Le "J'accuse" de Zola inspiré par le premier défenseur d'Alfred Dreyfus, le Nîmois Bernard Lazare

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  • Au procès d'Alfred Dreyfus à Rennes, Bernard Lazare (au centre) près de Jean Jaurès (en canotier).
    Au procès d'Alfred Dreyfus à Rennes, Bernard Lazare (au centre) près de Jean Jaurès (en canotier). Musée d'art et d'histoire du judaïsme
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Le premier à avoir pris la défense du capitaine accusé de haute trahison était Nîmois.Journaliste et écrivain, il a inspiré à l’auteur de Germinal sa célèbre formule. Mais il a été oublié par l’Histoire.

Au commencement était le verbe, puissant, conjugué à la première personne du singulier : J’accuse. En 1898, Émile Zola, écrivain, journaliste, met sa notoriété au service d’un homme, le capitaine Alfred Dreyfus, dans le journal L’Aurore. Il y pourfend les hommes qui, au sein de l’armée et de l’État, ont condamné un homme "innocent" au terme d’une "enquête scélérate". Dreyfus, accusé de haute trahison, croupit sur l’Île du Diable, à Cayenne. Cette litanie de "J’accuse", comme autant d’anaphores, est passée à la postérité.

"J’accuse le général Mercier, ancien ministre de la Guerre, d’avoir manqué à tous ses devoirs, je l’accuse d’avoir égaré l’opinion publique, je l’accuse d’avoir fait mener dans la presse une campagne de calomnies inexplicables contre le capitaine Dreyfus, je l’accuse d’avoir menti. J’accuse les collègues du général Mercier, de ne pas avoir empêché cette iniquité, je les accuse d’avoir aidé le ministre de la Guerre à entraver la défense, je les accuse de n’avoir rien fait pour sauver un homme qu’ils savaient innocent."

Bernard Lazare est mort à 38 ans d'un cancer.
Bernard Lazare est mort à 38 ans d'un cancer. ARON GERSCHEL

Ces "J’accuse" ont un auteur. Il s’appelle Bernard Lazare. Il est Nîmois. Il les écrit en 1896, deux ans avant Zola. Au commencement était le verbe, donc. Mais tout cela commença deux ans plus tôt.

Fut-il son nègre ? Zola a-t-il plagié Lazare ? Une association nîmoise plaide pour sa réhabilitation, après celle de Dreyfus, toutes proportions gardées. Elle lance ces jours-ci une souscription pour recréer le haut-relief qui lui était consacré aux Jardins de la Fontaine (lire ci-dessous).

Zola et Jaurès, au début, refusent de s’engager

Ni nègre, ni plagiat, en fait. Juste a priori une formule qui inspira Zola et qu’il fit sienne, une contribution léguée de bonne grâce pour la bonne cause. "Une heureuse trouvaille cédée à Zola", résume l’historien Philippe Oriol, biographe du Nîmois (Bernard Lazare, éditions Stock). Quitte, au final, à être jeté comme un malpropre dans les oubliettes de l’histoire de l’Affaire Dreyfus.

Écrivain, critique littéraire et journaliste anarchiste pour plusieurs revues et journaux, Bernard Lazare est approché par le frère d’Alfred Dreyfus, Mathieu, en 1895. Il vient de défendre la cause de ses frères anarchistes persécutés. Il écrit la version d’un premier "J’accuse" en 1896, finalement non diffusée. Trop au vitriol, prirent peur Mathieu Dreyfus et son avocat.

On n’a retrouvé qu’une partie de ce texte, "dans les papiers de Lazare", précise Philippe Oriol. Lazare tente de convaincre des personnalités de rejoindre son combat. Zola et Jaurès, à deux reprises, déclineront. En 1895 d’abord, puis deux ans plus tard. Zola ne veut pas s’en mêler. "La plaie est trop envenimée", écrit-il à sa femme. Il s’y résout pourtant, "surtout séduit, exalté, par un tel drame", avant que Jaurès enfonce le clou à la Chambre des députés.

Le célèbre "J’accuse !" marquera un tournant dans l’Affaire. "Ma lettre ouverte est sortie comme un cri", dira Zola. Un cri sacrément inspiré, alors, si la paternité de Lazare est avérée. Ironie du sort, Bernard Lazare avait longtemps voué Zola aux gémonies, un "épicier" selon lui, qui alimentait la "malsaine curiosité" d’un "lectorat bourgeois".

Entre-temps, Lazare a publié une version plus modérée de sa charge contre l’État et l’armée. Et fait éditer en 1897 le livre Une erreur judiciaire, la vérité sur l’affaire Dreyfus. "C’est sans doute en cette fin d’année que Mathieu demanda à Lazare de laisser faire les autres et de [s]e taire", selon la propre expression de Lazare rapportée par Philippe Oriol.

Lazare se retrouvera donc, progressivement, tenu à l’écart. Oublié, pour tout dire. À son grand désarroi. Lui qui écrivait : "Je veux qu’on dise que le premier j’ai parlé, que le premier qui se leva pour le juif martyr fut un juif".

Bernard Lazare, juif auteur de textes… antisémites

L’écrivain nîmois était devenu "extrêmement gênant", souligne Philippe Oriol. Un anarchiste trop sulfureux doublé d’un défenseur encombrant de la cause juive, à un moment où la société française et l’intelligentsia ne s’embarrassent pas d’états d’âme : oui Dreyfus est coupable, et l’antisémitisme n’a rien à voir là-dedans.

"Un seul peuple en butte à la même haine", écrit Philippe Oriol pour résumer le sens du combat de Lazare. Sauf qu’il n’en fut pas toujours ainsi dans l’esprit du jeune écrivain des années 1890, quand il vilipendait l’immigration juive des pays de l’Est fragilisant l’assimilation des juifs français comme lui.

"Une réelle xénophobie", souligne l’historien, visant "ces Tatars prédateurs, grossiers et sales, qui viennent indûment paître un pays qui n’est pas le leur".

Mort à 38 ans d’un cancer

"Crevons l’abcès", lâche l’historien : oui, Lazare a écrit des textes antisémites. Insupportables "avec nos yeux qui ont vu la Shoah".

Au fil des années, Bernard Lazare avait changé de logique, nationalisme juif et sionisme en tête. "Ce pays est un pays pourri, il meurt lentement de son catholicisme et dans la bataille que nous livrons, nous devons forcément avoir le dessous", dit-il de la France en 1899. Dans une deuxième brochure pour la défense de Dreyfus, en 1897, il avait fini par affirmer le poids de l’antisémitisme dans l’Affaire. "C’est parce qu’il était juif qu’on l’a arrêté, c’est parce qu’il était juif qu’on l’a jugé, c’est parce qu’il était juif qu’on l’a condamné, c’est parce qu’il était juif que l’on ne peut faire entendre en sa faveur la voix de la justice et de la vérité." Une dernière anaphore qui, celle-là, est tombée dans l’oubli. Tout comme Lazare lui-même, mort à 38 ans d’un cancer de l’intestin, en 1903, avant la réhabilitation totale de Dreyfus obtenue en 1906.

Bernard Lazare, par Philippe Oriol, chez Stock. Le biographe publiera l’an prochain, aux éditions du Sandre, les œuvres complètes de l’écrivain et journaliste.

Le haut-relief aujourd'hui détruit.
Le haut-relief aujourd'hui détruit.

La statue du Nîmois mise au rebut en 1942

"Si tu veux faire de la littérature, avait écrit Ephraïm Mikhaël à Bernard Lazare, il faut que tu viennes ici pour secouer toi-même les gens." Ici, c’était Paris, où vivait son ami poète, mort quatre ans plus tard de la tuberculose, à 24 ans.

Bernard Lazare l’écoute et monte à Paris en octobre 1886. Il a 20 ans. Il laisse ses parents, ses trois frères et la morne promesse à ses yeux de reprendre le confortable commerce de son père, tailleur sur le boulevard Victor-Hugo.

Il s’appelle en fait Lazare Bernard. L’inversion lui a permis de judaïser son patronyme en référence à l’ami que Jésus ressuscite. Et pourtant, il n’est pas religieux, contrairement à ses grands-parents et ses parents. À Paris, il participe aux causeries du samedi matin chez Stéphane Mallarmé, fréquente Octave Mirbeau et Pierre Louÿs. Il s’est marié à une Nîmoise, juive comme lui, Isabelle Grumbach, que la famille de Lazare n’acceptera jamais vraiment.

Aujourd’hui, aucun descendant de la famille Bernard n’habite encore à Nîmes. Sa petite-nièce, Carole Sandrel, a par contre beaucoup œuvré pour que la figure de son grand-oncle émerge de l’ombre. Bien avant elle, un ami anarchiste de Lazare aussi : Pierre Quillard lance en 1906 une souscription pour une statue dans sa ville natale.

Elle voit le jour, sur six mètres de haut. C’est en fait un haut-relief représentant, sous un buste de Lazare, œuvre de Roger-Bloche, une femme portant une torche réalisée par le sculpteur Lefebvre.

Installé dans les Jardins de la Fontaine, il est inauguré le 5 octobre 1908. L’Action française organise une contre-manifestation, pestant avec Léon Daudet contre "la statue infâme" du défenseur du "traître" Dreyfus. Le 14 juillet 1909, il est vandalisé à coups de marteau pour en casser le nez. Le morceau avait été offert à Charles Maurras, qui s’en servira de presse-papier !

Sous l’Occupation, des tags antisémites et de la peinture ont recouvert en partie le monument. Descellé en 1942, il a atterri au musée du Vieux-Nîmes. À la Libération, il n’est pas remis en place. Avait-il été trop dégradé ? En 1954, ses débris serviront de matière première au monument dédié à la Résistance, la Pyramide du Souvenir sur les allées Jean-Jaurès.

La rumeur a couru que la statue avait été retirée volontairement parce qu’il s’agissait de l’hommage à un juif. "Vichy, on peut lui reprocher beaucoup de choses, mais pas ça, pour une fois", tranche Philippe Oriol. "En tout cas, Lazare gênait, précise David Storper, le président du collectif Histoire et mémoire. Des trois statues des Jardins de la Fontaine, avec celles d’Antoine Bigot et de Jean Reboul, c’est la seule qui ait été enlevée en 1942."

Les partisans de l’Action française avaient fini par avoir gain de cause. Exit la statue de Lazare. Plus de 80 ans après son démontage, le monument refait sur le même modèle retrouvera sa place en 2025 dans les Jardins de la Fontaine.

Un monument recréé à l'identique dans les Jardins de la Fontaine

Le collectif Histoire et mémoire veut réinstaller un haut-relief en hommage à Lazare dans les Jardins de la Fontaine, à l’identique de l’original. Une souscription sera lancée le 18 mai, avec pour objectif d’avoir réuni 226 000 € d’ici fin octobre, entre subventions publiques et dons de particuliers ou d’entreprises. Le monument devrait être inauguré en 2025.

Des chèques peuvent être faits au collectif Histoire et mémoire, 10 rue des Amoureux, 30 000 Nîmes. Déduction fiscale possible. Les dons sont aussi possibles via le site internet helloasso.com.

 

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Les commentaires (1)
Diogène Il y a 3 jours Le 12/05/2024 à 15:55

Sous la photo il est mentioonné "aujourd'hui détruit" comment veulent-ils dans ces conditions le refaire à l'identique...?