemps, le sucre des petits pois, la fraîcheur de la livèche, la douceur noisetée du champignon.

Vos créations nécessitent beaucoup de tentatives ?

Au début je listais beaucoup. J’avais besoin de marquer, de dessiner, de mettre sur le papier tout ce que je ressentais. Petit à petit je m’aperçois que j’ai tout dans la tête. Toutes les saveurs, les produits, les textures, les régions, les associations, les saisonnalités, tout est là, dans le cerveau. Le fil se fait «  Tchic, tchic, tchic… » [Onomatopée évoquant la machine et, peut-être, la haute couture].

Ce que vous portez à l’intérieur, vous pouvez le transmettre à quelqu’un ?

J’essaye, oui. Comme lorsque je vous parle du dessert petits pois sucrés, douceur et rondeur noisetée des premiers champignons du printemps, la fraîcheur de la livèche. La menthe pour contrebalancer..Nous sommes dans la symbolique du printemps.

Vous êtes un compositeur.

Prenez les éléments et l’alchimie opère.

Vous allez nous interprétez un printemps version Botticelli ? Qu’est-ce que vous allez nous composer ?

Une volaille de Bresse avec les premiers champignons, une sauce au vinaigre de cidre, l’association de deux classiques. Une fraise rhubarbe, douceur et vivacité. Une truite photosynthèse.

???

La photosynthèse est nécessaire à la vie. L’autre jour la lumière du soleil jouait avec les feuilles du marronnier devant chez moi. L’idée de photosynthèse s’est imposée. Une truite, sans doute avec un glaçage vert dessus. Un travail avec la fermentation des épluchures d’asperges, pour utiliser tout ce que donne le produit et apporter de la salinité et de l’acidité. Une huile d’ail des ours amène le plat dans les bois. Plein de métaphores et de cohérence.

Évocation de ce repas partagé récemment entre amis, où l’un d’eux compare Benoît Vidal à Gandalf.

Le Seigneur des anneaux : un univers différent, l’approche symbolique, de l’anneau en particulier, qui relie les gens. C’est l’un des premiers livres que j’ai lus. Le rapport à la nature y est très profond.

La nourriture et le rapport à la nature sont très politiques.

Ma philosophie est de faire passer quelque chose dans la cohérence que j’exprime, dans ce lien social qui permet à chacun de venir chez moi, que ce soit au bistrot, au restaurant gastronomique.

Nous parlions de vibrations. Aujourd’hui le restaurant est fermé, l’atmosphère fait penser à un lieu où se recueillir, un peu comme une église, même si l’on n’est pas croyant, qui vous coupe de l’agitation quotidienne pour mieux vous réunir avec vous-même.

Pour trouver une sensibilité et une émotion autres. J’ai eu la chance d’aller à Harlem et de vivre une messe en gospel. J’en ai eu des frissons : quelle énergie positive !