« Superstition » : histoire d’un mot. XVe-XXIe siècle

de Philippe Martin

Fayard, « Histoire », 464 p., 25 €.

« Un fond de superstition… m’empêchait d’écouter ma raison » et « la superstition est le fait des simples ou l’arme des roués », lançait Casanova en plein siècle des Lumières. Tout à l’inverse d’Emmanuel Kant, son contemporain qui pensait, lui, que la raison est toujours vainqueur quand elle reste sous l’œil de la critique. Ainsi s’ouvre ce livre qui contentera les simples comme les roués.

Car Philippe Martin, professeur à Lyon 2, historien des pratiques religieuses, sait se saisir en linguiste de ce mot disqualifiant, coincé depuis son affirmation en Europe, au XVIe siècle, entre « religion populaire », « secte », « sorcellerie » et « religion » tout court. Il s’attache surtout à décrire au plus près le vrai rôle de la superstition dans l’histoire générale, du cabinet du philosophe à la chaumière du paysan, du guérisseur franc-comtois au sorcier africain ou au mandarin chinois.

La force de son livre est de suivre au plus juste les discussions des observateurs et des juges « de l’extérieur », qui d’ailleurs n’ont jamais pu donner une définition consensuelle et unique de la superstition. Son originalité est de relire les sources qu’ils ont laissées en se plaçant « de l’intérieur » : du côté des victimes, tous des individus fragiles et mal insérés dans une communauté.

Se placer du côté des victimes

D’abord il constate que le superstitieux a vécu, sous toutes les latitudes, dans l’étroite surveillance des Églises, des inquisiteurs, des juges et des pouvoirs politiques qui pensaient que ses croyances, ses rites et ses pratiques étaient à l’envers du bon sens et prenaient trop souvent un tour diabolique. C’est qu’aux yeux de leurs procureurs, la femme ou l’homme de superstition a perdu le sens du bien commun en croyant que l’univers est hanté et livré au mystère, au désordre, au hasard, au coup du sort ou au mauvais œil, lesquels peuvent frapper sans prévenir, pourrir et ruiner toute vie.

Passé le XVIIIe siècle, au temps des révolutions politiques et de la modernité économique et sociale conquérant le monde depuis l’Europe occidentale, les superstitieux n’ont plus accepté d’être tenus pour des témoins maléfiques d’un autre âge, des déviants de la raison, des entraves au progrès ou des ennemis de l’émancipation du peuple : ces prétendus obscurantistes se sont carrés dans leur superstition par antiprogressisme autant que pour amadouer ou vaincre leur désarroi et leurs peurs face à un monde nouveau. Voilà la superstition révolutionnée. En attendant sans doute une nouvelle évolution.